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L'inutile beauté

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II. Le matelot qui suivait le prêtre se sentait sur la langue une envie toute méridionale de causer…

Le matelot qui suivait le prêtre se sentait sur la langue une envie toute méridionale de causer. Il n’osait pas, car l’abbé exerçait sur ses ouailles un grand prestige. À la fin il s’y hasarda.

– Alors, dit-il, vous vous trouvez bien dans votre bastide, monsieur le curé?

Cette bastide était une de ces maisons microscopiques où les provençaux des villes et des villages vont se nicher, en été, pour prendre l’air. L’abbé avait loué cette case dans un champ, à cinq minutes de son presbytère, trop petit et emprisonné au centre de la paroisse, contre l’église.

Il n’habitait pas régulièrement, même en été, cette campagne; il y allait seulement passer quelques jours de temps en temps, pour vivre en pleine verdure et tirer au pistolet.

– Oui, mon ami, dit le prêtre, je m’y trouve très bien.

La demeure basse apparaissait bâtie au milieu des arbres, peinte en rose, zébrée, hachée, coupée en petits morceaux par les branches et les feuilles des oliviers dont était planté le champ sans clôture où elle semblait poussée comme un champignon de Provence.

On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en préparant une petite table à dîner où elle posait à chaque retour, avec une lenteur méthodique, un seul couvert, une assiette, une serviette, un morceau de pain, un verre à boire. Elle était coiffée du petit bonnet des Arlésiennes, cône pointu de soie ou de velours noir sur qui fleurit un champignon blanc.

Quand l’abbé fut à portée de la voix, il lui cria:

– Eh! Marguerite?

Elle s’arrêta pour regarder, et reconnaissant son maître:

– Tè c’est vous, monsieur le curé?

– Oui. Je vous apporte une belle pêche, vous allez tout de suite me faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu’au beurre, vous entendez?

La servante, venue au devant des hommes, examinait d’un oeil connaisseur les poissons portés par le matelot.

– C’est que nous avons déjà une poule au riz, dit-elle.

– Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de l’eau. Je vais faire une petite fête de gourmand, ça ne m’arrive pas trop souvent; et puis, le péché n’est pas gros.

La femme choisissait le loup, et comme elle s’en allait en l’emportant, elle se retourna:

– Ah! Il est venu un homme vous chercher trois fois, monsieur le curé.

Il demanda avec indifférence.

– Un homme! Quel genre d’homme?

– Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-même.

– Quoi! Un mendiant?

– Peut-être, oui, je ne dis pas. Je croirais plutôt un maoufatan.

L’abbé Vilbois se mit à rire de ce mot provençal qui signifie malfaiteur, rôdeur de routes, car il connaissait l’âme timorée de Marguerite qui ne pouvait séjourner à la bastide sans s’imaginer tout le long des jours et surtout des nuits qu’ils allaient être assassinés.

Il donna quelques sous au marin qui s’en alla, et, comme il disait, ayant conservé toutes ses habitudes de soins et de tenue d’ancien mondain: – «Je vas me passer un peu d’eau sur le nez et sur les mains», – Marguerite lui cria de sa cuisine où elle grattait à rebours, avec un couteau, le dos du loup dont les écailles un peu tachées de sang se détachaient comme d’infimes piécettes d’argent.

– Tenez, le voilà!

L’abbé vira vers la route et aperçut en effet un homme, qui lui parut, de loin, fort mal vêtu, et qui s’en venait, à petits pas, vers la maison. Il l’attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique, et pensant: «Ma foi, je crois qu’elle a raison, il a bien l’air d’un maoufatan».

L’inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le prêtre, sans se hâter. Il était jeune, portait toute la barbe blonde et frisée; et des mèches de cheveux se roulaient en boucles au sortir d’un chapeau de feutre mou, tellement sale et défoncé que personne n’en aurait pu deviner la couleur et la forme premières. Il avait un long pardessus marron, une culotte dentelée autour des chevilles, et il était chaussé d’espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle, muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.

Quant il fut à quelques enjambées de l’ecclésiastique, il ôta la loque qui lui abritait le front, en se découvrant avec un air un peu théâtral, et montrant une tête flétrie, crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou de débauche précoce, car cet homme assurément n’avait pas plus de vingt-cinq ans.

Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce n’était pas là le vagabond ordinaire, l’ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guère parler que le langage mystérieux des bagnes.

– Bonjour, monsieur le curé, dit l’homme.

Le prêtre répondit simplement: «Je vous salue», ne voulant pas appeler «Monsieur» ce passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et l’abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému comme en face d’un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquiétudes étranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.

À la fin, le vagabond reprit:

– Eh bien! me reconnaissez-vous?

Le prêtre, très étonné, répondit:

– Moi, pas du tout, je ne vous connais point.

– Ah! vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.

– J’ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.

– Ça c’est vrai, reprit l’autre, ironique, mais je vais vous montrer quelqu’un que vous connaissez mieux.

Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre, retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.

Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrées, une de ces enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, volés ou légitimes, précieux défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tira une photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu’on faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps partout, chauffée contre la chair de cet homme et ternie par sa chaleur.

Alors, l’élevant à côté de sa figure, il demanda:

– Et celui-là, le connaissez-vous?

L’abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé, car c’était son propre portrait, fait pour Elle, à l’époque lointaine de son amour.

Il ne répondait rien, ne comprenant pas.

Le vagabond répéta:

– Le reconnaissez-vous, celui-là?

Et le prêtre balbutia:

– Mais oui.

– Qui est-ce?

– C’est moi.

– C’est bien vous?

– Mais oui.

– Eh bien! regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et moi?

Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres, celui de la carte et celui qui riait à côté, se ressemblaient comme deux frères, mais il ne comprenait pas encore, et il bégaya:

– Que me voulez-vous, enfin?

Alors, le gueux, d’une voix méchante:

– Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d’abord.

– Qui êtes-vous donc?

– Ce que je suis? Demandez-le à n’importe qui sur la route, demandez-le à votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ça; et il rira bien, c’est moi qui vous le dis. Ah! vous ne voulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa curé?

Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré, gémit:

– Ça n’est pas vrai.

Le jeune homme s’approcha tout contre lui, face à face.

– Ah! ça n’est pas vrai. Ah! l’abbé, il faut cesser de mentir, entendez-vous?

Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec une conviction si violente, que le prêtre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompait en ce moment.

Encore une fois, cependant, il affirma:

– Je n’ai jamais eu d’enfant.

L’autre ripostant:

– Et pas de maîtresse, peut-être?

Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu:

– Si.

– Et cette maîtresse n’était pas grosse quand vous l’avez chassée?

Soudain, la colère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas étouffée, mais murée au fond du coeur de l’amant, brisa les voûtes de foi, de dévotion résignée, de renoncement à tout, qu’il avait construites sur elle, et, hors de lui, il cria:

– Je l’ai chassée parce qu’elle m’avait trompé et qu’elle portait en elle l’enfant d’un autre, sans quoi, je l’aurais tuée, monsieur, et vous avec elle.

Le jeune homme hésita, surpris à son tour par l’emportement sincère du curé, puis il répliqua plus doucement:

– Qui vous a dit ça que c’était l’enfant d’un autre?

– Mais elle, elle-même, en me bravant.

Alors, le vagabond, sans contester cette affirmation, conclut avec un ton indifférent de voyou qui juge une cause:

– Eh ben! c’est maman qui s’est trompée en vous narguant, v’là tout.

Redevenant aussi plus maître de lui, après ce mouvement de fureur, l’abbé, à son tour, interrogea:

– Et qui vous a dit, à vous, que vous étiez mon fils?

– Elle, en mourant, m’sieu l’curé… Et puis ça!

Et il tendait, sous les yeux du prêtre, la petite photographie.

Le vieillard la prit, et lentement, longuement, le coeur soulevé d’angoisse, il compara ce passant inconnu avec son ancienne image, et il ne douta plus, c’était bien son fils.

Une détresse emporta son âme, une émotion inexprimable, affreusement pénible, comme le remords d’un crime ancien. Il comprenait un peu, il devinait le reste, il revoyait la scène brutale de la séparation. C’était pour sauver sa vie, menacée par l’homme outragé, que la femme, la trompeuse et perfide femelle lui avait jeté ce mensonge. Et le mensonge avait réussi. Et un fils de lui était né, avait grandi, était devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc sent la bête.

 

Il murmura:

– Voulez-vous faire quelques pas avec moi, pour nous expliquer davantage?

L’autre se mit à ricaner.

– Mais, parbleu! C’est bien pour cela que je suis venu.

Ils s’en allèrent ensemble, côte à côte, par le champ d’oliviers. Le soleil avait disparu. La grande fraîcheur des crépuscules du Midi étendait sur la campagne un invisible manteau froid. L’abbé frissonnait et levant soudain les yeux, dans un mouvement habituel d’officiant, il aperçut partout autour de lui, tremblotant sur le ciel, le petit feuillage grisâtre de l’arbre sacré qui avait abrité sous son ombre frêle la plus grande douleur, la seule défaillance du Christ.

Une prière jaillit de lui, courte et désespérée, faite avec cette voix intérieure qui ne passe point par la bouche et dont les croyants implorent le Sauveur: «Mon Dieu, secourez-moi».

Puis se tournant vers son fils:

– Alors, votre mère est morte?

Un nouveau chagrin s’éveillait en lui, en prononçant ces paroles: «Votre mère est morte» et crispait son coeur, une étrange misère de la chair de l’homme qui n’a jamais fini d’oublier, et un cruel écho de la torture qu’il avait subie, mais plus encore peut-être, puisqu’elle était morte, un tressaillement de ce délirant et court bonheur de jeunesse dont rien maintenant ne restait plus que la plaie de son souvenir.

Le jeune homme répondit:

– Oui, monsieur le curé, ma mère est morte.

– Y a-t-il longtemps?

– Oui, trois ans déjà.

Un doute nouveau envahit le prêtre.

– Et comment n’êtes-vous pas venu me trouver plus tôt?

L’autre hésita.

– Je n’ai pas pu. J’ai eu des empêchements… Mais, pardonnez-moi d’interrompre ces confidences que je vous ferai plus tard, aussi détaillées qu’il vous plaira, pour vous dire que je n’ai rien mangé depuis hier matin.

Une secousse de pitié ébranla tout le vieillard, et, tendant brusquement les deux mains:

– Oh! mon pauvre enfant, dit-il.

Le jeune homme reçut ces grandes mains tendues, qui enveloppèrent ses doigts, plus minces, tièdes et fiévreux.

Puis il répondit avec cet air de blague qui ne quittait guère ses lèvres:

– Eh ben! vrai, je commence à croire que nous nous entendrons tout de même.

Le curé se mit à marcher.

– Allons dîner, dit-il.

Il songeait soudain, avec une petite joie instinctive, confuse et bizarre, au beau poisson péché par lui, qui joint à la poule au riz, ferait, ce jour-là, un bon repas pour ce misérable enfant.

L’Arlésienne, inquiète et déjà grondeuse, attendait devant la porte.

– Marguerite, cria l’abbé, enlevez la table et portez-la dans la salle, bien vite, bien vite, et mettez deux couverts, mais bien vite.

La bonne restait effarée, à la pensée que son maître allait dîner avec ce malfaiteur.

Alors, l’abbé Vilbois se mit lui-même à desservir et à transporter, dans l’unique pièce du rez-de-chaussée, le couvert préparé pour lui.

Cinq minutes plus tard, il était assis, en face du vagabond, devant une soupière pleine de soupe aux choux, qui faisait monter, entre leurs visages, un petit nuage de vapeur bouillante.

III. Quand les assiettes furent pleines…

Quand les assiettes furent pleines, le rôdeur se mit à avaler sa soupe avidement par cuillerées rapides. L’abbé n’avait plus faim, et il humait seulement avec lenteur le savoureux bouillon des choux, laissant le pain au fond de son assiette.

Tout à coup il demanda:

– Comment vous appelez-vous?

L’homme rit, satisfait d’apaiser sa faim.

– Père inconnu, dit-il, pas d’autre nom de famille que celui de ma mère que vous n’aurez probablement pas encore oublié. J’ai, par contre, deux prénoms qui ne me vont guère, entre parenthèses, «Philippe-Auguste».

L’abbé pâlit et demanda, la gorge serrée:

– Pourquoi vous a-t-on donné ces prénoms?

Le vagabond haussa les épaules.

– Vous devez bien le deviner. Après vous avoir quitté, maman a voulu faire croire à votre rival que j’étais à lui, et il l’a cru à peu près jusqu’à mon âge de quinze ans. Mais, à ce moment-là, j’ai commencé à vous ressembler trop. Et il m’a renié, la canaille. On m’avait donc donné ses deux prénoms, Philippe-Auguste; et si j’avais eu la chance de ne ressembler à personne ou d’être simplement le fils d’un troisième larron qui ne se serait pas montré, je m’appellerais aujourd’hui le vicomte Philippe-Auguste de Pravallon, fils tardivement reconnu du comte du même nom, sénateur. Moi, je me suis baptisé: «Pas de veine».

– Comment savez-vous tout cela?

– Parce qu’il y a eu des explications devant moi, parbleu, et de rudes explications, allez. Ah! c’est ça qui vous apprend la vie.

Quelque chose de plus pénible et de plus tenaillant que tout ce qu’il avait ressenti et souffert depuis une demi-heure oppressait le prêtre. C’était en lui une sorte d’étouffement qui commençait, qui allait grandir et finirait par le tuer, et cela lui venait, non pas tant des choses qu’il entendait, que de la façon dont elles étaient dites et de la figure de crapule du voyou qui les soulignait. Entre cet homme et lui, entre son fils et lui, il commençait à sentir à présent ce cloaque des saletés morales qui sont, pour certaines âmes, de mortels poisons. C’était son fils cela? Il ne pouvait encore le croire. Il voulait toutes les preuves, toutes; tout apprendre, tout entendre, tout écouter, tout souffrir. Il pensa de nouveau aux oliviers qui entouraient sa petite bastide, et il murmura pour la seconde fois: «Oh! mon Dieu, secourez-moi».

Philippe-Auguste avait fini sa soupe. Il demanda:

– On ne mange donc plus, l’Abbé?

Comme la cuisine se trouvait en dehors de la maison, dans un bâtiment annexé, et que Marguerite ne pouvait entendre la voix de son curé, il la prévenait de ses besoins par quelques coups donnés sur un gong chinois suspendu près du mur, derrière lui.

Il prit donc le marteau de cuir et heurta plusieurs fois la plaque ronde de métal. Un son, faible d’abord, s’en échappa, puis grandit, s’accentua, vibrant, aigu, suraigu, déchirant, horrible plainte du cuivre frappé.

La bonne apparut. Elle avait une figure crispée et elle jetait des regards furieux sur le maoufatan comme si elle eut pressenti, avec son instinct de chien fidèle, le drame abattu sur son maître. En ses mains elle tenait le loup grillé d’où s’envolait une savoureuse odeur de beurre fondu. L’abbé, avec une cuiller, fendit le poisson d’un bout à l’autre, et offrant le filet du dos à l’enfant de sa jeunesse:

– C’est moi qui l’ai pris tantôt, dit-il, avec un reste de fierté qui surnageait dans sa détresse.

Marguerite ne s’en allait pas.

Le prêtre reprit:

– Apportez du vin, du bon, du vin blanc du cap Corse.

Elle eut presque un geste de révolte, et il dut répéter, en prenant un air sévère: «Allez, deux bouteilles». Car, lorsqu’il offrait du vin à quelqu’un, plaisir rare, il s’en offrait toujours une bouteille à lui-même.

Philippe-Auguste, radieux, murmura:

– Chouette. Une bonne idée. Il y a longtemps que je n’ai mangé comme ça.

La servante revint au bout de deux minutes. L’abbé les jugea longues comme deux éternités, car un besoin de savoir lui brûlait à présent le sang, dévorant ainsi qu’un feu d’enfer.

Les bouteilles étaient débouchées, mais la bonne restait là, les yeux fixés sur l’homme.

– Laissez-nous, dit le curé.

Elle fit semblant de ne pas entendre.

Il reprit presque durement:

– Je vous ai ordonné de nous laisser seuls.

Alors elle s’en alla.

Philippe-Auguste mangeait le poisson avec une précipitation vorace; et son père le regardait, de plus en plus surpris et désolé de tout ce qu’il découvrait de bas sur cette figure qui lui ressemblait tant. Les petits morceaux que l’abbé Vilbois portait à ses lèvres lui demeuraient dans la bouche, sa gorge serrée refusant de les laisser passer; et il les mâchait longtemps, cherchant, parmi toutes les questions qui lui venaient à l’esprit, celle dont il désirait le plus vite la réponse.

Il finit par murmurer:

– De quoi est-elle morte?

– De la poitrine.

– A-t-elle été longtemps malade?

– Dix-huit mois, à peu près.

– D’où cela lui était-il venu?

– On ne sait pas.

Ils se turent. L’abbé songeait. Tant de choses l’oppressaient qu’il aurait voulu déjà connaître, car depuis le jour de la rupture, depuis le jour où il avait failli la tuer, il n’avait rien su d’elle. Certes, il n’avait pas non plus désiré savoir, car il l’avait jetée avec résolution dans une fosse d’oubli, elle, et ses jours de bonheur; mais voilà qu’il sentait naître en lui tout à coup, maintenant qu’elle était morte, un ardent désir d’apprendre, un désir jaloux, presque un désir d’amant.

Il reprit:

– Elle n’était pas seule, n’est-ce pas?

– Non, elle vivait toujours avec lui.

Le vieillard tressaillit.

– Avec lui! Avec Pravallon?

– Mais oui.

Et l’homme jadis trahi, calcula que cette même femme qui l’avait trompé, était demeurée plus de trente ans avec son rival.

Ce fut presque malgré lui qu’il balbutia:

– Furent-ils heureux ensemble?

En ricanant, le jeune homme répondit:

– Mais oui, avec des hauts et des bas! Ça aurait été très bien sans moi. J’ai toujours tout gâté, moi.

– Comment, et pourquoi? dit le prêtre.

– Je vous l’ai déjà raconté. Parce qu’il a cru que j’étais son fils jusqu’à mon âge de quinze ans environ. Mais il n’était pas bête, le vieux, il a bien découvert tout seul la ressemblance, et alors il y a eu des scènes. Moi, j’écoutais aux portes. Il accusait maman de l’avoir mis dedans. Maman ripostait: «Est-ce ma faute. Tu savais très bien, quand tu m’as prise, que j’étais la maîtresse de l’autre». L’autre, c’était vous.

– Ah! ils parlaient donc de moi quelquefois?

– Oui, mais ils ne vous ont jamais nommé devant moi, sauf à la fin, tout à la fin, aux derniers jours, quand maman s’est sentie perdue. Ils avaient tout de même de la méfiance.

– Et vous… vous avez appris de bonne heure que votre mère était dans une situation irrégulière?

– Parbleu! Je ne suis pas naïf, moi, allez, et je ne l’ai jamais été. Ça se devine tout de suite ces choses-là, dès qu’on commence à connaître le monde.

Philippe-Auguste se versait à boire coup sur coup. Ses yeux s’allumaient, son long jeûne lui donnant une griserie rapide.

Le prêtre s’en aperçut; il faillit l’arrêter, puis la pensée l’effleura que l’ivresse rendait imprudent et bavard, et, prenant la bouteille, il emplit de nouveau le verre du jeune homme.

Marguerite apportait la poule au riz. L’ayant posée sur la table, elle fixa de nouveau ses yeux sur le rôdeur, puis elle dit à son maître avec un air indigné:

– Mais regardez qu’il est saoul, monsieur le curé.

– Laisse-nous donc tranquilles, reprit le prêtre, et va-t-en.

Elle sortit en tapant la porte.

Il demanda:

– Qu’est-ce qu’elle disait de moi, votre mère?

– Mais ce qu’on dit d’ordinaire d’un homme qu’on a lâché; que vous n’étiez pas commode, embêtant pour une femme, et qui lui auriez rendu la vie très difficile avec vos idées.

– Souvent elle a dit cela?

– Oui, quelquefois avec des subterfuges, pour que je ne comprenne point, mais je devinais tout.

– Et vous, comment vous traitait-on dans cette maison?

– Moi? très bien d’abord, et puis très mal ensuite. Quand maman a vu que je gâtais son affaire, elle m’a flanqué à l’eau.

– Comment ça?

– Comment ça! c’est bien simple. J’ai fait quelques fredaines vers seize ans; alors ces gouapes-là m’ont mis dans une maison de correction, pour se débarrasser de moi.

Il posa ses coudes sur la table, appuya ses deux joues sur ses deux mains et, tout à fait ivre, l’esprit chaviré dans le vin, il fut saisi tout à coup par une de ces irrésistibles envies de parler de soi qui font divaguer les pochards en de fantastiques vantardises.

Et il souriait gentiment, avec une grâce féminine sur les lèvres, une grâce perverse que le prêtre reconnut. Non seulement il la reconnut, mais il la sentit, haïe et caressante, cette grâce qui l’avait conquis et perdu jadis. C’était à sa mère que l’enfant, à présent, ressemblait le plus, non par les traits du visage, mais par le regard captivant et faux et surtout par la séduction du sourire menteur qui semblait ouvrir la porte de la bouche à toutes les infamies du dedans.

Philippe-Auguste raconta:

 

– Ah! ah! ah! J’en ai eu une vie, moi, depuis la maison de correction, une drôle de vie qu’un grand romancier payerait cher. Vrai, le père Dumas, avec son Monte-Cristo, n’en a pas trouvé de plus cocasses que celles qui me sont arrivées.

Il se tut, avec une gravité philosophique d’homme gris qui réfléchit, puis, lentement:

– Quand on veut qu’un garçon tourne bien, on ne devrait jamais l’envoyer dans une maison de correction, à cause des connaissances de là-dedans, quoi qu’il ait fait. J’en avais fait une bonne, moi, mais elle a mal tourné. Comme je me balladais avec trois camarades, un peu éméchés tous les quatre, un soir, vers neuf heures, sur la grand’route, auprès du gué de Folac, voilà que je rencontre une voiture où tout le monde dormait, le conducteur et sa famille, c’étaient des gens de Martinon qui revenaient de dîner à la ville. Je prends le cheval par la bride, je le fais monter dans le bac du passeur et je pousse le bac au milieu de la rivière. Ça fait du bruit, le bourgeois qui conduisait se réveille, il ne voit rien, il fouette. Le cheval part et saute dans le bouillon avec la voiture. Tous noyés! Les camarades m’ont dénoncé. Ils avaient bien ri d’abord en me voyant faire ma farce. Vrai, nous n’avions pas pensé que ça tournerait si mal. Nous espérions seulement un bain, histoire de rire.

Depuis ça, j’en ai fait de plus raides pour me venger de la première, qui ne méritait pas la correction, sur ma parole. Mais ce n’est pas la peine de les raconter. Je vais vous dire seulement la dernière, parce que celle-là elle vous plaira, j’en suis sûr. Je vous ai vengé, papa.

L’abbé regardait son fils avec des yeux terrifiés, et il ne mangeait plus rien.

Philippe-Auguste allait se remettre à parler.

– Non, dit le prêtre, pas à présent, tout à l’heure.

Se retournant, il battit et fit crier la stridente cymbale chinoise.

Marguerite entra aussitôt.

Et son maître commanda, avec une voix si rude qu’elle baissa la tête, effrayée et docile:

– Apporte-nous la lampe et tout ce que tu as encore à mettre sur la table, puis tu ne paraîtras plus tant que je n’aurai pas frappé le gong.

Elle sortit, revint et posa sur la nappe une lampe de porcelaine blanche, coiffée d’un abat-jour vert, un gros morceau de fromage, des fruits, puis s’en alla.

Et l’abbé dit résolument.

– Maintenant, je vous écoute.

Philippe-Auguste emplit avec tranquillité son assiette de dessert et son verre de vin. La seconde bouteille était presque vide, bien que le curé n’y eût point touché.

Le jeune homme reprit, bégayant, la bouche empâtée de nourriture et de saoulerie.

– La dernière, la voilà. C’en est une rude: J’étais revenu à la maison… et j’y restais malgré eux parce qu’ils avaient peur de moi… peur de moi… Ah! faut pas qu’on m’embête, moi… je suis capable de tout quand on m’embête… Vous savez… ils vivaient ensemble et pas ensemble. Il avait deux domiciles, lui, un domicile de sénateur et un domicile d’amant. Mais il vivait chez maman plus souvent que chez lui, car il ne pouvait plus se passer d’elle. Ah!… en voilà une fine, et une forte… maman… elle savait vous tenir un homme, celle-là! Elle l’avait pris corps et âme, et elle l’a gardé jusqu’à la fin. C’est-il bête, les hommes! Donc, j’étais revenu et je les maîtrisais par la peur. Je suis débrouillard, moi, quand il faut, et pour la malice, pour la ficelle, pour la poigne aussi, je ne crains personne. Voilà que maman tombe malade et il l’installe dans une belle propriété près de Meulan, au milieu d’un parc grand comme une forêt. Ça dure dix-huit mois environ… comme je vous ai dit. Puis nous sentons approcher la fin. Il venait tous les jours de Paris, et il avait du chagrin, mais là, du vrai.

Donc, un matin, ils avaient jacassé ensemble près d’une heure, et je me demandais de quoi ils pouvaient jaboter si longtemps quand on m’appelle. Et maman me dit:

– Je suis près de mourir et il y a quelque chose que je veux te révéler, malgré l’avis du comte. – Elle l’appelait toujours «le comte» en parlant de lui. – C’est le nom de ton père, qui vit encore.

Je le lui avais demandé plus de cent fois… plus de cent fois… le nom de mon père… plus de cent fois… et elle avait toujours refusé de le dire… Je crois même qu’un jour j’y ai flanqué des gifles pour la faire jaser, mais ça n’a servi de rien. Et puis, pour se débarrasser de moi, elle m’a annoncé que vous étiez mort sans le sou, que vous étiez un pas grand chose, une erreur de sa jeunesse, une gaffe de vierge, quoi. Elle me l’a si bien raconté que j’y ai coupé, mais en plein, dans votre mort.

Donc elle me dit:

– C’est le nom de ton père.

L’autre, qui était assis dans un fauteuil, réplique comme ça, trois fois:

– Vous avez tort, vous avez tort, vous avez tort, Rosette.

Maman s’assied dans son lit. Je la vois encore avec ses pommettes rouges et ses yeux brillants; car elle m’aimait bien tout de même; et elle lui dit:

– Alors faites quelque chose pour lui, Philippe!

En lui parlant, elle le nommait «Philippe» et moi «Auguste».

Il se mit à crier comme un forcené:

– Pour cette crapule-là, jamais, pour ce vaurien, ce repris de justice, ce… ce… ce…

Et il en trouva des noms pour moi, comme s’il n’avait cherché que ça toute sa vie.

J’allais me fâcher, maman me fait taire, et elle lui dit:

– Vous voulez donc qu’il meure de faim, puisque je n’ai rien, moi.

Il répliqua, sans se troubler:

– Rosette, je vous ai donné trente-cinq mille francs par an, depuis trente ans, cela fait plus d’un million. Vous avez vécu par moi en femme riche, en femme aimée, j’ose dire, en femme heureuse. Je ne dois rien à ce gueux qui a gâté nos dernières années; et il n’aura rien de moi. Il est inutile d’insister. Nommez-lui l’autre si vous voulez. Je le regrette, mais je m’en lave les mains.

Alors, maman se tourne vers moi. Je me disais: «Bon… v’là que je retrouve mon vrai père… s’il a de la galette, je suis un homme sauvé…»

Elle continua:

– Ton père, le baron de Vilbois, s’appelle aujourd’hui l’abbé Vilbois, curé de Garandou, près de Toulon. Il était mon amant quand je l’ai quitté pour celui-ci.

Et voilà qu’elle me conte tout, sauf qu’elle vous a mis dedans aussi au sujet de sa grossesse. Mais les femmes, voyez-vous, ça ne dit jamais la vérité.

Il ricanait, inconscient, laissant sortir librement toute sa fange. Il but encore, et la face toujours hilare, continua:

– Maman mourut deux jours… deux jours plus tard. Nous avons suivi son cercueil au cimetière, lui et moi… est-ce drôle… dites… lui et moi… et trois domestiques… c’est tout. Il pleurait comme une vache… nous étions côte à côte… on eût dit papa et le fils à papa.

Puis nous voilà revenus à la maison. Rien que nous deux. Moi je me disais: «Faut filer, sans un sou». J’avais juste cinquante francs. Qu’est-ce que je pourrais bien trouver pour me venger.

Il me touche le bras, et me dit.

– J’ai à vous parler.

Je le suivis dans son cabinet. Il s’assit devant sa table, puis, en barbotant dans ses larmes, il me raconte qu’il ne veut pas être pour moi aussi méchant qu’il le disait à maman; il me prie de ne pas vous embêter… – Ça… ça nous regarde, vous et moi… – Il m’offre un billet de mille… mille… mille… qu’est-ce que je pouvais faire avec mille francs… moi… un homme comme moi. Je vis qu’il y en avait d’autres dans le tiroir, un vrai tas. La vue de c’papier là, ça me donne une envie de chouriner. Je tends la main pour prendre celui qu’il m’offrait, mais au lieu de recevoir son aumône, je saute dessus, je le jette par terre, et je lui serre la gorge jusqu’à lui faire tourner de l’oeil; puis, quand je vis qu’il allait passer, je le bâillonne, je le ligote, je le déshabille, je le retourne et puis… ah! ah! ah!… je vous ai drôlement vengé!…

Philippe-Auguste toussait, étranglé de joie, et toujours sur sa lèvre relevée d’un pli féroce et gai, l’abbé Vilbois retrouvait l’ancien sourire de la femme qui lui avait fait perdre la tête.

– Après? dit-il.

– Après… Ah! ah! ah!… Il y avait grand feu dans la cheminée… c’était en décembre… par le froid… qu’elle est morte… maman… grand feu de charbon… Je prends le tisonnier… je le fais rougir… et voilà… que je lui fais des croix dans le dos, huit, dix, je ne sais pas combien, puis je le retourne et je lui en fais autant sur le ventre. Est-ce drôle, hein! papa. C’est ainsi qu’on marquait les forçats autrefois. Il se tortillait comme une anguille… mais je l’avais bien bâillonné, il ne pouvait pas crier. Puis, je pris les billets – douze – avec le mien ça faisait treize… ça ne m’a pas porté chance. Et je me suis sauvé en disant aux domestiques de ne pas déranger monsieur le comte jusqu’à l’heure du dîner parce qu’il dormait.