Programme des Épouses Interstellaires Coffret

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8


Roark

Les chaînes ont entaillé mes poignets jusqu’à l’os, j’ai de la fièvre. Je suis attaché à un épais poteau de bois qui traverse la tente des Drovers dans toute sa longueur. J’ai été battu, privé de nourriture, torturé pendant quatre longues journées, les Drovers n’ont toujours pas révélé les motifs de leur attaque, ni ce qu’ils attendent de moi.

Je suis surpris d’être encore en vie. Les Drovers n’ont pas pour habitude de faire des prisonniers. Ni de les torturer. Ils préfèrent frapper et s’enfuir. Tuer sans distinction aucune, ne laisser aucun survivant. Une demande de rançon peut-être ? Je n’ai pas vu d’autres prisonniers. Je suis le seul captif. Pourquoi ? Pourquoi suis-je encore en vie ?

Quelque chose a changé, quelque chose de fondamental pour l’avenir de mon peuple. Les Drovers emploient de nouvelles méthodes, je dois savoir pourquoi. Je ne peux pas rester suspendu dans cette tente comme un vulgaire morceau de barbaque. Je me souviens d’être parti à la recherche de mes parents, j’ai appris qu’ils avaient bien été téléportés comme prévu. Ils sont sains et sauf sur Xalia.

J’essaie d’ôter le sable qui me dessèche les yeux, je cligne lentement des yeux, mon cœur n’est que douleur.

Je ne pense qu’à Natalie. Ma Natalie. Ma femme.

Elle leur a échappé. J’en ai la certitude. S’ils la détenaient, ils s’en seraient servi pour faire pression contre moi, ils l’auraient amenée ici et l’auraient torturée devant moi. Ils s’en seraient servie pour me faire abdiquer. Et dieu sait qu’ils y seraient parvenus. J’ai goûté le paradis entre ses bras. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour la protéger.

Je dois partir à sa recherche. Elle est seule sur Trion. Elle ne connaît personne. Putain, elle est arrivée sur cette planète il y a quelques jours à peine. La distance qui nous sépare est plus douloureuse que le châtiment corporel infligé par les Drovers. Je survis en pensant à elle. Elle est ma motivation, mon moteur pour rester vivant. Je lui ai promis de pas la laisser seule, de la protéger, chaque minute qui passe, le moindre battement de mon cœur est un échec.

Je ne peux pas rester enchaîné. Je dois m’échapper. Je fulmine, nos soleils se couchent, la nuit tombe. Il n’y a pas de lumière sous la tente, la faible lueur du crépuscule pénètre difficilement à travers l’épaisse toile de tente. Mes yeux s’habituent à l’obscurité, un pan de la tente s’ouvre, laissant passer un Drover. Ils sont venus en groupe le premier jour, probablement inquiets que je me batte. Ils sont désormais sûrs d’eux, tout fiers de m’avoir maté, de briser peu à peu mon corps.

Ils se trompent. Leur lenteur me permet de reprendre des forces. Mes muscles affaiblis se gorgent d’adrénaline. Je serre les poings, prêt à bondir.

Le Drover ne me regarde jamais en face, il tient son pistolet laser d’une main et de l’autre, utilise une clé pour défaire la chaîne qui entrave mes poignets. Sa puanteur âcre et amère me remplit les narines. La sueur et des huiles amères me brûlent le nez. Ces bâtards sont pires que des animaux, ils sont prêts à tuer pour le moindre kopeck. Je vais me battre contre lui mais pas ici, pas sous la tente. Il faut que je sache combien ils sont. Je sais en gros combien ils sont, je les ai comptés lorsqu’ils m’ont traîné dans une autre tente pour me battre. Les Drovers qui m’ont amené là-bas ne font pas partie d’un groupe très étendu, ils vivent sous les tentes d’un campement nomade.

On me décoche un coup entre les épaules, je tombe à l’extérieur, il fait frais. Dehors, je ne vois que de faibles lanternes accrochées à des pieux en bois. Tout est calme, hormis la respiration des nox, les grands animaux dont ils se servent comme moyen de transport. Les bêtes gigantesques sont enfermées dans un enclos non loin de là. Ce calme ne me dit rien qui vaille. Les Drovers ne parlent pas pour rien, ils ne sont pas sociables pour deux sous, aucun bruit ne provient des tentes, d’autres ennemis sont embusqués, hormis celui qui me pousse devant lui.

Le sable est chaud sous mes pieds nus. J’avance précautionneusement, je reste sur mes gardes et surveille les alentours. Je pourrais facilement me débarrasser de ce Drover si j’agis sans bruit.

Je pivote avant d’arriver à la tente, mon coude heurte son poignet et dévie la trajectoire du pistolet laser pointé sur moi. Son bras se retrouve contre ma hanche, le pistolet bloqué. S’il tire, tout le campement l’entendra. Je dois faire vite. Vif comme l’éclair, je lève les bras au-dessus de ma tête et passe mes mains liées autour de son cou. Il est petit, comme tous les Drovers, je le dépasse largement. Je passe mes mains autour de son cou et serre. Je le soulève vers le ciel sombre, pète sa trachée, étouffant son appel au secours. La douleur qui vrille mon épaule gauche me fait grimacer mais je continue. Je ne relâche pas ma prise, l’étrangle, tourne brusquement sa tête et brise sa nuque.

Je dénoue mes bras et le laisse s’affaler dans le sable. Mort. Je me penche pour ramasser son pistolet laser et scrute le périmètre. Mon genou droit me fait un mal de chien. Je respire par à-coups, j’essaie de faire le moins de bruit possible en dépit de la douleur lancinante. Personne.

Je le fouille et trouve les clés de mes menottes. Je libère mes poignets le plus rapidement possible et jette au loin les courroies en cuir, le sable mouvant du désert les recouvrira bientôt. Je me tiens à l’écart de la lumière des lanternes, je me fie au bruit des nox, ils constituent ma seule chance de m’échapper. J’ouvre facilement l’enclos de fortune, me dirige vers l’animal le plus à l’écart et trouve un seau rempli d’eau. Je me fiche que le nox ait bu dedans. J’ai quasiment pas bu depuis le début de ma captivité. Je me laisse tomber sur mon genou valide, je prends l’eau dans mes mains et bois. Ma soif étanchée, je me lève et tire l’animal par sa longe. Je défais la corde qui ferme l’enclos et attire le nox à l’extérieur. Je m’éloigne suffisamment du campement afin qu’aucun grognement ou signe de protestation de l’animal n’alerte mes ennemis, et me hisse sur son dos.

La douleur me coupe le souffle et attise mes blessures. J’ai le genou en vrac, une entorse probablement. Un doigt cassé. Des commotions. Plusieurs côtes cassées. Ils ont lacéré mes cuisses au couteau, mon dos porte les marques du fouet. Je suis brûlant de fièvre, sûrement un poison Drover ou une infection, je n’en sais rien. Des couleurs bougent devant mes yeux et se détachent sur la noirceur de la nuit du désert, l’animal avance en ondulant sous mes jambes. Je plante les talons dans les flancs poilus de l’animal et lutte pour rester conscient, le gentil géant progresse à pas lents en plein désert.

Je meurs de faim et je suis déshydraté. Je dois rejoindre l’Avant-poste Deux et le terminal de téléportation avant de succomber, tomber dans le sable et me faire piétiner par le nox. C’est le seul chemin pour rentrer, pour demander de l’aide. Pour retrouver Natalie.


Natalie, planète Terre, Novembre

Je m’assois par terre dans la salle de bain et m’agrippe aux toilettes. La nausée m’a tirée d’un sommeil agité il y une heure environ. J’ai l’estomac vide, mon malheur n’est pas terminé pour autant. Je me sens vraiment mal. Bon sang je déteste avoir la nausée. La porcelaine froide soulage ma peau moite. En temps normal, j’aurais été plus que gênée d’éprouver une quelconque amitié pour une cuvette de chiottes.

Je suis revenue sur Terre depuis deux semaines. Deux semaines que la Gardienne Egara m’a trouvée inconsciente sur la plateforme de téléportation. Elle est restée bête en me voyant là. Je croyais n’être restée que deux jours sur Trion. Mais d’après un espace temporel des plus farfelus qui m’échappe totalement, j’ai quitté la Terre depuis onze semaines. Ça fait onze semaines qu’elle m’a téléportée sur ma nouvelle planète, chez Roark, mon nouveau partenaire. Elle me supposait définitivement installée. L’union idéale.

Heureuse.

Je l’ai été, durant quelques heures. Ces deux semaines m’ont paru une éternité. Ça fait deux semaines que j’attends que Roark vienne me chercher. Oui, la doctoresse dit qu’il a été tué lorsque les Drovers ont attaqué les gardes, je ne la crois pas. Roark a dit qu’il viendrait me chercher, qu’il ne lui arriverait rien. Il me l’a promis.

Le temps passe et je me sens seule. Le centre de Recrutement des Epouses ne m’a rien dit, Trion n’a envoyé aucun message me concernant. La gardienne Egara m’a juré qu’elle me contacterait dès qu’elle aurait des nouvelles de Roark.

Je l’ai appelée tous les jours … rien. Pas de nouvelles. La gardienne a même envoyé une demande d’information au gouvernement de leur planète. Ils lui ont seulement dit qu’un massacre avait eu lieu sur l’Avant-poste Deux et qu’il n’y avait aucun survivant.

Aucun survivant, sauf moi.

Mon humeur balance entre folie et tristesse. Folle qu’il m’ait laissée en plan, qu’il ait choisi ses parents plutôt que moi. Je suis passée en deuxième, il a préféré protéger ses parents et les gens du campement, il m’a écartée, il avait des choses plus importantes à faire. Il s’est comporté exactement comme les gens dans ma vie. Comme mes parents. J’étais leur enfant, ils m’ont jetée dans des internats pour que je ne gêne pas leur petite vie. Comme Curtis, mon stupide fiancé, qui couchait avec d’autres nanas parce qu’il avait pas le temps d’apprendre à me connaître ou qu’il n’en avait pas envie, il se fichait de savoir s’il me rendait heureuse.

 

Ma colère a raison de mon énergie, je sombre dans le désespoir. Je déteste Roark, sa mort me met en colère. J’espérais qu’il viendrait me chercher, j’aurais pu l’engueuler, lui dire que j’avais failli mourir de chagrin, et l’embrasser éperdument.

Au bout de quatorze jours, j’ai arrêté de me raconter des histoires. Il ne viendra pas. Il est mort.

J’ai appelé mes parents—ils sont dans une villa en Sardaigne—pour leur annoncer mon retour sur Terre. Ils sont restés stupéfaits, ils se sont toujours demandés pourquoi j’étais partie. Apparemment, ils n’ont jamais trouvé mon mot, ils ignoraient que j’étais partie à des années-lumière de la Terre avec un extraterrestre canon. Ils s’en fichent, ils n’ont jamais demandé à personne si je reviendrais un jour.

Ils ne comprennent pas le mot échec. Ils n’en ont pas besoin. Tout le monde sait sur la planète que les épouses ne reviennent jamais. Sauf moi.

Je les ai toujours déçus. Ils ne savent évidemment pas que la gardienne Egara fut elle aussi une épouse et qu’elle est veuve. Je n’ai pas pris le temps de les en informer. Ça ne sert strictement à rien. Ils ne se sont jamais vraiment intéressés à moi. Et ça continue.

Ils ne viendront pas me voir à Boston, ils poursuivent leur périple de trois mois en Méditerranée, cet hiver. Ils m’ont dit qu’ils seraient de retour en Mars. Ils ont hâte de me voir, paraît-il. Je suis la bienvenue dans l’une de leurs demeures.

Je suis un animal de compagnie, pas leur fille.

Je suis seule, en colère, j’ai mal. Et le pire c’est que je sais à coup sûr que je suis enceinte. J’attends un bébé extraterrestre.

Bon sang, ma mère adorerait ça. Je vais donner la vie à un petit être. Ils vont paniquer s’ils apprennent que l’enfant que je porte n’est pas humain. Sans compter qu’il n’aura pas ses entrées au country club.

Oui, je suis enceinte. C’est pas une gastro, je me sens mieux au bout d’une petite heure, après avoir grignoté quelques biscuits salés. Au déjeuner, j’ai une faim de loup, c’est la troisième fois que je vomis aujourd’hui. J’ai un retard de règles. De quelques jours. Je n’ai jamais de retard. Mes seins me font mal, ils sont douloureux au toucher. Et très sensibles. Les piercings de téton me procurent une excitation constante—sauf quand j’ai la gerbe—la chaîne rend la sensation encore plus intense. Je ne compte plus les fois où je me suis masturbée en pensant à la grosse bite de Roark.

J’arrête pas de penser à Roark. Je porte ses anneaux, sa chaîne qui pend. J’ai le petit couteau qu’il m’a donné, la lame en or qui m’a sauvé la vie. Il ne me reste que des souvenirs. Je sais ce qu’être aimée veut dire, être possédée, caressée, adorée, je deviens folle.

C’est bien plus que ce à quoi les filles ont droit en général, j’essaie de ne pas le détester pour avoir fait en sorte que je tombe amoureuse de lui, et qu’il meurt.

Une nuit de sexe endiablé. Une seule nuit a suffi pour que je tombe enceinte grâce à son sperme Trion. Il m’a engrossée. C’est le terme qu’il a employé. Il voulait épouser une poule pondeuse. Et bien, c’est fait. J’ai son bijou en or, mes souvenirs et un bébé. Son bébé, qui grandit en moi.

Mes larmes coulent sur le rebord de la cuvette blanche et froide. Je me suis fait une queue de cheval afin que mes cheveux ne tombent pas dans l’eau. S’il était là, il me retiendrait par les cheveux pendant que je vomis. Il m’apporterait de l’eau et des biscuits salés. Il me prendrait dans ses bras et me dirait « ça va aller ».

Mais il n’est pas là. Je ne le reverrai plus jamais.

La gardienne m’a proposé de me réinscrire au recrutement du Programme des Epouses. Je pourrais épouser un autre guerrier puisque Roark est présumé mort. J’ai décidé que non, ma peine est trop récente. L’expérience vécue avec Roark m’a provoqué un choc bien trop douloureux. J’ai besoin de temps pour le digérer.

Et en plus, ça.

Je pose mes mains sur mon ventre, je me demande à quoi il va ressembler. Une petite fille qui aura mes yeux et la peau mate de Roark ? Un garçon brun aux yeux noirs ? J’imagine la tête de Roark en miniature, mes larmes coulent en un flot intarissable.

J’attrape un mouchoir et essuie mes larmes. Mon dieu, mes hormones me jouent un sale tour. J’ai passé une seule nuit avec l’homme idéal. Une seule nuit durant laquelle on s’est jurés fidélité.

Il avait promis. Promis ! Mais il est parti. Il m’a laissée toute seule. Comme mes parents et ce connard de Curtis. Oh, on vit sur la même planète mais une chose est sûre, il a vraiment une bite riquiqui.

La gardienne Egara a été sympa quand je lui ai dit que je préférais attendre près du Centre de Téléportation de Miami. Elle est venue tous les jours prendre de mes nouvelles, j’ai senti qu’on se comprenait. Elle a perdu ses deux maris, elle sait ô combien ce que je ressens. Elle a eu la chance de connaître ses époux plus d’une journée. Ses maris étaient deux guerriers Prillon. Elle m’a raconté sa triste histoire en essayant de me consoler. Elle a enduré une double perte. Je suis dans tous mes états après une seule journée passée auprès de Roark, je suis incapable d’imaginer comment elle peut aller de l’avant. Comment elle arrive à respirer. Comment elle peut vivre.

Elle m’a dit que j’étais la seule Terrienne, elle mis à part, à avoir fait l’aller-retour. Une autre femme affectée sur Trion a dû rentrer pour témoigner lors d’un procès, mais elle est repartie aussitôt. La gardienne Egara m’a dit que c’était la femme du Haut Conseiller et qu’ils connaissent probablement—non, connaissaient—Roark. Le monde est petit.

La nausée me reprend et je me penche sur la cuvette des toilettes, le souffle court. Le spasme passé, je m’effondre et me recroqueville sur le tapis de sol. Je ne peux plus rester dans cet hôtel. Je dois affronter la réalité, Roark ne reviendra pas, il est mort, la vie continue. Je ne peux pas me permettre le luxe de m’apitoyer sur moi-même. Mon fils ou ma fille compte sur moi, je dois me ressaisir.

Un bébé ! Je pose la main sur mon ventre plat, les larmes montent à nouveau. C’est pas ça être mère. Seule dans une chambre d’hôtel. Sans mari. Ni sur cette planète, ni dans cette galaxie. Je ne supporte pas l’idée de postuler à nouveau au Programme des Epouses Interstellaires. Même pas en rêve. A supposer que je tombe sur un partenaire qui accepte l’enfant d’un autre, je n’en veux pas d’autre. Mon homme idéal est mort. Roark est mort.

Je suis seule. Ma seule et unique tentative pour enfin trouver le bonheur, me prendre en charge, a échoué. Lamentablement. Je me sens encore plus seule, le cœur brisé. Avant, ma solitude était une notion abstraite, un sentiment de vide. Ce vide a désormais cédé la place à la peine. Désormais, je sais pertinemment d’où provient le manque.

Je m’assois, prends mon sein et joue avec le piercing. Je veux l’enlever. Je veux me débarrasser de ce qui aurait pu advenir, si seulement. Mais il n’y a pas de fermoir, je n’ai aucun moyen de l’enlever. Je pousse un cri de frustration, je m’écroule et pleure. Mon téton me démange, je ressens le besoin de me toucher, d’apaiser la sensation. J’écarte les jambes, malgré mes pleurs, je mouille, ma vulve est toute gonflée, mon clitoris est dressé. Je m’allonge, écarte les jambes, glisse deux doigts dans ma chatte et branle mon clito. Je pense à Roark, à sa voix grave et sa grosse queue qui me pénètre, me dilate, me fait crier. Je jouis rapidement, mon corps en avait trop besoin.

Je me cambre et hurle son prénom tandis que le plaisir me submerge. Une fois apaisée, allongée à même le sol de l’hôtel, en nage, nue, seule, je sais qu’il est temps que je me prenne en main. L’heure est venue de rentrer.

9


Roark

J’ouvre et cligne des yeux. On m’appelle.

« Roark !

— Conseiller. »

Je pousse un gémissement en me retournant. J’ai mal partout, j’arrive pas à m’ôter la puanteur du pelage de ce maudit nox du nez. Du sang. De la chair brûlée. De la douleur. Je sens la douleur.

« Soulevez-le doucement. Il doit passer au moins une journée dans le caisson de RéGénération. »

Au début, je ne vois que du blanc puis les couleurs apparaissent, tout reprend sa place. J’aperçois des visages penchés sur moi.

« Il se réveille. » Seton, mon second, pousse un soupir de soulagement et me sourit. Seton a deux ans de plus que moi, c’est un ami fidèle. La lignée de sa famille remonte presque aussi loin que la mienne. En tant que dernier-né, j’ai été élu Conseiller. Mais nous savons pertinemment tous les deux que si je n’ai pas d’héritier, si on me tue, le peuple élira mon neveu. Ce n’est plus un bébé. Un enfant ne peut régner. Seton remplirait le rôle de Conseiller jusqu’à ce que mon neveu soit assez grand pour être élu. Je lui en sais gré. Je n’avais jamais envisagé cette possibilité auparavant. Il est vrai que je n’avais jamais été capturé et torturé auparavant. Il ne fait aucun doute qu’ils m’auraient tué si je ne m’étais pas échappé. Sûr et certain.

J’essaie de m’asseoir mais Seton m’en empêche en posant fermement sa grosse main sur ma poitrine, afin que je me rallonge sur le lit. « Qu’est-ce qui s’est passé, Roark ? On a perdu tout contact avec l’Avant-poste Deux depuis des jours. Le sas de téléportation était verrouillé, du moins jusqu’à ce que tu t’en serves. » Seton me scrute de la tête aux pieds, je lis la colère et la certitude dans ses yeux.

« Drovers. » Je ne lâche qu’un seul mot, la douleur est cuisante. Mon annonce provoque une certaine agitation. Je tourne la tête et regarde derrière la grande silhouette de Seton. J’aperçois une bonne douzaine d’hommes portant un uniforme de médecin et des gardes.

Seton s’approche et murmure. « Des Drovers ? Qui attaquent un avant-poste ? T’es sûr ? »

Je hoche la tête d’un air sombre. « Ils ont attaqué. Ils ont tout fait exploser. J’ai dit à Natalie de partir avec la doctoresse, de se mettre à l’abri. J’ai emmené mes hommes traquer les assaillants dans le désert. Mais c’était un piège, Seton. » Je soupire, je constate que Natalie et mes parents seraient morts s’ils étaient restés avec moi, comme ils le souhaitaient. « Les Drovers n’ont pas fui—ils ont envahi le campement à pied.

— Les Drovers n’abandonnent jamais leurs montures, insiste Seton. C’est un suicide.

— Ils étaient lourdement armés, ce sont des guerriers entraînés au combat. J’essayais de rejoindre Natalie lorsque je suis tombé dans une embuscade et qu’ils m’ont capturé ». Je me racle la gorge, les souvenirs me reviennent en mémoire. Ils ont égorgé Byran et l’ont laissé sur le sable, exsangue.

« Je suis désolé, Roark. Il est au nombre des victimes.

— Et Natalie ? Mes parents ? Ils ont réussi à s’échapper ?

— Tes parents sont repartis sur Xalia il y a neuf jours. On n’a reçu aucune nouvelle de l’Avant-poste, on ignorait ce qui s’était passé avant ton retour. J’ai envoyé une patrouille sur l’Avant-poste à la recherche de survivants. Ils nous envoient un rapport tous les quarts d’heure.

— On est quel jour ? »

Il me l’annonce et je réfléchis.

Neuf jours. Les Drovers m’ont gardé prisonnier pendant huit jours et j’ai chevauché un jour de plus sur un nox pour retourner à l’Avant-poste. Putain. Où est Natalie ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire depuis ?

« Natalie ! Je crie son nom.

— Roark, calme-toi. Qui est Natalie ? » demande-t-il. Il est grand et mat comme moi, comme la majorité des hommes Trion mais ses yeux sont clairs. Il ne passe pas inaperçu auprès des femmes. Il n’est pas marié, il profite probablement de la multitude de femmes désireuses de partager sa couche.

« Ma femme. » Ces mots m’échappent tandis que je suis allongé sur le brancard, leurs mains sur mon dos et mes côtes me font l’effet de lames de rasoir, on remet en place mon genou blessé. « Doucement ! hurle Seton.

— Il faut que je la retrouve. Où est-elle ? » Je lève un bras et agrippe Seton. Les baguettes ReGen virevoltent devant moi tandis qu’on m’amène vers la salle de téléportation. Je ne me souviens pas d’être arrivé au terminal de téléportation du Secteur Deux. L’odeur nauséabonde du nox, le sable, la chaleur. La douleur. Tout devient trouble. Douloureusement flou. Je me souviens d’avoir déboulé sous la tente. Du sable gorgé de sang. Le pupitre de commandes …

 

Il arque les sourcils. « Tu t’es marié ?

— Avec une Terrienne. Elle est à moi. Elle est où ? »

Seton poursuit, voyant mon anxiété. « Tout ce que je sais c’est que tes parents sont rentrés sur Xalia il y a neuf jours. Personne d’autre n’est revenu de l’Avant-poste Deux jusqu’à ce que tu fasses ton apparition il y a quelques minutes de ça, à moitié mort. T’as été téléporté sur l’Avant-poste Neuf.

Je rejette la tête en arrière et ferme les yeux. Dieu soit loué. Je me trouve sur le Continent Nord, sur le territoire du Haut Conseiller Tark.

Seton est présent bien entendu. Je l’ai envoyé chez Tark il y a deux mois pour étudier les itinéraires empruntés par les Drovers avec les caravanes de l’Ouest, Tark et moi y oeuvrons conjointement.

« Putain, je me demande bien comment tu t’en es sorti avec de telles blessures. » Seton me regarde de la tête aux pieds et observe le docteur qui essaie de m’examiner. J’arrête de bouger mais j’y vois rien avec tous ces gens qui m’entourent. Je ne sais pas exactement où je me trouve. Je présume qu’ils m’ont amené au dispensaire.

« Faites venir le chef de la garde, dis-je en aboyant mon ordre. Immédiatement ! »

Le chef de la garde, un commandant, se fraye un chemin parmi les gardes et me salue. Son uniforme et son insigne indiquent qu’il est haut gradé. « Commandant Loris. Ravi de vous savoir en vie, Conseiller. » Il est vraiment heureux de me voir, un peu moins en constatant l’étendue de mes blessures. « Tout indique que vous avez été torturé.

—Mmm, » je murmure, en repensant à ce que les Drovers m’ont fait. C’est rien comparé à ce que je ressens à l’instant présent. Un manque total de contrôle. De la frustration. La douleur régresse grâce à l’intervention des docteurs, mais n’apaise en rien mon envie de remuer la planète toute entière pour rechercher Natalie. « Ils n’ont pas attaqué comme à l’accoutumée.

— Parce qu’ils vous ont laissé la vie sauve ? demande le Commandant Loris.

— Exact. Ce n’est pas dans leurs habitudes. Pourquoi ne pas m’avoir tué comme les autres ? »

Seton se racle la gorge. « On a eu des cas similaires dans le Nord, Conseiller, ils ont capturé des officiers haut placés et des chefs de tribus et ont demandé des rançons.

— J’ai fait l’objet d’une demande de rançon ?

— Non. Il est clair qu’ils ne savaient pas à qui ils avaient à faire lorsqu’ils vous ont capturé. »

Je rejette la tête en arrière et ferme les yeux. « Ils n’auraient jamais relâché un Conseiller.

— Exact. Seton me serre doucement l’épaule. Tu es un ennemi bien trop dangereux. »

Si jamais ils ont touché à Natalie, s’ils lui ont fait du mal, ils n’ont même pas idée de la dangerosité de l’ennemi qu’ils auront à affronter.

« Seton, où est ma femme ?

— J’ai envoyé un groupe de gardes à l’Avant-poste Deux à ta sortie du sas de téléportation. Il détourne le regard un instant. Ça fait une heure, ils font état d’un carnage total. Ils n’ont pas trouvé de survivants pour le moment.

— Ma femme était là-bas. »

Il perd de sa superbe, et écarquille les yeux. Sa mâchoire se contracte. « A quoi ressemble-t-elle ?

— Elle est belle. » Je ferme les yeux et me la remémore, comme durant ma captivité. « Blonde aux yeux clairs, comme les tiens, mais bleus. » Des yeux d’un bleu superbe, un sourire adorable, des courbes voluptueuses, des seins lourds ornés de piercings, une chatte toute rose.

« Je la retrouverai. » Seton me tape sur l’épaule tandis que le docteur avance, j’ouvre grand les yeux pour le regarder, juger de la véracité de ses dires. Il est sincère, je hoche la tête. C’est un homme bien. Un vrai ami.

« Désolé de vous interrompre mais on doit vous mettre dans le caisson de RéGénération. Vous faites une hémorragie interne monsieur. »

Putain.

« Vous ne serez d’aucune utilité à votre femme ou à votre peuple si vous mourrez, » insiste le docteur.

Maudits soient les médecins pour clamer l’évidence et en être convaincus.

« Je suis désolé, Conseiller. » Le commandant s’éclaircit la gorge, il porte la main à son oreille, comme s’il écoutait attentivement un message. Il commence à parler, bafouille, comme si les mots restaient bloqués dans sa gorge. « Je … ils ont trouvé une femme morte dans le terminal de téléportation. » Il s’éclaircit à nouveau la gorge mais n’en dit pas plus.

« Comment savoir si c’est bien elle ? »

Le Commandant Loris s’éloigne dans et marmonne quelque chose que je ne peux pas entendre. Je fais signe au docteur qui s’approche de dégager, il comprend immédiatement, vu l’intensité de mon regard que je n’ai pas l’intention d’aller dans le caisson de régénération pour le moment.

Le commandant revient vers nous, son expression est encore plus sombre qu’auparavant. « Conseiller. » Il déglutit péniblement, le mouvement de sa gorge au ralenti et le fait qu’il refuse de me regarder en face m’alarme au plus haut point. « Ils ont trouvé une robe ivoire maculée de sang. »

Mon cœur s’arrête et s’emballe. Natalie. Natalie portait cette robe quand on a quitté Mirana, elle était belle, comblée, en pleine santé, elle rayonnait de bonheur. Non. Mon dieu non.

« Comment est-elle morte ? » Ma voix se brise, mes yeux étincellent de colère. Je vais tous les tuer. Tous les putains de Drovers du Continent Sud. Le commandant me regarde d’un air de pitié, ce qui a le don de m’énerver encore plus. « Comment. Est. Elle. Morte ? »

Il regarde Seton, qui hoche la tête de façon imperceptible.

« Poignardée dans le dos, monsieur. »

Ma vision se trouble, le docteur hurle son inquiétude. « Vite, dans le caisson ! Immédiatement ! Sinon c’est la mort assurée. »

Seton escorte l’équipe médicale tandis qu’on me fait passer de la civière au caisson ReGen. Le commandant nous suit, marque une pause, écoute la voix dans son oreillette. « Les recherches sont terminées sur l’Avant-poste Deux.

— Et ? » Seton se tourne vers lui. Tout le monde stoppe net tandis que le commandant prend une profonde inspiration. Je survole l’équipe médicale du regard, Seton, le docteur et le commandant essaient de trouver les mots pour exprimer le sentiment commun.

« On n’a retrouvé que des cadavres, monsieur. Je suis désolé. Le sable et les mouches empêchent toute identification des victimes sans analyses ADN. Les équipes de recherche disent que ça ne servirait à rien, Conseiller. Je suis désolé. Si votre épouse se trouvait à l’Avant-poste Deux, elle est morte. »

Morte. Ma Natalie. Ma superbe épouse. Son corps rongé par les charognards du désert, ces gros insectes orange capables de nettoyer les os d’un nox en quelques jours à peine.

« Non ! » Je hurle, j’essaie de m’asseoir mais la douleur est trop cuisante. Les alarmes retentissent, le docteur s’emporte.

« Calmez-vous monsieur. Vous saignez abondamment. Votre cœur risque de ne pas tenir le coup. »

Un type de l’équipe médicale, en vert, s’avance. « On est en train de le perdre, Docteur. Son cœur va lâcher.

— Putain, Roark ! Arrête de bouger ! » hurle Seton, je finis par me calmer, mon organisme est bien trop faible pour supporter ma fureur. Seton saute sur l’occasion et s’adresse au médecin. « Activez le caisson sur le champ. » Il me regarde de ses yeux clairs, j’y décèle des émotions que je n’imaginais pas lire, et encore moins nommer. « Ils vont le payer, Roark. Je te le jure. Mais tu ne pourras pas traquer ceux qui ont tué ton épouse si tu meurs toi aussi.

— D’accord. » J’arrête de lutter, une rage sourde s’empare de moi, je ne quitte pas le médecin des yeux. Douze heures.

— Mais, monsieur. Je vous prie de m’excuser. Je préconise que vous restiez dans le caisson un cycle complet. Vous êtes grièvement blessé. Le docteur se tord les mains, c’est non.

— Non. Douze heures. Pas une de plus. » Douze heures et je retourne à l’Avant-poste Deux avec mille hommes, un déluge de feu va s’abattre sur les Drovers, jusqu’à ce que la douleur qui me ronge le cœur s’apaise, ou jusqu’à ma mort.

Plusieurs paires de mains me transfèrent dans le cocon souple afin d’y être soigné. Le cocon se referme sur moi, je suis calfeutré dans le caisson ReGen. Je vois le docteur derrière l’étrange vitre bleutée, il est visiblement inquiet. Il actionne les commandes sur le côté du caisson, amorçant le cycle de guérison.