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OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06

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SAINT-ANTOINE

A X. Charmes.

On l’appelait Saint-Antoine, parce qu’il se nommait Antoine, et aussi peut-être parce qu’il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu’il eût plus de soixante ans.

C’était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient trop maigres pour l’ampleur du corps.

Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme qu’il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans les affaires et dans l’élevage du bétail, et dans la culture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles, mariés avec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays d’alentour; on disait en manière de proverbe: «Il est fort comme Saint-Antoine.»

Lorsque arriva l’invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il criait, la face rouge et l’œil sournois, dans une fausse colère de bon vivant: «Faudra que j’en mange, nom de Dieu!» Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pas jusqu’à Tanneville; mais lorsqu’il apprit qu’ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, s’attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.

Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte s’ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d’un soldat coiffé d’un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa d’un bond; et tout son monde le regardait, s’attendant à le voir écharper le Prussien; mais il se contenta de serrer la main du maire qui lui dit: — «En v’la un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c’te nuit. Fait pas de bêtise surtout, vu qu’ils parlent de fusiller et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v’là prévenu. Donne-li à manger, il a l’air d’un bon gars. Bonsoir, je vas chez l’s’autres. Y en a pour tout le monde.» Et il sortit.

Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C’était un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de s’asseoir. Puis il lui demanda: «Voulez-vous de la soupe?» L’étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d’audace, et lui poussant sous le nez une assiette pleine: — «Tiens, avale ça, gros cochon.»

Le soldat répondit: «Ya» et se mit à manger goulûment pendant que le fermier triomphant, sentant sa réputation reconquise, clignait de l’œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps grand’peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en servit une autre qu’il fit disparaître également; mais il recula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en répétant: «Allons fous-toi ça dans le ventre. T’engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon!»

Et le soldat, comprenant seulement qu’on voulait le faire manger tout son saoul, riait d’un air content, en faisant signe qu’il était plein.

Alors Saint-Antoine devenu tout à fait familier lui tapa sur le ventre en criant: — «Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon!» Mais soudain il se tordit, rouge à tomber d’une attaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire: «C’est ça, c’est ça, saint Antoine et son cochon. V’là mon cochon.» Et les trois serviteurs éclatèrent à leur tour.

Le vieux était si content qu’il fit apporter l’eau-de-vie, la bonne, le fil en dix, et qu’il en régala tout le monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu’il trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez: «Hein? En v’là d’la fine. T’en bois pas comme ça chez toi, mon cochon.»

Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie il n’avait pas son pareil. Il n’y avait que lui pour inventer des choses comme ça. Cré coquin, va!

Il s’en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus bras dessous avec son Allemand qu’il présentait d’un air gai en lui tapant sur l’épaule: — «Tenez, v’là mon cochon, r’gardez-moi s’il engraisse c’t’animal-là.»

Et les paysans s’épanouissaient. — Est-il donc rigolo, ce bougre d’Antoine!

— J’te l’vends, Césaire, trois pistoles.

— Je l’prends, Antoine, et j’t’invite à manger du boudin.

— Mé, c’que j’veux, c’est d’ses pieds.

— Tâte li l’ventre, tu verras qu’il n’a que d’la graisse.

Et tout le monde clignait de l’œil sans rire trop haut cependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu’on se moquait de lui. Antoine seul, s’enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant: «Rien qu’du gras»; lui tapait sur le derrière en hurlant: «Tout ça d’la couenne»; l’enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter une enclume en déclarant: «Il pèse six cents, et pas de déchet.»

Et il avait pris l’habitude de faire offrir à manger à son cochon partout où il entrait avec lui. C’était là le grand plaisir, le grand divertissement de tous les jours: — «Donnez-li de c’que vous voudrez, il avale tout.» Et on offrait à l’homme du pain et du beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l’andouille qui faisait dire: — «De la vôtre, et du choix.»

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces attentions, se rendait malade pour ne pas refuser; et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter: — «Tu sais, mon cochon, faudra te faire faire une autre cage.»

Ils étaient devenus, d’ailleurs, les meilleurs amis du monde; et, quand le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien l’accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d’être avec lui.

Le temps était rigoureux; il gelait dur; le terrible hiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.

Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des occasions, prévoyant qu’il manquerait de fumier pour les travaux du printemps, acheta celui d’un voisin qui se trouvait dans la gêne; et il fut convenu qu’il irait chaque soir avec son tombereau chercher une charge d’engrais.

Chaque jour donc il se mettait en route à l’approche de la nuit et se rendait à la ferme des Haules, distante d’une demi-lieue, toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour c’était une fête de nourrir l’animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la grand’messe.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier; et quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s’allumaient d’une flamme de colère.

Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d’avaler un morceau de plus; et il essaya de se lever pour s’en aller. Mais Saint-Antoine l’arrêta d’un tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise s’écrasa sous l’homme.

Une gaieté de tempête éclata; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le guérir; puis il déclara: «Puisque tu n’veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu!» Et on alla chercher de l’eau-de-vie au cabaret.

Le soldat roulait des yeux méchants: mais il but néanmoins; il but tant qu’on voulut; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des assistants.

Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant «à la tienne!» Et le Prussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.

C’était une lutte, une bataille, une revanche! A qui boirait le plus, nom d’un nom! Ils n’en pouvaient ni l’un ni l’autre quand le litre fut séché. Mais aucun des deux n’était vaincu. Ils s’en allaient manche à manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain!

Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.

La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s’éclairait tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de n’avoir pas triomphé, s’amusait à pousser de l’épaule son cochon pour le faire culbuter dans le fossé. L’autre évitait les attaques par des retraites; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. A la fin, le Prussien se fâcha; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse.

Alors, enflammé d’eau-de-vie, le vieux saisit l’homme à bras le corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait d’un petit enfant, et il le lança à toute volée de l’autre côté du chemin. Puis, content de cette exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.

Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.

 

Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.

Le Prussien arriva, le front baissé, l’arme en avant, sûr de tuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, l’écarta, et il frappa d’un coup sec sur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s’abattit à ses pieds.

Puis il regarda, effaré, stupide d’étonnement, le corps d’abord secoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le considéra quelque temps. L’homme avait les yeux clos; et un filet de sang coulait d’une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.

Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s’en allait toujours, au pas tranquille des chevaux.

Qu’allait-il faire? Il serait fusillé! On brûlerait sa ferme, on ruinerait le pays! Que faire? que faire? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime, puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait.

Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu’au bord du trou à l’engrais. Il songeait qu’en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse; et il fit basculer le tombereau.

Comme il l’avait prévu, l’homme fut enseveli sous le fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l’écurie; et il rentra dans sa chambre.

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire, mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissant dans l’immobilité du lit. On le fusillerait! Il suait de peur; ses dents claquaient; il se releva, grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses draps.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus l’ancienne, sans calmer l’angoisse de son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d’imbécile!

Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des explications et des malices; et, de temps en temps, il se rinçait la bouche avec une gorgée de fil en dix pour se mettre du cœur au ventre.

Et il ne trouvait rien, mais rien.

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu’il appelait «Dévorant», se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans les moelles; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.

Il s’était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n’en pouvant plus, attendant avec anxiété que «Dévorant» recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs.

L’horloge d’en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne plus l’entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s’avança dans la nuit.

La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme faisaient de grandes taches noires. L’homme s’approcha de la niche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors «Dévorant» fit un bond, puis s’arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia: — «Qué qu’t’as donc, sale rosse?» et il avança de quelques pas, fouillant de l’œil l’ombre indécise, l’ombre terne de la cour.

Alors, il vit une forme, une forme d’homme assis sur son fumier!

Il regardait cela perclus d’horreur et haletant. Mais, soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre; il l’arracha du sol; et, dans un de ces transports de peur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.

C’était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d’ordure qui l’avait réchauffé, ranimé. Il s’était assis machinalement, et il restait là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saletés et de sang, encore hébété par l’ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.

Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu’il l’eut reconnu, écuma ainsi qu’une bête enragée.

Il bredouillait: — «Ah! cochon! cochon! t’es pas mort! Tu vas me dénoncer, à c’t’heure... Attends... attends!»

Et, s’élançant sur l’Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça jusqu’au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.

Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l’estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons.

Puis il s’arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l’air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.

Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour allait poindre, il se mit à l’œuvre pour ensevelir l’homme.

Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas encore, travaillant d’une façon désordonnée dans un emportement de force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.

Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d’ordure et rentra chez lui. Sa bouteille encore à moitié pleine d’eau-de-vie était restée sur une table. Il la vida d’une haleine, se jeta sur son lit, et s’endormit profondément.

Il se réveilla dégrisé, l’esprit calme et dispos, capable de juger le cas et de prévoir l’événement.

Au bout d’une heure il courait le pays en demandant partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas; et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotillon.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans un village voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.

Saint-Antoine a paru dans le Gil Blas du mardi 3 avril 1883, sous la signature: Maufrigneuse.

L’AVENTURE DE WALTER SCHNAFFS

A Robert Pinchon.

Depuis son entrée en France avec l’armée d’invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu’il avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants qu’il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l’existence disparaît avec la vie; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.

Et quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route: — S’il était tué, que deviendraient les petits? Qui donc les nourrirait et les élèverait? A l’heure même, ils n’étaient pas riches, malgré les dettes qu’il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu’il se serait laissé tomber, s’il n’avait songé que toute l’armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l’angoisse.

Son corps d’armée s’avançait vers la Normandie; et il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne; rien n’indiquait une résistance préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs; et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d’un petit bois grand comme la main, s’élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris et éperdu qu’il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le saisit; mais il songea aussitôt qu’il courait comme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d’un pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d’une flèche, à travers une couche épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s’éloignant du lieu du combat. Puis il s’arrêta et s’assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. C’était un petit oiseau qui, s’étant posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d’une heure, le cœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le soldat se mit à songer. Qu’allait-il faire? Qu’allait-il devenir? Rejoindre son armée?.. Mais comment? Mais par où? Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses, d’épouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis le commencement de la guerre! Non! Il ne se sentait plus ce courage! Il n’aurait plus l’énergie qu’il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.

Mais que faire? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’y cacher jusqu’à la fin des hostilités. Non, certes. S’il n’avait pas fallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterré; mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa: «Si seulement j’étais prisonnier!» Et son cœur frémit de désir, d’un désir violent, immodéré, d’être prisonnier des Français. Prisonnier! Il serait sauvé, nourri, logé, à l’abri des balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier! Quel rêve!

Et sa résolution fut prise immédiatement:

 

— Je vais me constituer prisonnier.

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d’une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier? Comment? De quel côté? Et des images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul, avec son casque à pointe, par la campagne.

S’il rencontrait des paysans? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l’acharnement des vaincus exaspérés.

S’il rencontrait des francs-tireurs? Ces francs-tireurs, des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder.

S’il rencontrait l’armée française elle-même? Les hommes d’avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d’un champ, s’affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d’un terrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l’âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans l’ombre; et il s’imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.

Après d’interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors, un soulagement immense le pénétra; ses membres se détendirent, reposés soudain; son cœur s’apaisa; ses yeux se fermèrent. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du ciel; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs; et Walter Schnaffs s’aperçut qu’il était atteint d’une faim aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson des soldats; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c’était de guetter le passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l’horizon. Là-bas, à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines! Là-bas, à gauche, il apercevait, au bout des arbres d’une avenue, un grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu’au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’un sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d’un sommeil d’homme affamé.

L’aurore de nouveau se leva sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille; et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait à s’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leurs fourches sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là dedans plutôt qu’au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.

Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était même ouverte; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait, une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond du ventre de Walter Schnaffs, qui le crispa, le fit haleter, l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien!

On aperçut l’ennemi!

Seigneur! les Prussiens attaquaient le château!..

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre.

Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appui et s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux: mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille à ces confuses rumeurs; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eût craint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l’œsophage comme on lave un conduit bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s’engourdissaient; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.