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La vie de Rossini, tome I

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Rossini retrouve tout son génie dans le quintetto:

 
Ti presento di mia mano
Ser Taddeo Kaïmakan.
 

C'est peut-être le chef-d'œuvre de la pièce. Toute cette musique est éminemment dramatique. Rien de plus gai et en même temps de plus vrai que le trait d'Isabelle:

 
Il tuo muso è fatto a posta.
 

Rien de plus coquet et de plus trompeur que

 
Aggradisco, o mio signore.
 

Les éternûments du pauvre Mustafa ont fait rire même à Paris. L'obstination d'un sot piqué au jeu est parfaitement rendue par

 
Ch'ei starnuti fin che scoppia
Non mi movo via di quà.
 

A peine commence-t-on à être las du genre bouffe et de l'excessive gaieté, que l'âme se repose sur la délicieuse phrase:

 
Di due sciocchi uniti insieme.
 

Mais à la fin, le chant du pauvre Mustafa est faible et commun:

 
Tu pur mi prende a gioco
 

n'est encore que des batteries de clarinette; c'est de la musique d'écolier ou de paresseux.

En revanche, le terzetto papataci est de la plus grande force; le contraste de la voix de ténor de Lindor avec la basse-taille de Mustafa:

 
Che vuol poi significar?
… A color che mai non sanno,
 

est délicieux pour l'oreille; voilà de ces effets tout à fait indépendants des paroles, et par conséquent invisibles aux gens qui ne veulent voir la musique qu'à travers les paroles.

Rien de plus gai et de plus entraînant que la fin du terzetto;

 
Fra gl'amori e le bellezze.
 

Au milieu des flots du comique le plus vif, il y a un trait noble, délicat, presque tendre, qui produit un admirable contraste:

 
Se mai torno a miei paesi.
 

La scène de la prestation du serment est peut-être encore supérieure; on l'a supprimée à Paris, et pourquoi? Est-ce envie? est-ce pour cette autre bonne raison qu'un des chefs de Louvois disait naguère à quelques dilettanti:

«Enfin, Messieurs, notre théâtre n'est pas un théâtre du boulevard pour y faire des bouffonneries.»

J'abandonne la discussion de ce mystère qui est de peu d'importance; tant pis pour les bonnes gens qui ne savent pas se faire donner du plaisir pour leur argent. Ils n'en font pas moins chaque soir des phrases admirables sur l'excellence et la supériorité du théâtre qui a l'honneur de leur ouvrir ses portes. Il n'y a rien de comparable à ceci dans toute l'Italie, se disent-ils entre eux. Pourquoi troubler leur joie? elle est si innocente! Je me trouvai une fois dans ma vie vis-à-vis de quelques grappes d'un petit raisin vert et assez aigrelet qu'on nous apportait au dessert dans un château près d'Edimbourg. A quoi bon en médire? N'aurait-il pas été méchant d'attrister le riche amateur qui faisait venir ce raisin, à grands frais, dans des serres chaudes immenses? Ce brave homme n'avait jamais vu de chasselas de Fontainebleau, et il aurait eu bien plus d'esprit qu'il n'appartient à un millionnaire possesseur de serres chaudes, s'il eût pu comprendre qu'absolument parlant, dans le pays où le raisin croît en plein air, il peut être supérieur à celui qu'il cultive à si grands frais. Si j'eusse pris la parole, j'aurais joué le rôle ridicule d'un jardinier qui apporte de bien loin une nouvelle méthode de culture; il propose sa méthode, et il n'y a que lui pour jurer de son excellence.

La bonhomie du public de Louvois, qui n'a pas le courage de se faire donner complètes les pièces de Rossini, est d'autant plus exemplaire qu'il doit y avoir quelque part un article de règlement qui défend de rien supprimer dans les ouvrages représentés sur les théâtres royaux. Peut-être aussi que, tout règlement à part, un homme tel que Rossini, à qui l'on daigne accorder quelque talent, aurait droit à ce qu'on voulût bien ne pas mutiler ses œuvres, et les entendre au moins une fois telles qu'il les a faites. Mais que deviendrait la place d'arrangeur et ses privilèges? Laissons ce bon public se féliciter de sa politesse, et se faire un sujet de vanité du droit de siffler, dont il s'est tout doucement laissé priver; en revanche, il n'use pas mal de celui d'applaudir. J'ai vu hier (juin 1823) quatre actrices françaises chanter à la fois dans l'opéra italien des Nozze di Figaro. Quel triomphe flatteur pour l'honneur national! Il a beaucoup applaudi; il avait entre autres plaisirs celui de la variété: chacune de ces demoiselles chantait aigre à sa manière; mais voilà ce que les journaux libéraux n'oseront pas dire, de peur de hasarder leur popularité.

Le génie, dans l'Italiana in Algeri, finit avec le magnifique terzetto qu'on a trouvé trop gai pour Paris. L'air de la fin est à la fois un tour de force en faveur de madame Marcolini; où trouver une prima donna d'une poitrine assez robuste pour chanter un grand air à roulades à la fin d'une pièce aussi fatigante? Voilà de ces choses qui embarrassent en Italie, et empêchent quelquefois de donner l'Italiana; à Louvois, jamais de difficultés semblables; mademoiselle Naldi a chanté cet air-là comme tous les autres.

Cet air est en même temps un monument historique. Quoi! un monument historique dans le final d'un opéra buffa? – Hélas! oui, Messieurs, cela est peut-être contre les règles, mais cela n'en a pas moins l'audace d'être.

 
Pensa alla patria, e intrepido
Il tuo dover adempi;
Vedi per tutta Italia
Rinascere gli esempi
Di ardire e di valor33.
 

Napoléon venait de recréer le patriotisme, banni d'Italie, sous peine de vingt ans de cachot, depuis la prise de Florence par les Médicis en 1530. Rossini sut lire dans l'âme de ses auditeurs, et donner à leur imagination un plaisir dont elle sentait le besoin. Mais, attentif à ne pas leur demander longtemps le même genre de rêveries, à peine leur a-t-il inspiré les sentiments les plus nobles par la belle mélodie

 
Intrepido
Il tuo dover adempi,
 

qu'il songe à les délasser par

 
Sciocco tu ridi ancora.
 

Ici la bassesse d'un certain parti qui protestait contre la renaissance des sentiments généreux et profonds en Italie, fut flétrie par le chant.

 
Vanne mi fai dispetto,
 

toujours couvert d'applaudissements aux premières représentations.

 
Rivedrem le patrie arene
 

est doux et tendre. L'amour de la patrie prend ici les accents de l'autre amour.

Ce sont là les derniers accents de ce charmant opéra. Partout ailleurs qu'à Paris, où je crois qu'il y a eu haute trahison, ce chef-d'œuvre n'a jamais ennuyé. Figurez-vous Andromaque donnée aux Français, et l'aimable Monrose remplissant le rôle d'Oreste; c'est à peu près l'équivalent de mademoiselle Naldi jouant la folle Isabelle. Cette jolie personne doit se réserver pour les rôles d'Aménaïde ou de Juliette, dans lesquels elle peut être assurée de plaire à nos oreilles autant qu'à nos yeux.

Voilà, me direz-vous, des raisonnements bien longs et surtout bien sérieux sur un jeu d'enfant, sur un opéra buffa. – Je conviens de tout, et de la futilité du sujet, et de la longueur de la dissertation. Croyez-vous que si des enfants voulaient vous expliquer l'art de faire des châteaux de cartes qui puissent s'élever jusqu'au second étage sans qu'un souffle les renverse, il ne leur faudrait pas un certain temps pour vous exposer leurs idées, et que surtout ils ne mettraient pas un grand sérieux à une chose si intéressante pour eux? Voyez en moi l'un de ces enfants. Certainement vous n'acquerrez pas des idées bien nettes ou bien utiles en parlant musique; mais si le ciel vous a donné un cœur, vous acquerrez des plaisirs.

CHAPITRE IV
LA PIETRA DEL PARAGONE

Il me semble que c'est madame Marcolini qui fit engager (scritturare)34 Rossini à Milan pour l'automne de 1812. Il fit, pour la Scala, la Pietra del Paragone. Il avait vingt et un ans. Il eut le bonheur d'être chanté par la Marcolini, et par Galli, Bonoldi, et Parlamagni, à la fleur de leur talent, et qui tous eurent un succès fou. La bonté du public s'étendit jusqu'au pauvre Vasoli, ancien grenadier de l'armée d'Égypte, presque aveugle, et chanteur du troisième ordre, qui se fit une réputation dans l'air du Missipipi.

 

La Pietra del Paragone est, suivant moi, le chef-d'œuvre de Rossini dans le genre bouffe. Je prie le lecteur de ne pas s'effrayer à cette phrase admirative; je me garderai bien de hasarder une analyse comme celle de l'Italiana in Algeri: la Pietra del Paragone n'est pas connue à Paris; des gens d'esprit ont eu de bonnes raisons pour ne la faire paraître que mutilée; elle a manqué son effet, et pour toujours.

Le libretto est fort bien; ce sont encore des situations fortes qui se succèdent avec une rapidité charmante, elles sont expliquées fort clairement, en peu de mots, et très souvent ces mots sont comiques. Ces situations, quoique vives et faisant un appel direct et puissant aux passions et aux goûts habituels de chaque personnage, ne s'écartent point de la vie réelle et des habitudes sociales de cette heureuse Italie, si fortunée par son cœur, si malheureuse par ses petits tyrans. Le chef-d'œuvre du talent, en un tel pays, c'est que ces situations fortes, bien loin de montrer la vie sous un point de vue triste et qui n'a qu'un vernis de gaieté, comme l'Intérieur d'un bureau ou le Solliciteur35, dont les héros me font pitié à la seconde fois que je les vois, ne réveillent pas même une seule idée sombre; mais c'est en vain que l'on chercherait dans un libretto italien, ces mots spirituels qui étincellent dans les pièces du Gymnase, et font tant de plaisir à la première représentation et même à la seconde.

Cet opéra s'appelle la Pierre de touche, parce qu'il s'agit d'un jeune homme, le comte Asdrubal, qui vient d'hériter d'une fortune considérable, et qui tente une épreuve, qui essaie comme avec une pierre de touche le cœur des amis et même des maîtresses qui lui sont arrivés en même temps que la fortune. Un homme vulgaire serait heureux du concert de flatteries et d'égards qui environne le comte Asdrubal; tout lui rit excepté son propre cœur: il aime la marquise Clarice, jeune veuve qui, avec une trentaine d'autres amis, est venue passer le temps de la villegiatura dans son palais, situé au milieu de la forêt de Viterbe, dans le voisinage de Rome; mais peut-être Clarice n'aime en lui que sa brillante fortune et son grand état de maison.

Tous les voyageurs se rappelleront la forêt de Viterbe et ses aspects délicieux. C'est de là que Claude Lorrain et Guaspre Poussin ont tiré tant de beaux paysages. Ces sites charmants sont tout à fait d'accord avec les passions qui agitent les habitants du château. Le comte Asdrubal a un ami intime, jeune poëte sans vanité académique, sans affectation, mais non pas sans amour. Joconde, c'est le nom du jeune enthousiaste, aime aussi la marquise Clarice. Il soupçonne qu'on lui préfère Asdrubal. Clarice, de son côté, pense que si elle laisse paraître sa passion pour Asdrubal, il pourra croire, même en acceptant sa main, qu'elle a été bien aise de partager une grande fortune et une belle existence dans le monde.

Parmi la foule de parasites et de flatteurs de toutes les espèces qui abondent au château du comte, le poëte a placé sur le premier plan don Marforio, le journaliste du pays. En France, ce sont les premiers hommes de la nation36 qui se chargent du soin de nous parler tous les matins; c'est tout le contraire en Italie. Ce don Marforio, intrigant, poltron, vantard, méchant, mais non pas sot, se charge du soin de nous faire rire, de concert avec un don Pacuvio, nouvelliste acharné, qui a toujours un secret d'importance à confier à tout le monde. Ce ridicule presque impossible en France à cause de la demi-liberté de la presse dont nous jouissons, se trouve à chaque pas en Italie, où les gazettes sont archicensurées et où les gouvernements ne se font pas faute faire jeter en prison douze ou quinze indiscrets qui ont redit une nouvelle dans un café, et ne les lâchent que lorsque chacun a confessé de qui il tient la nouvelle fatale, et qui souvent est un conte à dormir debout.

Don Pacuvio et don Marforio, le nouvelliste et le journaliste de Rome, ont pour faire la conversation avec eux dans le château d'Asdrubal, deux jeunes parentes du comte, qui ne seraient pas fâchées de l'épouser. Elles emploient pour y parvenir tous les petits moyens d'usage en pareille occurrence, et don Marforio est leur conseiller intime.

Au lever de la toile, tous ces caractères sont mis en jeu d'une manière aussi vive que pittoresque par un chœur superbe; don Pacuvio, le nouvelliste assommant, veut absolument communiquer une nouvelle de la dernière importance aux amis du comte, et même aux deux jeunes femmes qui prétendent à sa main. Le nouvelliste est fort mal reçu et finit par mettre tout le monde en fuite; il poursuit ses victimes.

Joconde, le jeune poète passionné, et don Marforio, le journaliste, paraissent et chantent ensemble un duo littéraire, et qui, comme on le pense bien, n'en est pas moins vif pour cela. «J'anéantis mille poëtes par un seul coup de mon journal», dit le folliculaire:

 
Mille vati al suolo io stendo
Con un colpo di giornale.
 

«Faites-moi la cour et vous aurez de la gloire. – Je la mépriserais à ce prix! s'écrie le jeune poëte. Que peut-il y avoir de commun entre un journal et moi?» Ce duetto est extrêmement piquant, et il fallait Rossini pour le faire. On y admire de la légèreté, du feu, de l'esprit et une absence totale de passion. Le malin journaliste, trouvant Joconde inattaquable par la vanité, le quitte en lui lançant un mot piquant sur son amour malheureux pour Clarice: «Il y a bien de la grandeur d'âme, lui dit-il, mais il y a rarement du succès à lutter contre des millions, avec un cœur bien épris pour tout avantage.» Cette triste vérité navre le jeune poëte; ils sortent tous les deux, et cette aimable Clarice, dont on a tant parlé, paraît enfin; elle chante la cavatine

 
Eco pietosa tu sei la sola,
 

aussi célèbre en Italie que l'air de Tancrède, mais que les prudents directeurs de notre Opéra-Buffa ont eu l'esprit de supprimer.

On sent combien il est dans les moyens de la musique de peindre un amour sans espoir, et avec lequel les scènes précédentes nous ont fait faire une connaissance intime. Il s'agit d'un amour non plus contrarié par l'obstacle vulgaire d'un père ou d'un tuteur, mais par la crainte, bien autrement cruelle, de paraître aux yeux de ce qu'on aime n'avoir qu'une âme vile et commune. Les connaisseurs trouvent que cette différence est immense.

 
Eco pietosa (dit Clarice) tu sei la sola
Che mi consola nel mio dolor37.
 

En effet, où trouver une confidente dans la situation de Clarice? il n'en est plus pour les âmes un peu élevées. Toutes les amies possibles auraient dit à Clarice: Épousez, épousez bien vite, n'importe par quel moyen, et vous serez aimée ensuite si vous pouvez.

Pendant que Clarice chante, le comte, qui se trouve dans un bosquet voisin, s'avise de faire l'écho; c'est une idée folle et hors de son système à laquelle il n'a pas la force de résister. Quand Clarice dit:

 
Quel dirmi, o dio, non t'amo,
 

le comte répond amo. Voilà une nuance que Rossini n'avait pas dans l'air de Tancrède; qu'on juge de l'effet qu'une situation aussi bien faite pour l'opéra et les douces illusions de la musique aurait produit à Paris! C'est bien là ce qu'ont senti nos directeurs prudents.

Clarice a un instant de bonheur, mais l'aveu de la tendresse du comte n'a été que passager; elle le rencontre un moment après, il est aussi gai, aussi aimable, mais aussi froidement poli que jamais. Il médite sa grande épreuve; on le voit donner les dernières instructions à l'intendant qui doit le seconder. Il s'est aperçu de l'amour malheureux de Joconde pour Clarice, et il est bien aise de voir par lui-même comment ira en son absence le malheur de son ami. Le comte disparaît enfin pour revenir bientôt après déguisé en Turc. Le Turc a fait présenter par huissier à l'intendant une lettre de change en très-bonne forme, signée par le père du comte Asdrubal, et dont le montant, deux millions, absorbera la plus grande partie de la fortune du comte. L'intendant ne manque pas de reconnaître véritable et valable la signature du père de son maître, et tout le monde croit celui-ci ruiné. Il paraît enfui sous son costume de Turc et vient commencer le plus beau finale bouffe que Rossini ait jamais écrit.

Sigillara est le mot barbare et à moitié italien avec lequel Galli, déguisé en Turc, répond à toutes les objections qu'on peut lui faire. Il veut mettre les scellés partout. Ce mot baroque, sans cesse répété par le Turc, et dans tous les tons, puisqu'il fait sa réponse à tout ce qu'on peut lui dire, fit une telle impression a Milan, sur ce peuple né pour le beau, qu'il fit changer le nom de la pièce. Si vous parlez de la Pietra del paragone en Lombardie, personne ne vous entend; il faut dire il Sigillara.

 

C'est ce finale qu'on a supprimé à Paris.

La réplique du Turc au journaliste, qui veut s'opposer à ce que les huissiers mettent les scellés sur sa chambre et ses papiers, est célèbre en Italie par le rire inextinguible qu'elle fit naître dans le temps.

 
D. Marforio. – Mi far critica giornale
Che aver fama in ogni loco.
 
 
Il Turco. – Ti lasciar al men per poco
Il bon senso a respirar38.
 

L'effet du final Sigillara fut délicieux pour le public; cet opéra créa à la Scala une époque d'enthousiasme et de joie; on accourait en foule à Milan de Parme, de Plaisance, de Bergame, de Brescia et de toutes les villes à vingt lieues à la ronde. Rossini fut le premier personnage du pays; on s'empressait pour le voir. L'amour se chargea de le récompenser. A la vue de tant de gloire, la plus jolie peut-être des jolies femmes de la Lombardie, jusque-là fidèle à tous ses devoirs, et qu'on citait en exemple aux jeunes femmes, oublia ce qu'elle devait à sa gloire, à son palais, à son mari, et enleva publiquement Rossini à la Marcolini. Rossini fit de sa jeune maîtresse la première musicienne peut-être de l'Italie; c'est à côté d'elle, sur son piano, et à sa maison de campagne de B***, qu'il a composé la plupart des airs et des cantilènes qui, plus tard, ont fait le succès de ses trente chefs-d'œuvre.

Tout respirait alors le bonheur en Lombardie, Milan, capitale brillante d'un nouveau royaume, où le taux de la sottise exigée par le roi était moins élevé que dans tous les États voisins, réunissait tous les genres d'activité, tous les moyens de faire fortune et d'avoir des plaisirs; or, pour un pays comme pour un individu, ce n'est pas tant d'être riche qui fait le bonheur, c'est de le devenir. Les mœurs nouvelles de Milan avaient une vigueur inconnue depuis le moyen âge39, et cependant nulle affectation, nulle pruderie, nul enthousiasme aveugle pour Napoléon; on ne lui donnait de la flatterie basse qu'autant qu'il la payait bien et argent comptant.

Ce bonheur de la Lombardie, en 1813, était d'autant plus touchant qu'il allait finir. Je ne sais quel vague pressentiment faisait déjà prêter l'oreille aux coups du canon qu'on entendait dans le nord. Pendant le succès fou de la Pietra del paragone nos armées fuyaient sur le Borysthène et le d… u… s'avançait à grands pas.

Quelle que soit l'indifférence habituelle et peut-être un peu jouée de Rossini, il ne peut s'empêcher quelquefois de parler avec l'accent de l'enthousiasme, si rare chez lui, de cette belle époque de sa jeunesse où il fut heureux en même temps que tout un peuple qui, après trois cents ans d'éteignoir, s'élançait au bonheur.

Le second acte de la Pietra del paragone s'ouvre par un quartetto unique dans les œuvres de Rossini; il exprime parfaitement le ton et le charme d'une conversation aimable entre gens qui ont des sentiments vifs, mais qui cependant ne se livrent pas actuellement au bonheur d'en parler.

Vient ensuite un duel comique entre don Marforio, le journaliste, qui a eu l'insolence de parler d'amour à Clarice, et Joconde, le jeune poëte, qui l'adore sans en être aimé et qui prétend la venger.

Le journaliste poussé à bout, s'écrie:

 
Dirò ben di voi nel mio giornale.
– Potentissimi dei! sarebbe questa
Una ragion più forte
Per ammazzarti subito40.
 

Ce duel se complique par l'arrivée du comte, qui prétend aussi se faire rendre raison d'un article insolent que le journaliste a fait sur ses malheurs. Le grand terzetto qui résulte de cette situation peut soutenir la comparaison avec le célèbre duel des Nemici generosi de Cimarosa; la différence entre les deux maestri est toujours celle de la passion à l'esprit.

La plaisanterie forcée du journaliste poltron qui voudrait bien terminer l'affaire à l'amiable:

 
Con quel che resta ucciso
Io poi mi battero,
 

est délicieuse en musique.

Le chant

 
Ecco i soliti saluti,
 

pendant que les deux amis, qui ont pris les épées apportées sur des plats d'argent par deux laquais en grande livrée, font les saluts d'usage dans les salles d'armes, est parfait. Les idées qu'il réveille ont juste le degré de sérieux nécessaire pour tromper un homme d'esprit rendu bête par la peur.

Ce terzetto, délicieux partout, eut un succès fou en Italie, où, presque dans chaque ville, il faisait plaisanterie ad hominem contre le journaliste officiel qui, malgré ses hautes protections, voit toujours fondre sur lui de temps à autre quelques-uns de ces orages de coups de bâton dont Scapin se moque. A Milan, où tout le monde se connaît, le succès fut plus fou qu'ailleurs: l'acteur qui jouait don Marforio s'était procuré un habit complet que toute la ville avait vu porter par le journaliste protégé de la police.

La Pietra del paragone finit par un grand air comme l'Italiana in Algeri. La Marcolini voulut paraître sous des habits d'homme, et Rossini fit arranger par le poëte que Clarice se déguiserait en capitaine de hussards, toujours pour arracher au comte l'aveu de son amour.

Personne à Milan, pas même le journaliste plaisanté, ne s'avisa de trouver absurde qu'une jeune dame romaine, de la première distinction, s'amusât à prendre l'uniforme de capitaine de hussards et eût l'idée de venir saluer le public le sabre à la main, à la tête de sa troupe. Si la Marcolini l'avait exigé, Rossini l'eût fait chanter à cheval. L'air est fort beau; mais ce n'est qu'un grand air de bravoure; et au moment où l'intérêt devrait être le plus vif, la passion manque, l'imagination ne sait plus où se prendre pour être électrisée, et l'on finit pauvrement par applaudir des roulades comme dans un concert.

A Milan, Rossini vola l'idée de ses crescendo, depuis si célèbres, à un compositeur nommé Joseph Mosca, qui se mit dans une grande colère.

33Songe à la patrie, sois intrépide, accomplis ton devoir; pense que l'Italie a vu plus d'une fois parmi ses enfants des exemples sublimes de valeur et de dévouement.
34La scrittura est une petite convention de deux pages, ordinairement imprimée, qui contient les obligations réciproques du maestro ou du chanteur, et celles de l'impresario qui les engage (scrittura). Il y a beaucoup d'intrigues pour les scritture des premiers talents, cela est amusant; je conseille au voyageur de voir de près cette diplomatie-là, il y a souvent plus d'esprit que dans l'autre. Là, comme pour la peinture, les coutumes du pays où l'art a pris naissance se confondent avec la théorie de cet art, et souvent expliquent plusieurs de ses procédés. Le génie de Rossini a presque toujours été influencé par la scrittura qu'il avait signée. Un prince qui lui eût fait une pension de trois mille francs l'aurait mis à même d'attendre le moment de l'inspiration pour écrire, et eût donné, par ce simple moyen, une physionomie nouvelle aux productions de son génie. Nos compositeurs français, MM. Auber, Boïeldieu, Berton, etc., écrivent un opéra tous les ans fort à leur aise; Rossini, rappelant les beaux temps de la peinture, a écrit, pendant toute sa jeunesse, comme le Guide peignait, quatre ou cinq opéras par an, pour payer son hôte et sa blanchisseuse. J'ai honte de descendre à des détails aussi vulgaires; j'en demande pardon au lecteur; mais enfin c'est une biographie que j'écris, et telle est la vérité. Le difficile dans tous les genres, c'est de lutter avec les malheurs qui ont quelque chose de bas et de commun, et qui repoussent ainsi le secours de l'imagination. C'est au milieu de telles circonstances que Rossini a conservé la fraîcheur de son génie; il est vrai que les mœurs de l'Italie actuelle n'étant qu'une suite et une conséquence des républiques du moyen âge, la pauvreté n'y est pas avilissante, et avilissante comme en France, pays monarchique, où avant tout il faut parestre, comme dit si bien le baron de Fœneste128. Roman très-curieux d'Agrippa d'Aubigné, presque aussi intéressant que l'Histoire de sa vie écrite par lui-même. Cette histoire peint Henri IV presque aussi bien que Quentin Durward nous représente Louis XI. J'y vois sur Henri IV des anecdotes que je n'ose citer. Ce roi fut un grand homme sans doute, mais non pas un grand homme à l'eau rose. Il y a des traits de ressemblance frappants entre Henri IV et Napoléon, entre certains passages de la vie de d'Aubigné et les mémoires de Las Cases. Un seul mobile est différent: Henri IV aimait les femmes comme Napoléon les batailles.. Une chose qui passe pour miraculeuse en Italie, c'est un imprésario qui ne fait pas banqueroute, et qui paie régulièrement ses chanteurs et son maestro. Quand on voit de près quels pauvres diables sont ces impresari, on a réellement pitié du pauvre maestro qui, pour vivre, est obligé d'attendre l'argent que ces gens mal vêtus doivent lui payer. La première idée qui se présente en voyant un imprésario italien, c'est que, dès qu'il verra vingt sequins ensemble, il achètera un habit et prendra la fuite avec les sequins.
128Roman très-curieux d'Agrippa d'Aubigné, presque aussi intéressant que l'Histoire de sa vie écrite par lui-même. Cette histoire peint Henri IV presque aussi bien que Quentin Durward nous représente Louis XI. J'y vois sur Henri IV des anecdotes que je n'ose citer. Ce roi fut un grand homme sans doute, mais non pas un grand homme à l'eau rose. Il y a des traits de ressemblance frappants entre Henri IV et Napoléon, entre certains passages de la vie de d'Aubigné et les mémoires de Las Cases. Un seul mobile est différent: Henri IV aimait les femmes comme Napoléon les batailles.
35Je cite les seules véritables comédies de l'époque La comédie, au Théâtre-Français, n'est plus qu'une épître sérieuse coupée en dialogues et abondante en morale. Voir la Fille d'honneur, les Deux Cousines, les Comédiens, etc.
36MM. Jouy, de la Mennais, Etienne, le vicomte de Chateaubriand, Benjamin Constant, de Bonald, de Pradt, le comte de Marcellus, Mignet, Buchou Fiévée, etc., etc.
37Echo, nymphe aimable, comme moi malheureuse, tu es la seule qui daigne me consoler dans ma douleur.
38Je fais un journal parfait, qu'on recherche en tous lieux; vous voulez l'interrompre? – Ainsi du moins, pour quelques instants, le bon sens pourra respirer.
39Bulletins de l'armée d'Espagne, les généraux Bertholetti, Suchi, Schiassetti, etc.; le comte Prina, ministre; le peintre Appiani, le poëte Monti, etc., etc.
40Don Marforio. – Eh bien! laissez-moi faire, je vous arrangerai de la gloire dans mon journal. Joconde. – Dieux Immortels! voilà une nouvelle raison pour t'expédier sans délai.