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Mont Oriol

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Le comte s’excusa près de sa fiancée et suivit son ami.

Dès qu’ils furent dans la rue, Paul s’écria:

– Mon cher, il faut à tout prix empêcher ce misérable Italien de séduire cette enfant qui est sans défense contre lui.

– Que veux-tu que j’y fasse, moi?

– Que tu la préviennes de ce qu’est cet aventurier.

– Hé, mon cher, ces choses-là ne me regardent pas.

– Enfin, elle sera ta belle-soeur.

– Oui, mais rien ne me prouve absolument que Mazelli ait sur elle des vues coupables. Il est galant de la même façon avec toutes les femmes, et il n’a jamais rien fait ou rien dit d’inconvenant.

– Eh bien si tu ne veux pas t’en charger, c’est moi qui l’exécuterai, bien que cela me regarde moins que toi assurément.

– Tu es donc amoureux de Charlotte?

– Moi?… non… mais je vois clair dans le jeu de ce gredin.

– Mon cher, tu te mêles de choses délicates… et… à moins que tu n’aimes Charlotte…?

– Non… je ne l’aime pas… mais je fais la chasse aux rastaquouères, voilà…

– Puis-je te demander ce que tu comptes faire?

– Gifler ce gueux.

– Bon, le meilleur moyen de le faire aimer d’elle. Vous vous battrez, et soit qu’il te blesse, soit que tu le blesses, il deviendra pour elle un héros.

– Alors que ferais-tu?

– À ta place?

– À ma place.

– Je parlerais à la petite, en ami. Elle a grande confiance en toi. Eh bien, je lui dirais simplement, en quelques mots, ce que sont ces écumeurs de société. Tu sais très bien dire ces choses-là. Tu as de la flamme. Et je lui ferais comprendre: 1º pourquoi il s’est attaché à l’Espagnole; 2º pourquoi il a essayé le siège de la fille du professeur Cloche; 3º pourquoi, n’ayant pas réussi dans cette tentative, il s’efforce, en dernier lieu, de conquérir Mlle’ Charlotte Oriol.

– Pourquoi ne fais-tu pas cela, toi, qui seras son beau-frère?

– Parce que… parce que… à cause de ce qui s’est passé entre nous… voyons… je ne peux pas.

– C’est juste. Je vais lui parler.

– Veux-tu que je te ménage un tête-à-tête tout de suite?

– Mais oui, parbleu.

– Bon, promène-toi dix minutes, je vais enlever Louise et le Mazelli, et tu trouveras l’autre toute seule en revenant.

Paul Brétigny s’éloigna du côté des gorges d’Enval, cherchant comment il allait commencer cette conversation difficile.

Il retrouva Charlotte Oriol seule, en effet, dans le froid salon, peint à la chaux, de la demeure paternelle; et il lui dit, en s’asseyant près d’elle:

– C’est moi, Mademoiselle, qui ai prié Gontran de me procurer cette entrevue avec vous.

Elle le regarda de ses yeux clairs:

– Pourquoi donc?

– Oh! ce n’est pas pour vous conter des fadeurs à l’italienne, c’est pour vous parler en ami, en ami très dévoué qui vous doit un conseil.

– Dites.

Il prit la chose de loin, s’appuya sur son expérience à lui et sur son inexpérience à elle, pour amener tout doucement des phrases discrètes mais nettes sur les aventuriers qui cherchent partout fortune, exploitant, avec leur habileté professionnelle, tous les êtres naïfs et bons, hommes ou femmes, dont ils exploraient les bourses et les coeurs.

Elle était devenue un peu pâle et l’écoutait, sérieuse, de toutes ses oreilles.

Elle demanda:

– Je comprends et je ne comprends pas. Vous parlez de quelqu’un, de qui?

– Je parle du docteur Mazelli.

Alors elle baissa les yeux et demeura quelques instants sans répondre, puis d’une voix qui hésitait:

– Vous êtes si franc, que je ferai comme vous. Depuis… depuis le… depuis le mariage de ma soeur, je suis devenue un peu moins… un peu moins bête! Eh bien, je me doutais déjà de ce que vous me dites… et je m’amusais toute seule à le voir venir.

Elle avait relevé son visage, et, dans son sourire, dans son regard fin, dans son petit nez retroussé, dans l’éclat humide et luisant de ses dents apparues entre ses lèvres, tant de grâce sincère, de malice gaie, d’espièglerie charmante apparaissaient, que Brétigny se sentit emporté vers elle par un de ces élans tumultueux qui le jetaient éperdu de passion aux pieds de la dernière aimée. Et son coeur exultait de joie, puisque Mazelli n’était point préféré. Il avait donc triomphé, lui!

Il demanda:

– Alors, vous ne l’aimez pas?

– Qui? Mazelli?

– Oui.

Elle le regarda avec des yeux si chagrins qu’il se sentit bouleversé, il balbutia d’une voix suppliante:

– Eh… vous n’aimez… personne?

Elle répondit, le regard baissé:

– Je ne sais pas… J’aime les gens qui m’aiment.

Il saisit soudain les deux mains de la jeune fille et, les baisant avec frénésie, dans une de ces secondes d’entraînement où la tête s’affole, où les mots qui sortent des lèvres viennent de la chair soulevée plus que de l’esprit égaré, il balbutia:

– Moi! je vous aime, ma petite Charlotte, moi, je vous aime!

Elle dégagea bien vite une de ses mains et la lui posa sur la bouche en murmurant:

– Taisez-vous… Je vous en prie, taisez-vous!… Cela me ferait trop de mal si c’était encore un mensonge.

Elle s’était dressée; il se leva, la saisit dans ses bras, et l’embrassa avec emportement.

Un bruit subit les sépara; le père Oriol venait d’entrer et il les regardait effaré. Puis il cria:

– Ah bougrrre! ah bougrrre!… ah bougrrre!… de chauvage…!

Charlotte s’était sauvée; et les deux hommes restèrent face à face.

Paul, après quelques instants de détresse, essaya de s’expliquer.

– Mon Dieu… Monsieur… je me suis conduit… il est vrai… comme un…

Mais le vieux n’écoutait pas; la colère, une colère furieuse, le gagnait et il avançait sur Brétigny, les poings fermés, en répétant:

– Ah! bougrrre de chauvage…

Puis, quand ils furent nez à nez, il le saisit au collet de ses deux mains noueuses de paysan. Mais l’autre, aussi grand, et fort de cette force supérieure que donne la pratique des sports, se débarrassa par une seule poussée de l’étreinte de l’Auvergnat, et le collant au mur:

– Écoutez, père Oriol, il ne s’agit pas de nous battre, mais de nous entendre. J’ai embrassé votre fille, c’est vrai… Je vous jure que c’est la première fois… et je vous jure aussi que je veux l’épouser.

Le vieux, dont la fureur physique était tombée sous le choc de son adversaire, mais dont la colère ne se calmait point, bredouillait:

– Ah! ch’est cha! On vient voler cha fille, on veut chon argent… Bougrrre de trompeur…

Alors, tout ce qu’il avait sur le coeur s’échappa en paroles nombreuses et désolées. Il ne se consolait pas de la dot promise à l’aînée, de ses vignes allant aux mains de ces Parigiens. Il soupçonnait à présent la misère de Gontran, l’astuce d’Andermatt et, oubliant la fortune inespérée que le banquier lui apportait, il répandait sa bile et toute sa rancune secrète contre ces malfaisants qui ne le laissaient plus dormir en paix.

On eût dit qu’Andermatt, sa famille et ses amis, venaient chaque nuit le dévaliser, lui voler quelque chose, ses terres, ses sources et ses filles.

Et il jetait ses reproches dans la figure de Paul, l’accusant aussi d’en vouloir à son bien, d’être un fripon, de prendre Charlotte pour avoir ses champs.

L’autre, impatienté bientôt, lui cria sous le nez:

– Mais je suis plus riche que vous, nom d’un chien de vieille bourrique. Je vous en donnerais, de l’argent…

Le vieux se tut, incrédule mais attentif, et d’une voix apaisée, il recommença ses récriminations.

Paul, à présent, répondait, s’expliquait; et, se croyant lié par cette surprise dont il était seul coupable, proposait d’épouser, sans réclamer la moindre dot.

Le père Oriol secouait sa tête et ses oreilles, faisait répéter, ne comprenait pas. Pour lui, Paul était encore un sans-le-sou, un cache-misère.

Et, comme Brétigny exaspéré lui hurlait dans le nez:

– Mais j’ai plus de cent vingt mille francs de rentes, vieux crétin. Entendez-vous?… trois millions!

L’autre demanda tout à coup:

– L’écririez-vous, cha, chur un papier?

– Mais oui, je l’écrirais!

– Et vous le chigneriez?

– Mais oui, je le signerais!

– Chur un papier de notaire?

– Mais oui, sur un papier de notaire!

Alors, se levant, il ouvrit son armoire, en tira deux feuilles marquées du timbre de l’État et, cherchant l’engagement qu’Andermatt, quelques jours auparavant, avait exigé de lui, il rédigea une bizarre promesse de mariage où il était question de trois millions garantis par le fiancé, et au bas de laquelle Brétigny dut apposer sa signature.

Quand Paul se retrouva dehors, il lui sembla que la terre ne tournait plus dans le même sens. Donc, il était fiancé malgré lui, malgré elle, par un de ces hasards, par une de ces supercheries des événements qui vous ferment toute issue. Il murmurait:

– Quelle folie!

Puis il pensa: «Bah! je n’aurais pu trouver mieux, peut-être, par le monde entier.» Et il se sentait joyeux, au fond du coeur, de ce piège de la destinée.

VI. La journée du lendemain s’annonça mal pour Andermatt…

La journée du lendemain s’annonça mal pour Andermatt. En arrivant à l’établissement des bains, il apprit que M. Aubry-Pasteur était mort, dans la nuit, d’une attaque d’apoplexie, au Splendid Hotel. Outre que l’ingénieur lui était très utile par ses connaissances, son zèle désintéressé et l’amour dont il s’était pris pour la station du Mont-Oriol qu’il considérait un peu comme sa fille, il était fort regrettable qu’un malade, venu pour combattre une tendance congestive, mourût justement de cette manière, en plein traitement, en pleine saison, au début du succès de la ville naissante.

Le banquier, fort agité, allait et venait dans le cabinet de l’inspecteur absent, cherchait les moyens d’attribuer une autre origine à ce malheur, imaginait un accident, une chute, une imprudence, la rupture d’un anévrisme; et il attendait avec impatience l’arrivée du docteur Latonne, afin que le décès fût adroitement constaté sans qu’aucun soupçon pût s’éveiller sur la cause initiale de l’accident.

 

Le médecin-inspecteur entra tout à coup, la face pâle et bouleversée, et dès la porte il demanda:

– Vous savez la déplorable nouvelle?

– Oui, la mort de M. Aubry-Pasteur.

– Non, non, la fuite du docteur Mazelli avec la fille du professeur Cloche.

Andermatt sentit un frisson lui courir sur la peau.

– Comment?… vous dites…

– Oh, mon cher Directeur, c’est une affreuse catastrophe, un écrasement…

Il s’assit et s’essuya le front, puis il raconta les faits tels qu’il les tenait de Petrus Martel qui venait de les apprendre directement par le valet de chambre de M. le professeur.

Le Mazelli avait fait une cour très vive à la jolie rousse, une rude coquette, une gaillarde, dont le premier mari avait succombé à une phtisie, résultat de leur union trop tendre, disait-on. Mais M. Cloche avait éventé les projets du médecin italien, et ne voulant pas pour second gendre cet aventurier, le mit dehors énergiquement, l’ayant surpris aux genoux de sa fille.

Mazelli, sorti par la porte, rentra bientôt par la fenêtre avec l’échelle de soie des amoureux. Deux versions couraient. D’après la première, il avait rendu la fille du professeur folle d’amour et de jalousie; d’après la seconde, il avait continué à la voir secrètement, tout en paraissant s’occuper d’une autre femme; et, sachant enfin, par sa maîtresse, que le professeur demeurait inflexible, il l’avait enlevée la nuit même, rendant par ce scandale un mariage inévitable.

Le docteur Latonne se releva et, s’adossant à la cheminée tandis qu’Andermatt atterré continuait à marcher, il s’écria:

– Un médecin, Monsieur, un médecin, faire une chose pareille!… un docteur en médecine!… quelle absence de caractère!…

Andermatt, désolé, appréciait les conséquences, les classait et les pesait comme on fait une addition. C’étaient:

1º Le bruit fâcheux se répandant dans les villes d’eaux voisines et jusqu’à Paris. En s’y prenant bien, cependant, peut-être pourrait-on faire servir cet enlèvement comme réclame. Une quinzaine d’échos bien rédigés dans les feuilles à grand tirage attireraient fortement l’attention sur Mont-Oriol;

2º Le départ du professeur Cloche, perte irréparable;

3º Le départ de la duchesse et du duc de Ramas-Aldavarra, seconde perte inévitable sans compensation possible.

En somme, le docteur Latonne avait raison. C’était une affreuse catastrophe.

Alors le banquier, se tournant vers le médecin:

– Vous devriez aller tout de suite au Splendid Hotel et rédiger l’acte de décès d’Aubry-Pasteur de façon à ce qu’on ne soupçonne pas une congestion.

Le docteur Latonne reprit son chapeau, puis, au moment de partir:

– Ah! encore une nouvelle qui court. Est-ce vrai que votre ami Paul Brétigny va épouser Charlotte Oriol?

Andermatt tressaillit de surprise:

– Brétigny? Allons donc!… Qui vous a conté cela?…

– Mais, toujours Petrus Martel qui le tenait du père Oriol lui-même.

– Du père Oriol?

– Oui, du père Oriol, lequel affirmait que son futur gendre possédait trois millions de fortune.

William ne savait plus que penser. Il murmura:

– Au fait, c’est possible, il la chauffait pas mal depuis quelque temps!… Mais alors, toute la butte est à nous… toute la butte!… Oh, il faut que je m’assure de cela immédiatement.

Et il sortit derrière le docteur pour rencontrer Paul avant le déjeuner.

Comme il entrait à l’hôtel, on le prévint que sa femme l’avait demandé plusieurs fois. Il la trouva encore au lit, causant avec son père et avec son frère qui parcourait les journaux d’un oeil rapide et distrait.

Elle se sentait souffrante, très souffrante, inquiète. Elle avait peur, sans savoir de quoi. Et puis une idée lui était venue et grandissait depuis quelques jours dans son cerveau de femme enceinte. Elle voulait consulter le docteur Black. À force d’entendre autour d’elle des plaisanteries sur le docteur Latonne elle avait perdu toute confiance en lui et elle désirait un autre avis, celui du docteur Black, dont le succès grandissait toujours. Des craintes, toutes les craintes, toutes les hantises dont sont assiégées les femmes vers la fin des grossesses, la tenaillaient maintenant du matin au soir. Depuis la veille, à la suite d’un rêve, elle se figurait l’enfant mal tourné, placé de telle sorte que l’accouchement serait impossible et qu’il faudrait avoir recours à l’opération césarienne. Et elle assistait en pensée à cette opération faite sur elle-même. Elle se voyait sur le dos, le ventre ouvert, dans un lit plein de sang, tandis qu’on emportait quelque chose de rouge, qui ne remuait pas, qui ne criait pas, qui était mort. Et toutes les dix minutes elle fermait les yeux pour revoir cela, pour assister de nouveau à son horrible et douloureux supplice. Alors elle s’était imaginé que le docteur Black, seul, pourrait lui dire la vérité, et elle le réclamait immédiatement, elle exigeait qu’il l’examinât tout de suite, tout de suite, tout de suite!

Andermatt, fort troublé, ne savait plus que répondre:

– Mais, ma chère enfant, c’est bien difficile, étant données mes relations avec Latonne… c’est… même impossible. Écoute, j’ai une idée, je vais chercher le professeur Mas-Roussel qui est cent fois plus fort que Black. Il ne me refusera pas de venir.

Mais elle s’obstina. Elle voulait voir Black, rien que lui! Elle avait besoin de le voir, de voir sa grosse tête de dogue à côté d’elle. C’était une envie, un désir fou et superstitieux; il le lui fallait.

Alors William essaya de changer le cours de ses idées:

– Tu ne sais pas que cet intrigant de Mazelli a enlevé, cette nuit, la fille du professeur Cloche. Ils sont partis; ils ont filé on ne sait où. En voilà une histoire!

Elle s’était soulevée sur son oreiller, les yeux agrandis par le chagrin; et elle balbutiait:

– Oh! la pauvre duchesse… la pauvre femme, comme je la plains.

Son coeur, depuis longtemps, avait compris ce coeur meurtri et passionné! Elle souffrait du même mal et pleurait les mêmes larmes.

Mais elle reprit:

– Écoute, Will, va me chercher M. Black. Je sens que je vais mourir s’il ne vient pas!

Andermatt lui saisit la main, la baisa tendrement:

– Voyons, ma petite Christiane, sois raisonnable… comprends…

Il vit des larmes dans ses yeux, et, se tournant vers le marquis:

– C’est vous qui devriez faire ça, mon cher beau-père. Moi je ne peux pas. Black vient ici tous les jours vers une heure pour voir la princesse de Maldebourg. Arrêtez-le au passage et faites-le entrer chez votre fille. Tu peux bien attendre une heure, n’est-ce pas, Christiane?

Elle consentit à attendre une heure, mais refusa de se lever pour déjeuner avec les hommes qui passèrent seuls dans la salle à manger.

Paul y était déjà. Andermatt, en l’apercevant, s’écria:

– Ah! dites donc, qu’est-ce qu’on m’a raconté tout à l’heure? Vous épousez Charlotte Oriol? Ça n’est pas vrai, n’est-ce pas?

Le jeune homme répondit à mi-voix, en jetant un regard inquiet sur la porte fermée:

– Mon Dieu oui!

Personne ne le sachant encore, tous les trois demeuraient ébahis devant lui.

William demanda:

– Qu’est-ce qui vous a pris? Avec votre fortune, vous marier? vous embarrasser d’une femme quand vous les avez toutes? Et puis enfin la famille laisse à désirer comme élégance. C’est bon pour Gontran qui n’a pas le sou!

Brétigny se mit à rire:

– Mon père a fait fortune dans les farines, il était donc meunier… en gros. Si vous l’aviez connu, vous auriez pu dire aussi qu’il manquait d’élégance. Quant à la jeune fille…

Andermatt l’interrompit:

– Oh! parfaite… délicieuse… parfaite… et… vous savez… elle sera aussi riche que vous… sinon plus… j’en réponds, moi, j’en réponds!…

Gontran murmurait:

– Oui, le mariage ça n’empêche rien et ça couvre les retraites. Seulement il a eu tort de ne pas nous prévenir. Comment diable s’est faite cette affaire-là, mon cher?

Alors Paul conta la chose en la modifiant un peu. Il dit ses hésitations qu’il exagéra, et sa décision subite quand un mot de la jeune fille lui avait permis de se croire aimé. Il raconta l’entrée inattendue du père Oriol, leur querelle, en l’amplifiant, les doutes du paysan sur sa fortune et le papier timbré tiré de l’armoire.

Andermatt, riant aux larmes, tapait du poing sur la table:

– Ah! il l’a refait, le coup du papier timbré! Elle est de mon invention, celle-là!

Mais Paul balbutia en rougissant un peu:

– Je vous prie de ne pas annoncer encore cette nouvelle à votre femme. Dans les termes où nous sommes, il est plus convenable que je la lui porte moi-même…

Gontran regardait son ami avec un sourire bizarre et gai qui semblait dire:

– C’est très bien, tout cela, très bien! Voilà comment les choses doivent finir, sans bruit, sans histoires, sans drames.

Il proposa:

– Si tu veux, mon vieux Paul, nous irons ensemble après le déjeuner, quand elle sera levée, et tu lui feras part de ta détermination.

Leurs yeux se rencontrèrent, fixes, pleins de pensées inconnaissables, puis se détournèrent.

Et Paul répondit avec indifférence:

– Oui, volontiers, nous reparlerons de cela tout à l’heure.

Un domestique de l’hôtel entra pour prévenir que le docteur Black venait d’arriver chez la princesse; et le marquis sortit aussitôt afin de le saisir au passage.

Il exposa au médecin la situation, l’embarras de son gendre et le désir de sa fille, et il l’emmena sans résistance.

Dès que le petit homme à grosse tête fut entré dans la chambre de Christiane:

– Papa, laisse-nous, dit-elle.

Et le marquis se retira. Alors, elle énuméra ses inquiétudes, ses terreurs, ses cauchemars, d’une voix basse et douce, comme si elle se fût confessée. Et le médecin l’écoutait comme un prêtre, la couvrant parfois de ses gros yeux ronds, prouvait son attention par un petit signe de tête, murmurant un: «C’est cela» qui semblait dire: «Je connais votre cas sur le bout du doigt et je vous guérirai quand je voudrai.»

Lorsqu’elle eut fini de parler, il se mit à son tour à l’interroger avec une extrême minutie de détails sur sa vie, sur ses habitudes, sur son régime, sur son traitement. Tantôt il paraissait approuver d’un geste, tantôt il blâmait d’un: «Oh!» plein de réserves. Quand elle en vint à sa grosse peur que l’enfant fût mal placé, il se leva, et, avec une pudeur ecclésiastique, l’effleura de ses mains à travers les couvertures, puis il déclara:

– Non, très bien.

Elle eut envie de l’embrasser. Quel brave homme que ce médecin!

Il prit une feuille de papier sur la table et écrivit l’ordonnance. Elle fut longue, très longue. Puis il revint près du lit et, avec un ton différent, pour bien prouver qu’il avait achevé sa besogne professionnelle et sacrée, il se mit à causer.

Il avait la voix profonde et grasse, une voix puissante de nain trapu; et des questions se cachaient dans ses phrases les plus banales. Il parla de tout. Le mariage de Gontran semblait l’intéresser beaucoup. Puis, avec son vilain sourire d’être mal fait:

– Je ne vous dis rien encore du mariage de M. Brétigny, bien que ce ne soit plus un secret, car le père Oriol le raconte à tout le monde.

Ce fut en elle une sorte de défaillance qui commença par le bout des doigts, puis envahit tout le corps, les bras, la poitrine, le ventre, les jambes. Elle ne comprenait point cependant; mais une peur horrible de ne pas savoir la rendit subitement prudente, et elle balbutia:

– Ah! Le père Oriol le raconte à tout le monde?

– Oui, oui. Il m’en a parlé à moi-même il n’y a pas dix minutes. Il paraît que M. Brétigny est très riche, et qu’il aime la petite Charlotte depuis longtemps. C’est Mme Honorat, d’ailleurs, qui a fait ces deux unions-là. Elle prêtait les mains et sa maison aux rencontres des jeunes gens…

Christiane avait fermé les yeux. Elle était sans connaissance.

À l’appel du docteur, une femme de chambre accourut; puis apparurent le marquis, Andermatt et Gontran qui allèrent chercher du vinaigre, de l’éther, de la glace, vingt choses diverses et inutiles.

Soudain la jeune femme fit un mouvement, rouvrit les yeux, leva les bras et poussa un cri déchirant en se tordant dans son lit. Elle essayait de parler, balbutiait:

– Oh! que je souffre… mon Dieu… que je souffre… dans les reins… on me déchire… oh! mon Dieu…

Et elle recommençait à crier.

On dut reconnaître bientôt les symptômes d’un accouchement.

 

Alors, Andermatt s’élança pour chercher le docteur Latonne et le trouva achevant son repas:

– Venez vite… ma femme a un accident… vite…

Puis il eut une ruse et raconta comment le docteur Black s’était trouvé dans l’hôtel au moment des premières douleurs.

Le docteur Black lui-même confirma ce mensonge à son confrère:

– Je venais d’entrer chez la princesse quand on m’a prévenu que Mme Andermatt se trouvait mal. Je suis accouru. Il était temps!

Mais William, très ému, le coeur battant, l’âme troublée, fut pris de doutes tout à coup sur la valeur des deux hommes, et il sortit de nouveau, nu-tête, pour courir chez le professeur Mas-Roussel et le supplier de venir. Le professeur y consentit aussitôt, boutonna sa redingote d’un geste machinal de médecin qui part pour ses visites, et se mit en marche à grands pas pressés, à grands pas sérieux d’homme éminent dont la présence peut sauver une vie.

Dès qu’il entra, les deux autres, pleins de déférence, le consultèrent avec humilité, répétant ensemble ou presque en même temps:

– Voici ce qui s’est passé, cher Maître… Ne croyez-vous pas, cher Maître?… N’y aurait-il pas lieu, cher Maître?…

Andermatt, à son tour, affolé d’angoisse par les gémissements de sa femme, harcelait de questions M. Mas-Roussel, et l’appelait aussi «cher Maître», à pleine bouche.

Christiane, presque nue devant ces hommes, ne voyait plus rien, ne savait plus rien, ne comprenait plus rien; elle souffrait si horriblement que toute idée avait fui de sa tête. Il lui semblait qu’on lui promenait dans le flanc et dans le dos à la hauteur des hanches une longue scie à dents émoussées qui lui déchiquetait les os et les muscles, lentement, d’une façon irrégulière, avec des secousses, des arrêts et des reprises de plus en plus affreuses.

Quand cette torture s’affaiblissait quelques instants, quand les déchirures de son corps laissaient renaître sa raison, une pensée alors se plantait dans son âme, plus cruelle, plus aiguë, plus épouvantable que la douleur physique: il aimait une autre femme et il allait l’épouser.

Et pour que cette morsure qui lui rongeait la tête s’apaisât de nouveau, elle s’efforçait de réveiller le supplice atroce de sa chair; elle agitait son flanc, elle remuait ses reins; et quand la crise recommençait, au moins elle ne songeait plus.

Pendant quinze heures elle fut ainsi martyrisée, tellement broyée par la souffrance et le désespoir qu’elle désirait expirer, qu’elle s’efforçait de mourir dans ces spasmes qui la tordaient. Mais, après une convulsion plus longue et plus violente que les autres, il lui sembla que tout le dedans de son corps s’échappait d’elle tout à coup! Ce fut fini; ses douleurs se calmèrent comme des vagues qui s’apaisent; et le soulagement qu’elle éprouva fut si grand que son chagrin lui-même demeura quelque temps engourdi. On lui parlait, elle répondait d’une voix très lasse, très basse.

Soudain le visage d’Andermatt se pencha vers le sien et il dit:

– Elle vivra… elle est presque à terme… C’est une fille…

Christiane ne put que murmurer:

– Ah! mon Dieu!

Donc elle avait un enfant, un enfant vivant, qui grandirait… un enfant de Paul! Elle eut envie de se remettre à crier, tant ce nouveau malheur lui meurtrissait le coeur. Elle avait une fille! Elle n’en voulait pas!… Elle ne la verrait point!… elle ne la toucherait jamais!

On l’avait recouchée, soignée, embrassée! Qui? Son père et son mari sans doute? Elle ne savait pas. Mais lui, où était-il? Que faisait-il? Comme elle se serait sentie heureuse, à cette heure-là, s’il l’eût aimée!

Le temps passait, les heures se suivaient sans qu’elle distinguât même le jour de la nuit, car elle sentait seulement la brûlure de cette pensée: il aimait une autre femme.

Tout à coup elle se dit: «Si ce n’était pas vrai?… Comment n’aurais-je pas su plus tôt son mariage, moi, avant ce médecin?»

Puis elle réfléchit qu’on le lui avait caché. Paul avait pris soin qu’elle ne l’apprît pas.

Elle regarda dans sa chambre pour voir qui était là. Une femme inconnue veillait près d’elle, une femme du peuple. Elle n’osa pas l’interroger. À qui pourrait-elle donc demander cette chose?

Soudain la porte fut poussée. Son mari entrait sur la pointe des pieds. Lui voyant les yeux ouverts, il s’approcha.

– Tu vas mieux?

– Oui, merci.

– Tu nous as fait bien peur depuis hier. Mais voilà le danger passé! À ce propos je suis tout à fait dans l’embarras à ton sujet. J’ai télégraphié à notre amie, Mme Icardon, qui devait venir pour tes couches, en la prévenant de l’accident et en la suppliant d’arriver. Elle est auprès de son neveu, atteint de la fièvre scarlatine… Tu ne peux pourtant pas rester sans personne auprès de toi, sans une femme un peu… un peu… convenable… Alors une dame d’ici s’est offerte pour te soigner et te tenir compagnie tous les jours, et, ma foi, j’ai accepté. C’est Mme Honorat.

Christiane se souvint soudain des paroles du docteur Black! Un soubresaut de peur la secoua; et elle gémit:

– Oh non… non… pas elle… pas elle!…

William ne comprit pas et reprit:

– Écoute, je sais bien qu’elle est fort commune, mais ton frère l’apprécie beaucoup; elle lui a été très utile; et puis on prétend que c’est une ancienne sage-femme qu’Honorat a connue près d’une malade. Si elle te déplaît par trop je la congédierai le lendemain. Essayons toujours. Laisse-la venir une fois ou deux.

Elle se taisait, songeant. Un besoin de savoir, de savoir tout, entrait en elle si violent que l’espérance de faire bavarder cette femme elle-même, de lui arracher une à une les paroles qui déchireraient son coeur, lui donnait envie à présent de répondre: «Va… va la chercher tout de suite… tout de suite… Va donc!»

Et à ce désir irrésistible de savoir, s’ajoutait aussi un étrange besoin de souffrir plus fort, de se rouler sur son malheur comme on se roulerait sur des ronces’ un besoin mystérieux, maladif, exalté de martyre appelant la douleur.

Alors elle balbutia:

– Oui, je veux bien, amène-moi Mme Honorat.

Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle ne pourrait pas attendre plus longtemps sans être sûre, bien sûre de cette trahison; et elle demanda à William d’une voix faible comme un souffle:

– Est-ce vrai que M. Brétigny se marie?

Il répondit tranquillement:

– Oui, c’est vrai. On te l’aurait annoncé plus tôt si on avait pu te parler.

Elle dit encore:

– Avec Charlotte?

– Avec Charlotte.

Or William avait, lui aussi, une idée fixe qui déjà ne le quittait plus: sa fille, à peine vivante encore, et qu’il venait regarder à tout instant. Il s’indigna que la première parole de Christiane n’eût pas réclamé l’enfant; et, d’un ton de doux reproche:

– Eh bien, voyons, tu n’as pas encore demandé la petite? Tu sais qu’elle se porte très bien?

Elle tressaillit comme s’il eût touché une plaie vive; mais il lui fallait bien passer par toutes les stations de ce calvaire.

– Apporte-la, dit-elle.

Il disparut au pied du lit, derrière le rideau, puis il revint, la figure illuminée d’orgueil et de bonheur, et tenant en ses mains, d’une façon maladroite, un paquet de linge blanc.

Il le posa sur l’oreiller brodé, près de la tête de Christiane qui suffoquait d’émotion, et il dit:

– Tiens, regarde si elle est belle!

Elle regarda.

Il maintenait écartées, avec deux doigts, les dentelles légères dont était voilée une petite figure rouge, si petite, si rouge, aux yeux fermés, et dont la bouche remuait.

Et elle songeait, penchée sur ce commencement d’être: «C’est ma fille… la fille de Paul… Voilà donc ce qui m’a fait tant souffrir… Cela… cela… cela… c’est ma fille!…»

Sa répulsion pour l’enfant dont la naissance avait si férocement déchiré son pauvre coeur et son tendre corps de femme venait soudain de disparaître; elle le contemplait maintenant avec une curiosité ardente et douloureuse, avec un étonnement profond, un étonnement de bête qui voit sortir d’elle son premier-né.

Andermatt s’attendait à ce qu’elle le caressât avec passion. Il fut encore surpris et choqué, et demanda:

– Tu ne l’embrasses pas?

Elle se pencha tout doucement vers le petit front rouge; et à mesure qu’elle approchait ses lèvres, elle les sentait attirées, appelées par lui. Et quand elle les eut posées dessus, quand elle le toucha, un peu moite, un peu chaud, chaud de sa propre vie, il lui sembla qu’elle ne les pourrait plus retirer, ses lèvres, de cette chair d’enfant, qu’elle les y laisserait toujours.