Le Leurre Zéro

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CHAPITRE DEUX

Les funérailles du roi saoudien avaient été, comme on pouvait s’y attendre, assez opulentes. Du moins, celles-ci l’étaient, celles auxquelles le monde entier assisterait sur les chaînes d’informations. Les rites islamiques avaient, quant à eux, été honorés lors d’une cérémonie plus intime avec la famille proche. Ces obsèques étaient celles auxquelles assisteraient les chefs d’États, la noblesse saoudienne et les leaders industriels, celles qui se dérouleraient dans la cour dorée et marbrée du palais royal de Riyad. Ou, plus exactement, l’un des palais royaux, se rappela Joanna tandis qu’elle se tenait solennellement parmi les personnes endeuillées présentes, têtes baissées avec révérence et fronts perlant de sueur sous le soleil saoudien éclatant.

Elle était la représentante des États-Unis, mais ne pouvait s’empêcher d’avoir l’impression de  ne pas être entièrement à sa place avec son blazer noir, son chemisier de soie noir au col impeccablement plié et sa jupe crayon noire. Combinée au fait que la température extérieure atteignait les vingt-six degrés, toute cette cérémonie était étouffante, même à l’ombre. Elle fit de son mieux pour n’en rien laisser paraître.

Joanna Barkley était une femme pragmatique aussi bien dans ses idées que dans sa garde-robe. Elle était parfaitement consciente de cet aspect de sa personnalité, même si parfois les autres en doutaient. Adolescente, son ambition de devenir sénatrice de l’État de Californie avait été perçue comme une chimère, aussi bien par ses professeurs que par ses camarades et même par son procureur de père. Mais Joanna avait une idée très précise du chemin à parcourir et quelle était la trajectoire logique qui lui permettrait d’atteindre son objectif. C’était tout simplement écrit. Et à l’âge de trente-deux ans, elle avait réalisé son rêve – ou son objectif, selon elle – et avait été élue au Congrès des États-Unis comme la plus jeune sénatrice de l’histoire.

Quatre ans plus tard, et un peu plus de deux mois auparavant, elle entra une seconde fois dans l’histoire lorsque le président Jonathan Rutledge la nomma vice-présidente. À trente-six ans, Joanna Barkley devint non seulement la première femme vice-présidente des États-Unis mais aussi la plus jeune à égalité avec John C. Breckinridge.

Bien que profondément sensée et pragmatique, Joanna était toutefois perçue comme une douce rêveuse. Ses décisions politiques étaient accueillies avec la même dérision que l’avaient été ses aspirations de jeunesse – aspirations qu’elle avait réalisées et bien plus encore. Pour elle, la réforme du système de santé n’était pas impossible, mais nécessitait simplement une minutieuse planification et une mise en place incrémentale pour qu’elle soit couronnée de succès. Se retirer des conflits au Moyen-Orient, maintenir la paix, favoriser le commerce équitable, et même, pourquoi pas, prendre place dans le Bureau Ovale… rien de tout cela n’était impossible ou irréalisable.

Du moins, pas à ses yeux. Ses détracteurs et rivaux, qui étaient assez nombreux, ne voyaient pas les choses de la même façon.

Finalement la cérémonie touchait à sa fin et se clôturait par l’intervention d’un homme de grande stature, à la barbe grise et au nez crochu, qui murmurait une prière en arabe puis en anglais. Il était vêtu de blanc des pieds à la tête ; un prêtre, supposait Joanna, ou quelle que soit l’appellation qu’ils se donnaient. Elle n’avait pas les connaissances approfondies de la culture islamique qu’elle se devait d’avoir, et cela d’autant plus qu’à présent le succès de ces visites et missions diplomatiques étaient de sa responsabilité. Mais deux mois avaient été à peine suffisants pour se préparer, et son mandat avait été jusqu’alors un tourbillon d’événements, dont celui, non des moindres, qui avait été d’unifier la paix entre les États-Unis et les pays du Moyen-Orient.

Le roi Ghazi d’Arabie Saoudite avait perdu sa longue bataille contre une maladie tenue secrète, que la famille royale n’avait pas tenu à dévoiler. Joanna supposait qu’il s’agissait de quelque chose pouvant être perçu comme une honte ou une disgrâce, susceptible de ternir son nom, et n’avait pas voulu imaginer de quoi il pouvait s’agir. Alors que la prière touchait à sa fin, le cortège des dirigeants, diplomates, et magnats de l’industrie se retira silencieusement dans le sanctuaire (et l’air conditionné) du Palais Royal, à distance de la presse et des objectifs des caméras. Chose plutôt curieuse, pensa Joanna, lorsqu’on considérait à quel point la famille royale semblait être discrète.

Mais avant qu’elle ne puisse entrer, une voix l’interpella.

« Madame la Vice-Présidente. »

Elle s’arrêta. Cette voix n’était autre que celle du prince Basheer, ou plutôt, roi Basheer dorénavant, le fils aîné des sept enfants du défunt roi. Il était grand et large d’épaules, peut-être même bombait-il légèrement le torse, selon elle. Il était entièrement vêtu de blanc, un peu à la manière du prêtre, exception faite de son couvre-chef – comment appelait-on cela déjà ? Se reprocha-t-elle – aux motifs à carreaux rouge et blanc, qui, elle devait bien le reconnaître, lui rappelait une nappe de pique-nique. Sa barbe, taillée ras et dont le bout pointait vers le bas telle une flèche, était noire mais déjà parsemée de gris malgré son relatif jeune âge de trente-neuf ans.

« Roi Basheer. » Elle inclina légèrement la tête tout en se félicitant de s’être rappelée son titre exact. « Mes condoléances, votre Altesse. »

Ses yeux révélèrent son sourire, bien que sa bouche soit restée une ligne serrée. « Je dois reconnaître que s’habituer à ce titre se révèle difficile. » L’anglais de Basheer était excellent mais Joanna remarqua qu’il claquait les lèvres à chaque consonne dure. « J’ai cru comprendre que votre visite serait de courte durée. J’espérais pouvoir avoir un mot en privé. »

C’était exact, le plan de vol était déjà enregistré. Elle souhaitait être revenue dans le jet dans l’heure qui suivait. Mais la diplomatie voulait qu’elle ne rejette pas l’offre d’un fils en deuil, un roi nouvellement intronisé et potentiellement un allié – et cela d’autant plus que le gouvernement américain ne savait pas véritablement vers qui allait la loyauté du roi Basheer.

Joanna opina gracieusement de la tête. « Bien sûr. »

Le roi Basheer lui indiqua le chemin à suivre. « Par ici. »

Elle hésita, se reprenant juste à temps pour ne pas s’écrier : « Maintenant ? » Son regard se posa à nouveau brièvement sur la procession toujours en cours. Basheer venait juste de mettre son père en terre, il avait certainement des choses plus importantes à faire que de parler avec elle.

Un nœud d’appréhension lui noua l’estomac tandis qu’elle le suivait, légèrement en retrait, à travers le palais jusqu’à une pièce de réception de la taille d’un modeste gymnase, destinée à recevoir les dignitaires. Tandis que les serviteurs servaient des rafraîchissements à d’autres visiteurs, Joanna les contourna pour arriver dans une petite antichambre. Elle remarqua un mouvement à la périphérie de ses yeux, le grand prêtre en blanc la suivait silencieusement.

Plus qu’un simple prêtre, pensa-t-elle. Un conseiller, peut-être ? Bien que dans leur culture ils puissent très bien être les deux. Elle lutta pour se remémorer le terme utilisé pour ce type de personne, un Imam, non ?

Quoi qu’il puisse être, le grand prêtre (comme elle le surnommait désormais) ferma les épaisses doubles portes de l’antichambre derrière lui. Ils n’étaient que tous les trois dans cette pièce ; de façon assez surprenante pas un seul serviteur ou garde n’étaient présents. Des divans et des coussins aux couleurs vertigineuses étaient disposés dans une sorte d’ambiance, le-feng-shui-rencontre-le-Moyen-Orient, et même les fenêtres étaient parées de velours épais.

C’était une pièce où des secrets étaient échangés, à l’abri des oreilles indiscrètes. Bien qu’elle ne sache pas ce dont ils allaient parler, Joanna Barkley savait que c’était exactement la raison pour laquelle elle avait souhaité rentrer au plus vite à Washington.

« Je vous en prie », lui dit Basheer, en lui présentant d’un large geste de la main les fauteuils de la pièce. « Asseyez-vous. »

Ce qu’elle fit, sur un divan couleur crème, mais sans toutefois s’adosser ou se mettre à son aise. Joanna s’assit sur le bord d’un coussin gardant son dos droit et ses mains sur ses genoux. « Que me vaut cet honneur ? » osa-t-elle demander, laissant de côté toute autre formalité mondaine.

Basheer s’autorisa un de ses rares sourires.

Ce n’était un secret pour personne que les relations entre les États-Unis et l’Arabie Saoudite s’était détériorées depuis que le roi était tombé malade. Ghazi avait été un allié, mais quand la maladie l’avait frappé et qu’il se fut retiré de la scène publique, ceux qui l’avaient jusqu’alors épaulé furent soudainement absents. La monarchie d’Arabie Saoudite détenait le pouvoir absolu et contrôlait toutes les branches du gouvernement, c’est pourquoi les États-Unis jugèrent prudent de commencer à suivre discrètement tous les mouvements du prince héritier Basheer.

Ils n’aimèrent pas ce qu’ils découvrirent.

Pour aggraver encore un peu plus les choses, Joanna savait pertinemment que l’ancien prince était un fervent défenseur de la Charia et avait un dédain évident pour les femmes au pouvoir. Dans son esprit, elles n’étaient pas et ne seraient jamais les égales des hommes. Elles étaient inférieures à lui, tout simplement.

« J’aimerais vous parler brièvement de l’avenir des relations entre nos deux grandes nations », commença le roi.

Joanna sourit avec douceur. « Avant que vous me disiez ce que vous avez en tête, votre Altesse, vous devriez savoir que je n’ai pas l’autorité pour autoriser quelque sanction que ce soit au nom de mon pays.

 

– Oui, concéda le roi. Mais tout ce dont nous discutons ici peut-être rapporté au président. »

Joanna reteint une protestation à l’idée qu’elle n’était qu’une messagère, mais ne dit rien.

« J’ai crû comprendre que les États-Unis vont recevoir l’Ayatollah d’Iran cette semaine, continua Basheer.

– En effet. » Joanna avait elle-même organisé cette visite. Une partie essentielle des efforts du président Rutledge pour apporter la paix entre les États-Unis et le Moyen-Orient était une alliance stratégique avec l’Iran. Les enjeux étaient importants, mais comme elle l’avait toujours fait dans sa vie, Joanna abordait le problème de manière diplomatique, sans parti-pris et pensait qu’une solution serait tout à fait possible. « Nos pays se réconcilient. Un traité est actuellement en cours d’élaboration par les Nations unies. »

Les narines du prêtre en blanc frémirent légèrement. Ce mouvement imperceptible aurait pu passer inaperçu s’il ne s’était pas tenu aussi immobile qu’une statue derrière les doubles portes. Figé comme il l’était, le léger tressaillement de son visage aurait tout aussi bien pu être un grognement sonore.

« Je peux comprendre que vous ne soyez pas complètement, euh, comment pourrions-nous formuler cela… au fait des derniers développements, dit Basheer de manière hautaine. Étant donné que vous êtes nouvelle au gouvernement…

– Je suis nouvelle dans ce gouvernement, l’interrompit Joanna. Je peux vous assurer, que je ne suis pas nouvelle au gouvernement. »

Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Se réprimanda-t-elle. Ce n’était pas du tout son style de faire dans la condescendance ou même dans la dérision pure et simple. Mais il y avait quelque chose chez ce jeune roi et son conseiller immobile comme une statue qui l’avait irritée d’une manière qu’elle n’avait jamais ressentie auparavant. Le dédain qu’il lui manifestait ne lui était pas personnellement destiné, mais s’appliquait aux femmes d’une manière générale, qui selon sa conception des choses, ne serait jamais les égales des hommes. Et pourtant, elle savait qu’elle devait se maîtriser. C’était sa première mission diplomatique importante depuis qu’elle avait pris ses fonctions de vice-présidente et elle ne pouvait pas se permettre qu’elle prenne un mauvais tour.

Basheer opina. « Bien sûr. Ce que je voulais dire est qu’il est possible que vous ne connaissiez pas l’histoire qui lie nos deux pays. Je veux dire, l’Arabie Saoudite et l’Iran. Nous sommes des ennemis jurés, et en tant que tel, nous ne pouvons cautionner un tel traité. Il y a un vieux proverbe qui dit : “Les ennemis de mes ennemis sont mes amis.” Et en toute logique, les amis de mes ennemis sont mes ennemis. »

Joanna garda sa langue dans sa bouche, prenant sur elle pour ne pas dire ce qu’elle aurait beaucoup aimé répondre à ce roi entêté. Au lieu de souligner les failles dans son raisonnement, elle demanda « Et puis-je vous demander ce que vous suggérez, avec votre grande sagesse, monsieur ?

– Un choix, madame la Vice-Présidente, déclara simplement Basheer. Une alliance avec l’Iran est un affront à mon pays, à mon peuple et à ma famille.

– Un choix », répéta Joanna. La notion même que Basheer s’attendait à ce que les États-Unis ne choisissent la paix qu’avec un seul des deux pays était ridicule – à moins, réfléchit-elle, qu’il ne soit en train de la tester. « J’espère que vous comprendrez que notre objectif est la paix avec toutes les nations du Moyen-Orient. Pas seulement l’Iran ou l’Arabie Saoudite. Ce n’est pas personnel, il s’agit de diplomatie.

– Je ne peux m’empêcher de le prendre personnellement, répondit immédiatement le roi. En tant que nouveau monarque, on attend de moi que je me montre ferme…

– Vous en avez toujours la possibilité, répliqua Joanna, en vous alliant à nous. La paix n’est pas un signe de faiblesse.

– La paix n’est pas une option, la corrigea Basheer. Les conflits historiques entre nos nations vont bien au-delà de ce que vous avez pu apprendre au travers de simples rapports ou livres… »

La colère s’empara d’elle. « Avec tout le respect que je vous dois…

– Et pourtant vous ne cessez de m’interrompre ! » lui répliqua sèchement le roi.

Joanna grimaça. Clairement, Basheer n’était pas habitué que quiconque le contredise et encore moins une femme. « Votre Altesse, dit-elle, en gardant une voix mesurée, je ne pense pas que le moment soit le mieux choisi pour parler de tout cela. Sans compter que je ne suis pas en position de vous accorder ce que vous demandez.

– Ce qui m’est , la corrigea Basheer.

– Ce que je ne ferais de toute façon pas, Joanna haussa le ton, même si je le pouvais. » Elle n’arrivait pas à contenir la fureur qu’il l’habitait à présent. « Nous sommes au courant de vos… arrangements, Roi Basheer. De vos alliances personnelles avec certaines factions douteuses. »

Elle regretta immédiatement ses propos tandis que les yeux de Basheer se durcirent de colère en la fixant. Non seulement elle avait révélé de manière détournée que les États-Unis l’avaient mis sous surveillance, mais aussi qu’ils étaient au courant des relations entre la royauté saoudienne et les groupes d’insurgés violents qui se tenaient à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de leurs frontières.

« Partez », gronda Basheer.

Tout cela avait été orchestré, songea Joanna avec ironie tandis qu’elle se levait. Au lieu de rajouter quoi que ce soit, elle fit une légère révérence, « Merci pour votre hospitalité », et tourna les talons pour se diriger vers la porte.

« Je ne pense pas que vous compreniez, tonna Basheer. Je ne vous demande pas à vous de partir. Je vous dis que les États-Unis doivent quitter mon pays. Les ambassades sont fermées, avec effet immédiat. Toutes les troupes américaines, les citoyens et les diplomates américains seront expulsés. Tant que votre gouvernement ne reviendra pas à la raison et ne sera pas disposé à échanger sérieusement sur le sujet, nous coupons tous nos liens avec votre pays. »

Joanna Barkley resta bouche béé tandis qu’elle essayait de jauger si Basheer était sérieux ou s’il était en train de bluffer. Tout portait à croire qu’il était on ne peut plus sérieux. « Vous feriez de nous votre ennemi en raison de l’Iran ?

– C’est vous qui avez décidé de faire de moi votre ennemi. » Basheer désigna la porte sans prendre la peine de se lever. « Partez et allez dire ça à votre Président. »

Il n’y avait rien à ajouter. La vice-présidente Joanna Barkley ouvrit la porte de l’antichambre sans un regard pour le prêtre qui se tenait toujours stoïquement à son côté. Elle fut immédiatement accueillie par le brouhaha des voix en pleine conversation ; elle avait presque oublié qu’une cérémonie funéraire se déroulait. Mais elle n’y accorda pas la moindre importance tandis qu’elle traversait le large auditorium où deux agents des services secrets l’attendaient.

« Allons-y, leur dit-elle sèchement. Et je veux avoir le Président Rutledge au téléphone avant même que nous ayons décollé. »

Elle craignait avoir échoué dans sa toute première mission diplomatique en qualité de vice-présidente, alors qu’il aurait dû s’agir d’une simple mission de routine. Mais plus encore, elle redoutait que la paix avec un des pays du Moyen-Orient ne signifie la guerre avec un autre.

*

« Quelle insolence ! » tempêta Basheer en arabe alors qu’il faisait les cent pas dans l’antichambre. « Cette audace ! Voilà pourquoi l’Amérique est en train de s’effondrer. Voilà pourquoi ils s’effondrent. Rutledge est faible. Cette femme est insupportable. Si elle avait été saoudienne, je l’aurais faite exécuter publiquement ! »

Le cheikh n’avait pas bougé de sa position depuis plusieurs minutes, malgré le désir qui l’avait étreint de faire glisser la fine lame cachée dans sa manche pour trancher la gorge de la politicienne américaine. Il traversa la pièce en de longues enjambées pour se tenir auprès de son roi. « Patience, votre Altesse. Ce n’est pas le moment de perdre votre sang-froid. C’est le moment d’agir avec discipline et tact. »

Basheer approuva d’un hochement de tête, bien que ses lèvres étaient encore frémissantes de colère. « Oui, approuva-t-il. Oui, tu as raison. Bien sûr. »

En temps normal, un cheikh tribal comme Salman n’aurait jamais pu être aux côtés du roi. Mais tandis que d’autres s’étaient attirés les faveurs de Ghazi, Salman avait anticipé et porté son attention sur son fils aîné, Basheer, qui deviendrait un jour roi. Depuis les seize ans du garçon, Salman avait utilisé toutes les opportunités qui s’étaient présentées pour influencer ses décisions. De lui rappeler sa grandeur. De le persuader qu’il serait un roi bien plus puissant que son père. De le convaincre de la nécessité absolue de la chute de l’occident et de l’expansion du royaume saoudien. Salman ne souhaiterait jamais, ne pourrait jamais être roi, mais il pouvait se tenir aux côtés du roi, et son nom serait ainsi connu du monde entier.

« J’ai bien peur d’avoir réagi précipitamment, marmonna Basheer. Ce ne sera pas de bon augure pour nous.

– Bien au contraire, le rassura Salman. Vous avez fait preuve d’une forte volonté. À présent vous devez agir avec cette même volonté.

– Mais comment ? Dis-moi comment ! l’implora Basheer. S’ils réussissent à conclure un traité avec l’Iran, nous n’aurons plus d’alliés. Nous passerons pour des idiots aux yeux du monde entier. Nous ne pouvons pas nous opposer à l’armée américaine. Nous ne pouvons pas nous permettre une guerre contre eux.

– Non, admit Salman en posant une main frêle sur l’épaule du jeune roi. Nous ne le pouvons pas. Mais nous n’en aurons pas forcément besoin. Nous avons un plan, Altesse, un plan qui est déjà en marche. Et une fois accompli, l’Occident apprendra une douloureuse leçon… et le monde assistera à notre ascension. »

CHAPITRE TROIS

Don’t worry

About a thing,

’Cause every little thing…

’Cause every little thing…

« Bon sang, murmura Zéro. Tu la connais pourtant. » Il avait siffloté l’air tout en récitant les paroles dans sa tête – les filles lui avaient demandé à de nombreuses reprises d’arrêter de chanter – mais jamais il n’avait buté sur ces paroles-là auparavant. « C’est quoi déjà ?

– Tu parles tout seul ? » lui demanda Sara tandis qu’elle entrait dans la petite cuisine de l’appartement de Zéro à Bethesda, dans le Maryland. Elle portait un ample tee-shirt, ses cheveux blonds ébouriffés et emmêlés formaient une masse informe sur sa tête et, à en juger aux traces noires sous ses yeux, elle avait oublié (ou négligé) de se démaquiller la nuit précédente.

« Évidemment ! » Zéro lui déposa un baiser sur la tête tandis qu’elle ouvrait la porte du frigo. « Bonjour chérie !

– Mm », marmonna Sara en guise de réponse tout en sortant le pichet de jus d’orange. Elle était restée avec Zéro depuis Thanksgiving, depuis qu’elle s’était enfuie de la clinique de désintoxication dans laquelle il l’avait envoyée. Elle avait terminé sa fugue sous un des pontons du bord de mer, où une transaction avec un dealer avait mal tourné et lui avait presque valu d’être kidnappée. Elle avait seize ans, presque dix-sept à présent se rappela-t-il, bien que ses traits soient suffisamment matures pour qu’on lui donne quelques années de plus. C’était assez douloureux de voir que ses filles grandissaient, sans compter que le traumatisme qu’elle avait traversé l’avait fait mûrir prématurément, mais plus douloureux encore était de voir à quel point sa cadette ressemblait de plus en plus à sa mère.

« Qu’est-ce que tu prépares ? demanda-t-elle en se penchant par-dessus son épaule pour voir le contenu de la poêle.

– Oh, ça ? Ceci, ma chère, est une frittata. » Zéro saisit la poêle à frire, la secoua deux fois, puis retourna la frittata en la faisant sauter en l’air d’une manière experte.

Sara remua son nez. « On dirait une omelette.

– C’est presque une omelette. Une omelesque, si tu préfères. Comme si une pizza et une omelette avait eu un bébé. Une frittata.

– Oh mon Dieu arrête de dire…

– Frittata.

Sara leva les yeux au ciel tout en avalant une longue gorgée de son jus d’orange. « Tu es trop bizarre ! »

« Hé, Pouêt-Pouêt », déclara Maya en entrant dans la cuisine. « Donne-m’en un peu. » Elle portait un short, un sweat à capuche, des tennis et un bandeau autour du front. Ses cheveux noirs étaient coupés très court, au carré, une “coupe pixie” comme disaient les jeunes, et tandis que les traits de sa jeune sœur rappelaient ceux de sa mère, le visage de Maya se rapprochait plus de celui de Zéro.

Maya séjournait également chez Zéro, faisant de l’appartement deux pièces un endroit chaleureux mais où l’on se sentait quelque peu à l’étroit. Ses filles, qui avaient presque dix-sept et dix-neuf ans respectivement, partageaient l’une des chambres, ce dont elles ne s’étaient pas encore plaintes une seule fois. Zéro attribuait cela au temps qu’elles avaient passé séparées, Sara vivant en Floride et Maya étant enrôlée à West Point. Mais son aînée n’y avait pas terminé son premier semestre, et à présent, elle prenait le même chemin pour le deuxième. Bien qu’il n’ait pas encore abordé le sujet, il espérait qu’elle finirait par y achever son cursus.

 

Sara passa le jus d’orange à Maya, qui en prit une bonne lampée. « Maya, tu ne trouves pas que Papa est bizarre en ce moment ?

– Tu veux dire plus que d’habitude ? Ouais. Carrément.

– Premièrement, dit Zéro, Prenez un verre. Je n’ai pas élevé des sauvages. Et deuxièmement, comment ça je suis bizarre ?

– Tu n’arrêtes pas de chanter, dit Maya.

– J’ai arrêté de le faire dès que tu me l’as demandé.

– Maintenant tu n’arrêtes pas de siffloter, répliqua Sara.

– Et quel mal y a-t-il à siffloter ?

– Est-ce que tu es en train de faire une frittata ? demanda Maya.

– Il n’arrête pas de cuisiner, dit Sara comme s’il ne se trouvait même pas dans la pièce.

– Ouais, acquiesça Maya. C’est comme s’il était… plus heureux.

– Et en quoi est-ce bizarre ? protesta Zéro.

– Dans cette famille ? railla Sara. C’est bizarre.

– Ouche ! Zéro posa la main sur son cœur en simulant une crise cardiaque. Je suis navré d’essayer d’enrichir la vie de ceux que j’aime.

– J’y crois pas ! susurra Sara à sa sœur.

– Où étais-tu la semaine dernière ?

La question arriva si soudainement que Zéro manqua de lâcher la poêle. Un sourire relevé, son aînée planta son regard dans le sien le fixait en attente de sa réponse.

– Je te l’ai dit. J’étais en Californie…

– Oui, dit Maya, pour consulter un spécialiste pour ta main.

– Exactement.

– Sauf que j’ai vérifié avec notre prestataire d’assurance maladie et aucun document ne lui a été envoyé, dit précautionneusement Maya. Pas de franchise à payer. Donc… où étais-tu la semaine dernière ? »

Je traquais un ingénieur faisant partie de la liste des hommes les plus recherchés par la CIA afin qu’il me dise si mon cerveau était en train de me tuer à petit feu. C’était ça la vérité, mais non seulement il ne leur dirait jamais cela, son appartement pouvait très bien être sur écoute, mais en plus, elles n’avaient pas la moindre idée de ses problèmes récents de pertes de mémoire, ou du terrible diagnostic du Dr Guyer.

Au lieu de ça, il força un sourire timide et dit : « Peut-être que cela ne vous regarde pas. »

Maya imita son faux sourire à la perfection : « Peut-être que tu ne devrais pas mentir à tes filles.

– Peut-être que j’essaye de les protéger.

– Peut-être qu’elles n’ont pas besoin d’être protégées.

– Peut-être… »

Un coup sec à la porte l’interrompit. Au grand désarroi de Zéro, son premier réflexe fut de vouloir récupérer son Glock qui était caché dans le tiroir à couverts. En dépit des nombreuses fois où sa appartement avait été mis à sac, il dut se rappeler que les terroristes ne frappaient pas aux portes, et il força ses muscles à se détendre et se ressaisit tandis que Maya criait :

« C’est ouvert ! »

La porte de l’appartement s’ouvrit et une femme entra. Elle avait deux ans de moins que Zéro, pas encore quarante ans, même si elle pouvait passer pour quelqu’un ayant dix ans de moins si nécessaire. Lorsqu’ils n’étaient pas en mission, elle portait ses épais cheveux blonds détachés, les laissant retomber en cascade sur ses épaules ce qui mettait parfaitement en valeur son visage et ses yeux gris ardoise. Elle portait un jeans slim, des bottines noires, et un manteau doudoune noir. Zéro l’avait vue sous son meilleur jour, en tenue de soirée, en robe, et son pire, avec du sang sur le visage et un pistolet à la main, et pourtant, à chaque fois qu’il la voyait son cœur s’emballait.

Maria entra dans la cuisine, donna à Zéro un baiser sur la joue, puis déposa une boite blanche sur le plan de travail. « Bonjour tout le monde ! J’ai apporté des croissants.

– Parfait ! Maya en saisit un et en croqua une bouchée. Ça me fera du bien, des glucides avant mon jogging.

– Mais la frittata, murmura Zéro.

– Maria, réponds-nous franchement, dit Sara. Est-ce que papa a été bizarre ces derniers temps ? »

Maria fronça les sourcils. « Bizarre ? Bizarre, je ne sais pas, mais différent, ça oui. Plus heureux, peut-être ?

– Tu vois, j’avais raison ! dit Sara en prenant un croissant.

– Tu te joins à nous ? lui demanda Zéro en déposant son omelesque, dont personne ne voulait, dans une assiette.

– Je passais juste vous faire un petit coucou, lui répondit Maria. Je dois aller à Langley.

– Un samedi ? » demanda Zéro en haussant un sourcil.

Elle haussa les épaules : “De la paperasse.”

– De la paperasse, répéta-t-il. » Il savait parfaitement qu’il n’y avait pas de paperasse. “De la paperasse” était l’excuse qu’ils utilisaient lorsqu’ils ne pouvaient pas se dire la vérité mais ne voulaient pas non plus se servir un mensonge éhonté, l’ironie étant, bien sûr, que “la paperasse” était en soi un mensonge éhonté.

« Et où étais-tu la semaine dernière ? » demanda Maria avec une fausse innocence.

Zéro sourit triomphalement : “De la paperasse.”

– Touché. »

Maria n’était pas au courant pour Bixby et Zéro comptait bien que cela reste ainsi.

Il changea rapidement de sujet. « Est-ce que je te verrai ce soir ?

– Bien sûr. » Elle sourit et plongea la main pour prendre un croissant. « Mais je dois y aller maintenant, j’ai une course à faire. J’en prends un pour la route. Je t’appelle plus tard.

– Moi aussi j’ai une course à faire, ajouta Maya. Littéralement.

– Je vais prendre une douche, annonça Sara.

– Hé ! Attendez ! » les rappela Zéro, alors qu’elles s’apprêtaient toutes trois à quitter la cuisine. « Attendez une minute. » Trois visages étonnés se tournèrent vers lui. « Hum, Je me disais… La Saint-Valentin est dans quelques jours. Peut-être qu’il serait judicieux de ne faire aucun plan. »

Elles se dévisagèrent. « Qui ? demanda Maya.

– Vous toutes. N’importe laquelle d’entre vous. J’aimerais la passer avec les trois femmes de ma vie.

– Euh… bien sûr. OK, fit Maya en hochant la tête.

– Très bonne idée, dit Maria.

– C’est bien ce que je disais, murmura Sara. Trop bizarre. »

L’instant d’après, elles étaient parties, la porte d’entrée et celle de la salle de bain se fermant derrière elles presque au même moment.

Zéro soupira devant sa frittata. « Je suppose que c’est juste toi et moi, ma vieille. » Il saisit

l’assiette et s’attabla au comptoir.

Extérieurement, tout semblait parfait dans sa vie. Maria et lui étaient de nouveau officiellement en couple et ces derniers mois leur relation était repartie sur de nouvelles bases. Il avait gardé son appartement de Bethesda et elle avait gardé le petit bungalow qu’ils avaient partagé à une époque, mais qui sait ? Peut-être vivraient-ils bientôt de nouveau ensemble. Ses deux filles étaient auprès de lui, ce qui était vraiment agréable. Il avait fait de gros efforts pour leur donner l’espace dont elles avaient besoin et les laisser prendre leurs propres décisions – après tout, l’une était adulte à présent et l’autre était techniquement émancipée. Et peu importe si elles prétendaient qu’il était bizarre, elles avaient certainement remarqué le changement positif dans son comportement.

Et du changement, il y en avait eu. Zéro avait fait de réels efforts pour s’améliorer, en commençant par développer ses compétences culinaires, en passant plus de temps avec ses filles, en leur proposant des choses amusantes à faire en famille et en y incluant Maria autant que possible. Il voulait profiter de la vie au maximum… car il ne savait pas combien de temps il lui restait.

Guyer ne le savait pas. Pas plus que Bixby. Et si les deux esprits les plus brillants qui lui ait été donné de rencontrer ne pouvaient lui donner de réponse, alors il doutait fort que quiconque sur cette planète le puisse. Il continuerait à perdre la mémoire. Certains souvenirs ressurgiraient occasionnellement dans son esprit, comme ceux des assassinats qu’il avait commis dans sa jeunesse pour le compte de la CIA. Mais il avait décidé qu’il devait aller de l’avant et ne pas s’appesantir sur le passé. Le passé était derrière lui, et son avenir était en jeu.