Face à la douleur

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Face à la douleur
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Collection : Graines d’Espérance



Titre : Face à la douleur



Titre original de l’édition espagnole : Frente al dolor



Auteur : Roberto Badenas Traduction: Raquel Gemis



Conception et développement du projet: Équipe de Editorial Safeliz



Copyright by © Editorial Safeliz, S. L.



Pradillo, 6 · Pol. Ind. La Mina



E-28770 · Colmenar Viejo, Madrid (Espagne)



Tel.: 91 845 98 77



admin@safeliz.com · www.safeliz.com



ISBN : 978-84-7208-859-7



Toute reproduction totale ou partielle de cet ouvrage (texte, images ou conception),

quelle que soit la langue, ou son traitement informatique ou encore sa transmission,

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mécanique, au moyen de photocopie, par enregistrement ou toute autre méthode,

est interdite sans la permission préalable et écrite des titulaires du “Copyright”.




Je dédie ces pages à ceux auxquels la douleur m’unit :

D’abord à ceux que j’ai fait souffrir,

et ceux qui m’ont fait souffrir ;

à ceux qui ont partagé leurs peines avec moi,

et ceux avec lesquels j’ai partagé les miennes…



Enfin, à tous les autres :

j’écris aussi en leur nom.




Roberto Badenas



est docteur en philosophie de l’Université Andrews (Michigan, États-Unis d’Amérique), spécialiste en philologie biblique, et professeur de Nouveau Testament. De 1999 à 2010, il a dirigé les départements d’éducation et famille, et présidé le Comité de recherches bibliques de la Division Eurafricaine (Berne, Suisse). Auteur de nombreux articles et ouvrages de recherche, il a publié en français, aux éditions Vie et Santé, les livres Au-delà de la loi… la grâce, Le conteur de paraboles, et Rencontres avec le Christ, son ouvrage le plus connu à ce jour, paru aussi en espagnol, anglais, allemand, italien, portugais, roumain et catalan.




Sommaire



Introduction : Cette convive importune de nos vies 10



Partie i. Prise de conscience 15



1 Qu’entendons-nous par douleur ? 17

2 Le besoin d’exprimer nos peines 29

3 Attention aux signaux d’alarme 39

4 Une réalité difficile à comprendre 55Partie II. Réflexion 71

5 L’énigme de la souffrance 73

6 Les explications traditionnelles 89

7 Le silence de Dieu 103

8 Foi et guérison 119Partie iii. Soutien 141

9 Soulager la douleur 143

10 Clés pour survivre 161

11 Vieillir avec sérénité 177

12 Accompagner le départ 189

13 Face à la mort 205

14 Deuil 225

15 Épilogue : Plus de douleur 207



Introduction : « Cette convive importune de nos vies… »1



Peu d’expériences humaines sont aussi universelles que celle de la douleur. Il est quasiment impossible de traverser la vie sans souffrir d’une quelconque perte de santé, sans avoir aucun accident, sans qu’une amitié ou un amour nous quitte, et sans qu’aucun de nos êtres chers ne meure.



La souffrance est inhérente à la vie elle-même. D’Adam au dernier nouveau-né, et de Job ou de Jésus au soldat le plus méconnu de la guerre la plus oubliée, nous portons tous l’ombre de la douleur. Personne n’est à l’abri du malheur. Malgré nos efforts, nous sommes tous exposés à la souffrance, de nos premières dents de lait aux derniers cris d’agonie. Maladie, déclin, remords, angoisses existentielles, chagrins d’amour… Si quelqu’un prétend n’avoir jamais souffert, c’est qu’il a perdu la mémoire.



Sous d’innombrables formes – aiguë, violente, sourde, perçante, tenace – la douleur détériore le corps et accable l’esprit. Elle abonde dans la vie du pauvre et ruine celle du riche. Elle fait pleurer l’enfant, mutile le corps du jeune, marque le visage de l’adulte et courbe l’échine du vieillard. Du berceau à la tombe, la souffrance nous colle aux trousses comme un infatigable bourreau. Travail et plaisir, dépendance et liberté, vertu et vice, amour et haine, tout peut devenir source de souffrance. La douleur fait partie de notre condition humaine.2 Nous pourrions dire que nous cessons d’être enfants quand nous découvrons que les baisers de notre maman ne guérissent pas nos peines…



Il suffit d’ouvrir le journal à la page des faits divers, de parcourir les couloirs d’un hôpital ou de se promener dans un cimetière pour attester que c’est la réalité de la vie : la souffrance nous guette tous.3 Au cours d’une année, alors que je rédigeais ce livre, une vingtaine de personnes de mon entourage direct ont été assaillies par de graves souffrances, et dix d’entre elles sont décédées, dont mon père…



Face à cette implacable réalité, notre instinct vital se révèle et se rebelle de mille façons. Une petite douleur met déjà en alerte les mécanismes de défense dont notre organisme est équipé. Comme Ponce de León,4 nous cherchons la source du bonheur – ou de l’éternelle jeunesse – dans les plaisirs, les médicaments, les thérapies, les traitements et autres pratiques… mais elle nous échappe. Le risque – et la certitude - de souffrir et de mourir l’emporte sur nos rêves illusoires. Le réflexe sain de donner priorité à la vie nous permet de prendre un peu de distance de la dure réalité, mais à la fin, nous sommes bien obligés de l’assumer...



La question de la souffrance est tellement vaste et complexe qu’il serait prétentieux de vouloir aborder toutes ses dimensions en un travail comme celui-ci. Nous nous limiterons à prendre en compte certains aspects pratiques de ses facettes psychologiques, sociales, philosophiques et spirituelles. Après tant de millénaires de tyrannie, le règne de la souffrance est à peine exploré.



Dans ce livre, nous proposons, en toute modestie, d’aider les non-spécialistes à affronter leur propre douleur avec dignité et réalisme. Dans la première partie, de nature informative, nous ferons acte d’une prise de conscience de la complexité du sujet et de ses diverses implications. Dans la deuxième, nous exposerons un ensemble de réflexions théoriques et pratiques orientées vers la compréhension du pourquoi de la souffrance et la clarification de son sens. La troisième partie proposera, à l’usage du lecteur non professionnel, de simples réactions de survie et l’exploration des ressources utiles face à la souffrance. Dans la mesure du possible, pour la prévenir, pour éviter de la subir sans réagir et pour aider ceux qui pourraient contribuer à la soulager.



Je reconnais ne pas être expert en la matière. Je ne doute pas que, par leur expérience professionnelle ou personnelle, beaucoup de mes lecteurs s’y connaissent mieux que moi. Je me permets d’écrire en qualité de témoin, ou plutôt de “sujet patient”. Si ma nature optimiste tend à esquiver la douleur, ma formation philosophique, et surtout mon expérience pastorale, m’ont sensibilisé de façon irréversible à ce sombre fantôme de la vie. Ma grande question restant : Comment accompagner ? Comment fortifier les souffrants ? Comment déchirer pour eux le voile des ombres et leur apporter un peu de lumière ?



Écrire ce livre m’a coûté plus que la rédaction de tout autre auparavant. Il n’aurait sans doute jamais vu le jour sans la collaboration d’un groupe de personnes particulièrement chères à mon cœur. Mes remerciements vont d’abord à mes amis médecins, José Manuel Prat, Miguel Gracia Antequera, Marcelle Lafond et Caleb Mercier, qui ont eu la gentillesse de revoir ces pages d’un point de vue professionnel. Ils m’ont apporté des précieux conseils en fonction de leurs spécialités respectives. Ma gratitude va également à mon cher collègue Roberto Carbonell, aumônier d’hôpital, et confronté quotidiennement à la souffrance et la mort, pour l’enrichissant partage de ses expériences personnelles ; aux professeurs Geneviève Aurouze et Mario Ceballos, pour leurs apports bibliographiques ; à mes amis Ramon Junqueras, Santiago Gomez et Patrice Perritaz, pour le partage de leurs réflexions intelligentes et sensibles sur ce sujet difficile; à Marta Prats, pour sa révision littéraire du texte espagnol ; et tout particulièrement à Simone Charrière, pour sa généreuse et compétente assistance dans la révision de l’édition française.



J’écris cet ouvrage par solidarité avec ceux qui souffrent, mais au-delà du sentiment de devoir, je dirais même “par légitime défense”,5 motivé par ma propre révolte et mon impuissance face à leur douleur et à la mienne. Pour alléger leur fardeau et répondre à quelques-unes des questions que nous nous posons tous face à notre expérience commune : À quel point est-il possible de dominer la douleur ? Que pouvons-nous faire pour la comprendre ou apprendre à la contrôler ? Comment la dépasser afin de mettre ce bourreau de la mort au service de la vie ? Et surtout, comment « ajouter de la vie aux jours lorsqu’on ne peut plus ajouter de jours à la vie. »6



Enfin, je clos cette introduction avec Leon Gieco :



« Je ne demande à Dieu qu’une chose :



que la douleur ne me laisse pas indifférent,



que la mort décharnée ne me surprenne pas



vide et seul, sans avoir fait ma part. »



L’AUTEUR



PARTIE I



Prise



de conscience



« Car avec beaucoup de sagesse, on a beaucoup de chagrin,



et celui qui augmente sa connaissance



augmente sa douleur. »



ECCLÉSIASTE 1: 18



1



Qu’entendons-nous



par douleur ?



« Il faut souffrir pour comprendre la souffrance. »



ALBERTINE HALLÈ (extrait de “La vallée des blés d’or”)



I



l est minuit. Les pleurs de notre premier enfant, un bébé prématuré de deux mois à peine que nous venons de ramener de l’hôpital, nous réveillent. Le lange est propre. Il refuse son

 



biberon. Il n’a pas de fièvre. Sa mère le prend dans ses bras, lui chante une berceuse, essaie de le calmer, mais il continue de pleurer. Il ne peut nous dire ce qui se passe. Nous, ses parents novices, n’arrivons pas à interpréter sa peine. Une mauvaise digestion ? Une otite ? Une simple peur ? Nous le déshabillons encore une fois et essayons de découvrir la cause de ses pleurs ; nous remarquons alors une grosseur qui s’avère être une hernie inguinale. Le pédiatre luimême ne put nous dire si l’hernie était la cause ou la conséquence des pleurs.



Quelque temps plus tard, je me lève avec une douleur étrange à la mâchoire supérieure à proximité d’une dent de sagesse ou un peu plus haut. La douleur, imprécise au début, se fait de plus en plus



intense et profonde. Comme je ne peux obtenir un rendez-vous chez le dentiste dans es heures qui suivent, et que jamais aucune de mes dents ne m’a fait souffrir à ce point, à la fin de la journée, je ne sais plus si j’ai une forte douleur aux dents, à la tête, aux oreilles, ou partout à la fois.



Des années plus tard, mon épouse, une femme très gaie et enthousiaste, qui passe ses journées à chanter, commence à se sentir mal, sans pouvoir préciser ce qui lui arrive.



« Je ne sais pas ce que j’ai. Je me sens mal et je ne sais dire pourquoi. La ménopause peut-être ? Je n’ai envie de rien. Je me sens fatiguée, sans force. Tout m’ennuie. Je suis triste. Tout me donne envie de pleurer. Je veux seulement dormir, cachée de la vue de tous et de moi-même. »



Mon épouse ne parvint pas un mettre un nom sur sa dépression naissante.



Ces trois exemples personnels et simples, entre mille autres que nous pourrions citer, nous suffisent pour illustrer à quel point il est difficile de décrire la douleur.



Qu’est-ce que la douleur ?



Bien que nous sentions tous son aiguillon, sous diverses formes, tout au long de notre vie, il nous est difficile de définir la souffrance. L’épreuve douloureuse est extrêmement diverse et complexe à communiquer parce qu’elle nous affecte lors d’évènements différents, expérimentés par chacun d’entre nous de façon personnelle et intransmissible. La douleur est, en réalité, un mystère.



Le terme “douleur” a, en beaucoup de langues, un double sens qui inclut à la fois la souffrance, la sensation de malheur, de contrariété et de peine, et le sentiment de malaise. Si dans le plaisir nous jouissons des sensations du corps, dans la douleur nous éprouvons une gêne indésirable. Face au bonheur, nos sens exultent ; face à la douleur, nous sommes pris par un sentiment d’impuissance.



Dans le plaisir, l’être entier s’ouvre, avide de nouvelles expériences ; tandis que face à la douleur l’organisme se replie sur lui-même, comme pour se protéger d’un intrus. Alors que la santé s’apparente certainement au “silence des organes”, la douleur physique s’expérimente au contraire, comme “un cri du corps.” 1 Si la santé est un état qui permet de vivre de façon autonome, gaie et solidaire, tant biologiquement que psychologiquement et socialement, la douleur perturbe cet état dans toutes ces dimensions.



Le fait que les contours de la souffrance humaine soient fuyants a amené beaucoup de spécialistes à essayer de les préciser, sans résultats convaincants. Le philosophe Spinoza définissait la douleur au XVIIe siècle comme « une émotion fondamentale, contraire au plaisir. » Une définition contemporaine s’exprime dans les termes suivants : « La souffrance, ou la douleur au sens large, est une expérience affective de désagrément et d’aversion, associée à un dommage ou à une menace de dommage. » 2



Actuellement, personne ne limite la définition de la douleur aux effets de lésions. Cette définition a été revue, et aujourd’hui on parle de la douleur comme d’ « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire présent ou potentiel, ou décrite et termes d’un tel dommage. » 3 Et cette définition ne satisfait pas non plus tout le monde.



Douleur et souffrance



Certains distinguent douleur et souffrance comme deux réalités différentes. Ils définissent la douleur comme étant organique, et la souffrance comme dépassant la dimension physique. Selon cette



L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) en sa Constitution de 1946 définit la santé comme



« un état de complet de bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. » Préambule adopté par la Conférence internationale sur la Santé, New York, 19-22 juin 1946 ; signé le 22 juillet 1946 par les représentants de 61 États, et entré en vigueur le 7 avril 1948 (Actes officiels de l’Organisation mondiale de la Santé, n°. 2, p. 100).



Cité dans : fr.wikipedia.org/wiki/Souffrance.



Définition de l’Association Internationale pour l’Etude de la Douleur (IASP).



thèse, la douleur n’affecterait donc que le corps, tandis que la souffrance toucherait davantage l’esprit, notre psychisme et nos sentiments. Selon ces définitions, la douleur inonde l’être, la souffrance l’affronte. Le caractère concret de la douleur rend l’expérience compréhensible et facilite l’action thérapeutique. La souffrance, en revanche, s’exprime de façon obscure et son noyau intime reste dans les ténèbres, même pour celui qui souffre. Du point de vue du philosophe : « On s’accordera donc pour réserver le terme douleur à des affects ressentis comme localisés, dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier, et le terme souffrance à des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui (...). » 4



Cicely Saunders, fondateur du mouvement Hospice, 5 forgea l’expression “douleur totale”, qui inclut, en plus des atteintes physiques, la souffrance morale, mentale, sociale et spirituelle, parce que tous ces aspects sont liés. La souffrance est inhérente à des circonstances qui affectent les personnes dans leur être total, donc plus globale que la douleur proprement dite. 6 Mais l’usage populaire des termes douleur et souffrance les rend pratiquement interchangeables. Ce sont des concepts qui, souvent, s’entrelacent et se confondent. Ici, nous nous réfèrerons à ces deux termes de façon généralement indistincte.



Les physiologistes classiques ont décrit la douleur comme un réflexe de protection destiné à alerter la personne à fin d’éviter d’autres dommages plus invalidants. Selon eux, il s’agirait, premièrement,



Paul Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », Dans revue Autrement, n° 142 (février 1994), p. 59.



Cicely Saunders initie en 1967 un mouvement révolutionnaire en faveur de l’attention aux mourants, dans l’Hospice St. Christopher, établi dans un quartier de Londres. Aujourd’hui, le mouvement traite les malades en phase terminale dans des centaines d’hôpitaux du monde entier, se basant sur le principe de l’attention complète, répondant aux besoins physiques, sociaux, émotionnels et spirituels du patient. Sa devise est : « Tu es important parce que tu es toi, tu es important jusqu’au dernier moment de ta vie. » (Voir Cicely Saunders, “The Care of the Patient and His Family”, in Documentation in Medical Ethics n° 5 (London Medical Group, 1975).



Cf. Emmanuel Levinas, “Une éthique de la souffrance” dans revue Autrement, n° 142 (1994), pp. 73-74.



d’un signal d’alarme au moyen duquel l’organisme indique que quelque chose ne va pas bien, prévient d’une forme d’agression 7 ou avertit qu’un danger approche. La sensation de brûlure nous éloigne du feu et évite que nous subissions de brûlures plus graves. Les piqûres nous éloignent des épines et nous préviennent de blessures plus conséquentes. Etc.



Bien que cette définition positive de la douleur soit valable dans beaucoup de cas, elle n’est pas applicable à tous. Si la douleur est un signe avertisseur qui nous conduit à nous protéger de la destruction (du feu, du froid, etc.), elle peut devenir également un facteur destructeur. Ainsi, le célèbre chirurgien français René Leriche 8 signalait déjà que pour les médecins qui vivent en contact avec les malades, la douleur est plus qu’une contingence, un symptôme préjudiciable, angoissant et nocif. Elle rend souvent encore plus pénible et malheureuse une situation qui est déjà irréversible. Nous devons donc écarter l’idée selon laquelle cette douleur est bénéfique. La douleur est souvent porteuse d’un cadeau empoissonné. Elle avilit l’homme et le rend encore plus malade qu’il ne l’était déjà. Le médecin a le devoir inéluctable de la prévenir, s’il le peut. 9 Amies ou ennemies, douleur et souffrance doivent toujours être prises au sérieux.



La douleur, expérience personnelle



Bien que la douleur nous répugne tous, ses effets diffèrent selon la personne qui l’expérimente. Nous ne souffrons pas tous de la même façon. Au lieu de parler des douleurs et des souffrances des personnes, nous devrions mettre l’accent sur des personnes qui souffrent. Ma douleur ou celle de quelqu’un d’autre est toujours une expérience individuelle. Il n’y a probablement pas d’expérience plus personnelle que celle de la souffrance. Elle affecte l’être dans sa to-



Cf. W. J. Roberts, “A hypothesis on the physiological basis for pain”, Pain, nº 24 (1986), p. 297-311.



René Leriche, La chirurgie de la douleur, Paris : Masson, 1940, p. 39-40.



“La lutte contre la douleur est une usure…Consentir à la souffrance est une sorte de suicide lent. Il n’y a qu’une douleur qu’il soit facile de supporter, c’est celle des autres… » Ibid.



talité, corps et esprit. Qu’elle soit physique ou morale, la douleur nous rappelle la fragilité de notre existence et centralise notre attention sur notre propre mal-être. Son élimination devient notre tâche la plus urgente.



La douleur et la souffrance sont sans aucun doute les expériences humaines qui nous isolent le plus des autres. Peu importe notre maîtrise du sujet ou combien nous nous identifions à celui qui souffre, sa douleur sera toujours la sienne, unique et non transférable. En réalité, le partage de la douleur éprouvée est très limité. 10 Nos souffrances constituent un cercle fermé à l’extérieur. « Tu ne peux sentir la douleur de l’autre, et personne ne peut expérimenter la tienne . L’holocauste, la faim, les pandémies… peu importe. La souffrance arrive toujours par lots individuels. » 11



Notre difficulté à analyser la douleur se complique d’autant plus que, en s’étendant à toutes les dimensions de l’être, elle affecte en plus ou moins grande mesure notre objectivité. Qu’elle survienne de façon subite dans un accident ou qu’elle s’annonce de façon anticipée par une maladie chronique, nous ne sommes jamais disposés à la recevoir : la douleur perturbe notre existence et peut la paralyser complètement. Chaque fois qu’elle fait irruption dans notre vie, elle nous transforme en victimes de ce qui nous arrive. Peu importe notre degré de responsabilité quant à ses causes, nous la percevons toujours comme une intruse qui nous envahit.



À quel point souffrons-nous ?



La douleur est, en plus, une sensation très difficile à mesurer. La mesure de son intensité est toujours très aléatoire et diffère consi-



La douleur est personnelle, plus privée que la pensée (tu peux partager une pensée, pas ta douleur), c’est pourquoi jamais un seul parmi les milliers de millions d’habitants de ce monde ne souffrit individuellement de maladie ou de mort plus qu’il ne le put. » (Extrait de Thomas Stearns ELIOT, « L’enterrement des morts » dans La terre vaine et autres poèmes, Paris : Seuil, 2006, p. 94-97).



Clifford Goldstein, Life Without Limits, Review & Herald, 2007, p.106-107.



dérablement d’un patient à l’autre, d’un cas à l’autre. Les techniques fiables pour mesurer la douleur sont très récentes et ne sont pas encore généralisées et reconnues de tous.



Il n’est pas facile de comparer une douleur à une autre. Sur quels critères pouvons-nous affirmer, par exemple, qu’une intense douleur passagère, comme celle éprouvée lors d’un accouchement, de coliques néphrétiques, etc., est pire que la douleur beaucoup moins aiguë, mais beaucoup plus lancinante de certains types de cancers ou d’arthroses ? La douleur chronique, même relativement modérée, peut s’avérer insupportable précisément par sa durée. Cette douleur affecte un grand pourcentage de patients durant des périodes très variables, qui perturbent radicalement leur existence. 12 Elle empêche de trouver le sommeil, gène la mobilité, réduit la capacité de travail et affecte jusqu’aux gestes les plus quotidiens, comme ceux de se lever du lit, ou monter et descendre les escaliers. Même se promener peut devenir un supplice. Souffrir de douleurs persistantes sans connaître la cause ou sans trouver de soulagement perturbe la vie et peut provoquer des situations cliniques graves, dues à l’anxiété ou à la dépression.

 



Réactions face à la douleur



Il y a presque autant d’attitudes face à la douleur que de personnes qui souffrent. Il est difficile d’établir des généralités en ce qui concerne la dimension subjective de la douleur. Il existe, en effet, une étendue de formes et de degrés de souffrance aussi vaste que la variation du seuil de sensibilité. Certaines douleurs peuvent être bien supportées par certains en grande souffrance, et redoutées par ceux qui sont plus légèrement atteints. Ainsi l’évaluation du degré de la souffrance est très relative et peut varier selon les peuples, les individus et les cas. Dans certaines guerres, les soldats opérés sans



D’après l’International Association for the Study of Pain (IASP), la douleur chronique est une douleur persistante ou récurrente, pas ou peu soulagée par un traitement, entraînant une détérioration significative et progressive des capacités fonctionnelles et relationnelles du patient dans ses activités journalières, au domicile comme à l’école ou au travail.



anesthésie ne semblaient pas ressentir plus de douleur que celle produite par leurs propres blessures. Dans certaines ethnies, la plupart des femmes accouchent, puis continuent à travailler comme si rien de particulier ne leur était arrivé.



La souffrance ne varie pas forcément avec le statut personnel de ses victimes. Comme quelqu’un l’a observé avec humour, « la couronne royale n’enlève pas le mal de tête. » 13 Il en résulte que beaucoup de questions théoriquement intéressantes sont, d’un point de vue pratique, totalement insignifiantes : Qui souffre le plus, les hommes ou les femmes ? Les adultes ou les enfants ? Les jeunes ou les vieux ? Les mieux informés ou les plus ignorants ? Les croyants ou les non-croyants ? La souffrance nous affecte de façon si personnelle que nous avons tendance à penser que l’adversité qui s’abat sur nous est unique, que personne ne souffre ainsi, et que notre douleur n’est comparable à aucune autre. Et c’est le cas, d’une certaine façon.



Nos sociétés développées ont combattu la douleur physique et obtenu des résultats très appréciables. Mais la médecine et la pharmacopée l’ont surtout traitée comme un simple problème technique. C’est pour cela qu’on leur reproche, avec raison, le risque de réduire la douleur à une simple « panne » de la machine corporelle. 14 La souffrance est un problème plus profond, qui affecte la singularité de l’être humain. De fait, aucune loi physiologique ne peut rendre compte de cette expérience. 15 Bénéficiaires privilégiés de ce qui porte le nom d’“état de bien-être”, nous recourons systématiquement à l’assistance médicale dans notre lutte contre la douleur, comme s’il s’agissait d’un droit fondamental. Les médecins prescrivent des médicaments qui calment nos douleurs physiques. Les thérapies psychologiques apaisent nos perturbations émotionnelles. Et



Phrase attribuée à Herbert George Wells (plus connus comme H.G. Wells, 1866-1946), auteur de La guerre des mondes.



David Le Breton, L’adieu au corps, Éditions Métailié, Paris, 1999.



Ophir Levy, Penser l’humain à l’aune de la douleur, Éd L’Harmattan, Paris, 2009 ; David Le Breton, Expérience de la douleur. Entre destruction et renaissance, Éditions Métailié, Paris, 2010.



si cela ne suffit pas, les drogues nous procurent une évasion, bien que momentanée, de notre réalité douloureuse.



Aujourd’hui, en Occident, les chiffres statistiques de la consommation d’analgésiques et de tranquillisants ne cessent d’augmenter. D’autres sociétés et nos ancêtres ont assumé la douleur de façons qui nous paraissent excessivement résignées et cruelles, les associant à des pratiques religieuses ou spirituelles qui nous semblent de plus en plus difficiles à accepter. Ils ne l’ont pas perçue comme un simple problème sanitaire ou médical, mais comme une question existentielle. Dans notre monde postchrétien, les cures ont supplanté les prêtres. Les médicaments et les thérapies se sont substitués aux jeûnes et aux prières, et sont devenus les succédanés modernes de pratiques qui, en d’autre temps, relevaient de la force de caractère et du domaine de la foi. 16



Est-il vrai que personne ne veut souffrir ?



Bien que, en théorie, nous cherchions tous le bien-être et que chacun se défende à sa manière contre la douleur, en réalité la souffrance se cultive aussi. Il est surprenant de constater avec quelle obstination nous nous maintenons dans des situations qui nous font souffrir, et quelle énergie nous sommes capables d’investir à nourrir précisément les causes de nos problèmes.



Voyons un exemple de petite importance. La dent de lait d’un enfant bouge. Elle va bientôt tomber, et lui fait à peine mal s’il ne la touche pas. Pourtant, il sent la nécessité de toucher sa dent sans arrêt (que ce soit avec la langue ou avec les doigts), comme s’il voulait s’assurer de sa présence ! 17 À un niveau beaucoup plus sérieux, de nombreuses victimes de maladies qui sont la conséquence directe de mauvaises habitudes (alimentation, tabac, alcool, manque d’e-



Voir Olivier Roy, La sainte ignorante : le temps de la religion sans culture. Paris, Seuil, 2008.



Est-ce la première perte d’un petit bout de soi qui, peut-être, inquiète l’enfant ? Ou alors, il teste si la souffrance n’augmente pas ? A moins qu’il souhaite être libéré au plus vite de la dent pour recevoir une récompense de sa famille ! (Cf. Sylvie Galland y Jacques Salome, Les mémoires de l’oubli, Genève, Jouvence, 1989).



xercice, etc.) aimeraient ne plus souffrir mais sans changer leur style de vie. Au lieu d’attaquer la cause de leurs maux en changeant leurs habitudes, ils préfèrent recourir à la chirurgie ou à des remèdes miracles qui les libèrent de leurs effets indésirables.



Certaines personnes souffrantes adoptent, plus ou moins inconsciemment, des comportements proches du masochisme, car elles y trouvent des bénéfices secondaires. Par exemple, leurs maux de tête, dont ils parlent constamment, leur permettent d’exister face aux autres, on s’occupe d’eux, etc. D’autres s’enlisent dans des états de dépendances face à des problèmes passés non résolus, reportant sur autrui leur incapacité à les résoudre. Une certaine gravité de la maladie empêche cependant toute critique de la personne, quel que soit son comportement. Cette situation peut conduire certains malades chroniques à s’accommoder d’une espèce de “dépendance” qui les rend moins responsables de ce qu’ils seraient s’ils étaient plus autonomes. Ils obtiennent ainsi, en inspirant la pitié, l’aide qu’ils désirent sans avoir à la demander. 18 Dans certains cas, leur propre souffrance leur procure le moyen parfait pour punir quelqu’un



– conjoint, enfants ou parents – les culpabilisant de façon sournoise à cause de leurs problèmes.



D’autre part, comme l’a démontré le docteur Sylvie Galland, un grand pourcentage de patients reproduisent des modèles de relations nuisibles vécues dans leur enfance, lesquelles seraient souvent évitables. Ainsi, la fille d’un alcoolique, par solidarité avec sa mère, sera disposée à assumer une souffrance similaire à celle endurée par elle à cause des problèmes du père, se prédisposant inconsciemment à supporter les aléas d’un mari… de préférence alcoolique ! Peut-être que notre société compétitive en est en partie responsable. Les honneurs et la gratification sont uniquement destinés à ceux qui triomphent. Mais l’affection, la compassion et la faveur publique vont naturellement à ceux qui souffrent. Comme il est beaucoup plus facile dans la vie d’échouer que de triompher, et d’être mal-



Et nous ne disons rien du

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