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OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06

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LES SABOTS

A Léon Fontaine.

Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe étaient posés à terre à côté d’elles; et la lourde chaleur d’un jour de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d’air chargé d’aromes des champs s’engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l’autel les petites flammes jaunes au bout des cierges... «Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il!» prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C’était un vieux homme à cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.

Il reprit: «Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu’est bien malade et aussi la Paumelle, qui ne se remet pas vite de ses couches.»

Il ne savait plus; il cherchait les bouts de papier posés dans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua: «Il ne faut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre. — M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante.» Il réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta: «C’est tout, mes frères, c’est la grâce que je vous souhaite au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.»

Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.

Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux petit paysan sec et ridé, s’assit devant la table, pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit: «Ça s’rait p’têtre bon, c’te place chez maîtr’ Omont, vu que le v’là veuf, que sa bru l’aime pas, qu’il est seul et qu’il a d’quoi. J’ferions p’têtre ben d’y envoyer Adélaïde.»

La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d’une odeur de choux, elle réfléchit.

L’homme reprit: «Il a d’quoi, pour sûr. Mais qu’il faudrait être dégourdi et qu’Adélaïde l’est pas un brin.»

La femme alors articula: «J’pourrions voir tout d’même.» Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l’air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria: «T’entends, grande bête. T’iras chez maît’ Omont t’proposer comme servante, et tu f’ras tout c’qu’il te commandera.»

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois commencèrent à manger.

Au bout de dix minutes le père reprit: «Écoute un mot, la fille, et tâche d’n’ point te mettre en défaut sur ce que j’vas te dire...»

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête d’un vieux veuf mal avec sa famille.

La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.

Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.

Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments d’exploitation qu’occupaient ses fermiers. Car il s’était retiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.

Il avait environ cinquante-cinq ans; il était gros, jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait du cidre et de l’eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour chaud, malgré son âge.

Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée du blé ou la floraison des colzas d’un œil d’amateur à son aise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.

On disait de lui: «C’est un père Bon-Temps, qui n’est pas bien levé tous les jours.»

Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se renversant, il demanda:

— Qu’est-ce que vous désirez?

La mère prit la parole:

— «C’est not’ fille Adélaïde que j’viens vous proposer pour servante, vu c’qu’a dit çu matin monsieur le curé.»

Maître Omont considéra la fille, puis, brusquement: «Quel âge qu’elle a, c’te grande bique-là?»

— «Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.»

— «C’est bien; all’aura quinze francs par mois et l’fricot. J’l’attends d’main, pour faire ma soupe du matin.»

Et il congédia les deux femmes.

Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.

Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, monsieur Omont la héla.

— «Adélaïde!»

Elle accourut. «Me v’là, not’maître.»

Dès qu’elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l’œil troublé, il déclara: «Écoute un peu, qu’il n’y ait pas d’erreur entre nous. T’es ma servante, mais rien de plus. T’entends. Nous ne mêlerons point nos sabots.

— Oui, not’ maître.

— Chacun sa place, ma fille, t’as ta cuisine; j’ai ma salle. A part ça, tout sera pour té comme pour mé. C’est convenu?

— Oui, not’ maître.

— Allons, c’est bien, va à ton ouvrage.

Et elle alla reprendre sa besogne.

A midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. Omont.

— «C’est servi, not’ maître.»

Il entra, s’assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita une seconde, puis, d’une voix de tonnerre:

— «Adélaïde!»

Elle arriva, effarée. Il cria comme s’il allait la massacrer. «Eh bien, nom de D... et té, ousqu’est ta place?

— «Mais... not’ maître...»

Il hurlait: «J’aime pas manger tout seul, nom de D...; tu vas te mett’ là ou bien foutre le camp si tu n’veux pas. Va chercher t’nassiette et ton verre.»

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant: «Me v’là, not’ maître.»

Et elle s’assit en face de lui.

Alors il devint jovial; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu’elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.

De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes.

En apportant le café, elle ne déposa qu’une tasse devant lui; alors, repris de colère, il grogna:

— Eh bien, et pour té?

— J’n’en prends point, not’ maître.

— Pourquoi que tu n’en prends point?

— Parce que je l’aime point.

Alors il éclata de nouveau: «J’aime pas prend’ mon café tout seul, nom de D... Si tu n’veux pas t’mett’ à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D... Va chercher une tasse et plus vite que ça.»

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l’œil furieux du maître, avala jusqu’au bout. Puis il lui fallut boire le premier verre d’eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.

Et M. Omont la congédia. «Va laver ta vaisselle maintenant, t’es une bonne fille.»

Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos; puis il l’envoya se mettre au lit.

— «Va te coucher, je monterai tout à l’heure.»

Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.

Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison.

— «Adélaïde?»

Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier:

— «Me v’là not’ maître.»

— Ousque t’es?

— Mais j’suis dans mon lit, donc, not’ maître.

Alors il vociféra: «Veux-tu bien descendre, nom de D... J’aime pas coucher tout seul, nom de D... et si tu n’veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D...»

Alors elle répondit d’en haut, éperdue, cherchant sa chandelle:

— «Me v’là, not’ maître!»

Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de l’escalier; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit par le bras, et dès qu’elle eut laissé devant la porte ses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa dans sa chambre en grognant:

— «Plus vite que ça, donc, nom de D...!»

Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu’elle disait:

— «Me v’là, me v’là, not’ maître.»

Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son père l’examina curieusement, puis demanda:

— T’es-ti point grosse?

Elle restait stupide, regardant son ventre, répétant: «Mais non, je n’ crois point.»

Alors, il l’interrogea, voulant tout savoir:

 

— Dis-mé si vous n’avez point, quéque soir, mêlé vos sabots?

— Oui, je les ons mêlés l’premier soir et puis l’sautres.

— Mais alors t’es pleine, grande futaille.

Elle se mit à sangloter, balbutiant: «J’savais ti, mé? J’savais ti, mé?»

Le père Malandain la guettait, l’œil éveillé, la mine satisfaite. Il demanda:

— Quéque tu ne savais point?

Elle prononça à travers ses pleurs: J’savais ti, mé, que ça se faisait comme ça, d’s’éfants!»

Sa mère rentrait. L’homme articula, sans colère: «La v’là grosse, à c’t’heure.»

Mais la femme se fâcha, révoltée d’instinct, injuriant à pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de «manante» et de «traînée».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller causer de leurs affaires avec maît’ Césaire Omont, il déclara:

«All’ est tout d’même encore pu sotte que j’aurais cru. All’ n’savait point c’qu’all’ faisait, c’te niente (rien du tout).

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.

Les Sabots ont paru, précédés d’une introduction qui n’est pas dans le volume, dans le Gil Blas du dimanche 21 janvier 1883, sous la signature: Maufrigneuse. Voici cette introduction:

Vous rappelez-vous, Madame, cette rencontre dans cette auberge du Midi? Je ne vous ai point vue, depuis deux mois, et pourtant... Mais je vous ai dit tout cela malgré votre refus de m’écouter.

En entrant dans la salle, je vous aperçus du premier coup, tout au fond, en face de votre mari. Je ne l’aime pas votre mari et il a l’air de s’en douter, ce dont je me moque, d’ailleurs.

J’ai été vous retrouver à votre table, on a mis un couvert de plus, et nous avons causé comme des indifférents. Vous lui disiez «tu» et me disiez «vous», et cela me faisait pousser des colères dans le cœur; parfois je rencontrais rapidement votre regard et il me semblait alors que c’était à moi que votre œil disait «tu» et à lui qu’il disait «vous».

J’avais des envies furieuses de vous embrasser devant lui, de lui casser la tête avec une carafe, s’il se fâchait selon son droit.

Puis nous avons fait une longue promenade au bord de la mer endormie. Vous alliez un bras à son bras, et moi, de l’autre côté de vous, je rencontrais votre main qui pendait ouverte sur votre robe, et je la pris et je la sentis qui serrait la mienne. C’est la meilleure joie d’amour. Une main pressée donne parfois une possession plus parfaite, plus profonde, plus absolue qu’une longue étreinte de toute une nuit.

Il faisait nuit, vous êtes rentrés ensemble et moi je suis encore resté longtemps assis en face de la mer.

Tout le monde dormait dans la maison quand je pris mon bougeoir pour regagner ma chambre. J’allais doucement le long du corridor où s’ouvraient les portes, et soudain je reconnus vos bottines, vos petites bottines de voyage, abattues sur le côté, vides, comme fatiguées entre deux souliers d’homme qui paraissaient les garder. Une d’elles était même couchée sur un des grands souliers, se reposant sur lui. Et une colère tumultueuse me souleva. J’avais envie de crever la porte et de vous assommer tous les deux, dans votre lit.

Et ce fut la plus brutale de mes douleurs d’amour. Et je restai longtemps ma bougie à la main en face de ces chaussures mêlées devant cette porte fermée.

Si je vous avais vue en ses bras, je n’aurais pas souffert davantage.

Ce souvenir cuisant vient de me retomber sur le cœur tout à l’heure, au moment de conter une petite histoire de paysans, dont le sujet touche, par les pieds, à cette aventure de là-bas.

Et je vous dédie ce simple récit en mémoire de ma souffrance.

LA REMPAILLEUSE

A Léon Hennique.

C’était à la fin du dîner d’ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et de fleurs.

On vint à parler d’amour, et une grande discussion s’éleva, l’éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une seule fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n’ayant jamais eu qu’un amour sérieux; on cita aussi d’autres exemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont l’opinion s’appuyait sur la poésie bien plus que sur l’observation, affirmaient que l’amour, l’amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu’une fois sur un mortel, qu’il était semblable à la foudre, cet amour, et qu’un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu’aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n’y pouvait germer de nouveau.

Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance:

— Je vous dis, moi, qu’on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par amour, comme preuve de l’impossibilité d’une seconde passion. Je vous répondrai que, s’ils n’avaient pas commis cette bêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu’à leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira — qui a aimé aimera. C’est une affaire de tempérament, cela.

On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n’en avait pas:

— Comme l’a dit le marquis, c’est une affaire de tempérament; quant à moi, j’ai eu connaissance d’une passion qui dura cinquante-cinq ans, sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort.

La marquise battit des mains.

— Est-ce beau cela! Et quel rêve d’être aimé ainsi! Quel bonheur de vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et pénétrante! Comme il a dû être heureux, et bénir la vie, celui qu’on adora de la sorte!

Le médecin sourit:

— En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l’être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c’est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l’avez connue aussi, c’est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre.

L’enthousiasme des femmes était tombé; et leur visage dégoûté disait: «Pouah!» comme si l’amour n’eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l’intérêt des gens comme il faut.

Le médecin reprit:

— J’ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son lit de mort. Elle était arrivée la veille, dans la voiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.

Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n’a jamais eu de logis planté en terre.

Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On s’arrêtait à l’entrée des villages, le long des fossés; on dételait la voiture; le cheval broutait; le chien dormait, le museau sur ses pattes; et la petite se roulait dans l’herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l’ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu: «Remmmpailleur de chaises!» on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l’enfant allait trop loin ou tentait d’entrer en relations avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait: «Veux-tu bien revenir ici, crapule!» C’étaient les seuls mots de tendresse qu’elle entendait.

Quand elle devint plus grande, on l’envoya faire la récolte des fonds de siège avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en place avec les gamins; mais c’étaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants: «Veux-tu bien venir ici, polisson! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds!..»

Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.

Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.

Un jour — elle avait alors onze ans — comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce qu’un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d’un petit bourgeois, d’un de ces petits qu’elle s’imaginait dans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle s’approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu’il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l’audace de l’embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée ni battue, elle recommença; elle l’embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.

Que se passa-t-il dans cette misérable tête? S’est-elle attachée à ce mioche parce qu’elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce qu’elle lui avait donné son premier baiser tendre? Le mystère est le même pour les petits que pour les grands.

Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l’espérance de le revoir, elle vola ses parents, grappillant un sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu’elle allait acheter.

Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu’apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.

Elle ne l’en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette gloire de l’eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.

Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l’an suivant, derrière l’école, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa avec tant de violence qu’il se mit à hurler de peur. Alors, pour l’apaiser, elle lui donna son argent: trois francs vingt, un vrai trésor, qu’il regardait avec des yeux agrandis.

Il le prit et se laissa caresser tant qu’elle voulut.

Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves, qu’il empochait avec conscience en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois douze sous seulement (elle en pleura de peine et d’humiliation, mais l’année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d’un rire content.

Elle ne pensait plus qu’à lui; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d’elle en la voyant, ce qui faisait bondir le cœur de la fillette.

Puis il disparut. On l’avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d’une diplomatie infinie pour changer l’itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir; et elle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d’or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d’elle.

Elle en pleura pendant deux jours; et depuis lors elle souffrit sans fin.

Tous les ans elle revenait; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu’il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l’aimait éperdument. Elle me dit: «C’est le seul homme que j’aie vu sur la terre, monsieur le médecin; je ne sais pas si les autres existaient seulement.»

Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d’un, deux terribles chiens qu’on n’aurait pas osé braver.

 

Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aimé. C’était sa femme. Il était marié.

Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d’une voix dure: «Mais vous êtes folle! Il ne faut pas être bête comme ça!»

Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé! Elle était heureuse pour longtemps.

Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu’elle insistât vivement pour le payer.

Et toute sa vie s’écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. Tous les ans elle l’apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l’habitude d’acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de l’argent.

Comme je vous l’ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m’avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu’elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n’avait travaillé que pour lui, rien que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu’il penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte.

Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l’enterrement, et j’emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.

Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de déjeuner, en face l’un de l’autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.

On me fit asseoir; on m’offrit un kirsch, que j’acceptai; et je commençai mon discours d’une voix émue, persuadé qu’ils allaient pleurer.

Dès qu’il eut compris qu’il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d’indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l’estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie.

Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait: «Cette gueuse! cette gueuse, cette gueuse!..» sans pouvoir trouver autre chose.

Il s’était levé; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait: «Comprend-on ça, docteur? Voilà de ces choses horribles pour un homme! Que faire? Oh! si je l’avais su de son vivant, je l’aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n’en serait pas sortie, je vous en réponds!»

Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j’avais à compléter ma mission. Je repris: «Elle m’a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres.»

Ils me regardaient, l’homme et la femme, perclus de saisissement.

Je tirai l’argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l’or et des sous mêlés. Puis je demandai: «Que décidez-vous?»

Mme Chouquet parla la première: «Mais, puisque c’était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu’il nous est bien difficile de refuser.»

Le mari, vaguement confus, reprit: «Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants.»

Je dis d’un air sec: «Comme vous voudrez.»

Il reprit: «Donnez toujours, puisqu’elle vous en a chargé; nous trouverons bien moyen de l’employer à quelque bonne œuvre.»

Je remis l’argent, je saluai, et je partis.

Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement: «Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu’est-ce que vous en faites de cette voiture?

— «Rien, prenez-la si vous voulez.

— «Parfait; cela me va; j’en ferai une cabane pour mon potager.»

Il s’en allait. Je le rappelai. «Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous?» Il s’arrêta, surpris: «Ah! non, par exemple; que voulez-vous que j’en fasse? Disposez-en comme vous voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous? Il ne faut pas dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis.

J’ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l’argent.

Voilà le seul amour profond que j’aie rencontré, dans ma vie.»

Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira: «Décidément, il n’y a que les femmes pour savoir aimer!»

La Rempailleuse a paru dans le Gaulois du dimanche 27 septembre 1882.