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Buch lesen: «Mémoires de Hector Berlioz», Seite 40

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LIV

Concert à Breslau. – Ma légende de la Damnation de Faust. – Le livret. – Les critiques patriotes allemands. – Exécution de la Damnation de Faust, à Paris. – Je me décide à partir pour la Russie. – Bonté de mes amis

Dans les lettres précédentes à M. H. Ferrand, je n'ai rien dit de mon voyage à Breslau. Je ne sais pourquoi je me suis abstenu d'en faire mention, car mon séjour dans cette capitale de la Silésie me fut à la fois utile et agréable. Grâce au concours chaleureux que me prêtèrent plusieurs personnes, entre autres M. Kœttlitz, jeune artiste d'un grand mérite, M. le docteur Naumann, médecin distingué et savant amateur de musique, et le célèbre organiste Hesse, je parvins à donner, dans la salle de l'Université (Aula Leopoldina), un concert dont les résultats furent excellents sous tous les rapports. Des auditeurs étaient accourus des campagnes et des bourgs voisins de Breslau; la recette dépassa de beaucoup celles que je faisais ordinairement dans les villes allemandes, et le public fit à mes compositions le plus brillant accueil. J'en fus d'autant plus heureux que, le lendemain de mon arrivée, j'avais assisté à une séance musicale pendant laquelle l'auditoire ne s'était pas un seul instant départi de sa froideur, et où j'avais vu le silence le plus complet succéder à l'exécution de merveilles, même, telles que la symphonie en ut mineur de Beethoven. Comme je m'étonnais de ce sang-froid, dont je n'ai, il est vrai, jamais vu d'exemple autre part, et que je me récriais sur une pareille réception faite à Beethoven: «Vous vous trompez, me dit une dame très-enthousiaste elle-même, à sa manière, du grand maître, le public admire ce chef-d'œuvre autant qu'il soit possible de l'admirer; et si on ne l'applaudit pas, c'est par respect!» Ce mot, qui serait d'un sens profond à Paris, et partout où les honteuses manœuvres de la claque sont en usage, m'inspira, je l'avoue, de vives inquiétudes. J'eus grand'peur d'être respecté. Heureusement il n'en fut rien; et le jour de mon concert, l'assemblée, au respect de laquelle je n'avais pas, sans doute, de titres suffisants, crut devoir me traiter selon l'usage vulgaire adopté dans toute l'Europe pour les artistes aimés du public, et je fus applaudi de la façon la plus irrévérencieuse.

Ce fut pendant ce voyage en Autriche, en Hongrie, en Bohême et en Silésie que je commençai la composition de ma légende de Faust, dont je ruminais le plan depuis longtemps. Dès que je me fus décidé à l'entreprendre, je dus me résoudre aussi à écrire moi-même presque tout le livret; les fragments de la traduction française du Faust de Gœthe par Gérard de Nerval, que j'avais déjà mis en musique vingt ans auparavant, et que je comptais faire entrer, en les retouchant, dans ma nouvelle partition, et deux ou trois autres scènes écrites sur mes indications par M. Gandonnière, avant mon départ de Paris, ne formaient pas dans leur ensemble la sixième partie de l'œuvre.

J'essayai donc, tout en roulant dans ma vieille chaise de poste allemande, de faire les vers destinés à ma musique. Je débutai par l'invocation de Faust à la Nature, ne cherchant ni à traduire, ni même à imiter le chef-d'œuvre, mais à m'en inspirer seulement et à en extraire la substance musicale qui y est contenue. Et je fis ce morceau qui me donna l'espoir de parvenir à écrire le reste:

 
«Nature immense, impénétrable et fière!
Toi seule donnes trêve à mon ennui sans fin!
Sur ton sein tout-puissant je sens moins ma misère,
Je retrouve ma force et je crois vivre enfin.
Oui, soufflez, ouragans, criez, forêts profondes,
Croulez, rochers, torrents, précipitez vos ondes!
À vos bruits souverains, ma voix aime à s'unir.
Forêts, rochers, torrents, je vous adore! mondes
Qui scintillez, vers vous s'élance le désir
D'un cœur trop vaste et d'une âme altérée
D'un bonheur qui la fuit.»
 

Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur et à mesure que me venaient les idées musicales, et je composai ma partition avec une facilité que j'ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages. Je l'écrivais quand je pouvais et où je pouvais; en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soins divers auxquels m'obligeaient les concerts que j'avais à y donner. Ainsi dans une auberge de Passau, sur les frontières de la Bavière, j'ai écrit l'introduction:

«Le vieil hiver a fait place au printemps.»

à Vienne, j'ai fait la scène des bords de l'Elbe, l'air de Méphistophélès:

«Voici des roses,»

et le ballet des Sylphes. J'ai dit à quelle occasion et comment je fis en une nuit, à Vienne également, la marche sur le thème hongrois de Rákóczy. L'effet extraordinaire qu'elle produisit à Pesth, m'engagea à l'introduire dans ma partition de Faust, en prenant la liberté de placer mon héros en Hongrie au début de l'action, et en le faisant assister au passage d'une armée hongroise à travers la plaine où il promène ses rêveries. Un critique allemand a trouvé fort étrange que j'aie fait voyager Faust en pareil lieu. Je ne vois pas pourquoi je m'en serais abstenu, et je n'eusse pas hésité le moins du monde à le conduire partout ailleurs s'il en fût résulté quelque avantage pour ma partition. Je ne m'étais pas astreint à suivre le plan de Gœthe, et les voyages les plus excentriques peuvent être attribués à un personnage tel que Faust, sans que la vraisemblance en soit en rien choquée. D'autres critiques allemands ayant plus tard repris cette singulière thèse et m'attaquant avec plus de violence au sujet des modifications apportées dans mon livret au texte et au plan du Faust de Gœthe, (comme s'il n'y avait pas d'autres Faust que celui de Gœthe114 et comme si on pouvait d'ailleurs mettre en musique un tel poëme tout entier, et sans en déranger l'ordonnance) j'eus la bêtise de leur répondre dans l'avant-propos de la Damnation de Faust. Je me suis souvent demandé pourquoi ces même critiques ne m'ont adressé aucun reproche pour le livret de ma symphonie de Roméo et Juliette, peu semblable à l'immortelle tragédie! C'est sans doute parce que Shakespeare n'est pas Allemand. Patriotisme! Fétichisme! Crétinisme!

À Pesth, à la lueur du bec de gaz d'une boutique, un soir que je m'étais égaré dans la ville, j'ai écrit le refrain en chœur de la Ronde des paysans.

À Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire un chant que je tremblais d'oublier, le chœur d'anges de l'apothéose de Marguerite:

 
«Remonte au ciel, âme naïve
Que l'amour égara.»
 

À Breslau, j'ai fait les paroles et la musique de la chanson latine des étudiants:

 
«Jam nox stellata velamina pandit.»
 

De retour en France, étant allé passer quelques jours près de Rouen à la campagne de M. le baron de Montville, j'y composai le grand trio:

 
«Ange adoré dont la céleste image.»
 

Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l'improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elles se présentaient dans l'ordre le plus imprévu. Quand enfin l'esquisse entière de la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble avec tout l'acharnement et toute la patience dont je suis capable, et à terminer l'instrumentation qui n'était qu'indiquée çà et là. Je regarde cet ouvrage comme l'un des meilleurs que j'aie produits; le public jusqu'à présent paraît être de cet avis.

Ce n'était rien de l'avoir écrit, il fallait le faire entendre; et ce fut alors que commencèrent mes déboires et mes malheurs. La copie des parties d'orchestre et de chant me coûta une somme énorme; ensuite les nombreuses répétitions que je fis faire aux exécutants et le prix exorbitant de seize cents francs que je dus payer pour la location du théâtre de l'Opéra-Comique, l'unique salle qui fût alors à ma disposition, m'engagèrent dans une entreprise qui ne pouvait manquer de me ruiner. Mais j'allais toujours, soutenu par un raisonnement spécieux que tout le monde eût fait à ma place. «Quand j'ai fait exécuter pour la première fois Roméo et Juliette, au Conservatoire, me disais-je, l'empressement du public à venir l'entendre fut tel qu'on dut faire des billets de corridors pour placer l'excédant de la foule lorsque la salle fut remplie; et malgré l'énormité des frais de l'exécution, il me resta un petit bénéfice. Depuis cette époque mon nom a grandi dans l'opinion publique, le retentissement de mes succès à l'étranger lui donne en outre en France une autorité qu'il n'avait pas auparavant; le sujet de Faust est célèbre tout autant que celui de Roméo, on croit généralement qu'il m'est sympathique et que je dois l'avoir bien traité. Tout fait donc espérer que la curiosité sera grande pour entendre cette nouvelle œuvre plus vaste, plus variée de tons que ses devancières, et que les dépenses qu'elle me cause seront au moins couvertes…» Illusion! Depuis la première exécution de Roméo et Juliette des années s'étaient écoulées, pendant lesquelles l'indifférence du public parisien, pour tout ce qui concerne les arts et la littérature, avait fait des progrès incroyables. Déjà à cette époque il ne s'intéressait plus assez, à une œuvre musicale surtout, pour aller s'enfermer en plein jour (je ne pouvais donner mes concerts le soir) dans le théâtre de l'Opéra-Comique que le monde fashionable d'ailleurs ne fréquente pas. C'était à la fin de novembre (1846), il tombait de la neige, il faisait un temps affreux; je n'avais pas de cantatrice à la mode pour chanter Marguerite; quant à Roger qui chantait Faust et à Herman Léon chargé du rôle de Méphistophélès, on les entendait tous les jours dans ce même théâtre, et ils n'étaient pas fashionables non plus. Il en résulta que je donnai Faust deux fois avec une demi-salle. Le beau public de Paris, celui qui va au concert, celui qui est censé s'occuper de musique, resta tranquillement chez lui, aussi peu soucieux de ma nouvelle partition que si j'eusse été le plus obscur élève du Conservatoire; et il n'y eut pas plus de monde à l'Opéra-Comique à ces deux exécutions, que si l'on y eût représenté le plus mesquin des opéras de son répertoire.

Rien dans ma carrière d'artiste ne m'a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile au moins, en ce sens que j'en profitai, et que, depuis lors, il ne m'est pas arrivé d'aventurer vingt francs sur la foi de l'amour du public parisien pour ma musique. J'espère bien que cela ne m'arrivera pas non plus à l'avenir115, dussé-je vivre encore cent ans. J'étais ruiné; je devais une somme considérable, que je n'avais pas. Après deux jours d'inexprimables souffrances morales, j'entrevis le moyen de sortir d'embarras par un voyage en Russie. Mais pour l'entreprendre, encore fallait-il de l'argent; il m'en fallait d'autant plus que je ne voulais pas, en quittant Paris, y laisser la moindre dette. Alors de cette difficile circonstance surgirent pour moi de bien douces consolations, que la cordialité de mes amis vint m'apporter. Dès qu'on sut que j'étais obligé d'aller à Saint-Pétersbourg pour tâcher de réparer les pertes que mon dernier ouvrage m'avait fait éprouver à Paris, de toutes parts je reçus des offres de service. M. Bertin me fit avancer mille francs par la caisse du Journal des Débats; parmi mes amis, les uns me prêtèrent cinq cents francs, d'autres six ou sept cents; un jeune Allemand, M. Friedland, que j'avais connu à Prague, à mon dernier voyage en Bohême, m'avança douze cents francs; Sax, malgré ses propres embarras, en fit autant; enfin le libraire Hetzel, qui depuis a joué un rôle très-honorable dans le gouvernement républicain, et qui n'était alors pour moi qu'une simple connaissance, me rencontrant par hasard dans un café, me dit:

« – Vous allez en Russie?

– Oui…

– C'est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver; si vous avez besoin d'un billet de mille francs, permettez-moi de vous l'offrir!..»

J'acceptai aussi franchement que l'excellent Hetzel m'offrait, et je pus ainsi faire face à tout, et fixer le jour de mon départ.

Je crois avoir déjà fait cette remarque, mais je ne crains pas de la reproduire, que si j'ai rencontré bien des gredins et bien des drôles dans ma vie, j'ai été singulièrement favorisé en sens contraire, et que peu d'artistes ont trouvé autant que moi de bons cœurs et de généreux dévouements.

Chers et excellents hommes, qui, sans doute, avez dès longtemps oublié votre noble conduite à mon égard, laissez-moi vous la rappeler ici, vous en remercier avec effusion, vous serrer la main, et vous dire avec quel bonheur intime je pense aux obligations que je vous ai!!!

VOYAGE EN RUSSIE

Le courrier prussien – M. Nernst. – Les traîneaux. – La neige. – Stupidité des corbeaux. – Les comtes Wielhorski. – Le général Lwoff. – Mon premier concert. – L'Impératrice. – Je fais fortune. – Voyage à Moscou. – Obstacle grotesque. – Le grand Maréchal. – Les jeunes mélomanes. – Les canons du Kremlin

Pour pouvoir donner sans obstacle des concerts tels que les miens à Saint-Pétersbourg, il faut choisir l'époque du grand carême, pendant laquelle les théâtres sont fermés et qui embrasse tout le mois de mars. Je partis donc de Paris, le 14 février 1847. Le sol y était couvert de six pouces de neige, et jusqu'à Saint-Pétersbourg où j'arrivai quinze jours après, je ne la perdis pas un seul instant de vue. Il en était même tombé une telle abondance en Belgique, que le convoi du chemin de fer sur lequel je me trouvais fut obligé de rester plusieurs heures à Tirlemont pendant que des ouvriers déblayaient la voie. On juge de ce que j'eus à souffrir du froid la semaine suivante quand je fus parvenu de l'autre côté du Niémen.

Je ne m'arrêtai que quelques heures à Berlin où je sollicitai du roi de Prusse une lettre de recommandation pour sa sœur l'Impératrice de Russie, lettre qu'avec sa bonté ordinaire, le roi m'envoya immédiatement.

J'eus le malheur, en allant en poste de Berlin à Tilsitt, d'avoir un courrier mélomane, qui me tourmenta beaucoup pendant tout le temps que je passai dans sa voiture à côté de lui. Cet homme n'eut pas plus tôt vu mon nom sur sa feuille de route, qu'il conçut le projet de m'exploiter chemin faisant, voici comment. Il avait la fureur de composer des polkas et des valses pour le piano. Il s'arrêtait en conséquence, et quelquefois fort longuement, aux stations de la poste, où, pendant qu'on le croyait occupé à régler ses comptes avec le directeur, il employait son temps à régler du papier de musique sur lequel il écrivait la mélodie dansante qu'il avait sifflotée entre ses dents pendant les trois dernières heures. Après quoi, remontant en voiture, il daignait donner l'ordre du départ, et me présentait aussitôt sa polka ou sa valse avec un crayon pour que j'en écrivisse la basse et l'harmonie. Puis cette basse écrite, c'étaient des commentaires sans fin, des pourquoi, des comment, des étonnements et des ravissements qui m'avaient fort diverti la première fois, mais qui, à la seconde et à la troisième, me firent maudire de bon cœur le peu de notions de mon brave courrier en musique et en langue française. Ce n'est pas en France que j'eusse éprouvé un pareil accident! En arrivant à Tilsitt, je demandai le maître de poste M. Nernst; je dirai tout à l'heure par quel hasard je savais son nom et comptais sur son obligeance. On m'indique son cabinet, j'entre, je vois un gros homme, coiffé d'une casquette de drap, dont la figure sévère décelait pourtant de l'esprit et de la bonté. Il était assis sur un siège élevé qu'il ne quitta point à mon entrée.

«M. Nernst? dis-je en le saluant.

– C'est moi, monsieur; à qui ai-je l'honneur de parler?

– À M. Hector Berlioz.

– Ah! rien que ça! s'écrie-t-il en bondissant hors de son siège, et retombant debout devant moi sa casquette à la main.

Et aussitôt le digne homme de m'accabler de politesses et de prévenances de toute espèce, qui redoublèrent quand je lui eus appris de quelle part je me présentais. «Ne manquez pas en passant à Tilsitt de demander M. Nernst, le directeur de la poste, m'avait dit à Paris un de mes amis, c'est un homme excellent, instruit d'ailleurs et lettré, et qui peut vous être fort utile.» L'ami qui me faisait cette recommandation la veille de mon départ, au coin d'une rue où je l'avais rencontré à onze heures du soir, était H. de Balzac, qui, peu de temps auparavant, avait fait lui-même le voyage de Russie. En apprenant que j'allais à Saint-Pétersbourg pour y donner des concerts: «Vous en reviendrez avec cent cinquante mille francs, m'avait dit très-sérieusement de Balzac, je connais le pays, vous ne pouvez pas en rapporter moins.» Ce grand esprit avait la faiblesse de voir partout des fortunes à faire, fortunes qu'il eût volontiers demandé à un banquier de lui escompter, tant il les croyait assurées. Il ne rêvait que millions, et les innombrables déceptions qu'il a essuyées en ce genre toute sa vie n'ont pu le désabuser sur ce perpétuel mirage. Je souris à une telle appréciation des résultats futurs de mon voyage, sans paraître douter de sa justesse. On verra bientôt que si mes concerts de Saint-Pétersbourg et de Moscou produisirent plus que je n'avais espéré, je pus cependant rapporter de Russie beaucoup moins que les cent cinquante mille francs prédits par de Balzac.

Ce rare écrivain, cet incomparable anatomiste du cœur de la société française de notre époque, fut, on le pense bien, pour M. Nernst et pour moi un sujet fécond de conversation. M. Nernst me donna sur de Balzac, sur ses espérances de mariage et sur ses affections en Gallicie, des détails qui m'intéressèrent vivement. Il est au reste, du petit nombre d'étrangers à qui il est permis d'admirer de Balzac avec passion, car il sait le français au point de pouvoir comprendre sa prose. Je me souviens qu'à mon retour en France, comme je racontais dans ma famille cet épisode de mon voyage, à l'exclamation de rien que ça! échappée à M. Nernst en m'entendant nommer, mon père partit d'un éclat de rire. Il était pourtant alors déjà bien affaibli, bien souffrant et bien triste. Mais l'orgueil naïf, que lui causait, en dépit de toute sa philosophie, cette preuve originale de la célébrité de son fils, se décelait ainsi presque malgré lui.

« – Rien que ça! répétait-il, en redoublant de rires. C'est à Tilsitt, dis-tu?

– Oui, sur le bord du Niémen, à l'extrême frontière de la Prusse.

– Rien que ça!»

Et ses rires recommençaient.

Après quelques heures de repos ainsi employées à Tilsitt, muni des instructions de M. Nernst et réchauffé par quelques verres d'un excellent curaçao qu'il ne se lassait pas de m'offrir, j'entrepris la partie la plus pénible du voyage. Une voiture de poste me conduisit jusque sur la frontière russe, à Taurogen; là il fallut m'enfermer dans un traîneau de fer que je ne devais plus quitter jusqu'à Saint-Pétersbourg, et où j'allais éprouver pendant quatre rudes journées et autant d'effroyables nuits des tourments dont je ne soupçonnais pas l'existence.

En effet, dans cette boîte métallique hermétiquement fermée, où la poussière de neige parvient à s'introduire néanmoins et vous blanchit la figure, on est presque sans cesse secoué avec violence, comme sont les grains de plomb dans une bouteille qu'on nettoie. De là force contusions à la tête et aux membres, causées par les chocs qu'on reçoit à chaque instant des parois du traîneau. De plus on y est pris d'envies de vomir et d'un malaise que je crois pouvoir appeler le mal de neige à cause de sa ressemblance avec le mal de mer.

On croit généralement dans nos climats tempérés que les traîneaux russes, emportés par de rapides chevaux, glissent sur la neige comme ils feraient sur la glace d'un lac; on se fait en conséquence une idée charmante de cette manière de voyager. Or, voici la vérité là-dessus: quand on a le bonheur de rencontrer un terrain uni, couvert d'une neige vierge ou battue partout également, le traîneau court en effet d'une façon rapide et parfaitement horizontale. Mais on ne trouve pas deux lieues sur cent de chemin pareil. Tout le reste, bouleversé, creusé de petites vallées transversales par les chariots des paysans qui, à cette époque dite du traînage traînent des masses considérables de bois, ressemble à une mer en tourmente dont les flots auraient été solidifiés par le froid. Les intervalles qui séparent ces vagues de neige forment de véritables fossés profonds, où le traîneau, hissé d'abord avec effort jusqu'au sommet de la vague, retombe brusquement, avec une rudesse et un fracas capables de vous décrocher le cerveau; surtout pendant la nuit, quand, cédant un instant au sommeil, on n'est plus préparé à recevoir ces horribles secousses. Si les ondes sont plus égales et moins élevées le traîneau peut alors les suivre d'une façon régulière, montant et descendant comme un canot sur les flots de la mer. De là les maux de cœur et même les vomissements dont j'ai parlé. Je ne dis rien du froid qui, vers le milieu de la nuit, malgré les sacs de fourrures, les manteaux, les pelisses dont on est couvert et le foin qui remplit le traîneau, devient peu à peu intolérable. On se sent alors tout le corps piqué comme par un million d'aiguilles, et, quoi qu'on en ait, on tremble de peur de mourir gelé presque autant que de froid.

Quand le brillant soleil de certains jours me permettait d'embrasser d'un coup d'œil ce morne et éblouissant désert, je ne pouvais m'empêcher de songer à la trop fameuse retraite de notre pauvre armée disloquée et saignante; je croyais voir nos malheureux soldats sans habits, sans chaussures, sans pain, sans eau-de-vie, sans forces morales ni physiques, blessés pour la plupart, se traînant le jour comme des spectres, étendus la nuit sans abri, comme des cadavres, sur cette neige atroce, par un froid plus terrible encore que celui qui m'épouvantait. Et je me demandais comment un seul d'entre eux a pu résister à de telles souffrances et sortir vivant de cet enfer glacé… Il faut que l'homme soit prodigieusement dur à mourir.

Puis, je riais de la stupidité des corbeaux affamés qui suivaient mon traîneau d'une aile engourdie, se posaient de temps en temps sur la route pour se gorger de crottin de cheval, se couchaient ensuite sur le ventre, réchauffant ainsi tant bien que mal leurs pattes à demi gelées; quand, sans efforts et en quelques heures d'un vol dirigé vers le sud, ils eussent trouvé doux climat, champs fertiles et pâture abondante. Aux vrais cœurs de corbeaux la patrie est donc chère? Si toutefois, comme le disaient nos soldats, on peut appeler cela une patrie.

Enfin un dimanche soir, quinze jours après mon départ de Paris, et tout ratatiné par le froid, j'arrivai dans cette fière capitale du Nord qu'on nomme Saint-Pétersbourg. D'après ce qu'on m'avait dit en France des rigueurs de la police impériale, je m'attendais à voir mes ballots de musique confisqués pour une semaine au moins; ils avaient à peine été ouverts à la frontière. Loin de là, on ne me demanda pas même au bureau de police ce qu'ils contenaient, et je pus immédiatement les emporter à l'hôtel avec moi. Ce fut, je l'avoue, une agréable surprise.

Je n'étais pas installé depuis une heure dans une chambre chaude, quand un très-aimable et savant amateur de musique, M. de Lenz (voyez dans les Soirées de l'orchestre l'analyse que j'ai faite de son livre sur Beethoven), qui m'avait, quelques années auparavant, rencontré à Paris, vint me souhaiter la bienvenue.

– «Je sors de chez le comte Michel Wielhorski, me dit-il, où nous avons appris tout à l'heure votre arrivée. Il y a une grande soirée chez lui, toutes les autorités musicales de Saint-Pétersbourg s'y trouvent réunies, et le comte m'envoie vous dire qu'il sera charmé de vous recevoir.

– Mais comment peut-on savoir déjà que je suis ici?

– Enfin… on le sait… Venez, venez.»

Je pris seulement le temps de me dégeler la figure, de me raser et de m'habiller, et je suivis mon obligeant introducteur chez le comte Wielhorski.

Je devrais dire les comtes, car ils sont deux frères, aussi intelligents et aussi chaleureux amis de la musique l'un que l'autre et qui habitent ensemble. Leur maison est à Saint-Pétersbourg un petit ministère des beaux-arts, grâce à l'autorité que donne aux comtes Wielhorski leur goût si justement célèbre, à l'influence qu'ils exercent par leur grande fortune et leurs nombreuses relations, grâce enfin à la position officielle qu'ils occupent à la cour auprès de l'Empereur et de l'Impératrice.

Leur accueil fut d'une charmante cordialité; je fus en quelques heures présenté par eux aux principaux personnages, aux virtuoses, aux gens de lettres qui se trouvaient dans leur salon. Je fis là tout de suite connaissance avec cet excellent Henri Romberg, alors chargé des fonctions de chef d'orchestre au théâtre italien, et qui, avec une obligeance incomparable, s'établit dès ce moment mon guide musical à Saint-Pétersbourg et le régisseur du personnel de mes exécutants. Le jour de mon premier concert ayant été fixé ce soir même, par le général Guédéonoff, intendant des théâtres impériaux, la salle de l'assemblée des nobles étant choisie, le prix des places débattu et fixé à trois roubles d'argent (12 francs), je me trouvai ainsi, quatre heures à peine après mon arrivée, in medias res. Romberg vint me prendre le lendemain, et je commençai à courir la ville avec lui, à visiter et à engager les artistes principaux dont le concours m'était nécessaire. Mon orchestre fut bientôt formé. Avec l'aide du général Lwoff, aide de camp de l'Empereur, directeur de la chapelle impériale, compositeur et virtuose du plus rare mérite, qui m'a donné tout d'abord des preuves de la plus franche confraternité musicale, nous vînmes aussi promptement à bout de réunir un chœur considérable et bien composé. Il ne me manquait plus que deux chanteurs solistes, une basse, et un ténor, pour les deux premières parties de Faust, que j'avais placées dans le programme. Versing, basse du théâtre allemand se chargea du rôle de Méphistophélès, et Ricciardi, ténor italien que j'avais autrefois connu à Paris, accepta celui de Faust; seulement, il dut chanter en français pendant que Méphistophélès chantait en allemand. Mais le public russe, à qui ces deux langues sont également familières, accepta très-bien cette bizarrerie. Pour les choristes qui chantaient en langue allemande, il fallut recopier toutes les paroles en caractères russes, les seuls qui leur fussent connus. En outre dès la première répétition, Romberg me déclara que la traduction allemande de mon Faust, que j'avais fait faire à grands frais à Paris, était détestable et prosodiée de telle sorte qu'il n'y avait pas moyen de la chanter. Il se hâta, pour ne pas retarder mon premier concert, de corriger les grosses bévues de ce mauvais texte; mais je dus me résoudre, quelques semaines après, à chercher un nouveau traducteur, et j'eus le bonheur de trouver M. Minzlaff, qui, en sa qualité d'homme d'esprit musicien, s'acquitta parfaitement de sa tâche, et me tira d'embarras. Ce fut une belle soirée que celle de mon premier concert dans la salle de l'assemblée de la noblesse. L'orchestre et le chœur étaient nombreux et bien exercés, j'avais en outre une bande militaire que le général Lwoff m'avait procurée en faisant un choix parmi les musiciens de la garde impériale. Romberg et Maurer, c'est-à-dire les deux maîtres de chapelle de Saint-Pétersbourg, s'étaient même chargés de la partie des petites cymbales antiques dans le scherzo de la Fée Mab. Il y avait parmi tous mes artistes, un entrain joyeux, une animation, un zèle, qui me faisaient bien augurer de l'exécution, et j'avais, en outre, retrouvé au milieu d'eux un compatriote, l'habile violoncelliste Tajan-Rogé, artiste véritable et chaleureux, qui me secondait de toute son âme. Mon programme, composé de l'ouverture du Carnaval romain, des deux premiers actes de Faust, du scherzo de la Fée Mab et de l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale fut, en effet, très-bien exécuté. L'enthousiasme du public nombreux et éblouissant qui remplissait cette immense salle, dépassa tout ce que j'avais pu rêver en ce genre, pour Faust, surtout. Il y eut des applaudissements, des rappels, des cris de bis à me donner le vertige. Après la première partie de Faust, l'Impératrice, qui assistait au concert, m'envoya chercher par le comte Michel Wielhorski, et il fallut comparaître devant Sa Majesté dans l'état peu convenable ou je me trouvais, rouge, suant, haletant, ma cravate déformée, enfin, en tenue de bataille musicale. L'Impératrice me fit le plus flatteur accueil, me présenta aux princes ses fils, me parla de son frère le roi de Prusse, de l'intérêt qu'il me portait et dont ses lettres faisaient foi, accorda de grands éloges à ma musique, en s'étonnant de l'exécution exceptionnelle que j'avais obtenue. Après un quart d'heure de conversation:

– «Je vous rends à votre auditoire, me dit-elle, il est tellement exalté que vous ne devez pas trop lui faire attendre la seconde partie du concert.»

Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour toutes ces gracieusetés impériales.

Après le chœur des Sylphes, l'émotion du public fut vraiment portée à l'extrême; on ne s'attendait pas à ce genre de musique fine, aérienne, et si douce qu'il faut prêter l'oreille pour l'entendre. Ce fut, je l'avoue, un instant enivrant pour moi. J'étais un peu inquiet au sujet de ma bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l'apothéose qui terminait le concert.

Je craignais qu'en entrant à l'orchestre au milieu d'un morceau, elle ne produisît quelque tumulte capable d'en compromettre l'effet. J'avais compté sans la discipline… en me retournant après le scherzo de la Fée Mab qui, certes, a besoin d'un profond silence pour être entendu, j'aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante musiciens à leur poste. Ils s'étaient introduits et placés sans que personne les eût remarqués. À la bonne heure!..

Enfin le concert terminé, les embrassades essuyées, une bouteille de bière bue, je m'avisai de demander le résultat financier de l'expérience: Dix-huit mille francs. Le concert en coûtait six mille, il me restait douze mille francs de bénéfice net.

114.Celui de Marlow par exemple, et l'opéra de Spohr, qui ni l'un ni l'autre, ne ressemblent au Faust de Gœthe.
115.Je n'y ai pas tenu; après avoir écrit l'Enfance du Christ, je n'ai pas su résister à la tentation de faire entendre à Paris cet ouvrage, dont le succès a été spontané, très-grand et même calomnieux pour mes compositions antérieures. J'ai ainsi donné, dans la salle de Herz, plusieurs concerts qui, au lieu de me ruiner, comme firent les exécutions de Faust m'ont rapporté quelques milliers de francs (1858).
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
31 Juli 2017
Umfang:
830 S. 18 Illustrationen
Rechteinhaber:
Public Domain