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Le livre de la Jungle

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– N’aie pas peur, – dit Frère Gris, en se passant légèrement la langue sur les lèvres: – j’ai rencontré Tabaqui au lever du soleil; il enseigne maintenant sa science aux vautours… Mais il m’a tout raconté, à moi, avant que je lui casse les reins. Le plan de Shere Khan est de t’attendre à la barrière du village, ce soir… de t’attendre, toi, et personne d’autre. En ce moment, il dort dans le grand ravin desséché de la Waingunga.

– A-t-il mangé aujourd’hui, ou chasse-t-il à vide? fit Mowgli.

Car la réponse, pour lui, signifiait vie ou mort.

– Il a tué à l’aube… un sanglier… et il a bu aussi… Souviens-toi que Shere Khan ne peut jamais rester à jeun, même lorsqu’il s’agit de sa vengeance.

– Oh! le fou, le fou! Quel triple enfant cela fait!.. Mangé et bu! Et il se figure que je vais attendre qu’il ait dormi!.. A présent, où est-il couché, là-haut? Si nous étions seulement dix d’entre nous, nous pourrions en venir à bout tandis qu’il est couché. Mais ces buffles ne chargeront pas sans l’avoir éventé, et je ne sais pas leur langage. Pouvons-nous le tourner et trouver sa piste en arrière, de façon qu’il puissent la sentir?

– Il a descendu la Waingunga à la nage, de très loin en amont, pour couper la voie, dit Frère Gris.

– C’est Tabaqui, j’en suis sûr, qui lui aura donné l’idée! Il n’aurait jamais inventé cela tout seul.

Mowgli se tenait pensif, un doigt dans la bouche:

– Le grand ravin de la Waingunga… il débouche sur la plaine à moins d’un demi-mille d’ici. Je peux tourner à travers la jungle, mener le troupeau jusqu’à l’entrée du ravin, et alors, en redescendant, balayer tout… mais il s’échappera par l’autre bout. Il nous faut boucher cette issue. Frère Gris, peux-tu me rendre le service de couper le troupeau en deux?

– Pas tout seul – peut-être… mais j’ai amené du renfort, quelqu’un de malin.

Frère Gris s’éloigna au trot, et se laissa tomber dans un trou. Alors, de ce trou se leva une énorme tête grise que Mowgli reconnut bien, et l’air chaud se remplit du cri le plus désolé de toute la jungle… le hurlement de chasse d’un loup en plein midi.

– Akela! Akela! dit Mowgli, en battant des mains. J’aurais dû savoir que tu ne m’oublierais pas… Nous avons de la besogne sur les bras! Coupe le troupeau en deux, Akela. Retiens les vaches et les veaux d’une part, et les taureaux de l’autre avec les buffles de labour.

Les deux loups traversèrent en courant, de ci de là, comme à la chaîne des dames, le troupeau qui s’ébroua, leva la tête, et se sépara en deux masses.

D’un côté, les vaches, serrées autour de leurs veaux qui se pressaient au centre, lançaient des regards furieux et piaffaient, prêtes, si l’un des loups s’était arrêté un moment, à le charger et à l’écraser sous leurs sabots. De l’autre, les taureaux adultes et les jeunes s’ébrouaient aussi et frappaient du pied, mais, bien qu’ils parussent plus imposants, ils étaient beaucoup moins dangereux, car ils n’avaient pas de veaux à défendre. Six hommes n’auraient pu partager le troupeau si nettement.

– Quels ordres? haleta Akela. Ils essaient de se rejoindre.

Mowgli se hissa sur le dos de Rama:

– Chasse les taureaux sur la gauche, Akela. Frère Gris, quand nous serons partis, tiens bon ensemble les vaches, et fais-les remonter par le débouché du ravin.

– Jusqu’où? dit Frère Gris, haletant et mordant de droite et de gauche.

– Jusqu’à ce que les côtés s’élèvent assez pour que Shere Khan ne puisse les franchir! cria Mowgli. Garde-les là jusqu’à ce que nous redescendions.

Les taureaux décampèrent aux aboiements d’Akela, et Frère Gris s’arrêta en face des vaches. Elles foncèrent sur lui, et il fuit devant elles jusqu’au débouché du ravin, tandis qu’Akela chassait les taureaux loin sur la gauche.

– Bien fait! Un autre temps de galop comme celui-là, et ils sont joliment lancés… Tout beau, maintenant, tout beau, Akela! Un coup de dent de trop, et les taureaux chargent… Hujah! C’est de l’ouvrage plus sûr que de courre un chevreuil noir. Tu n’aurais pas cru que ces lourdauds pouvaient aller si vite? cria Mowgli.

– J’ai… j’en ai chassé aussi dans mon temps, – souffla Akela dans le nuage de poussière. – Faut-il les rabattre dans la jungle?

– Oui! Rabats-les bien vite! Rama est fou de rage. Oh! si je pouvais seulement lui faire comprendre ce que je veux de lui aujourd’hui.

Les taureaux furent rabattus sur la droite, cette fois-ci, et se jetèrent dans le fourré qu’ils enfoncèrent avec fracas. Les autres petits bergers, qui regardaient, en compagnie de leurs troupeaux, à un demi-mille plus loin, se précipitèrent vers le village aussi vite que leurs jambes pouvaient les porter, en criant que les buffles étaient devenus fous, et s’étaient enfuis. Mais le plan de Mowgli était simple. Il voulait décrire un grand cercle en remontant, atteindre la tête du ravin, puis le faire descendre aux taureaux, et prendre Shere Khan entre eux et les vaches. Il savait qu’après manger et boire le tigre ne serait pas en état de combattre ou de grimper aux flancs du ravin. Maintenant il calmait de la voix ses buffles, et Akela, resté loin en arrière, se contentait de japper de temps en temps pour presser l’arrière-garde. Cela faisait un vaste, très vaste cercle: ils ne tenaient pas à serrer le ravin de trop près pour donner déjà l’éveil à Shere Khan. A la fin, Mowgli parvint à rassembler le troupeau affolé à l’entrée du ravin, sur une pente gazonnée qui dévalait rapidement vers le ravin lui-même. De cette hauteur on pouvait voir par-dessus les cimes des arbres jusqu’à la plaine qui s’étendait en bas; mais ce que Mowgli regardait, c’étaient les flancs du ravin. Il put constater avec une vive satisfaction qu’ils montaient presque à pic, et que les vignes et les lianes en tapissant les parois ne donneraient pas prise à un tigre qui voudrait échapper par là.

– Laisse-les souffler, Akela, dit-il en levant la main. Ils ne l’ont pas encore éventé. Laisse-les souffler. Il est temps de s’annoncer à Shere Khan. Nous tenons la bête au piège.

Il mit ses mains en porte-voix, héla dans la direction du ravin – c’était presque la même chose que de héler dans un tunnel – et les échos bondirent de rocher en rocher.

Au bout d’un long intervalle répondit le miaulement traînant et endormi du tigre repu qui s’éveille.

– Qui appelle? dit Shere Khan.

Et un magnifique paon s’éleva du ravin, battant des ailes et criant.

– C’est moi, Mowgli… Voleur de bétail, il est temps de venir au Rocher du Conseil! En bas… pousse-les en bas, Akela!.. En bas, Rama, en bas!

Le troupeau hésita un moment au bord de la pente, mais Akela, donnant de la voix, lança son plein hurlement de chasse, et ils se précipitèrent les uns après les autres absolument comme des steamers dans un rapide, le sable et les pierres volant autour d’eux. Une fois partis, il n’y avait plus moyen de s’arrêter, et, avant qu’ils fussent en plein dans le lit du ravin, Rama éventa Shere Khan et mugit.

– Ah, ah! dit Mowgli sur son dos. Tu sais maintenant!

Et le torrent de cornes noires, de mufles écumants, d’yeux fixes, tourbillonna dans le ravin, absolument comme roulent des rochers en temps d’inondation, les buffles plus faibles rejetés vers les flancs du ravin qu’ils balayaient en déchirant les ronces. Ils savaient maintenant quelle besogne les attendait en avant – la terrible charge des buffles à laquelle aucun tigre ne peut espérer de résister. Shere Khan entendit le tonnerre de leurs sabots, se leva et se traîna lourdement vers le bas du ravin, cherchant de côté et d’autre un moyen de s’échapper; mais les parois étaient à pic, il lui fallait rester là, lourd de son repas et de l’eau qu’il avait bue, prêt à tout plutôt qu’à combattre. Le troupeau plongea dans la mare qu’il venait de quitter, en faisant retentir l’étroit vallon de ses mugissements, Mowgli entendit des mugissements répondre à l’autre extrémité du ravin, il vit Shere Khan se retourner (le tigre savait que, dans ce cas désespéré, mieux valait encore faire tête aux buffles qu’aux vaches avec leurs veaux); et alors Rama broncha, faillit tomber, continua sa route en piétinant quelque chose de flasque, puis, les autres taureaux sur les talons, il pénétra dans le second troupeau avec grand bruit, tandis que les buffles plus faibles étaient soulevés des quatre pieds au-dessus du sol par le choc de la rencontre. La charge entraîna dans la plaine les deux troupeaux renâclant, donnant de la corne et frappant du sabot. Mowgli attendit le bon moment pour se laisser glisser du dos de Rama, et cogna de droite et de gauche autour de lui avec son bâton.

– Vite, Akela! Arrête-les! Sépare-les, ou bien ils vont se battre ensemble… Emmène-les, Akela… Hai!… Rama! Hai! hai! hai! mes enfants… Tout doux, maintenant, tout doux! C’est fini.

Akela et Frère Gris coururent de côté et d’autre en mordillant les buffles aux jambes, et, bien que le troupeau fît d’abord volte-face pour charger de nouveau en remontant le ravin, Mowgli parvint à faire tourner Rama, et les autres le suivirent aux marécages. Il n’y avait plus besoin de trépigner Shere Khan. Il était mort et les vautours arrivaient déjà.

– Frères, il est mort comme un chien, – dit Mowgli, en cherchant de la main le couteau qu’il portait toujours dans une gaine suspendue à son cou maintenant qu’il vivait avec les hommes. – Mais il ne se serait jamais battu… Wallah! sa peau fera bien sur le Rocher du Conseil. Il faut nous mettre à la besogne lestement.

Un enfant élevé parmi les hommes n’aurait jamais rêvé d’écorcher seul un tigre de dix pieds, mais Mowgli savait mieux que personne comment tient une peau de bête, et comment elle s’enlève. Toutefois, c’est un rude travail, et Mowgli tailla, tira, peina pendant une heure, tandis que les loups le contemplaient, la langue pendante, ou s’approchaient et l’aidaient à tirer quand il l’ordonnait. Tout à coup, une main tomba sur son épaule; et, levant les yeux, il vit Buldeo avec son mousquet. Les enfants avaient raconté dans le village la charge des buffles, et Buldeo était sorti tout en colère, très pressé de corriger Mowgli pour n’avoir pas pris soin du troupeau. Les loups disparurent dès qu’ils virent l’homme venir.

 

– Quelle est cette folie? dit Buldeo d’un ton de colère. Et tu te figures que tu peux écorcher un tigre!.. Où les buffles l’ont-ils tué?.. C’est même le tigre boiteux, et il y a cent roupies pour sa tête… Bien, bien, nous fermerons les yeux sur la négligence avec laquelle tu as laissé le troupeau s’échapper; et peut-être te donnerai-je une des roupies de la récompense quand j’aurai porté la peau à Khaniwara.

Il fouilla dans son pagne, en tira une pierre à fusil et un briquet, et se baissa pour brûler les moustaches de Shere Khan. La plupart des chasseurs indigènes ont coutume de brûler les moustaches du tigre pour empêcher son fantôme de les hanter.

– Hum! dit Mowgli comme à lui-même, tout en rabattant la peau d’une des pattes. Ainsi, tu emporteras la peau à Khaniwara pour avoir la récompense, et tu me donneras peut-être une roupie? Eh bien, j’ai dans l’idée de garder la peau pour mon compte. Hé, vieil homme, à bas le feu!

– Quelle est cette façon de parler au chef des chasseurs du village? Ta chance et la stupidité de tes buffles t’ont aidé à tuer ce gibier. Le tigre venait de manger: sans cela, il serait maintenant à vingt milles d’ici. Tu ne peux même pas l’écorcher proprement, petit mendiant, et il faut que ce soit moi, Buldeo, qui me laisse dire: «ne brûle pas ses moustaches!» Mowgli, je ne te donnerai pas un anna de la récompense, mais une bonne correction, et voilà tout. Laisse cette carcasse!

– Par le taureau qui me racheta! dit Mowgli en attaquant l’épaule, dois-je rester tout l’après-midi à bavarder avec ce vieux singe? Ici, Akela! cet homme-là m’assomme!

Buldeo, encore penché sur la tête de Shere Khan, se trouva soudain aplati dans l’herbe, un loup gris sur les reins, tandis que Mowgli continuait à écorcher comme s’il n’y eût eu que lui dans toute l’Inde.

– Ou-ui, dit-il entre ses dents. Tu as raison, après tout, Buldeo: tu ne me donneras jamais un anna de la récompense!.. Il y a une vieille querelle entre ce tigre boiteux et moi… une très vieille querelle… et j’ai gagné!

Pour rendre justice à Buldeo, s’il avait eu dix ans de moins et qu’il eût rencontré Akela dans les bois, il aurait couru la chance d’une bataille; mais un loup qui obéissait aux ordres d’un enfant, d’un enfant qui lui-même avait des difficultés personnelles avec des tigres mangeurs d’hommes, ce n’était pas un animal ordinaire. C’était de la sorcellerie, de la magie, et de la pire espèce, pensait Buldeo; et il se demandait si l’amulette qu’il avait au cou suffirait à le protéger. Il restait là sans bouger d’une ligne, s’attendant, chaque minute, à voir Mowgli lui-même se changer en tigre.

– Maharajah! Grand roi! murmura-t-il enfin d’un ton embarrassé.

– Eh bien? dit Mowgli, sans tourner la tête et en ricanant.

– Je suis un vieil homme. Je ne savais pas que tu fusses rien de plus qu’un petit berger. Puis-je me lever et partir, ou bien ton serviteur va-t-il me mettre en pièces?

– Va, et la paix soit avec toi!.. Seulement, une autre fois, ne te mêle pas de mon gibier… Lâche-le, Akela.

Buldeo s’en alla clopin-clopant vers le village, aussi vite qu’il pouvait, regardant par-dessus son épaule, pour le cas où Mowgli se serait métamorphosé en quelque chose de terrible. A peine arrivé, il raconta une histoire de magie, d’enchantement et de sorcellerie, qui décida le prêtre à prendre un air très grave.

Mowgli continua son travail, mais le jour tombait que les loups et lui n’avaient pas séparé complètement du corps la grande fourrure aux joyeuses couleurs.

– Maintenant, il nous faut cacher cela et rentrer les buffles. Aide-moi à les rassembler, Akela.

Le troupeau rallié s’ébranla dans le brouillard du crépuscule. En approchant du village, Mowgli vit des lumières, il entendit souffler et sonner les conques et les cloches. La moitié du village semblait l’attendre à la barrière.

– C’est parce que j’ai tué Shere Khan! se dit-il.

Mais une grêle de pierres siffla à ses oreilles, et les villageois crièrent:

– Sorcier! Fils de loup! Démon de la jungle! Va-t’en! Va-t’en bien vite, ou le prêtre te rendra à ta forme de loup. Tire, Buldeo, tire!

Le vieux mousquet partit avec un grand bruit, et un jeune buffle poussa un mugissement de douleur.

– Encore de la sorcellerie! crièrent les villageois. Il peut faire dévier les balles… Buldeo, c’était justement ton buffle.

– Qu’est ceci maintenant? dit Mowgli affolé, tandis que les pierres s’abattaient dru autour de lui.

– Ils sont assez pareils à ceux du clan, tes frères d’ici! dit Akela, en s’asseyant avec calme. Il me paraît que si les balles veulent dire quelque chose, on a envie de te chasser.

– Loup! Petit de loup! Va-t’en! cria le prêtre, en agitant un brin de la plante sacrée appelée tulsi.

– Encore? L’autre fois, c’était parce que j’étais un homme. Cette fois, c’est parce que je suis un loup. Allons-nous-en, Akela.

Une femme – c’était Messua – courut vers le troupeau, et pleura:

– Oh! mon fils, mon fils! Ils disent que tu es un sorcier qui peut se changer en bête à volonté. Je ne le crois pas, mais va-t’en, ou ils vont te tuer. Buldeo dit que tu es un magicien, mais moi, je sais que tu as vengé la mort de Nathoo.

– Reviens, Messua! cria la foule. Reviens ou l’on va te lapider!

Mowgli se mit à rire, d’un vilain petit rire sec: une pierre venait de l’atteindre à la bouche:

– Rentre vite, Messua. C’est une de ces fables ridicules qu’ils répètent sous le gros arbre, à la tombée de la nuit. Au moins, j’aurai payé la vie de ton fils. Adieu, et dépêche-toi, car je vais leur renvoyer le troupeau plus vite que n’arrivent leurs tessons. Je ne suis pas sorcier, Messua. Adieu!

– Maintenant, encore un effort. Akela, – cria-t-il. Fais rentrer le troupeau.

Les buffles n’avaient pas besoin d’être pressés pour regagner le village. Au premier hurlement d’Akela, ils chargèrent comme une trombe à travers la barrière, dispersant la foule de droite et de gauche.

– Faites votre compte, cria dédaigneusement Mowgli. J’en ai peut-être volé un. Comptez-les bien, car je ne serai plus jamais berger sur vos pâturages. Adieu, enfants des hommes, et remerciez Messua de ce que je ne viens pas avec mes loups vous pourchasser dans votre rue!

Il fit demi-tour, et s’en fut en compagnie du Loup solitaire; et, comme il regardait les étoiles, il se sentit heureux.

– J’en ai assez de dormir dans des trappes, Akela. Prenons la peau de Shere Khan, et allons-nous-en… Non, nous ne ferons pas de mal au village, car Messua fut bonne pour moi.

Quand la lune se leva, inondant la plaine d’une clarté de lait, les villageois, terrifiés, virent passer au loin Mowgli, avec deux loups sur les talons et un fardeau sur la tête, à ce trot soutenu des loups qui dévore les longs milles comme du feu. Alors, ils sonnèrent les cloches du temple et soufflèrent dans les conques plus fort que jamais; et Messua pleura; et Buldeo broda l’histoire de son aventure dans la jungle, finissant par raconter que le loup se tenait debout sur ses jambes de derrière et parlait comme un homme.

La lune allait se coucher quand Mowgli et les deux loups arrivèrent à la colline du Conseil; ils firent halte à la caverne de mère Louve.

– On m’a chassé du clan des hommes, mère! héla Mowgli, mais je reviens avec la peau de Shere Khan: j’ai tenu parole.

Mère Louve sortit d’un pas raide, ses petits derrière elle, et ses yeux s’allumèrent lorsqu’elle aperçut la peau.

– Je le lui ait dit, le jour où il fourra sa tête et ses épaules dans cette caverne, réclamant ta vie, petite grenouille… je le lui ai dit, que le chasseur serait chassé. C’est bien fait.

– Bien fait, petit frère! dit une voix profonde qui venait du fourré. Nous étions seuls, dans la jungle, sans toi.

Et Bagheera vint en courant jusqu’aux pieds nus de Mowgli. Ils escaladèrent ensemble le Rocher du Conseil, Mowgli étendit la peau sur la pierre plate où Akela avait coutume de s’asseoir, et la fixa au moyen de quatre éclats de bambou; puis Akela se coucha dessus, et lança le vieil appel au Conseil: «Regardez, regardez bien, ô loups!» exactement comme il l’avait lancé quand Mowgli fut apporté là pour la première fois.

Depuis qu’Akela avait été déposé, le clan était resté sans chef, menant chasse et bataille selon son bon plaisir. Mais tous, par habitude, répondirent à l’appel: et quelques-uns boitaient pour être tombés dans des pièges, et d’autres traînaient une patte fracassée par un coup de feu, d’autres encore étaient galeux pour avoir mangé des nourritures immondes, et beaucoup manquaient. Mais ceux qui restaient vinrent au Rocher du Conseil, et là, ils virent la peau zébrée de Shere Khan étendue sur la pierre, et les énormes griffes qui pendaient au bout des pattes vides.

– Regardez bien, ô loups! Ai-je tenu parole? dit Mowgli.

Et les loups aboyèrent: Oui. Et l’un d’eux, tout déchiré de blessures, hurla:

– O Akela! conduis-nous de nouveau. O toi, petit d’homme! conduis-nous aussi: nous en avons assez, de vivre sans lois, et nous voudrions bien redevenir le Peuple Libre.

– Non, ronronna Bagheera, cela ne peut pas être. Quand vous serez repus, la folie peut vous reprendre. Ce n’est pas pour rien que vous êtes appelés le Peuple Libre. Vous avez lutté pour la liberté, elle vous appartient. Mangez-la, ô loups!

– Le clan des hommes et le clan des loups m’ont repoussé, dit Mowgli. Maintenant, je chasserai seul dans la jungle.

– Et nous chasserons avec toi! dirent les quatre louveteaux.

Mowgli s’en alla, et, dès ce jour, il chassa dans la jungle avec les quatre petits. Mais il ne fut pas toujours seul, car, au bout de quelques années, il devint homme et se maria.

Mais c’est là une histoire pour les grandes personnes.

LA CHANSON DE MOWGLI

(Telle qu’il la chanta au Rocher du Conseil lorsqu’il dansa sur la peau de Shere Khan)
 
C’est la chanson de Mowgli. – Moi, Mowgli, je chante. Que la Jungle écoute quelles choses j’ai faites:
Shere Khan dit qu’il tuerait – qu’il tuerait – que près des portes, au crépuscule, il tuerait Mowgli la Grenouille!
Il mangea, il but. Bois bien, Shere Khan, quand boiras-tu encore? Dors et rêve à ta proie.
Je suis seul dans les pâturages. Viens, Frère Gris! Et toi, Solitaire, viens, nous chassons la grosse bête ce soir.
Rassemblez les grands taureaux buffles, les taureaux à la peau bleue, aux yeux furieux. Menez-les çà et là selon que je l’ordonne. Dors-tu encore Shere Khan? Debout, oh! debout. Voici que je viens et les taureaux derrière moi!
Rama, le roi des buffles, frappa du pied. Eaux de la Waingunga, où Shere Khan s’en est-il allé?
Il n’est point Sahi pour creuser des trous, ni Mor le Paon pour voler.
Il n’est point Mang, la Chauve-Souris, pour se suspendre aux branches.
Petits bambous qui craquez, dites-moi où il a fui?
Ow! il est là. Ahao! il est là. Sous les pieds de Rama gît le boiteux. Lève-toi et tue! Voici du gibier; brise le cou des taureaux!
Chut! il dort. Nous ne l’éveillerons pas, car sa force est très grande. Les vautours sont descendus pour la voir. Les fourmis noires sont montées pour la connaître. Il se tient grande assemblée en son honneur.
Alala! Je n’ai rien pour me vêtir. Les vautours verront que je suis nu. J’ai honte devant tous ces gens.
Prête-moi ta robe, Shere Khan. Prête-moi ta gaie robe rayée, que je puisse aller au Rocher du Conseil.
Par le taureau qui m’a payé, j’avais fait une promesse – une petite promesse. Il ne manque que ta robe pour que je tienne parole.
Couteau en main – le couteau dont se servent les hommes, – avec le couteau du chasseur je me baisserai pour prendre mon dû.
Eaux de la Waingunga, Shere Khan me donne sa robe, car il m’aime. Tire, Frère Gris! Tire Akela! Lourde est la peau de Shere Khan.
Le clan des Hommes est irrité. Ils jettent des pierres et parlent comme des enfants. Ma bouche saigne. Laissez-moi partir.
A travers la nuit, la chaude nuit, courez vite avec moi, mes frères. Nous quitterons les lumières du village, nous irons vers la lune basse.
Eaux de la Waingunga, le clan des Hommes m’a chassé. Je ne leur ai point fait de mal, mais ils avaient peur de moi. Pourquoi?
Clan des Loups, vous m’avez chassé aussi. La Jungle m’est fermée, les portes du village aussi. Pourquoi?
De même que Mang vole entre les bêtes et les oiseaux, de même je vole entre le village et la Jungle. Pourquoi?
Je danse sur la peau de Shere Khan, mais mon cœur est très lourd. Les pierres du village ont frappé ma bouche et l’ont meurtrie. Mais mon cœur est très léger, car je suis revenu à la Jungle. Pourquoi?
Ces deux choses se combattent en moi comme les serpents se battent au printemps. L’eau tombe de mes yeux, et pourtant, je ris. Pourquoi?
Je suis deux Mowglis, mais la peau de Shere Khan est sous mes pieds. Toute la Jungle sait que j’ai tué Shere Khan. Regardez, regardez bien, ô Loups!
Ahae! Mon cœur est lourd de choses que je ne comprends pas.