Buch lesen: «Le portrait de monsieur W. H.»
PRÉFACE
Ce volume contient, je crois, toutes les nouvelles d'Oscar Wilde qui n'avaient pas encore été traduites en français.
J'ai dû à la gracieuseté de M. Walter E. Ledger les textes sur lesquels j'ai traduit _le Fantôme de Canterville, Un Sphinx qui n'a pas de secret et le Modèle millionnaire_.
Je dois au même écrivain des éclaircissements sur différentes difficultés qui m'ont prouvé qu'on ne sait jamais complètement une langue quand on n'a pas vécu dans les pays où on la parle.
Je lui dois enfin des notions bibliographiques exactes dont j'ai usé, d'ailleurs, avec discrétion pour ne point déflorer le travail bibliographique très complet qu'il a en préparation, avec un ami d'Oxford, sur les oeuvres d'Oscar Wilde. Que mon généreux correspondant trouve ici le témoignage de ma gratitude!
J'ai puisé les textes du Portrait de Monsieur W. H., des Poèmes en prose et de l'étude l'Âme humaine sous le régime socialiste dans les collections des Revues citées dans mes notices bibliographiques, collections que la Bibliothèque nationale possède heureusement complètes.
En traduisant le Portrait de Monsieur W. H., je me suis permis deux corrections qui m'ont paru correspondre à des fautes d'impression.
C'est à Mary Fitton et non à Mary Finton que l'on a attribué un rôle dans l'histoire des Sonnets et, selon toute apparence, c'est à P. Oudry que Wilde fait attribuer par ses amis le faux portrait de Monsieur W. H., bien que le Blackwood's Edinburgh Magazine ait imprimé Ouvry.
Enfin, ce m'est un devoir de reconnaître que pour les versions des fragments cités des Sonnets, j'ai beaucoup emprunté aux traductions de François-Marie-Victor Hugo et d'Émile Montégut. Suum cuique.
Albert Savine.
LE PORTRAIT DE MONSIEUR W. H.1
I
J'avais dîné avec Erskine dans sa jolie petite maison de Bird Cage Walk et nous étions assis dans sa bibliothèque, buvant notre café et fumant des cigarettes, quand nous en vînmes à causer des faux en littérature.
Maintenant je ne me souviens plus ce qui nous amena à un sujet aussi bizarre en un pareil moment, mais je sais que nous eûmes une longue discussion au sujet de Macpherson2, d'Ireland3 et de Chatterton4 et qu'en ce qui concerne ce dernier, j'insistai sur ce point que ses prétendus faux étaient simplement le résultat d'un désir artistique de parfaite ressemblance, que nous n'avons nul droit de marchander à un artiste les conditions dans lesquelles il veut présenter son oeuvre et que tout art étant à un certain degré une sorte de jeu, une tentative de réaliser sa propre personnalité sur quelque plan imaginatif en dehors de la portée des accidents et des limites de la vie réelle; – censurer un artiste pour un pastiche, c'était confondre un problème de morale et un problème d'esthétique.
Erskine, qui était de beaucoup mon aîné et qui m'avait écouté avec la politesse amusée d'un homme qui a atteint la quarantaine, appuya soudain sa main sur mon épaule et me dit:
– Que diriez-vous d'un jeune homme qui avait une étrange thèse sur certaine oeuvre d'art, qui croyait à cette thèse et qui commit un faux pour en faire la démonstration?
– Oh! ceci est tout à fait une autre question.
Erskine demeura quelques instants silencieux, contemplant le mince écheveau de fumée grise qui s'élevait de sa cigarette.
– Oui, dit-il après une pause, c'est tout à fait différent!
Il y avait quelque chose dans le ton de sa voix, une légère sensation d'amertume peut-être, qui excita ma curiosité.
– Avez-vous jamais connu quelqu'un qui avait fait cela? lui demandai-je brusquement.
– Oui, répondit-il, en jetant au feu sa cigarette, un de mes grands amis, Cyril Graham. C'était un garçon tout à fait fascinant, un vrai fou sans la moindre énergie. C'est pourtant lui qui m'a laissé le seul legs que j'ai reçu de ma vie.
– Et qu'était-ce? m'écriai-je.
Erskine se leva de sa chaise et allant à une petite vitrine en marqueterie qui était placée entre les deux fenêtres, il l'ouvrit et revint à l'endroit où j'étais assis en tenant dans sa main un petit panneau de peinture encadré d'un vieux cadre un peu terne de l'époque d'Elisabeth.
C'était un portrait en pied d'un jeune homme habillé d'un costume de la fin du XVIe siècle, assis à une table, sa main droite reposant sur un livre ouvert.
Il paraissait âgé de dix-sept ans et était d'une beauté tout à fait extraordinaire, quoique évidemment un peu efféminée.
Certes, si ce n'eût été le costume et les cheveux coupés très courts, on aurait dit que le visage, avec ses yeux pensifs et rêveurs et ses fines lèvres écarlates, était un visage de femme.
Par la manière, surtout par la façon dont les mains étaient traitées, le tableau rappelait les dernières oeuvres de François Clouet. Le pourpoint de velours noir, avec ses broderies d'or capricieuses, et le fond bleu de paon, sur lequel il se détachait si agréablement, et qui donnait à ses tons une valeur si lumineuse, étaient tout à fait dans le style de Clouet.
Les deux masques de la Comédie et de la Tragédie, suspendus, d'une façon quelque peu apprêtée, au piédestal de marbre, avaient cette dureté de touche, cette sévérité si différente de la grâce facile des Italiens que, même à la Cour de France, le grand maître flamand ne perdit jamais complètement et qui chez lui ont toujours été une caractéristique du tempérament des hommes du Nord.
– C'est une charmante chose, m'écriai-je, mais quel est ce merveilleux jeune homme dont l'art nous a si heureusement conservé la beauté?
– C'est le portrait de monsieur W. H., dit Erskine avec un triste sourire.
Ce peut être un effet de lumière dû au hasard, mais il me sembla que des larmes brillaient dans ses yeux.
– Monsieur W. H.! m'écriai-je. Qui donc est monsieur W. H.?
– Ne vous souvenez-vous pas? répondit-il. Regardez le livre sur lequel reposent ses mains.
– Je vois qu'il y a là quelque chose d'écrit, mais je ne puis le lire, répliquai-je.
– Prenez cette loupe grossissante et essayez, dit Erskine sur les lèvres de qui se jouait toujours le même sourire de tristesse.
Je pris la loupe et approchant la lampe un peu plus près, je commençai à épeler l'âpre écriture du seizième siècle:
À l'unique acquéreur des sonnets ci-après.
– Dieu du ciel m'écriai-je. C'est le monsieur W. H., de Shakespeare.
– Cyril Graham prétendait qu'il en était ainsi, murmura Erskine.
– Mais il n'a pas la moindre ressemblance avec lord Pembroke, répondis-je. Je connais très bien les portraits de Penhurst5. J'ai demeuré tout près de là il y a quelques semaines.
– Alors vous croyez vraiment que les sonnets sont adressés à lord Pembroke6? demanda-t-il.
– J'en suis certain, répondis-je. Pembroke, Shakespeare et madame Mary Fitton7 sont les trois personnages des _Sonnets, _il n'y a pas le moindre doute là-dessus.
– Fort bien, je suis d'accord avec vous, dit Erskine, mais je n'ai pas toujours pensé de la sorte. J'ai eu l'habitude de croire… oui, je crois que j'ai eu l'habitude de croire Cyril Graham et sa théorie.
– Et qu'était cette théorie? demandai-je en regardant le merveilleux portrait qui commençait presque à exercer sur moi une singulière fascination.
– C'est une longue histoire, dit Erskine, me reprenant la peinture des mains d'une façon que je jugeai alors presque brutale… C'est une longue histoire, mais si vous avez envie de la connaître, je vous la dirai.
– J'aime les théories sur les _Sonnets, _m'écriai-je, mais je ne crois pas que je sois en disposition d'être converti à quelque idée nouvelle. La question n'est plus un mystère pour personne et, certes, je suis surpris qu'elle ait jamais été un mystère.
– Comme je ne crois pas à la théorie, je ne ferai nul effort pour vous la faire adopter, dit Erskine en riant, mais elle peut vous intéresser.
– Dites-la moi, parbleu! répondis-je. Si la théorie est à moitié aussi délicieuse que la peinture, je serai plus que satisfait.
– Eh bien! reprit Erskine en allumant une cigarette, je dois commencer par vous parler de Cyril Graham lui-même.
Lui et moi nous habitions la même maison à Eton. J'avais un ou deux ans de plus que lui, mais nous étions très grands amis. Nous travaillions et nous nous amusions tout le temps ensemble. Certes, nous nous amusions beaucoup plus que nous ne travaillions, mais je ne puis dire que je regrette cela.
C'est toujours un avantage de n'avoir pas reçu une orthodoxe éducation de boutiquier. Ce que j'ai appris dans les lices de jeu d'Eton m'a été tout aussi utile que tout ce que l'on m'a enseigné à Cambridge.
Il faut que je vous dise que le père et la mère de Cyril étaient tous les deux morts. Ils s'étaient noyés dans un épouvantable accident de yacht près de l'île de Wight.
Son père avait été dans la diplomatie et avait épousé une fille, la fille unique en fait, du vieux lord Crediton qui devint le tuteur de Cyril après la mort de ses parents.
Je ne crois pas que lord Crediton se souciât beaucoup de Cyril. En fait, il n'avait jamais pardonné à sa fille d'épouser un homme qui n'avait pas de titre.
C'était un étrange aristocrate de la vieille roche, qui jurait comme un marchand de pommes frites et avait les manières d'un fermier.
Je me souviens de l'avoir vu une fois un jour de distribution des prix. Il gronda contre moi, il me donna un souverain et me dit de ne pas devenir un «sacré radical» comme mon père.
Cyril avait très peu d'affection pour lui et n'avait pas de plus grande joie que de venir passer la plus grande partie de ses congés avec nous en Écosse.
En réalité, ils ne s'accordaient jamais ensemble.
Cyril le considérait comme un ours et il jugeait Cyril efféminé.
Il était efféminé, je veux bien, en certaines choses, quoiqu'il fût un excellent cavalier et un tireur de première force. En fait, il obtint les fleurets d'honneur avant de quitter Eton. Mais son attitude était très molle.
Il n'était pas médiocrement vain de sa bonne mine et avait une répugnance extrême pour le foot ball.
Les deux choses qui le charmaient réellement, c'étaient la poésie et l'art scénique. À Eton, il était toujours occupé à se farder et à réciter du Shakespeare et quand nous allâmes au collège de la Trinité, la première année, il devint un membre du A. D. C.
Je me souviens que je fus toujours très jaloux de son goût pour la scène. Je lui étais absurdement dévoué. J'étais un garçon gauche, faible, avec d'énormes pieds et le visage horriblement couvert de taches de rousseur.
Les taches de rousseur, c'est la plaie des familles écossaises, comme la goutte celle des familles anglaises.
Cyril avait l'habitude de dire que des deux il préférait la goutte, mais il attachait toujours une importance absurde à l'extérieur des gens et, une fois, il lut, devant notre club de controverse, un mémoire pour prouver qu'il valait mieux avoir bonne mine qu'être bon.
Certes, il était étonnamment beau.
Les gens, qui ne l'aimaient pas, les Philistins et les professeurs de collège, les jeunes gens qui étudiaient pour être d'Église, avaient coutume de dire qu'il n'était que joli, mais sur son visage il y avait bien autre chose que de la joliesse.
Je crois qu'il était la plus splendide des créatures que j'aie jamais vue et rien ne peut surpasser la grâce de ses mouvements, le charme de ses manières. Il séduisait tous ceux qui méritaient qu'on les séduisit et bien des gens qui ne le méritaient pas.
Il était souvent volontaire et impertinent et bien souvent je pensais qu'il manquait épouvantablement de sincérité.
Cela était dû, je crois, surtout à son désir immodéré de plaire. Pauvre Cyril! je lui dis une fois qu'il se contentait de triompher à bon compte, mais il n'en fit que rire.
Il était horriblement gâté.
Tous les gens charmants, j'imagine, sont horriblement gâtés. C'est le secret de leur attraction.
Pourtant il me faut vous parler du jeu de Cyril.
Vous savez que l' A. D. C. ne fait accueil sur sa scène à aucune actrice, du moins, c'était ainsi de mon temps; je ne sais comment les choses se passent aujourd'hui.
Eh bien! tout naturellement Cyril était toujours choisi pour les rôles de jeunes filles et, quand on donna _Comme il vous plaira, _ce fut lui qui joua Rosalinde.
L'exécution fut merveilleuse.
En fait, Cyril Graham était la seule Rosalinde parfaite que j'aie jamais vue. Il me serait impossible de vous décrire la beauté, la délicatesse, le raffinement en tous points de son jeu.
Il fit une énorme sensation et l'horrible petit théâtre – ce n'était pas autre chose alors – était comble chaque soir.
Même quand je lis la pièce maintenant, je ne puis m'empêcher de songer à Cyril. Elle eût pu être faite pour lui.
L'année suivante, il prit ses grades et vint à Londres se préparer à la carrière diplomatique. Mais il ne travaillait jamais. Il passait ses journées à lire les _Sonnets _de Shakespeare et ses soirées à fréquenter le théâtre.
Il avait certes une envie folle de monter sur les planches. Lord Crediton et moi, nous fîmes tous nos efforts pour l'en empêcher.
Peut-être s'il s'était mis à jouer, il serait encore vivant.
C'est toujours une chose sotte que de donner des conseils, mais donner de bons conseils est absolument question de chance. Je vous souhaite de ne jamais tomber dans l'erreur de vouloir conseiller. Si vous le faites, vous aurez à le regretter.
Eh bien! pour en venir au vrai noeud de cette histoire, un jour je reçus une lettre de Cyril dans laquelle il me demandait de passer chez lui le soir.
Il avait un délicieux appartement à Piccadilly avec vue sur le Green Park, et, comme j'avais l'habitude d'aller le voir tous les jours, je fus un peu surpris qu'il eût pris la peine de m'écrire.
Naturellement j'allai chez lui et, quand j'arrivai, je le trouvai dans un état de grande surexcitation.
Il me dit qu'il avait enfin découvert le vrai secret des _Sonnets _de Shakespeare, que tous les lettrés et les critiques avaient fait fausse route et qu'il était le premier qui, travaillant uniquement d'après l'évidence des faits, avait élucidé qui était réellement monsieur W. H.
Il était tout à fait fou de joie et il demeura longtemps sans vouloir me dire sa théorie.
Enfin, il exhiba un paquet de notes, prit son exemplaire des _Sonnets _sur sa cheminée, s'assit et me fît une longue conférence sur toute la question.
Il débuta par établir que le jeune homme, à qui Shakespeare adressait ces poèmes étrangement passionnés, devait être quelqu'un qui avait été réellement un facteur vital dans le développement de son art dramatique et que ni lord Pembroke ni lord Southampton ne se trouvaient dans ce cas.
En outre, à tout prendre, ce ne pouvait être un homme de haute naissance, comme il résulte abondamment du sonnet 25, dans lequel Shakespeare le met en parallèle avec ceux qui sont les favoris de _grands princes _et dit avec une entière franchise:
Que ceux qui sont en faveur auprès de leurs étoiles se parent des honneurs publics et des titres superbes, tandis que moi, que la fortune prive de tels triomphes, je jouis d'un bonheur inespéré qui est pour moi l'honneur suprême, et termine le sonnet en se félicitant de la condition médiocre de celui qu'il adorait tant.
Heureux suis-je donc, moi qui aime et suis aimé, sans pouvoir infliger la disgrâce ni la subir.
Cyril déclarait que ce sonnet serait tout à fait inintelligible si nous imaginions qu'il était adressé soit au comte de Pembroke, soit au comte de Southampton qui, tous deux, étaient des hommes de la plus haute situation en Angleterre et pleinement en droit d'être qualifiés de «grands princes».
Pour appuyer cette opinion, il me lut les sonnets 124 et 125, dans lesquels Shakespeare nous dit que son amour n'est pas _un enfant royal, _qu'il _n'est pas gêné par la pompe souriante, _mais qu'il a été élevé loin de tout accident.
J'écoutais avec un très grand intérêt, car je ne crois pas que la remarque eut été faite jusque-là; mais ce qui suivit était encore plus curieux et me sembla alors solutionner complètement la cause de Pembroke.
Nous avons appris de Meres8 que les _Sonnets _ont été écrits avant 1598 et le sonnet 104 nous informe que l'amitié de Shakespeare pour monsieur W. H. existait déjà depuis trois ans. Or, lord Pembroke, qui était né en 1580, n'est pas venu à Londres avant sa dix-huitième année, c'est-à-dire avant 1598 et la liaison de Shakespeare avec monsieur W. H. doit avoir commencé en 1594 ou au début de 1595. En conséquence, Shakespeare n'a pu connaître lord Pembroke qu'après avoir écrit les Sonnets.
Cyril remarqua aussi que le père de Pembroke ne mourut pas avant 1601; tandis qu'il résulte du vers:
Vous avez eu un père; puisse votre fils en dire autant, que le père de monsieur W. H. était mort en 1598.
En outre, il était absurde d'imaginer que quelque éditeur du temps, – et la préface est de la main de l'éditeur – aurait osé appeler William Herbert comte de Pembroke monsieur.
Le cas de lord Buckhurst, qualifié de M. Sackville, n'a rien de similaire, car lord Buckhurst n'était pas un pair, mais simplement le plus jeune fils d'un pair qui recevait un titre de courtoisie, et le passage du _Parnasse d'Angleterre, _où il est ainsi parlé de lui, n'est pas une dédicace en forme et avec apparat, mais une simple allusion fortuite.
Voilà pour lord Pembroke, dont Cyril démolissait aisément les prétendues prétentions, tandis que je restais abasourdi de sa démonstration.
Pour lord Southampton, Cyril éprouvait encore moins de difficultés.
Southampton devint, à un âge encore tendre, l'amoureux d'Elisabeth Vernon: il n'avait donc pas besoin qu'on le suppliât de se marier.
Il n'était pas beau. Il ne ressemblait pas à sa mère, comme monsieur W. H.
Tu es le miroir de ta mère, et elle retrouve en toi l'aimable avril de sa jeunesse…
et par dessus tout son nom de baptême était Henry, tandis que les sonnets à jeux de mots (le 135e et le 143e) prouvent que le nom de baptême de l'ami de Shakespeare était le même que le sien, Will.
Quant aux autres insinuations des infortunés commentateurs que monsieur W. est une faute d'impression pour monsieur W. S., c'est- à-dire William Shakespeare; que _monsieur W. H. all _doit être un monsieur W. Hall, que monsieur W. H. est monsieur William Hathevay et qu'après Wisheth9 il faut mettre un point, ce qui fait de monsieur W. H. l'auteur et non le sujet de la dédicace, Cyril se débarrassa d'elles en fort peu de temps et il ne vaut pas la peine de mentionner ses raisonnements, quoique je me souvienne qu'il me fit éclater de rire en me lisant – je suis heureux de dire que ce ne fut pas dans l'original – quelques extraits d'un commentateur allemand du nom de Bernstroff qui prétendait soutenir que monsieur Will n'était autre que monsieur William Himself (lui-même).
Graham se refusait à admettre un seul instant que les _Sonnets _fussent de pures satires de l'oeuvre de Drayton et de John Davies d'Hereford.
Pour lui, comme pour moi, c'étaient des poèmes d'une portée sérieuse et tragique, expression de l'amertume de coeur de Shakespeare et adoucis par le miel de ses lèvres.
Encore moins voulait-il admettre que ce fut une simple allégorie philosophique et que Shakespeare adressât ses Sonnets au Moi idéal, à la Nature humaine idéale, à l'Esprit de beauté, à la Raison, au divin Logos ou à l'Église catholique.
Il sentait, comme certes, je crois que nous le sentons tous que les _Sonnets _sont adressés à un être qui a une individualité propre, à un jeune homme déterminé, dont la personnalité, pour une raison quelconque, semble avoir rempli l'âme de Shakespeare d'une terrible joie et d'un non moins terrible désespoir.
Après avoir de la sorte débarrassé la route, Cyril me demanda de chasser de mon esprit toutes les idées préconçues que je pouvais m'être faites sur ce sujet et de prêter une oreille impartiale et bienveillante à sa propre théorie.
Le problème, qu'il signalait, était celui-ci: Quel était le jeune homme contemporain de Shakespeare, à qui, sans qu'il fût de noble naissance ou même de noble caractère, il avait pu s'adresser en termes d'une telle adoration passionnée que nous ne pouvons que nous étonner de ce culte étrange et être presque effrayés de tourner la clé de la serrure qui enferme le mystère du coeur du poète? Quel était celui dont la beauté physique était telle qu'elle devint la vraie pierre angulaire de l'art de Shakespeare, la vraie source de l'inspiration de Shakespeare, la vraie incarnation des rêves de Shakespeare?
Le regarder uniquement comme l'objet de certains poèmes d'amour, c'est oublier toute la signification des poèmes, car l'art, dont Shakespeare parle dans les _Sonnets, _n'est pas l'art des _Sonnets _eux-mêmes, qui certes ne furent pour lui que des choses légères et intimes, c'est l'art du Dramaturge à qui il fait toujours allusion et celui dont Shakespeare dit:
Tu es tout mon art et tu exaltes jusqu'à la science mon ignorance grossière,
celui à qui il promet l'immortalité,
Là où le souffle a le plus de puissance, sur la bouche même de l'humanité.
n'était sûrement pas autre que le jeune acteur pour qui il créa Viola et Imogène, Juliette et Rosalinde, Portia et Desdemone, et Cléopâtre elle-même.
Telle était la théorie de Cyril Graham, tirée, comme vous le voyez, uniquement des _Sonnets _et dont l'acceptation ne dépendait pas tant d'une preuve par démonstration ou d'une évidence formelle que d'une sorte de flair spirituel et artistique par lequel seul, prétendait-il, on pouvait discerner le vrai sens des poésies.
Je me souviens qu'il me lut ce beau sonnet:
Comment ma muse pourrait-elle manquer de sujet tant que de ton souffle tu verses dans mon vers ton ineffable inspiration trop parfaite pour être confiée à un papier vulgaire?
Oh! Remercie-toi toi-même si tu trouves chez moi rien qui vaille la peine que tu le lises; car quel est l'être assez muet pour ne rien pouvoir te dire, quand toi-même tu donnes la lumière à ton invention.
Sois pour lui la dixième muse, dix fois plus puissante que les neuf vieilles invoquées par les rimeurs: et celui qui t'invoquera produira des nombres éternels qui mûriront dans un avenir lointain.
Il me fit remarquer combien c'était une complète confirmation de sa théorie.
En effet, il feuilleta attentivement tous les _Sonnets _et montra, ou s'imagina qu'il montrait que dans la nouvelle explication de leur signification qu'il proposait, les choses qui avaient paru obscures, ou défectueuses, ou exagérées, devenaient claires et rationnelles et de haute portée artistique, illuminant la conception de Shakespeare des vrais rapports entre l'art de l'acteur et l'art du dramaturge.
Il est, certes, évident qu'il devait y avoir dans la compagnie de Shakespeare quelque merveilleux jeune acteur d'une grande beauté, à qui il confiait le soin de personnifier ses nobles héroïnes; car Shakespeare était un organisateur de tournée dramatique, en même temps qu'un poète plein d'imagination. Or, Cyril Graham avait fini par découvrir le nom du jeune acteur.
C'était Will, ou comme il préférait l'appeler Willie Hughes.
Il avait trouvé le nom de baptême dans les sonnets à jeu de mots 125 et 143 et le nom de famille, d'après lui, était caché dans le huitième vers du sonnet 20 ou monsieur W. H. est décrit comme.
Un homme par le teint mais battant tous les TEINTS possibles.
Dans l'édition originale des _Sonnets, TEINTS (hews) _est imprimé en lettres capitales et en italiques et cela, prétendait-il, montrait clairement qu'il y avait là une tentative de jeu de mots.
Cette façon de voir recevait une grande part de confirmation de ces sonnets dans lesquels des jeux de mots bizarres étaient faits sur les mots _usage _et usure.
Naturellement je me laissai convaincre d'emblée et Willie Hughes devint pour moi un être aussi réel que Shakespeare.
La seule objection, que je fis à la théorie, était que le nom de Willie Hughes ne se trouve pas dans la liste des acteurs de la compagnie de Shakespeare imprimée au premier folio.
Cyril, pourtant, établit que l'absence du nom de Willie Hughes de cette liste démontrait réellement la théorie, puisqu'il résultait du sonnet 86 que Willie Hughes avait abandonné la troupe de Shakespeare pour jouer dans un théâtre rival, probablement dans quelques-unes des pièces de Chapman10.
C'est en allusion à ce fait que dans le grand sonnet sur Chapman, Shakespeare dit à Willie Hughes:
Mais dès que votre jeu a rehaussé sa poésie, la mienne n'a plus eu de sujet et c'est ce qui l'a fait languir.
l'expression _dès que votre jeu a rehaussé sa poésie _se rapportant sans nul doute à la beauté du jeune acteur qui faisait vivre, réalisait les vers de Chapman et leur ajoutait du charme.
La même idée se trouvait encore énoncée dans le 79e sonnet:
Tant que seul j'ai invoqué ton aide, mon vers seul a possédé toute ta gentille grâce; mais maintenant mes nombres gracieux sont déchus et ma muse malade cède la place à une autre,
et dans le sonnet qui le précède immédiatement où Shakespeare dit:
Toutes les autres plumes ont pris exemple sur moi 11 et répandent leur poésie sous ton patronage,
le jeu de mot use=Hughes étant naturellement voulu et la phrase _répandent leur poésie sous ton patronage _signifiant avec votre concours comme acteur donnent leurs pièces au public.
C'était une nuit superbe.
Presque jusqu'au jour nous demeurâmes assis là à lire et à relire les Sonnets.
Un peu après pourtant, je commençai à voir que, avant que la théorie pût être lancée publiquement sans une forme vraiment parfaite, il était nécessaire d'apporter une démonstration de l'existence de ce jeune acteur Willie Hughes, en dehors des Sonnets.
Si, un jour, l'on pouvait établir l'existence de ce personnage, il n'y aurait plus de doute possible sur son identité avec monsieur W. H.
Autrement la théorie tomberait à terre.
J'exposai cela à Cyril de la façon la plus nette.
Il fut fort ennuyé de ce qu'il appelait ma tournure d'esprit de Philistin et il fut même un peu amer sur ce sujet.
Pourtant, je lui fis promettre que, dans son propre intérêt, il ne publierait pas sa découverte avant d'avoir mis toute la question hors de doute et, pendant de longues semaines, nous feuilletâmes les registres des églises de la Cité, les manuscrits Alleyn à Dulwich, les papiers du Record Office, les papiers de lord Chamberlain, bref tout ce que nous pensions pouvoir contenir quelque allusion à Willie Hughes.
Nous ne découvrîmes rien, cela va sans dire et chaque jour l'existence de Willie Hughes me paraissait devenir plus problématique.
Cyril était dans un état épouvantable. Il remettait la question sur le tapis tous les jours, s'efforçant de me convaincre, mais j'avais vu le point faible de la théorie et je me refusais à y croire tant que l'existence de Willie Hughes, l'acteur adolescent du temps d'Elisabeth, n'avait pas été démontrée sans doute ni hésitation possible.
Un jour, Cyril quitta Londres pour se rendre chez son grand-père, du moins je le crus alors, mais plus tard j'ai appris de lord Crediton qu'il n'en fut pas ainsi.
Après une quinzaine, je reçus de Cyril un télégramme, expédié de Warwick, où il me priait de ne pas manquer de venir dîner avec lui, ce soir-là, à huit heures précises.
À mon arrivée, il m'accueillit par ces mots:
– Le seul apôtre, qui ne méritait pas que rien lui fût prouvé, était saint Thomas et saint Thomas fut le seul apôtre à qui la preuve fut donnée.
Je lui demandai ce qu'il voulait dire.
Il répondit qu'il ne lui avait pas été seulement possible d'établir l'existence au XVIe siècle d'un acteur adolescent nommé Willie Hughes, mais de prouver, avec l'évidence la plus concluante, que c'était bien là le monsieur W. H. des Sonnets.
Il ne voulut rien me dire de plus pour le moment; mais, après le dîner, il mit solennellement sous mes yeux le portrait, que je vous ai montré, et me dit qu'il l'avait découvert, par le hasard le plus extraordinaire, cloué à un des panneaux d'un vieux coffre qu'il avait acheté dans une maison de ferme du comté de Warwick.
Il avait naturellement rapporté également le coffre lui-même qui était un fort beau spécimen de l'ébénisterie du temps d'Elisabeth.
Au milieu du panneau de front on lisait, sans le moindre doute les initiales W. H. gravées dans le bois.
C'était ce monogramme qui avait attiré l'attention de Cyril et il me dit qu'il n'avait songé à examiner avec soin l'intérieur du coffre que plusieurs jours après qu'il l'avait en sa possession.
Un matin, pourtant, il s'aperçut que l'une des parois du coffre était beaucoup plus épaisse que l'autre et en y regardant de très près il découvrit qu'un panneau de peinture encadré y était emboîté.
Il le dégagea et il se trouva que c'était le portrait qui était maintenant étalé sur le canapé.
Le panneau était très sale et couvert de moisissures, mais il réussit à le nettoyer et, à sa grande joie, il vit qu'il était tombé par pur hasard sur la seule chose qui pût exciter son désir.
C'était un portrait authentique de monsieur W. H. Sa main reposait sur la page dédicatoire des _Sonnets _et, sur le châssis même, on pouvait distinguer le nom du jeune homme écrit en initiales noires sur un fond d'or terni: monsieur William Hews.
Bon! que pouvais-je dire?
Il ne me vint pas un instant à la pensée que Cyril Graham me jouât la comédie et qu'il essayât de démontrer la théorie au moyen d'un faux.
– Mais est-ce un faux? demandai-je.
– Certes oui, dit Erskine. C'était un faux très bien fait, mais ce n'en était pas moins un faux.
Je crus alors que Cyril avait eu ses apaisements sur toute cette question, mais je me souviens qu'il me dit plus d'une fois que pour lui il n'était besoin d'aucune preuve de ce genre et qu'il croyait la théorie complète, même sans cela.
Je riais de sa confiance.
Je lui dis que sans cette preuve toute la théorie dégringolait à terre et je le félicitai chaudement de sa merveilleuse découverte.
Alors nous décidâmes que le portrait serait gravé ou reproduit en fac-similé et placé comme frontispice en tête de l'édition des _Sonnets _de Cyril.
Pendant trois mois, nous ne fîmes que repasser tous les poèmes vers par vers jusqu'à ce que nous eûmes dominé toutes les difficultés du texte ou de sens.
Un malheureux jour, j'étais dans un magasin d'estampes à Holborn, quand je vis sur le comptoir quelques dessins à la pointe d'argent extrêmement beaux.
Je fus si fort attiré par eux que je les achetai, et le propriétaire du magasin, un certain Rawlings, me dit qu'ils étaient l'oeuvre d'un jeune peintre nommé Edward Merton qui était très habile, mais aussi pauvre qu'un rat d'église.