Une Loi de Reines

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Aus der Reihe: L'anneau Du Sorcier #13
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CHAPITRE QUATRE

Gwendolyn s’agenouilla sur le pont, agrippée au bastingage. Elle rassembla ses forces pour se redresser et regarder vers l’horizon. Tout son corps tremblait, affaibli par la faim. Debout, elle eut un vertige. Elle fit un dernier effort pour admirer la vue qui s’étendait devant ses yeux.

Gwendolyn plissa les paupières pour voir à travers la brume. Elle se demanda si ce qu’elle voyait n’était qu’un mirage.

Là, à l’horizon, s’étendait un rivage interminable. Au milieu, un port battait comme un cœur, encadré par des piliers dorés étincelants, qui s’élevaient vers le ciel. Sous les rayons mouvants du soleil, les piliers et la ville prenaient une teinte jaune-vert. Les nuages se déplaçaient rapidement par ici, constata Gwen. Cela voulait-il dire que le ciel était différent dans cette partie du monde ? Ou n’était-ce là qu’une hallucination provoquée par la faim ?

Un millier de fiers vaisseaux se dressaient sur les flots, devant le port. Gwen n’avait jamais vu de mâts aussi hauts et tous étaient plaqués d’or. C’était probablement la ville la plus prospère et la plus riche que Gwen ait jamais vue. Construite sur le rivage, elle s’étendait aussi loin que portait le regard, balayée seulement par les vagues. À côté d’elle, la Cour du Roi aurait eu l’air d’un village. Gwen n’aurait jamais cru que tant de bâtiments pouvaient s’élever au même endroit. Quel peuple vivait ici ? Ce devait être une grande nation, songea-t-elle. La nation de l’Empire.

Gwen réalisa avec horreur que les courants l’emportaient là-bas. Bientôt, le navire serait comme aspiré par le vaste port, parmi ces nombreux vaisseaux. Gwen serait faite prisonnière – peut-être même tuée. Elle songea à la cruauté de Andronicus, à la cruauté de Romulus… Ce devait être un comportement normal au sein de l’Empire. Peut-être aurait-il mieux valu mourir en mer.

Un bruit de pas se fit entendre sur le pont. Elle tourna la tête et vit Sandara, affaiblie elle aussi par la faim, mais bien décidée à se tenir droite et fière. Elle tenait dans les mains une grande relique dorée, en forme de cornes de taureau. Sous les yeux de Gwen, elle fit jouer les rayons du soleil sur les cornes, pour envoyer un signal sur la côte. Cependant, Sandara ne dirigeait pas la lumière vers la ville, mais plus loin vers le nord, vers ce qui semblait être un bosquet d’arbres.

Les paupières de Gwen étaient si lourdes qu’elles commençaient à se fermer, alors qu’elle luttait pour ne pas s’évanouir. Elle se sentit glisser vers le pont, envahie par des images. Elle n’était plus sûre de distinguer la réalité des hallucinations causées par la faim. Elle crut voir des canots, une douzaine environ, émerger de la jungle et voguer en direction du navire. Elle fut surprise de constater qu’ils n’appartenaient pas à la race de l’Empire : ce n’étaient pas des guerriers à la peau rouge et munis de cornes. Il s’agissait d’hommes et de femmes musclés, à la peau chocolat et aux yeux jaunes, pleins d’intelligence et de compassion. Gwen vit que Sandara les regardait venir comme on attend des amis. Elle comprit qu’il s’agissait de son peuple.

Un bruit sourd heurta le navire. Ils venaient de lancer des grappins accrochés à des cordes. Lentement, le navire changea de direction, emporté par les canots loin du port et de la ville impériale. Gwen comprit que le peuple de Sandara était venu les aider, venu guider leur vaisseau loin de l’Empire.

Ils partaient vers le nord, vers la jungle, vers un abri. Gwen ferma les yeux, envahie par le soulagement.

Gwen rouvrit les yeux. De faiblesse, elle s’était à moitié couchée sur le bastingage, le visage tourné vers les canots. Submergée par la fatigue, Gwendolyn sentit qu’elle se penchait trop. Elle perdait l’équilibre. Elle allait basculer par-dessus bord. Prise de panique, elle agrippa plus fermement le bastingage, mais c’était trop tard.

Son cœur battit la chamade. Après toutes les épreuves qu’elle avait traversées, fallait-il donc qu’elle meure de cette façon ? Noyée dans l’océan si près du rivage ?

Un grognement retentit et, soudain, des mâchoires se refermèrent sur l’ourlet de sa chemise, avant de la tirer vers l’arrière. Elle atterrit sur le pont avec un bruit sourd, sauvée juste à temps.

En ouvrant les yeux, elle vit Krohn se pencher vers elle et son cœur battit plus vite dans sa poitrine. Il était en vie ! Quelle joie de le revoir… Il était bien plus maigre que la dernière fois qu’elle l’avait vu. Dans le chaos, elle l’avait perdu de vue. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il avait filé se cacher dans la cale pendant une tempête particulièrement mauvaise. Il avait dû s’affamer pour que d’autres puissent manger. C’était Krohn. Si altruiste. Et maintenant qu’ils s’apprêtaient à toucher terre, il refaisait surface.

Krohn gémit et lui lécha la figure. Gwen l’enlaça avec les dernières bribes de son énergie. Elle s’étendit. Krohn se blottit à ses côtés, la tête posée sur sa poitrine, aussi près que possible comme s’il ne restait aucun autre endroit au monde.

*

Gwendolyn sentit un liquide sucré et froid chatouiller ses lèvres, sa langue, ses joues et son cou. Elle ouvrit la bouche et but à grandes gorgées. Elle avait l’impression de s’éveiller d’un rêve.

Gwen ouvrit les yeux, en buvant avec avidité. Des visages inconnus étaient penchés vers elle. Elle but jusqu’à s’étouffer et recracher.

Quelqu’un l’aida à se relever et lui tapota gentiment le dos, quand elle fut prise d’une quinte de toux.

– Shhh, dit une voix. Bois doucement.

C’était une voix douce, la voix d’un guérisseur. Gwen leva les yeux et croisa le regard d’un vieil homme au visage parcheminé, les rides étirées autour d’un sourire.

Des douzaines de visages inconnus cernaient Gwen de tous côtés. Le peuple de Sandara. Ils l’observaient avec bienveillance, en silence, comme on contemple un objet de curiosité. Submergée par la soif et la faim, Gwen tendit les bras comme une hystérique et saisit l’outre, avant de verser avidement le liquide dans sa bouche. Elle but comme si c’était la dernière fois.

– Plus lentement, dit la voix de l’homme. Ou bien tu vas te rendre malade.

Des douzaines de guerriers étaient montés à bord du vaisseau. Parmi eux se trouvait le peuple de Gwen, les survivants de l’Anneau, qui émergeaient un par un des cabines. Certains étaient étendus, d’autres agenouillés ou assis, en compagnie des amis de Sandara qui leur donnaient à boire. Illepra se trouvait au milieu d’eux et tenait dans ses bras le bébé que Gwen avait sauvé dans les Isles Boréales. Elle lui donnait à manger. Gwen fut soulagée de l’entendre pleurer. Elle l’avait donné à Illepra quand elle était devenue trop faible pour le tenir. La voir lui faisait penser à Guwayne. Gwen ferait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver cette petite fille.

Gwen retrouvait ses forces de minute en minute. Elle s’assit sur son séant et but encore un peu de liquide en se demandant ce que c’était. Elle ressentit envers ce peuple un élan de reconnaissance. Ils leur avaient sauvé la vie.

Un gémissement se fit entendre à côté de Gwen. Krohn était resté étendu là, la tête sur les genoux de Gwen. Elle le fit boire et il lapa avec gratitude, pendant qu’elle lui caressait la tête avec tendresse. Elle lui devait la vie, une fois encore. Et l’avoir auprès d’elle lui faisait penser à Thor.

Gwen leva les yeux vers le peuple de Sandara. Comment les remercier ?

– Vous nous avez sauvés, dit-elle. Nous vous devons la vie.

Elle se tourna vers Sandara qui s’approchait. Cette dernière secoua la tête.

– Mon peuple ne croit pas aux dettes d’honneur dit-elle. Ils pensent que c’est déjà un honneur de sauver une personne dans la détresse.

La foule s’écarta pour céder le passage à un homme aux traits sévères, sans doute leur chef. Il devait avoir une cinquantaine d’années. Il avait des lèvres fines et les mâchoires serrées. Il s’accroupit à côté de Gwen. Elle remarqua qu’il portait autour du cou un collier de turquoise et de nacre qui reflétait les rayons du soleil. Il inclina la tête, en la couvant d’un regard compatissant.

– Je me nomme Bokbu, dit-il d’une voix profonde et autoritaire. Nous avons répondu à l’appel de Sandara, car c’est une des nôtres. Nous avons pris un risque pour sauver vos vies. Si l’Empire découvre votre présence, ils nous tueront tous.

Bokbu se dressa, poings sur les hanches, et Gwen se leva à son tour avec l’aide de Sandara et du guérisseur, pour lui faire face. Bokbu soupira en balayant le navire du regard, comme désespéré devant l’état pitoyable de l’embarcation.

– Maintenant qu’ils vont mieux, ils doivent partir, dit une voix.

Gwen se tourna vers l’homme qui avait parlé, un guerrier musclé, torse nu, armé d’un javelot. Il s’approcha de Bokbu en lui jetant un regard froid.

– Renvoie ces étrangers de l’autre côté de la mer, ajouta-t-il. Pourquoi devrions-nous faire couler notre sang pour eux ?

– Je suis de votre sang, dit Sandara en faisant un pas en avant et en toisant le guerrier du regard.

– Et c’est pour ça que tu nous as amené ces gens. Tu nous mets tous en danger, répliqua-t-il d’un ton sec.

– Tu couvres notre peuple de honte, dit Sandara. As-tu oublié les lois de l’hospitalité ?

– Tu n’aurais jamais dû nous les amener. C’est toi qui nous couvres de honte.

Bokbu leva les mains pour les séparer et les faire taire.

Il resta longtemps inexpressif, plongé dans ses pensées. Gwendolyn réalisa qu’elle et ses compagnons se trouvaient dans une situation précaire. Repartir en mer les mènerait à la mort. Cependant, elle ne voulait pas non plus mettre en danger le peuple qui l’avait secouru.

– Nous ne vous voulons aucun mal, dit-elle en se tournant vers Bokbu. Je n’ai pas envie de vous mettre en danger. Nous pouvons repartir.

 

Bokbu secoua la tête.

– Non, dit-il.

Il dévisagea Gwen avec ce qui semblait être de l’incompréhension.

– Pourquoi avez-vous guidé votre peuple jusqu’ici ?

Gwen soupira.

– Nous avons fui devant une grande armée, dit-elle. Ils ont détruit notre patrie. Nous sommes partis à la recherche d’un autre foyer.

– Vous êtes au mauvais endroit, dit le guerrier. Ici, ce ne peut être votre foyer.

– Silence ! s’écria Bokbu en lui adressant un regard sévère.

Il se tourna vers Gwendolyn et plongea son regard dans le sien.

– Vous êtes une femme noble et fière, dit-il. Je vois bien que vous êtes une souveraine née. Vous avez guidé votre peuple jusqu’ici. Si vous repartez, vous mourrez. Peut-être pas aujourd’hui, mais dans quelques jours.

Gwendolyn lui renvoya son regard.

– Alors nous mourrons, répondit-elle. Je ne laisserai pas votre peuple mourir pour que nous puissions vivre.

Elle soutint son regard, le visage inexpressif, rendue plus téméraire par sa noblesse et sa fierté. Elle vit que Bokbu la dévisageait avec un respect renouvelé. Un silence tendu s’installa.

– Le sang des guerriers coule dans vos veines, dit-il. Vous resterez avec nous. Votre peuple retrouvera ses forces, peu importe le temps que cela prendra.

– Mais, chef…, commença le guerrier.

Bokbu lui adressa un regard sévère.

– Ma décision est prise.

– Mais leur vaisseau ! protesta-t-il. S’il reste dans le port, l’Empire le verra. Nous mourrons avant que la lune ne décroisse !

Le chef leva les yeux vers le mât, balaya le navire du regard, pour évaluer la situation. Gwen vit alors qu’ils avaient dissimulé le navire dans un port secret, caché par la jungle. Devant eux s’ouvrait la pleine mer. L’homme avait raison.

Le chef hocha la tête.

– Vous voulez sauver votre peuple ? demanda-t-il.

Gwen hocha la tête d’un air assuré.

– Oui.

Il hocha la tête à son tour.

– Les chefs sont toujours contraints de prendre des décisions difficiles, dit-il. Maintenant, c’est votre tour. Vous pouvez rester avec nous, mais votre navire nous tuerait tous. Nous vous invitons sur la terre ferme, mais votre navire ne peut pas rester. Vous allez devoir le brûler. C’est à cette condition que nous accepterons votre séjour parmi nous.

Le cœur de Gwen manqua un battement. Elle balaya du regard le navire qui les avait emportés jusqu’ici et qui lui avait permis de sauver son peuple. Des émotions contradictoires la traversèrent. Ce navire était leur seul moyen de repartir.

Mais vers où ? Vers l’océan, un voyage interminable qui se terminerait dans la mort ? Son peuple pouvait à peine marcher. Ils avaient besoin de repos. Ils avaient besoin d’un refuge. S’il fallait pour cela brûler le navire, très bien. Ils pourraient toujours en trouver un autre, ou en construire un autre, s’ils décidaient de reprendre la mer. Ils trouveraient un moyen. Pour le moment, le plus important était de survivre. C’était tout ce qui importait.

Gwendolyn hocha gravement la tête.

– Qu’il en soit ainsi, dit-elle.

Bokbu hocha la tête avec respect. Il donna les ordres par-dessus son épaule et ses hommes s’exécutèrent. Ils se déployèrent autour du navire pour aider les membres de l’équipage à descendre sur la plage. Gwen attendit de voir passer devant elle tous ceux qu’elle aimait : Godfrey, Kendrick, Brandt, Atme, Aberthol, Illepra, Sandara…

Elle attendit que la dernière personne descende et demeura seule sur le pont, en compagnie de Krohn et du chef.

Bokbu tenait dans sa main une torche enflammée, que venait de lui donner l’un de ses hommes. Il approcha les flammes du bateau.

– Non, dit Gwen en lui saisissant le poignet.

Il lui adressa un regard surpris.

– Un souverain doit détruire ce qui est à lui, dit-elle.

Elle lui prit maladroitement la torche des mains et, en chassant une larme, l’approcha des voiles.

Les flammes se répandirent comme une traînée de poudre, jusqu’à submerger le navire.

Gwen lâcha la torche, balayée par une vague de chaleur. Elle fit volte-face et, Krohn et Bokbu sur ses talons, descendit le long de la passerelle, en direction de la plage, de son nouveau foyer, le dernier endroit qui leur restait en ce monde.

Des bruits étranges d’animaux et d’oiseaux se faisaient entendre. Gwen put seulement se demander :

Serons-nous jamais à la maison ici ?

CHAPITRE CINQ

Alistair était agenouillée sur la pierre et le froid faisait trembler ses genoux. Elle leva les yeux vers les premières lueurs de l’aube qui perçaient au-dessus des Isles Méridionales, illuminant les montagnes et les vallées. Ses mains tremblaient, enchaînées au billot. Elle posa son cou là où bien d’autres avaient perdu leurs têtes. Des traces de sang maculaient le bois. Ça et là, des échardes laissaient deviner l’endroit où les haches s’étaient abattues. En posant la joue contre le billot, elle devina la tragique énergie du bois, devina les émotions, les sentiments de tous ceux qui étaient passés par là avant elle. Son cœur se serra.

Alistair leva fièrement les yeux vers le ciel, pour regarder une dernière fois le soleil perçant l’aube. Plus jamais elle n’aurait l’occasion de le contempler. Le spectacle semblait soudain plus précieux et plus beau que jamais auparavant. Une brise balayait le petit matin. Les Isles Méridionales étaient probablement le plus bel endroit qu’elle ait jamais vu : les arbres se paraient ici de gerbes de fleurs oranges, rouges, roses et mauves et certains arboraient déjà des fruits ronds. Des oiseaux violets, de grosses abeilles butinaient ça et là, en suivant la délicieuse fragrance des fleurs. La brume jetait sur la scène un voile mystérieux. Alistair n’avait jamais ressenti un attachement si fort à un pays. C’était un pays où elle aurait été heureuse de vivre pour toujours.

Des bruits de bottes frappant la pierre se firent entendre. Bowyer s’approchait. Il la toisa, armé de son énorme hache à deux lames, et fronça les sourcils.

Derrière lui, Alistair aperçut les insulaires, par centaines, bien alignés, fidèles à Bowyer. Ils formaient un large cercle autour d’elle, dans cette grande place. Ils restaient cependant à distance : personne ne voulait recevoir accidentellement une gerbe de sang.

Bowyer retournait nerveusement la hache entre ses mains, visiblement pressé de faire ce qu’il avait à faire. L’expression de son regard laissait entendre combien il voulait devenir Roi.

Alistair se satisfaisait d’une chose : quoique injuste, son sacrifice permettrait à Erec d’avoir la vie sauve. C’était plus important pour elle que tout le reste.

Bowyer se pencha et murmura à son oreille, assez bas pour que nul autre ne puisse l’entendre :

– Sois certaine que tu mourras rapidement, dit-il en soufflant son haleine fétide sur Alistair. Tout comme Erec.

Alistair leva vers lui un regard alarmé et décontenancé.

Il sourit – d’un petit sourire qui n’était réservé qu’à Alistair.

– Tu m’as bien entendu, murmura-t-il. Ce ne sera peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas dans quelques lunes. Mais, un jour, quand il s’y attendra le moins, ton mari recevra mon couteau dans le dos. Je veux que tu le saches, avant que je ne t’envoie en enfer.

Bowyer fit quelques pas vers l’arrière pour prendre son élan, en resserrant sa prise sur le manche de sa hache. Il fit craquer les os de sa nuque, prêt à abattre sa lame.

Le cœur de Alistair se mit à battre à tout rompre contre sa poitrine. Elle réalisait enfin combien cet homme était malveillant. Il n’était pas seulement ambitieux, il était également un lâche et un menteur.

– Libèrez-la ! cria soudain une voix qui perça le silence matinal.

Alistair tourna la tête. Au milieu du chaos, elle vit émerger de la foule deux silhouettes, avant que les gardes de Bowyer ne les arrêtent avec leurs sales pattes. Au grand soulagement de Alistair, c’étaient la mère et la sœur de Erec. Elles semblaient hors d’elles.

– Elle est innocente ! s’écria la mère de Erec. Tu ne dois pas la tuer !

– Vous tueriez une pauvre femme !? renchérit Dauphine. C’est une étrangère. Laissez-la partir. Renvoyez-la d’où elle vient. Nous n’avons pas besoin de la mêler à nos histoires.

Bowyer lui répondit d’une voix tonnante :

– Une étrangère qui conspirait pour devenir notre Reine. Pour tuer notre précédent Roi.

– Menteur ! cria la mère de Erec. Vous n’avez pas voulu boire dans la fontaine de vérité !

Bowyer balaya du regard les visages dans la foule.

– Y a-t-il ici quelqu’un qui souhaite me contredire ? hurla-t-il en les toisant d’un air de défi.

Alistair leva des yeux pleins d’espoir, mais, l’un après l’autre, tous ces braves guerriers de la tribu de Bowyer baissèrent la tête. Personne ne voulait l’affronter en combat singulier.

– Je suis votre champion ! tonna Bowyer. J’ai vaincu tous mes adversaires le jour du tournoi. Aucun d’entre vous ne peut me battre. Personne. S’il y en a un, qu’il s’avance.

– Personne, sauf Erec ! s’écria Dauphine.

Bowyer lui adressa un regard noir.

– Et où est-il en ce moment ? Il est mourant. Nous, les Insulaires Méridionaux, nous n’accepterons pas qu’un estropié soit notre Roi. Je suis votre Roi. Je suis votre champion. Selon les lois de ce pays, car le père de mon père était Roi avant le père de Erec.

La mère de Erec et Dauphine s’élancèrent pour l’arrêter, mais les hommes de Bowyer les en empêchèrent. Alistair aperçut derrière elles le frère de Erec, Strom, les mains nouées dans le dos. Il luttait pour se libérer, mais en vain.

– Tu payeras pour cet affront, Bowyer ! s’exclama-t-il.

Bowyer l’ignora. Il se tourna vers Alistair et elle vit à l’expression de son regard qu’il était bien décidé à l’exécuter. Son heure était venue.

– Le temps peut être dangereux pour ceux qui usent de tromperie, lui dit-elle.

Il fronça les sourcils. Apparemment, elle avait touché un nerf sensible.

– Ces mots seront tes derniers mots.

Bowyer brandit sa hache au-dessus de sa tête.

Alistair ferma les yeux. Dans un instant, elle quitterait ce monde.

Les yeux fermés, elle eut l’impression que les secondes ralentissaient. Des images lui apparurent. Sa première rencontre avec Erec, dans le château du Duc, quand ils se trouvaient encore dans l’Anneau. Elle n’avait été alors qu’une simple servante. Elle était tombée amoureuse de lui dès le premier regard. Au moment de quitter ce monde, elle sentit son amour pour lui la réchauffer – un amour qui n’en finissait pas de brûler dans son cœur. Elle vit également son frère, Thorgrin. Pour une raison ou pour une autre, il ne se trouvait pas dans l’Anneau, à la Cour du Roi, mais dans une terre lointaine, en exil. Surtout, elle vit sa mère, qui se tenait au sommet d’une falaise, devant son château perché par-dessus l’océan. Elle tendait les bras vers sa fille et lui souriait tendrement.

– Ma fille, dit-elle.

– Mère, dit Alistair. Je viens vous rejoindre.

Mais, à sa grande surprise, sa mère secoua lentement la tête.

– Ton heure n’est pas encore venue, dit-elle. Ta destinée sur cette terre n’est pas encore terminée. Une vie de grandeur t’attend.

– Mais comment, Mère ? demanda-t-elle. Comment puis-je survivre ?

– Tu es plus grande que cette terre, répondit sa mère. Cette lame, ce métal de mort, appartient à cette terre. Ces menottes appartiennent à cette terre. Ce sont des barrières qui ne te concernent pas, ou seulement si tu penses qu’elles peuvent t’enfermer. Tu es esprit et lumière et énergie. C’est là que réside ton véritable pouvoir. Tu es au-dessus de tout cela. Tu peux te libérer des contraintes physiques. Ton problème, ce n’est pas l’absence de force, mais l’absence de foi. La foi en tes capacités. Ta foi est-elle assez grande ?

Agenouillée, tremblante, les yeux fermés, Alistair retourna dans sa tête la question de sa mère.

Ta foi est-elle assez grande ?

Alistair s’abandonna, oublia les menottes qui emprisonnaient ses poignets, se laissa glisser entre les bras de la foi. Elle se détacha des contraintes physiques de cette planète et plaça sa foi dans le pouvoir suprême, le pouvoir qui régnait sur toute chose en ce monde. Le pouvoir qui avait créé ce monde. Le pouvoir qui avait créé tout cela. C’était le pouvoir auquel elle devait aspirer.

En une fraction de seconde à peine, Alistair sentit une chaleur l’envahir soudainement. Elle se sentit invincible, plus grande que tout. Elle sentit des flammes brûler sous les paumes de ses mains, prêtes à jaillir, sentit son esprit bouillonner, sentit une chaleur sous son front, entre ses deux yeux. Elle eut l’impression d’être plus puissante que toute chose en ce monde, plus forte que les chaînes qui la retenaient prisonnière, plus forte que toute chose matérielle.

 

Alistair ouvrit les yeux et le temps reprit son cours. Elle vit que Bowyer abattait sa hache, sourcils froncés.

D’un geste vif, Alistair se retourna et leva les bras. Cette fois, ses menottes se brisèrent comme des brindilles. D’un même mouvement, elle se redressa, leva sa main pour arrêter Bowyer. Il se passa alors une chose extraordinaire : la hache disparut. Elle tomba en poussière sur le sol.

Déséquilibré, Bowyer tomba à genoux.

Alistair fit volte-face. Ses yeux trouvèrent une épée de l’autre côté de la clairière, à la ceinture d’un guerrier. Elle leva la main et commanda à l’arme de venir à elle. L’épée s’envola de son fourreau et fila jusqu’à son bras tendu.

D’un même mouvement, Alistair s’en saisit, tourna sur elle-même et abattit sa lame sur le cou exposé de Bowyer.

La foule poussa un cri d’effroi quand l’épée se fraya un chemin à travers les chairs et les os. Décapité, le corps de Bowyer bascula, sans vie.

Il demeura étendu là où, quelques secondes auparavant, il avait voulu exécuter Alistair.

Un cri retentit parmi la foule. Dauphine se libéra de l’étreinte du soldat, saisit la dague à sa ceinture et l’égorgea. Elle trancha vivement les liens qui retenaient les poignets de Strom. Celui-ci vola à son tour l’épée d’un autre soldat et tua coup sur coup trois des hommes de Bowyer avant qu’ils n’aient eu le temps de réagir.

Bowyer mort, il y eut un instant de flottement. Personne ne savait comment réagir. Des cris s’élevèrent : ceux qui s’étaient alliés à Bowyer à contrecoeur avaient enfin le courage de se rebeller. Ils étaient prêts à changer de camp, sans doute motivés par l’apparition subite de plusieurs douzaines d’hommes fidèles à Erec.

Bientôt, la bataille tourna en leur faveur. Des alliances se reformèrent. Les hommes de Bowyer, pris par surprise, tournèrent les talons et prirent la fuite à travers le plateau. Strom et ses compagnons les poursuivirent.

Alistair demeura seule, l’épée à la main, devant la campagne par-dessus laquelle s’élevaient les cris et les sonneries de cors. L’île entière semblait se jeter dans la bataille. Le petit matin s’emplit du fracas des armures et des cris d’agonie. Alistair sut qu’une guerre civile venait d’éclater.

Alistair leva son épée vers le ciel et le soleil fit miroiter la lame. Elle avait été sauvée par la grâce de Dieu. Elle se sentit renaître, plus puissante que jamais. Sa destinée l’appelait. Elle était sereine : les hommes de Bowyer mourraient, elle en était certaine. Justice serait faite. Erec reviendrait. Ils se marieraient. Elle deviendrait Reine des Isles Méridionales.