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L'inutile beauté

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UN PORTRAIT

Tiens, Milial! dit quelqu’un près de moi.

Je regardai l’homme qu’on désignait, car, depuis longtemps j’avais envie de connaître ce Don Juan.

Il n’était plus jeune. Les cheveux gris, d’un gris trouble, ressemblaient un peu à ces bonnets à poil dont se coiffent certains peuples du Nord, et sa barbe fine, assez longue, tombant sur la poitrine, avait aussi des airs de fourrure. Il causait avec une femme, penché vers elle, parlant à voix basse, en la regardant avec un oeil doux, plein d’hommages et de caresses.

Je savais sa vie, ou du moins ce qu’on en connaissait. Il avait été aimé follement, plusieurs fois; et des drames avaient eu lieu où son nom se trouvait mêlé. On parlait de lui comme d’un homme très séduisant, presque irrésistible. Lorsque j’interrogeais les femmes qui faisaient le plus son éloge, pour savoir d’où lui venait cette puissance, elles répondaient toujours, après avoir quelque temps cherché:

– Je ne sais pas… c’est du charme.

Certes, il n’était pas beau. Il n’avait rien des élégances dont nous supposons doués les conquérants de coeurs féminins. Je me demandais, avec intérêt, où était cachée sa séduction. Dans l’esprit?… On ne m’avait jamais cité ses mots ni même célébré son intelligence… Dans le regard?… Peut-être… Ou dans la voix?… La voix de certains êtres a des grâces sensuelles, irrésistibles, la saveur des choses exquises à manger. On a faim de les entendre, et le son de leurs paroles pénètre en nous comme une friandise.

Un ami passait. Je lui demandai:

– Tu connais M. Milial?

– Oui.

– Présente-nous donc l’un à l’autre.

Une minute plus tard, nous échangions une poignée de main et nous causions entre deux portes. Ce qu’il disait était juste, agréable à entendre, sans contenir rien de supérieur. La voix, en effet, était belle, douce, caressante, musicale; mais j’en avais entendu de plus prenantes, de plus remuantes. On l’écoutait avec plaisir, comme on regarderait couler une jolie source. Aucune tension de pensée n’était nécessaire pour le suivre, aucun sous-entendu ne surexcitait la curiosité, aucune attente ne tenait en éveil l’intérêt. Sa conversation était plutôt reposante et n’allumait point en nous soit un vif désir de répondre et de contredire, soit une approbation ravie.

Il était d’ailleurs aussi facile de lui donner la réplique que de l’écouter. La réponse venait aux lèvres d’elle-même, dès qu’il avait fini de parler, et les phrases allaient vers lui comme si ce qu’il avait dit les faisait sortir de la bouche naturellement.

Une réflexion me frappa bientôt. Je le connaissais depuis un quart d’heure, et il me semblait qu’il était un de mes anciens amis, que tout, de lui, m’était familier depuis longtemps: sa figure, ses gestes, sa voix, ses idées.

Brusquement, après quelques instants de causerie, il me paraissait installé dans mon intimité. Toutes les portes étaient ouvertes entre nous, et je lui aurais fait peut-être, sur moi-même, s’il les avait sollicitées, ces confidences que, d’ordinaire, on ne livre qu’aux plus anciens camarades.

Certes, il y avait là un mystère. Ces barrières fermées entre tous les êtres, et que le temps pousse une à une, lorsque la sympathie, les goûts pareils, une même culture intellectuelle et des relations constantes les ont décadenassées peu à peu, semblaient ne pas exister entre lui et moi, et, sans doute, entre lui et tous ceux, hommes et femmes, que le hasard jetait sur sa route.

Au bout d’une demi-heure, nous nous séparâmes en nous promettant de nous revoir souvent, et il me donna son adresse après m’avoir invité à déjeuner, le surlendemain.

Ayant oublié l’heure, j’arrivai trop tôt; il n’était pas rentré. Un domestique correct et muet ouvrît devant moi un beau salon un peu sombre, intime, recueilli. Je m’y sentis à l’aise, comme chez moi. Que de fois j’ai remarqué l’influence des appartements sur le caractère et sur l’esprit! Il y a des pièces où on se sent toujours bête; d’autres, au contraire, où on se sent toujours verveux. Les unes attristent, bien que claires, blanches et dorées; d’autres égayent, bien que tenturées d’étoffes calmes. Notre oeil, comme notre coeur, a ses haines et ses tendresses, dont souvent il ne nous fait point part, et qu’il impose secrètement, furtivement, à notre humeur. L’harmonie des meubles, des murs, le style d’un ensemble agissent instantanément sur notre nature intellectuelle comme l’air des bois, de la mer ou de la montagne modifie notre nature physique.

Je m’assis sur un divan disparu sous les coussins, et je me sentis soudain soutenu, porté, capitonné par ces petits sacs de plume couverts de soie, comme si la forme et la place de mon corps eussent été marquées d’avance sur ce meuble.

Puis je regardai. Rien d’éclatant dans la pièce; partout de belles choses modestes, des meubles simples et rares, des rideaux d’Orient qui ne semblaient pas venir du Louvre, mais de l’intérieur d’un harem, et, en face de moi, un portrait de femme. C’était un portrait de moyenne grandeur, montrant la tête et le haut du corps, et les mains qui tenaient un livre. Elle était jeune nu-tête, coiffée de bandeaux plats, souriant un peu tristement. Est-ce parce qu’elle avait la tête nue, ou bien par l’impression de son allure si naturelle, mais jamais portrait de femme ne me parut être chez lui autant que celui-là, dans ce logis. Presque tous ceux que je connais sont en représentation, soit que la dame ait des vêtements d’apparat, une coiffure seyante, un air de bien savoir qu’elle pose devant le peintre d’abord, et ensuite devant tous ceux qui la regarderont, soit qu’elle ait pris une attitude abandonnée dans un négligé bien choisi.

Les unes sont debout, majestueuses, en pleine beauté, avec un air de hauteur qu’elles n’ont pas dû garder longtemps dans l’ordinaire de la vie. D’autres minaudent, dans l’immobilité de la toile; et toutes ont un rien, une fleur ou un bijou, un pli de robe ou de lèvre qu’on sent posé par le peintre, pour l’effet. Qu’elles portent un chapeau, une dentelle sur la tête, ou leurs cheveux seulement, on devine en elles quelque chose qui n’est point tout à fait naturel. Quoi? On l’ignore, puisqu’on ne les a pas connues, mais on le sent. Elles semblent en visite quelque part, chez des gens à qui elles veulent plaire, à qui elles veulent se montrer avec tout leur avantage; et elles ont étudié leur attitude, tantôt modeste, tantôt hautaine.

Que dire de celle-là? Elle était chez elle, et seule. Oui, elle était seule, car elle souriait comme on sourit quand on pense solitairement à quelque chose de triste et de doux, et non comme on sourit quand on est regardée. Elle était tellement seule, et chez elle, qu’elle faisait le vide en tout ce grand appartement, le vide absolu. Elle l’habitait, l’emplissait, l’animait seule; il y pouvait entrer beaucoup de monde, et tout ce monde pouvait parler, rire, même chanter; elle y serait toujours seule, avec un sourire solitaire, et, seule, elle le rendrait vivant, de son regard de portrait.

Il était unique aussi, ce regard. Il tombait sur moi tout droit, caressant et fixe, sans me voir. Tous les portraits savent qu’ils sont contemplés, et ils répondent avec les yeux, avec des yeux qui voient, qui pensent, qui nous suivent, sans nous quitter, depuis notre entrée jusqu’à notre sortie de l’appartement qu’ils habitent.

Celui-là ne me voyait pas, ne voyait rien, bien que son regard fût planté sur moi, tout droit. Je me rappelai le vers surprenant de Baudelaire:

Et tes yeux attirants comme ceux d’un portrait.

Ils m’attiraient, en effet, d’une façon irrésistible, jetaient en moi un trouble étrange, puissant, nouveau, ces yeux peints, qui avaient vécu, ou qui vivaient encore, peut-être. Oh! quel charme infini et amollissant comme une brise qui passe, séduisant comme un ciel mourant de crépuscule lilas, rose et bleu, et un peu mélancolique comme la nuit qui vient derrière sortait de ce cadre sombre et de ces yeux impénétrables. Ces yeux, ces yeux créés par quelques coups de pinceau, cachaient en eux le mystère de ce qui semble être et n’existe pas, de ce qui peut apparaître en un regard de femme, de ce qui fait germer l’amour en nous.

La porte s’ouvrit. M. Milial entrait. Il s’excusa d’être en retard. Je m’excusai d’être en avance. Puis je lui dis:

– Est-il indiscret de vous demander quelle est cette femme?

Il répondit:

– C’est ma mère, morte toute jeune.

Et je compris alors d’où venait l’inexplicable séduction de cet homme!

L’INFIRME

Cette aventure m’est arrivée vers 1882.

Je venais de m’installer dans le coin d’un wagon vide, et j’avais refermé la portière, avec l’espérance de rester seul, quand elle se rouvrit brusquement, et j’entendis une voix qui disait:

– Prenez garde, monsieur, nous nous trouvons juste au croisement des lignes; le marchepied est très haut.

Une autre voix répondit:

– Ne crains rien, Laurent, je vais prendre les poignées.

Puis une tête apparut coiffée d’un chapeau rond, et deux mains, s’accrochant aux lanières de cuir et de drap suspendues des deux côtés de la portière, hissèrent lentement un gros corps, dont les pieds firent sur le marchepied un bruit de canne frappant le sol.

Or, quand l’homme eut fait entrer son torse dans le compartiment, je vis apparaître dans l’étoffe flasque du pantalon, le bout peint en noir d’une jambe de bois, qu’un autre pilon pareil suivit bientôt.

Une tête se montra derrière ce voyageur, et demanda:

– Vous êtes bien, monsieur?

– Oui, mon garçon.

– Alors, voilà vos paquets et vos béquilles.

Et un domestique, qui avait l’air d’un vieux soldat, monta à son tour, portant en ses bras un tas de choses, enveloppées en des papiers noirs et jaunes, ficelées soigneusement, et les déposa, l’une après l’autre, dans le filet au-dessus de la tête de son maître. Puis il dit:

 

– Voilà, monsieur, c’est tout. Il y en a cinq. Les bonbons, la poupée, le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.

– C’est bien, mon garçon.

– Bon voyage, monsieur.

– Merci, Laurent; bonne santé!

L’homme s’en alla en repoussant la porte, et je regardai mon voisin.

Il pouvait avoir trente-cinq ans, bien que ses cheveux fussent presque blancs; il était décoré, moustachu, fort gros, atteint de cette obésité poussive des hommes actifs et forts qu’une infirmité tient immobiles.

Il s’essuya le front, souffla et, me regardant bien en face:

– La fumée vous gêne-t-elle, monsieur?

– Non, monsieur.

Cet oeil, cette voix, ce visage, je les connaissais. Mais d’où, de quand? Certes, j’avais rencontré ce garçon-là, je lui avais parlé, je lui avais serré la main. Cela datait de loin, de très loin, c’était perdu dans cette brume où l’esprit semble chercher à tâtons les souvenirs et les poursuit, comme des fantômes fuyants, sans les saisir.

Lui aussi, maintenant, me dévisageait avec la ténacité et la fixité d’un homme qui se rappelle un peu, mais pas tout à fait.

Nos yeux, gênés de ce contact obstiné des regards, se détournèrent; puis, au bout de quelques secondes, attirés de nouveau par la volonté obscure et tenace de la mémoire en travail, ils se rencontrèrent encore, et je dis:

– Mon Dieu, monsieur, au lieu de nous observer à la dérobée pendant une heure, ne vaudrait-il pas mieux chercher ensemble où nous nous sommes connus?

Le voisin répondit avec bonne grâce:

– Vous avez tout à fait raison, monsieur.

Je me nommai:

– Je m’appelle Henry Bonclair, magistrat.

Il hésita quelques secondes; puis, avec ce vague de l’oeil et de la voix qui accompagne les grandes tensions d’esprit:

– Ah! parfaitement, je vous ai rencontré chez les Poincel, autrefois, avant la guerre, voilà douze ans de cela!

– Oui, monsieur… Ah!… ah!… vous êtes le lieutenant Revalière?

– Oui… Je fus même le capitaine Revalière jusqu’au jour où j’ai perdu mes pieds… tous les deux d’un seul coup, sur le passage d’un boulet.

Et nous nous regardâmes de nouveau, maintenant que nous nous connaissions.

Je me rappelais parfaitement avoir vu ce beau garçon mince qui conduisait les cotillons avec une furie agile et gracieuse et qu’on avait surnommé, je crois, «la Trombe». Mais derrière cette image, nettement évoquée, flottait encore quelque chose d’insaisissable, une histoire que j’avais sue et oubliée, une de ces histoires auxquelles on prête une attention bienveillante et courte, et qui ne laissent dans l’esprit qu’une marque presque imperceptible.

Il y avait de l’amour là-dedans. J’en retrouvais la sensation particulière au fond de ma mémoire, mais rien de plus, sensation comparable au fumet que sème pour le nez d’un chien le pied d’un gibier sur le sol.

Peu à peu, cependant, les ombres s’éclaircirent et une figure de jeune fille surgit devant mes yeux. Puis son nom éclata dans ma tête comme un pétard qui s’allume: Mlle de Mandal. Je me rappelais tout, maintenant. C’était, en effet, une histoire d’amour, mais banale. Cette jeune fille aimait ce jeune homme, lorsque je l’avais rencontré, et on parlait de leur prochain mariage. Il paraissait lui-même très épris, très heureux.

Je levai les yeux vers le filet où tous les paquets, apportés par le domestique de mon voisin, tremblotaient aux secousses du train, et la voix du serviteur me revint comme s’il finissait à peine de parler.

Il avait dit:

– Voilà, monsieur, c’est tout. Il y en a cinq: les bonbons, la poupée, le tambour, le fusil et le pâté de foies gras.

Alors, en une seconde, un roman se composa et se déroula dans ma tête. Il ressemblait d’ailleurs à tous ceux que j’avais lus où, tantôt le jeune homme, tantôt la jeune fille, épouse son fiancé ou sa fiancée après la catastrophe, soit corporelle, soit financière. Donc, cet officier mutilé pendant la guerre avait retrouvé, après la campagne, la jeune fille qui s’était promise à lui; et, tenant son engagement, elle s’était donnée.

Je jugeais cela beau, mais simple, comme on juge simples tous les dévouements et tous les dénouements des livres et du théâtre. Il semble toujours, quand on lit, ou quand on écoute, à ces écoles de magnanimité, qu’on se serait sacrifié soi-même avec un plaisir enthousiaste, avec un élan magnifique. Mais on est de fort mauvaise humeur, le lendemain, quand un ami misérable vient vous emprunter quelque argent.

Puis, soudain, une autre supposition, moins poétique et plus réaliste, se substitua à la première. Peut-être s’était-il marié avant la guerre, avant l’épouvantable accident de ce boulet lui coupant les jambes, et avait-elle dû, désolée et résignée, recevoir, soigner, consoler, soutenir ce mari, parti fort et beau, revenu avec les pieds fauchés, affreux débris voué à l’immobilité, aux colères impuissantes et à l’obésité fatale.

Était-il heureux ou torturé? Une envie, légère d’abord, puis grandissante, puis irrésistible, me saisit de connaître son histoire, d’en savoir au moins les points principaux, qui me permettraient de deviner ce qu’il ne pourrait pas ou ne voudrait pas me dire.

Je lui parlais, tout en songeant. Nous avions échangé quelques paroles banales; et moi, les yeux levés vers le filet, je pensais: «Il a donc trois enfants: les bonbons sont pour sa femme, la poupée pour sa petite fille, le tambour et le fusil pour ses fils, ce pâté de foies gras pour lui».

Soudain, je lui demandai:

– Vous êtes père, monsieur?

Il répondit:

– Non, monsieur.

Je me sentis soudain confus comme si j’avais commis une grosse inconvenance et je repris:

– Je vous demande pardon. Je l’avais pensé en entendant votre domestique parler de jouets. On entend sans écouter, et on conclut malgré soi.

Il sourit, puis murmura:

– Non, je ne suis même pas marié. J’en suis resté aux préliminaires.

J’eus l’air de me souvenir tout à coup.

– Ah!… c’est vrai, vous étiez fiancé, quand je vous ai connu, fiancé avec Mlle de Mandal, je crois.

– Oui, monsieur, votre mémoire est excellente.

J’eus une audace excessive, et j’ajoutai:

– Oui, je crois me rappeler aussi avoir entendu dire que Mlle de Mandal avait épousé monsieur… monsieur…

Il prononça tranquillement ce nom.

– M. de Fleurel.

– Oui, c’est cela! Oui… je me rappelle même, à ce propos, avoir entendu parler de votre blessure.

Je le regardais bien en face; et il rougit.

Sa figure pleine, bouffie, que l’afflux constant de sang rendait déjà pourpre, se teinta davantage encore.

Il répondit avec vivacité, avec l’ardeur soudaine d’un homme qui plaide une cause perdue d’avance, perdue dans son esprit et dans son coeur, mais qu’il veut gagner devant l’opinion.

– On a tort, monsieur, de prononcer à côté du mien le nom de Mme de Fleurel. Quand je suis revenu de la guerre, sans mes pieds, hélas! je n’aurais jamais accepté, jamais, qu’elle devînt ma femme. Est-ce que c’était possible? Quand on se marie, monsieur, ce n’est pas pour faire parade de générosité: c’est pour vivre, tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes, toutes les secondes, à côté d’un homme; et, si cet homme est difforme, comme moi, on se condamne, en l’épousant, à une souffrance qui durera jusqu’à la mort! Oh! je comprends, j’admire tous les sacrifices, tous les dévouements, quand ils ont une limite, mais je n’admets pas le renoncement d’une femme à toute une vie qu’elle espère heureuse, à toutes les joies, à tous les rêves, pour satisfaire l’admiration de la galerie. Quand j’entends sur le plancher de ma chambre le battement de mes pilons et celui de mes béquilles, ce bruit de moulin que je fais à chaque pas, j’ai des exaspérations à étrangler mon serviteur. Croyez-vous qu’on puisse accepter d’une femme de tolérer ce qu’on ne supporte pas soi-même? Et puis, vous imaginez-vous que c’est joli, mes bouts de jambes?…

Il se tut. Que lui dire? Je trouvais qu’il avait raison! Pouvais-je la blâmer, la mépriser, même lui donner tort, à elle? Non. Cependant? Le dénouement conforme à la règle, à la moyenne, à la vérité, à la vraisemblance, ne satisfaisait pas mon appétit poétique. Ces moignons héroïques appelaient un beau sacrifice qui me manquait, et j’en éprouvais une déception.

Je lui demandai tout à coup:

– Mme de Fleurel a des enfants?

– Oui, une fille et deux garçons. C’est pour eux que je porte ces jouets. Son mari et elle ont été très bons pour moi.

Le train montait la rampe de Saint-Germain. Il passa les tunnels, entra en gare, s’arrêta.

J’allais offrir mon bras pour aider la descente de l’officier mutilé quand deux mains se tendirent vers lui, par la portière ouverte:

– Bonjour! mon cher Revalière.

– Ah! bonjour, Fleurel.

Derrière l’homme, la femme souriait, radieuse, encore jolie, envoyant des «bonjour!» de ses doigts gantés. Une petite fille, à côté d’elle, sautillait de joie, et deux garçonnets regardaient avec des yeux avides le tambour et le fusil passant du filet du wagon entre les mains de leur père.

Quand l’infirme fut sur le quai, tous les enfants l’embrassèrent. Puis on se mit en route, et la fillette, par amitié, tenait dans sa petite main la traverse vernie d’une béquille, comme elle aurait pu tenir, en marchand à son côté, le pouce de son grand ami.

LES VINGT-CINQ FRANCS DE LA SUPÉRIEURE

Ah! certes, il était drôle, le père Pavilly, avec ses grandes jambes d’araignée et son petit corps, et ses longs bras, et sa tête en pointe surmontée d’une flamme de cheveux rouges sur le sommet du crâne.

C’était un clown, un clown paysan, naturel, né pour faire des farces, pour faire rire, pour jouer des rôles, des rôles simples puisqu’il était fils de paysan, paysan lui-même, sachant à peine lire. Ah! oui, le bon Dieu l’avait créé pour amuser les autres, les pauvres diables de la campagne qui n’ont pas de théâtres et de fêtes; et il les amusait en conscience. Au café, ou lui payait des tournées pour le garder, et il buvait intrépidement, riant et plaisantant, blaguant tout le monde sans fâcher personne, pendant qu’on se tordait autour de lui.

Il était si drôle que les filles elles-mêmes ne lui résistaient pas, tant elles riaient, bien qu’il fût très laid. Il les entraînait, en blaguant, derrière un mur, dans un fossé, dans une étable, puis il les chatouillait et les pressait, avec des propos si comiques qu’elles se tenaient les côtes en le repoussant. Alors il gambadait, faisait mine de se vouloir pendre, et elles se tordaient, les larmes aux yeux; il choisissait un moment et les culbutait avec tant d’à-propos qu’elles y passaient toutes, même celles qui l’avaient bravé, histoire de s’amuser.

Donc, vers la fin de juin il s’engagea, pour faire la moisson, chez maître Le Harivau près de Rouville. Pendant trois semaines entières il réjouit les moissonneurs, hommes et femmes, par ses farces, tant le jour que la nuit. Le jour on le voyait dans la plaine, au milieu des épis fauchés, on le voyait coiffé d’un vieux chapeau de paille qui cachait son toupet roussâtre, ramassant avec ses longs bras maigres et liant en gerbes le blé jaune; puis s’arrêtant pour esquisser un geste drôle qui faisait rire à travers la campagne le peuple des travailleurs qui ne le quittait point de l’oeil. La nuit il se glissait comme une bête rampante, dans la paille des greniers où dormaient les femmes, et ses mains rôdaient, éveillaient des cris, soulevaient des tumultes. On le chassait à coups de sabots et il fuyait à quatre pattes, pareil à un singe fantastique au milieu des fusées de gaieté de la chambrée tout entière.

Le dernier jour, comme le char des moissonneurs, enrubanné et cornemusant, plein de cris, de chants, de joie et d’ivresse, allait sur la grande route blanche, au pas lent de six chevaux pommelés, conduit par un gars en blouse portant cocarde à sa casquette, Pavilly, au milieu des femmes vautrées, dansait un pas de satyre ivre qui tenait, bouche bée, sur les talus des fermes les petits garçons morveux et les paysans stupéfaits de sa structure invraisemblable.

Tout à coup, en arrivant à la barrière de la ferme de maître Le Harivau, il fit un bond en élevant les bras, mais par malheur il heurta, en retombant, le bord de la longue charrette, culbuta par dessus, tomba sur la roue et rebondit sur le chemin.

Ses camarades s’élancèrent. Il ne bougeait plus, un oeil fermé, l’autre ouvert, blême de peur, ses grands membres allongés dans la poussière.

Quant on toucha sa jambe droite, il se mit à pousser des cris et, quand on voulut le mettre debout, il s’abattit.

– Je crais ben qu’il a une patte cassée, dit un homme.

 

Il avait, en effet, une jambe cassée.

Maître Le Harivau le fit étendre sur une table, et un cavalier courut à Rouville pour chercher le médecin, qui arriva une heure après.

Le fermier fut très généreux et annonça qu’il payerait le traitement de l’homme à l’hôpital.

Le docteur emporta donc Pavilly dans sa voiture et le déposa dans un dortoir peint à la chaux où sa fracture fut réduite.

Dès qu’il comprit qu’il n’en mourrait pas et qu’il allait être soigné, guéri, dorloté, nourri à rien faire, sur le dos, entre deux draps, Pavilly fut saisi d’une joie débordante, et il se mit à rire d’un rire silencieux et continu qui montrait ses dents gâtées.

Dès qu’une soeur approchait de son lit, il lui faisait des grimaces de contentement, clignait de l’oeil, tordait sa bouche, remuait son nez qu’il avait très long et mobile à volonté. Ses voisins de dortoir, tout malades qu’ils étaient, ne pouvaient se tenir de rire, et la soeur supérieure venait souvent à son lit pour passer un quart d’heure d’amusement. Il trouvait pour elle des farces plus drôles, des plaisanteries inédites et comme il portait en lui le germe de tous les cabotinages, il se faisait dévot pour lui plaire, parlait du bon Dieu avec des airs sérieux d’homme qui sait les moments où il ne faut plus badiner.

Un jour, il imagina de lui chanter des chansons. Elle fut ravie et revint plus souvent; puis, pour utiliser sa voix, elle lui apporta un livre de cantiques. On le vit alors assis dans son lit, car il commençait à se remuer, entonnant d’une voix de fausset les louanges de l’Éternel, de Marie et du Saint-Esprit, tandis que la grosse bonne soeur, debout à ses pieds, battait la mesure avec un doigt en lui donnant l’intonation. Dès qu’il put marcher, la supérieure lui offrit de le garder quelque temps de plus pour chanter les offices dans la chapelle, tout en servant la messe et remplissant aussi les fonctions de sacristain. Il accepta. Et pendant un mois entier on le vit, vêtu d’un surplis blanc, et boitillant, entonner les répons et les psaumes avec des ports de tête si plaisants que le nombre des fidèles augmenta, et qu’on désertait la paroisse pour venir à vêpres à l’hôpital.

Mais comme tout finit en ce monde, il fallut bien le congédier quand il fut tout à fait guéri. La supérieure, pour le remercier, lui fit cadeau de vingt-cinq francs.

Dès que Pavilly se vit dans la rue avec cet argent dans sa poche, il se demanda ce qu’il allait faire. Retournerait-il au village? Pas avant d’avoir bu un coup certainement, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps, et il entra dans un café. Il ne venait pas à la ville plus d’une fois ou deux par an, et il lui était resté, d’une de ces visites en particulier, un souvenir confus et enivrant d’orgie.

Donc il demanda un verre de fine qu’il avala d’un trait pour graisser le passage, puis il s’en fît verser un second afin d’en prendre le goût.

Dès que l’eau-de-vie, forte et poivrée, lui eut touché le palais et la langue, réveillant plus vive, après cette longue sobriété, la sensation aimée et désirée de l’alcool qui caresse, et pique, et aromatise, et brûle la bouche, il comprit qu’il boirait la bouteille et demanda tout de suite ce qu’elle valait, afin d’économiser sur le détail. On la lui compta trois francs, qu’il paya; puis il commença à se griser avec tranquillité.

Il y mettait pourtant de la méthode voulant garder assez de conscience pour d’autres plaisirs. Donc aussitôt qu’il se sentit sur le point de voir saluer les cheminées il se leva, et s’en alla, d’un pas hésitant, sa bouteille sous le bras, en quête d’une maison de filles.

Il la trouva, non sans peine, après l’avoir demandée à un charretier qui ne la connaissait pas, à un facteur qui le renseigna mal, à un boulanger qui se mit à jurer en le traitant de vieux porc, et, enfin, à un militaire qui l’y conduisit obligeamment, en l’engageant à choisir la Reine.

Pavilly, bien qu’il fût à peine midi, entra dans ce lieu de délices où il fut reçu par une bonne qui voulait le mettre à la porte. Mais il la fit rire par une grimace, montra trois francs, prix normal des consommations spéciales du lieu, et la suivit avec peine le long d’un escalier fort sombre qui menait au premier étage.

Quand il fut entré dans une chambre, il réclama la venue de la Reine et l’attendit en buvant un nouveau coup au goulot même de sa bouteille.

La porte s’ouvrit, une fille parut. Elle était grande, grasse, rouge, énorme. D’un coup d’oeil sûr, d’un coup d’oeil de connaisseur, elle toisa l’ivrogne écroulé sur un siège et lui dit:

– T’as pas honte à c’t’heure-ci?

Il balbutia:

– De quoi, princesse?

– Mais de déranger une dame avant qu’elle ait seulement mangé la soupe.

Il voulut rire.

– Y a pas d’heure pour les braves.

– Y a pas d’heure non plus pour se saouler, vieux pot.

Pavilly se fâcha.

– Je sieus pas un pot, d’abord, et puis je sieus pas saoul.

– Pas saoul?

– Non, je sieus pas saoul.

– Pas saoul, tu pourrais pas seulement te tenir debout.

Elle le regardait avec une colère rageuse de femme dont les compagnes dînent.

Il se dressa.

– Mé, mé, que je danserais une polka.

Et, pour prouver sa solidité, il monta sur la chaise, fit une pirouette et sauta sur le lit où ses gros souliers vaseux plaquèrent deux taches épouvantables.

– Ah! salop! cria la fille.

S’élançant, elle lui jeta un coup de poing dans le ventre, un tel coup de poing que Pavilly perdit l’équilibre, bascula sur les pieds de la couche, fit une complète cabriole, retomba sur la commode entraînant avec lui la cuvette et le pot à l’eau, puis s’écroula par terre en poussant des hurlements.

Le bruit fut si violent et ses cris si perçants que toute la maison accourut, monsieur, madame, la servante et le personnel.

Monsieur, d’abord, voulut ramasser l’homme, mais, dès qu’il l’eût mis debout, le paysan perdit de nouveau l’équilibre, puis se mit à vociférer qu’il avait la jambe cassée, l’autre, la bonne, la bonne!

C’était vrai. On courut chercher un médecin. Ce fut justement celui qui avait soigné Pavilly chez maître Le Harivau.

– Comment, c’est encore vous? dit-il.

– Oui, m’sieu.

– Qu’est-ce que vous avez?

– L’autre qu’on m’a cassé itou, m’sieu l’docteur.

– Qu’est-ce qui vous a fait ça, mon vieux?

– Une femelle donc.

Tout le monde écoutait. Les filles en peignoir, en cheveux, la bouche encore grasse du dîner interrompu, madame furieuse, monsieur inquiet.

– Ça va faire une vilaine histoire, dit le médecin. Vous savez que la municipalité vous voit d’un mauvais oeil. Il faudrait tâcher qu’on ne parlât point de cette affaire-là.

– Comment faire? demanda monsieur.

– Mais, le mieux, serait d’envoyer cet homme à l’hôpital, d’où il sort, d’ailleurs, et de payer son traitement.

Monsieur répondit:

– J’aime encore mieux ça que d’avoir des histoires.

Donc Pavilly, une demi-heure après, rentrait ivre et geignant dans le dortoir d’où il était sorti une heure plus tôt.

La supérieure leva les bras, affligée, car elle l’aimait, et souriante, car il ne lui déplaisait pas de le revoir.

– Eh bien! mon brave, qu’est-ce que vous avez?

– L’autre jambe cassée, madame la bonne soeur.

– Ah! vous êtes donc encore monté sur une voiture de paille, vieux farceur?

Et Pavilly, confus et sournois, balbutia:

– Non… non… Pas cette fois… pas cette fois… Non… non… C’est point d’ma faute, point d’ma faute… C’est une paillasse qu’en est cause.

Elle ne put en tirer d’autre explication et ne sut jamais que cette rechute était due à ses vingt-cinq francs.