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Buch lesen: «Les trappeur de l'Arkansas», Seite 17

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IX. Diplomatie

C’était une audace inouïe de la part du capitaine, après ce qui s’était passé, de venir ainsi se livrer sans résistance possible aux mains de gens qui n’hésiteraient pas à tirer de lui une éclatante vengeance.

Aussi les chasseurs étaient-ils épouvantés de la démarche du pirate, et commençaient-ils à soupçonner un piège, leur surprise augmentait à mesure qu’ils réfléchissaient à la gravité de la démarche tentée par le pirate.

Ils comprenaient parfaitement que s’ils l’avaient arrêté, c’est qu’il avait voulu se laisser prendre, qu’il avait probablement un intérêt puissant à agir ainsi, surtout après le soin qu’il avait mis à dérober sa piste à tous les yeux, et à trouver un repaire tellement impénétrable que les Indiens eux-mêmes, ces fins limiers que rien ordinairement ne peut dévoyer, avaient renoncé à le chercher plus longtemps.

Que venait-il faire, au milieu de ses plus implacables ennemis ? Quelle raison assez forte avait pu l’engager à commettre l’imprudence de se livrer lui-même ?

Voilà ce que se demandaient les trappeurs, en le considérant avec cette curiosité et cet intérêt que l’on est malgré soi forcé d’accorder à l’homme intrépide qui accomplit une action téméraire, quelle que soit d’ailleurs sa moralité.

– Monsieur, lui dit le Cœur-Loyal, au bout d’un instant, puisque vous vous êtes remis entre nos mains, vous ne refuserez sans doute pas de répondre aux questions que nous jugerons convenable de vous adresser.

Un sourire d’une expression indéfinissable glissa sur les lèvres pâles et minces du pirate.

– Non seulement, répondit-il d’une voix calme et parfaitement accentuée, je ne refuserai pas de vous répondre, messieurs, mais encore, si vous le permettez, j’irai au-devant de vos questions en vous disant moi-même spontanément tout ce qui s’est passé, ce qui pour vous éclaircira, j’en suis sûr, bien des faits qui sont restés obscurs et que vainement vous avez cherché à vous expliquer.

Un murmure de stupéfaction parcourut les rangs des trappeurs, qui peu à peu s’étaient rapprochés et écoutaient avec attention.

Cette scène prenait des proportions étranges, elle promettait de devenir on ne peut plus intéressante.

Le Cœur-Loyal réfléchit un instant, puis s’adressant au pirate :

– Faites, monsieur, dit-il, nous vous écoutons.

Le capitaine s’inclina, puis d’un accent railleur il commença son récit ; lorsqu’il fut arrivé à la prise du camp, il continua ainsi :

– C’était bien joué, n’est-ce pas, messieurs ? Certes, vous ne devez avoir que des compliments à m’adresser, vous qui êtes passés maîtres en pareille matière ; mais il est une chose que vous ignorez et que je vais vous dire : la prise des richesses du général mexicain n’était pour moi que d’une importance secondaire, j’avais un autre but, et ce but, je vais vous le faire connaître : Je voulais m’emparer de doña Luz. Depuis Mexico, je suivais pas à pas la caravane, j’avais corrompu leur guide chef, le Babillard, ancien affidé à moi ; abandonnant à mes compagnons l’or et les bijoux, je n’exigeais que la jeune fille.

– Eh mais ! vous avez manqué votre but, il me semble, interrompit Belhumeur, avec un sourire sardonique.

– Vous croyez ? répondit l’autre avec un aplomb imperturbable, au fait, vous avez raison, j’ai pour cette fois manqué mon but, mais tout n’est pas dit encore, et peut-être n’échouerai-je pas toujours.

– Vous parlez ici au milieu des cent cinquante meilleurs rifles de la prairie, de ce projet odieux, avec autant de confiance que si vous étiez en sûreté au milieu de vos bandits, caché au fond de l’un de vos repaires les plus ignorés, capitaine ; ceci est une grande imprudence, ou bien une outrecuidance rare, dit sévèrement le Cœur-Loyal.

– Bah ! le péril n’est pas aussi grand pour moi que vous voulez me le faire croire ; vous savez que je ne suis pas un homme facile à intimider, ainsi trêve de menaces, et raisonnons, s’il vous plaît, comme des homme sérieux.

– Nous tous, chasseurs, trappeurs et guerriers indiens, réunis dans cette grotte, nous sommes en droit, agissant au nom de notre sûreté commune, de vous appliquer la loi des frontières, œil pour œil, dent pour dent, comme atteint et convaincu, même par vos propres aveux, de vol, de meurtre et de tentative de rapt ; cette loi nous allons vous l’appliquer immédiatement. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

– Chaque chose en son temps, Cœur-Loyal, bientôt nous nous occuperons de ceci, mais d’abord terminons, je vous prie, ce que j’avais à vous dire ; soyez tranquille, ce ne sont que quelques minutes de retard, moi-même je reviendrai à cette question que vous paraissez avoir tant à cœur de vider, en vous installant de votre autorité privée juge dans ce désert.

– Cette loi est aussi ancienne que le monde, elle émane de Dieu lui-même ; c’est un devoir pour tous les honnêtes gens, de courir sus à une bête fauve, lorsqu’elle se rencontre sur leur passage.

– Cette comparaison n’est pas flatteuse, répondit le pirate sans s’émouvoir, mais je ne suis point susceptible, je ne m’en formaliserai pas ; voulez-vous une fois pour toutes me laisser parler ?

– Parlez donc et que cela finisse.

– C’est justement ce que je demande, écoutez-moi donc. Dans ce monde, chacun comprend la vie à sa façon, les uns largement, les autres d’une manière étroite ; moi, mon rêve est de me retirer dans quelques années d’ici, au fond de l’une de nos belles provinces mexicaines avec une modeste aisance, vous voyez que je ne suis pas ambitieux. Il y a quelques mois, à la suite de plusieurs affaires assez lucratives que j’avais heureusement terminées dans les prairies, par mon courage et mon adresse, je me trouvai à la tête d’une somme assez ronde, que suivant mon habitude je me résolus de placer, afin de me procurer plus tard la modeste aisance dont je vous ai parlé. Je me rendis à Mexico, pour remettre mes fonds à un honorable banquier français établi dans cette ville, qui me les fait valoir, et que je vous recommande dans l’occasion.

– Que nous importe ce verbiage ? interrompit avec violence le Cœur-Loyal, vous moquez-vous de nous, capitaine ?

– Pas le moins du monde, je continue. À Mexico, le hasard me permit de rendre à doña Luz un service assez important.

– Vous ! fit le Cœur-Loyal avec colère.

– Pourquoi pas ? reprit l’autre ; du reste, l’affaire est bien simple, je la délivrai des mains de quatre bandits en train de la dévaliser consciencieusement, je la vis et j’en devins éperdument amoureux.

– Monsieur ! monsieur ! fit le chasseur en rougissant de dépit, ceci passe les bornes. Doña Luz est une jeune fille dont on ne doit parler qu’avec le plus profond respect, je ne souffrirai pas qu’on l’insulte devant moi.

– Nous sommes absolument du même avis, reprit l’autre en goguenardant, mais il n’en est pas moins vrai que j’en devins amoureux, je pris adroitement des renseignements, j’appris qui elle était, le voyage qu’elle devait faire, et, jusqu’à l’époque de son départ, je jouai de bonheur, comme vous voyez ; alors mon plan fut fait, plan qui, comme vous le disiez fort bien tout à l’heure, a complètement échoué, mais auquel pourtant je ne renonce pas encore.

– Nous tâcherons d’y mettre bon ordre.

– Et vous ferez bien, si vous le pouvez.

– Cette fois vous avez fini, j’imagine.

– Pas encore, s’il vous plaît, mais à présent pour ce qui me reste à dire, la présence de doña Luz est indispensable, c’est d’elle seule que dépend la réussite de ma mission auprès de vous.

– Je ne vous comprends pas.

– Il est inutile que vous me compreniez en ce moment, mais rassurez-vous, Cœur-Loyal, vous aurez bientôt le mot de l’énigme.

Pendant cette longue discussion, le pirate n’avait pas un instant perdu cette tranquillité d’esprit, cette physionomie narquoise, cet accent railleur et cette liberté de manières qui confondaient les chasseurs.

Il ressemblait bien plutôt à un gentilhomme en visite chez des voisins de campagne qu’à un prisonnier sur le point d’être fusillé, il ne semblait pas se soucier le moins du monde du péril qu’il courait ; dès qu’il eut fini de parler, tandis que les trappeurs se consultaient à voix basse, il s’occupa à tordre une cigarette de maïs, qu’il alluma et fuma tranquillement.

– Doña Luz, reprit le Cœur-Loyal avec une impatience mal déguisée, n’a rien à voir dans ces débats, sa présence n’est pas nécessaire.

– Vous vous trompez du tout au tout, cher monsieur, répondit imperturbablement le pirate, en lâchant une bouffée de fumée, elle est indispensable, voici pourquoi : vous comprenez parfaitement, n’est-ce pas, que je suis un trop fin renard pour me livrer comme cela entre vos mains de gaieté de cœur, si je n’avais pas derrière moi quelqu’un dont la vie réponde de la mienne : ce quelqu’un est l’oncle de la jeune fille ; si je ne suis pas à minuit dans mon repaire, ainsi que vous me faites l’honneur de le nommer, au milieu de mes braves compagnons, à minuit dix minutes précis, l’honorable gentilhomme sera fusillé sans rémission.

Un frémissement de colère parcourut les rangs des chasseurs.

– Je sais fort bien, continua le pirate, que vous personnellement vous vous souciez très médiocrement de la vie du digne général, et que vous la sacrifierez généreusement, en échange de la mienne ; mais heureusement pour moi, doña Luz, j’en suis convaincu, n’est pas de votre avis, et attache un grand prix à l’existence de son oncle ; soyez donc assez bon pour la prier de venir, afin qu’elle puisse entendre la proposition que j’ai à lui faire, le temps se passe, la route est longue d’ici à mon campement, si j’arrivais trop tard, vous seuls seriez responsables des malheurs que causerait ce retard involontaire.

– Me voici, monsieur, dit en se présentant doña Luz, qui cachée au milieu de la foule avait entendu tout ce qui s’était dit.

Le pirate jeta sa cigarette à demi consumée, s’inclina avec courtoisie devant la jeune fille et la salua avec respect.

– Je suis heureux, madame, lui dit-il, de l’honneur que vous daignez me faire.

– Trêve de compliments ironiques, monsieur, je vous écoute, qu’avez-vous à me dire ?

– Vous me jugez mal, madame, répondit le pirate, mais j’ai l’espoir de me réhabiliter plus tard à vos yeux. Ne me reconnaissez-vous donc pas ? Je croyais avoir laissé dans votre esprit, un meilleur souvenir.

– Il est possible, monsieur, que j’aie gardé pendant un certain temps un bon souvenir de vous, répondit avec émotion la jeune fille, mais après ce qui s’est passé il y a quelques jours, je ne puis plus voir en vous qu’un malfaiteur.

– Le mot est rude, madame.

– Pardonnez-le, je vous prie, monsieur, s’il peut vous blesser, mais je ne suis pas encore complètement remise des terreurs que vous m’avez causées, terreurs que votre démarche d’aujourd’hui redouble encore au lieu de les diminuer ; veuillez donc sans plus tarder me faire connaître vos intentions.

– Je suis désespéré d’être aussi mal compris de vous, madame, n’attribuez, je vous en supplie, tout ce qui est arrivé, qu’à la violence de la passion que j’éprouve et croyez…

– Monsieur, vous m’insultez ! interrompit la jeune fille en se redressant avec hauteur ; que peut-il y avoir de commun entre moi, et un chef de bandits ?

À cette sanglante insulte, une rougeur fébrile envahit le visage du pirate, il mordit sa moustache avec colère, mais faisant un effort sur lui-même, il refoula au fond de son cœur les sentiments qui l’agitaient et répondit d’une voix calme et respectueuse :

– Soit, madame, accablez-moi, je l’ai mérité.

– Est-ce donc pour me débiter ces lieux communs que vous avez exigé ma présence, monsieur ? En ce cas vous trouverez bon que je me retire ; une fille de mon rang n’est pas habituée à de telles manières, ni à prêter l’oreille à de tels discours.

Elle fit un mouvement pour rejoindre la mère du Cœur-Loyal, qui de son côté s’avança vers elle.

– Un instant, madame, s’écria le pirate avec violence, puisque vous méprisez mes prières, écoutez mes ordres !

– Vos ordres ! rugit le chasseur en bondissant jusqu’à lui, avez-vous oublié où vous êtes, misérable ?

– Allons ! trêve de menaces, mes maîtres ! reprit le pirate d’une voix éclatante, en croisant les bras sur sa poitrine, redressant la tête et lançant un regard de suprême dédain aux assistants, vous savez bien que vous ne pouvez rien contre moi, que pas un cheveu ne tombera de ma tête.

– C’en est trop ! s’écria le chasseur.

– Arrêtez, Cœur-Loyal, dit doña Luz, en se plaçant devant lui, cet homme est indigne de votre colère, je le préfère ainsi, il est bien dans son rôle de bandit, au moins il a jeté le masque !

– Oui, j’ai jeté le masque ! s’écria le pirate avec rage, écoutez-moi donc, folle jeune fille, dans trois jours, je reviendrai, vous voyez que je suis bon, ajouta-t-il avec un sourire sinistre, je vous donne le temps de réfléchir ; si alors vous ne consentez pas à me suivre, votre oncle sera livré à la plus atroce torture, comme dernier souvenir de moi, je vous enverrai sa tête.

– Monstre !… s’écria la jeune fille avec désespoir.

– Allons donc ! dit-il en haussant les épaules avec un ricanement de démon, chacun fait l’amour à sa façon, j’ai juré que vous seriez ma femme.

Mais la jeune fille ne pouvait plus l’entendre ; vaincue par la douleur, elle était tombée sans connaissance, entre les bras de la mère du chasseur et de nô Eusébio, qui s’étaient hâtés de l’emporter.

– Assez ! fit avec un accent terrible le Cœur-Loyal, en lui posant la main sur l’épaule, remerciez Dieu qui permet que vous sortiez sain et sauf de nos mains !

– Dans trois jours à la même heure vous me reverrez, mes maîtres, dit-il avec dédain.

– D’ici là, la chance peut tourner, fit Belhumeur.

Le pirate ne répondit que par un ricanement, puis il sortit de la caverne, en haussant les épaules, d’un pas aussi ferme et aussi tranquille que si rien ne s’était passé d’extraordinaire, sans même daigner se retourner, tant il était certain de l’émotion profonde qu’il avait causée, de l’effet qu’il avait produit.

À peine avait-il disparu que, par les autres issues de la grotte, Belhumeur, l’Élan-Noir et la Tête-d’Aigle, se lançaient sur sa piste.

Le Cœur-Loyal demeura un instant pensif, puis il alla, le visage pâle et le front soucieux, s’informer de l’état dans lequel se trouvait doña Luz.

X. Amour

Doña Luz et le Cœur-Loyal étaient vis-à-vis l’un de l’autre dans une position singulière.

Jeunes tous deux, beaux tous deux, ils s’aimaient sans oser se l’avouer, presque sans s’en douter.

Tous deux, bien que leur vie se fût passée dans des conditions diamétralement opposées, possédaient une égale fraîcheur de sentiments, une égale naïveté de cœur.

L’enfance de la jeune fille s’était écoulée pâle et décolorée, au milieu de pratiques religieuses outrées, dans ce pays où la religion du Christ est plutôt un paganisme que la foi pure, noble et simple de nos contrées.

Jamais elle n’avait senti battre son cœur. Elle ignorait l’amour, comme elle ignorait la douleur.

Vivant ainsi que les oiseaux du ciel, oubliant la veille, ne songeant pas au lendemain.

Le voyage qu’elle avait entrepris avait complètement changé son existence.

À la vue des immenses horizons, qui se déroulaient devant elle dans la prairie, des majestueuses rivières qu’elle traversait, des superbes montagnes qu’il lui fallait côtoyer souvent, et dont la cime chenue semblait toucher le ciel, ses idées s’étaient agrandies, un bandeau était pour ainsi dire tombé de ses yeux, elle avait compris que Dieu l’avait créée pour autre chose que pour traîner dans un couvent une existence inutile.

L’apparition du Cœur-Loyal, dans les circonstances exceptionnelles où il s’était présenté à elle, avait séduit son esprit ouvert à toutes les sensations, prêt à garder toutes les impressions fortes qu’il recevrait.

En présence de la nature d’élite du chasseur, de cet homme au costume sauvage, mais au visage pâle, aux traits altiers et à la démarche noble, elle s’était sentie émue malgré elle.

C’est qu’à son insu, par la force des sympathies cachées qui existent entre tous les êtres dans la grande famille humaine, son cœur avait rencontré le cœur qu’il cherchait.

Délicate et frêle, elle avait besoin de cet homme énergique, au regard fascinateur, au courage de lion, à la volonté de fer, pour la soutenir dans la vie et la sauvegarder de sa toute puissante protection.

Aussi s’était-elle, dès le premier moment, laissée aller avec un sentiment de bonheur indéfinissable, à la pente qui l’entraînait vers le Cœur-Loyal, et l’amour s’était installé en maître dans son âme, avant qu’elle s’en aperçût et songeât seulement à résister.

Les derniers événements avaient réveillé avec une force inouïe cette passion qui donnait au fond de son cœur. À présent qu’elle était près de lui, qu’elle entendait à chaque instant son éloge sortir de la bouche de sa mère et de celle de ses compagnons, elle en était arrivée à considérer son amour comme faisant partie de son existence, elle ne comprenait pas qu’elle eût vécu si longtemps sans aimer cet homme, qu’il lui semblait connaître depuis sa naissance.

Elle ne vivait plus que pour lui et par lui, heureuse d’un regard ou d’un sourire, joyeuse quand elle le voyait, triste quand il restait longtemps éloigné d’elle.

Le Cœur-Loyal était arrivé au même résultat, par une route toute différente.

Élevé pour ainsi dire dans les prairies, face à face avec la Divinité qu’il s’était habitué à adorer dans les œuvres grandioses qu’il avait sans cesse devant les yeux, les sublimes spectacles de la nature, les luttes incessantes qu’il avait à soutenir, soit contre les Indiens, soit contre les bêtes fauves, l’avaient développé au moral et au physique dans des proportions immenses. De même que, par sa force musculaire et son adresse à se servir de ses armes, il brisait tous les obstacles qu’on voulait lui opposer, par la grandeur de ses idées et la délicatesse de ses sentiments, il était apte à comprendre toutes choses. Rien de ce qui était bon et de ce qui était grand ne lui était inconnu. Comme cela arrive toujours pour les organisations d’élite aux prises de bonne heure avec l’adversité, et livrées sans autres défenseurs qu’elles-mêmes, aux terribles hasards de la vie, son âme s’était développée dans des proportions gigantesques, tout en restant d’une naïveté étrange, pour certaines sensations qui lui étaient et devaient lui rester éternellement inconnues, à cause de son genre d’existence, à moins d’un hasard providentiel.

Les besoins journaliers de la vie agitée et précaire qu’il menait avaient étouffé en lui le germe des passions, ses habitudes solitaires l’avaient à son insu rapproché de la vie contemplative.

Ne connaissant pas d’autres femmes que sa mère, car les Indiennes par leurs mœurs ne lui avaient jamais inspiré que du dégoût, il était arrivé à trente-six ans sans songer à l’amour, sans savoir ce que c’est, et, qui plus est, sans avoir jamais entendu prononcer ce mot qui renferme tant de choses en cinq lettres et qui, dans le monde, est la source de tant de dévouements sublimes et de tant de crimes horribles.

Après une longue journée de chasse à travers les bois et les ravins, ou bien après avoir pendant quinze ou seize heures trappé des castors, lorsque le soir ils se trouvaient réunis dans la prairie auprès de leur feu de bivouac, les conversations du Cœur-Loyal et de son ami Belhumeur, aussi ignorant que lui sur cette matière, ne pouvaient rouler que sur les événements du jour.

Les semaines, les mois, les années se passaient sans amener de changement dans son existence, à part une inquiétude vague, sans cause connue, qui le minait sourdement et dont il ne pouvait se rendre compte.

C’est que la nature a des droits imprescriptibles et que tout homme doit s’y soumettre, n’importe dans quelle condition il se trouve.

Aussi, lorsque le hasard le mit en présence de doña Luz, par le même sentiment de sympathie instinctive et irrésistible qui agissait sur la jeune fille, son cœur vola-t-il vers elle.

Le chasseur étonné de cet intérêt subit qu’il ressentait pour une étrangère, que selon toutes probabilités il ne devait jamais revoir, lui en voulut presque de ce sentiment qui se révélait en lui, et mit dans ses rapports avec elle, une âpreté qui n’était pas dans son caractère.

Comme tous les esprits altiers, qui ont continuellement vu tout courber sans résistance devant eux, il se sentait froissé d’être dominé par une jeune fille, de subir une influence, à laquelle il ne pouvait déjà plus se soustraire.

Mais lorsque, après l’incendie de la prairie il quitta le camp des Mexicains, malgré la précipitation de son départ, il emporta le souvenir de l’étrangère avec lui.

Ce souvenir grandit par l’absence.

Toujours il croyait entendre résonner à son oreille les notes suaves et mélodieuses de la voix de la jeune fille, quelque effort qu’il fit pour oublier ; dans la veille et dans le sommeil elle était toujours là, lui souriant, fixant sur lui son regard enchanteur.

La lutte fut vive. Le Cœur-Loyal, malgré la passion qui le dévorait, savait quelle distance infranchissable le séparait de doña Luz, combien cet amour était insensé, irréalisable. Toutes les objections qu’il est possible de se faire en pareil cas, il se les fit pour se prouver qu’il était un fou.

Puis, lorsqu’il eut réussi à se convaincre qu’un abîme le séparait de celle qu’il aimait ; vaincu par la lutte terrible qu’il avait engagée avec lui-même, soutenu peut-être par cet espoir qui n’abandonne jamais les hommes énergiques, loin de reconnaître franchement sa défaite et de se laisser aller à cette passion qui faisait désormais sa seule joie, son seul bonheur, il continua sourdement à lutter contre elle, tout en se prenant en pitié à cause des mille petites lâchetés que son amour lui faisait continuellement commettre.

Il évitait, avec une obstination qui aurait pu paraître choquante à la jeune fille, de se rencontrer avec elle ; lorsque le hasard les forçait de se trouver ensemble, il devenait taciturne, maussade, ne répondait qu’avec difficulté aux questions qu’elle lui adressait et avec cette maladresse habituelle aux amoureux peu aguerris, il saisissait le premier prétexte venu pour la quitter.

La jeune fille le suivait tristement du regard, soupirait tout bas, parfois une perle liquide roulait silencieuse sur ses joues rosées, en voyant ce départ qu’elle prenait pour de l’indifférence, et qui était de l’amour.

Mais pendant les quelques jours qui s’étaient écoulés depuis la prise du camp, les jeunes gens avaient fait bien du chemin sans s’en douter, d’autant plus que la mère du Cœur-Loyal, avec cette seconde vue dont sont douées les mères vraiment dignes de ce titre, avait deviné la passion, les combats de son fils et s’était faite la confidente secrète de cet amour, l’aidant à leur insu et le protégeant de tout son pouvoir, tandis que chacun des amoureux était persuadé que son secret était enfoui au plus profond de son âme.

Voici où en étaient les choses, deux jours après la proposition faite par le capitaine à doña Luz.

Le Cœur-Loyal semblait plus triste et plus préoccupé qu’à l’ordinaire, il marchait à grands pas dans la grotte, en donnant des marques d’une vive impatience, par intervalles il lançait des regards inquiets autour de lui.

Enfin il s’appuya contre une des parois de la grotte, baissa la tête sur sa poitrine et resta plongé dans une profonde méditation.

Il était ainsi depuis un temps assez long, quand une voix douce murmura à son oreille :

– Qu’avez-vous donc, mon fils ? Pourquoi cette tristesse qui voile vos traits ? Auriez-vous de mauvaises nouvelles ?

Le Cœur-Loyal releva la tête comme un homme réveillé en sursaut.

Sa mère et doña Luz étaient debout devant lui, les bras entrelacés, appuyées l’une sur l’autre.

Il jeta sur elles un regard mélancolique et répondit avec un soupir étouffé :

– Hélas ! ma mère, demain est le dernier jour ! je n’ai encore rien pu imaginer pour sauver doña Luz et lui rendre son oncle.

Les deux femmes tressaillirent.

– Demain ! murmura doña Luz, c’est vrai, c’est demain que cet homme doit venir.

– Que ferez-vous, mon fils ?

– Le sais-je, ma mère ? répondit-il avec une impatience fébrile ; oh ! cet homme est plus fort que moi ! il a déjoué tous mes plans ! Jusqu’à présent il nous a été impossible de savoir où il s’est retiré, toutes nos recherches ont été inutiles.

– Cœur-Loyal, lui dit doucement la jeune fille, m’abandonnerez-vous donc à la merci de ce bandit ? Pourquoi m’avez-vous sauvée alors ?

– Oh ! fit le jeune homme, ce reproche me tue !

– Je ne vous adresse pas de reproche, Cœur-Loyal, dit-elle vivement, mais je suis bien malheureuse. Si je reste, je cause la mort du seul parent que j’ai au monde, si je pars, je suis déshonorée.

– Oh ! ne pouvoir rien faire ! s’écria-t-il avec exaltation, vous voir pleurer, vous savoir malheureuse et ne pouvoir rien faire ! Oh ! ajouta-t-il, pour vous éviter une inquiétude je sacrifierais ma vie avec joie ! Dieu seul sait ce que je souffre de mon impuissance.

– Espérez, mon fils ! dit la vieille dame avec un accent convaincu, Dieu est bon, il ne vous abandonnera pas !

– Espérer ! que me dites-vous là, ma mère ? Depuis deux jours, mes amis et moi nous avons tenté l’impossible sans aucun résultat. Espérer ! et dans quelques heures ce misérable viendra réclamer la proie qu’il convoite ! Plutôt mourir que de voir s’accomplir un tel forfait !

Doña Luz jeta sur lui un regard d’une expression étrange, un sourire mélancolique plissa le coin de ses lèvres, et lui posant doucement sa main délicate et mignonne sur l’épaule :

– Cœur-Loyal, lui dit-elle de sa voix mélodieuse et pénétrante, m’aimez-vous ?

Le jeune homme tressaillit, un frisson parcourut ses membres.

– Pourquoi cette question ? lui dit-il d’une voix tremblante.

– Répondez-moi, reprit-elle sans hésiter, comme je vous interroge, l’heure est solennelle, j’ai une grâce à vous demander.

– Oh ! parlez, madame, vous savez que je n’ai rien à vous refuser !

– Répondez-moi, reprit-elle toute frémissante, m’aimez-vous ?

– Si c’est vous aimer, madame, que de désirer sacrifier sa vie pour vous, si c’est vous aimer que de souffrir le martyre en voyant couler une de vos larmes que je voudrais racheter de tout mon sang, si c’est vous aimer que d’avoir le courage de vous laisser accomplir le sacrifice que l’on exigera demain pour sauver votre oncle, oh ! oui, madame, je vous aime de toute mon âme ! Ainsi, parlez sans crainte ; quoi que vous me demandiez, je le ferai avec joie !

– Bien, mon ami, dit-elle, je compte sur votre parole, demain je vous la rappellerai quand cet homme se présentera ; mais d’abord il faut que mon oncle soit sauvé, dussé-je sacrifier ma vie. Hélas ! il m’a servi de père, il m’aime comme sa fille, c’est à cause de moi qu’il est tombé entre les mains des bandits. Oh ! jurez-moi, Cœur-Loyal, que vous le délivrerez, ajouta-t-elle avec une expression d’angoisse impossible à rendre.

Le Cœur-Loyal allait répondre lorsque Belhumeur et l’Élan-Noir entrèrent dans la grotte.

– Enfin ! s’écria-t-il en s’élançant vers eux.

Les trois hommes causèrent quelques instants à voix basse, puis le chasseur revint en toute hâte vers les deux femmes.

Son visage rayonnait.

– Vous avez raison, ma mère, s’écria-t-il d’une voix vibrante, Dieu est bon, il n’abandonne pas ceux qui placent leur confiance en lui. Maintenant c’est moi qui vous dis : espérez, doña Luz, bientôt je vous rendrai votre oncle !

– Oh ! fit-elle avec joie, serait-il possible ?

– Espérez, vous dis-je ! Adieu, ma mère ! priez Dieu pour qu’il me seconde, je vais avoir plus que jamais besoin de son secours !

Sans en dire davantage, le jeune homme se précipita au-dehors de la grotte, suivi de la plus grande partie de ses compagnons.

– Qu’a-t-il donc voulu dire ? murmura doña Luz avec anxiété.

– Venez, ma fille, répondit la vieille dame avec tristesse, allons prier pour lui !

Elle l’entraîna doucement vers le réduit qu’elles habitaient.

Il ne restait dans la grotte qu’une dizaine d’hommes chargés de la défense des deux femmes.