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Buch lesen: «Lélia», Seite 5

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XIV

Quelques heures après, ils étaient au bal chez le riche musicien Spuela. Trenmor et Sténio rentraient sous la coupole, et, du fond de cette rotonde vide et sonore, ils promenaient leurs regards sur les grandes salles pleines de mouvement et de bruit. Les danses tournoyaient en cercles capricieux sous les bougies pâlissantes, les fleurs mouraient dans l’air rare et fatigué, les sons de l’orchestre venaient s’éteindre sous la voûte de marbre, et dans la chaude vapeur du bal passaient et repassaient de pâles figures tristes et belles sous leurs habits de fête; mais au-dessus de ce tableau riche et vaste, au-dessus de ces tons éclatants adoucis par le vague de la profondeur et le poids de l’atmosphère, au-dessus des masques bizarres, des parures étincelantes, des frais quadrilles, et des groupes de femmes vives et jeunes, au-dessus du mouvement et du bruit, au-dessus de tout, s’élevait la grande figure isolée de Lélia. Appuyée contre un cippe de bronze antique, sur les degrés de l’amphithéâtre, elle contemplait aussi le bal, elle avait revêtu aussi un costume caractéristique, mais l’avait choisi noble et sombre comme elle: elle avait le vêtement austère et pourtant recherché, la pâleur, la gravité, le regard profond d’un jeune poëte d’autrefois, alors que les temps étaient poétiques et que la poésie n’était pas coudoyée dans la foule. Les cheveux noirs de Lélia, rejetés en arrière, laissaient à découvert ce front où le doigt de Dieu semblait avoir imprimé le sceau d’une mystérieuse infortune, et que les regards du jeune Sténio interrogeaient sans cesse avec l’anxiété du pilote attentif au moindre souffle du vent et à l’aspect des moindres nuées sur un ciel pur. Le manteau de Lélia était moins noir, moins velouté que ses grands yeux couronnés d’un sourcil mobile. La blancheur mate du son visage et de son cou se perdait dans celle de sa vaste fraise, et la froide respiration de son sein impénétrable ne soulevait pas même le satin noir de son pourpoint et les triples rangs de sa chaîne d’or.

«Regardez Lélia, dit Sténio avec un sentiment d’admiration exalté, regardez cette grande taille grecque sous ces habits de l’Italie dévote et passionnée, cette beauté antique dont la statuaire a perdu le moule, avec l’expression de rêverie profonde des siècles philosophiques; ces formes, et ces traits si riches; ce luxe d’organisation extérieure dont un soleil homérique a seul pu créer les types maintenant oubliés; regardez, vous dis-je, cette beauté physique qui suffirait pour constater une grande puissance, et que Dieu s’est plu à revêtir de toute la puissance intellectuelle de notre époque!.. Peut-on imaginer quelque chose de plus complet que Lélia vêtue, posée et rêvant ainsi? C’est le marbre sans tache de Galatée, avec le regard céleste du Tasse, avec le sourire sombre d’Alighieri. C’est l’attitude aisée et chevaleresque des jeunes héros de Shakspeare: c’est Roméo, le poétique amoureux; c’est Hamlet, le pâle et ascétique visionnaire; c’est Juliette, Juliette demi-morte, cachant dans son sein le poison et le souvenir d’un amour brisé. Vous pouvez inscrire les plus grands noms de l’histoire, du théâtre et de la poésie sur ce visage, dont l’expression résume tout, à force de tout concentrer. Le jeune Raphaël devait tomber dans cette contemplation extatique, lorsque Dieu lui faisait apparaître ses visions pures et charmantes. Corinne mourante devait être plongée dans cette morne attention lorsqu’elle écoutait ses derniers vers déclamés au Capitole par une jeune fille. Le page muet et mystérieux de Lara se renfermait dans cet isolement dédaigneux de la foule. Oui, Lélia réunit toutes ces idéalités, parce qu’elle réunit le génie de tous les poëtes, la grandeur de tous les caractères. Vous pouvez donner tous ces noms à Lélia; le plus grand, le plus harmonieux de tous devant Dieu, sera encore celui de Lélia; Lélia dont le front lumineux et pur, dont la vaste et souple poitrine renferment toutes les grandes pensées, tous les généreux sentiments: religion, enthousiasme, stoïcisme, pitié, persévérance, douleur, charité, pardon, candeur, audace, mépris de la vie, intelligence, activité, espoir, patience, tout! jusqu’aux faiblesses innocentes, jusqu’aux sublimes légèretés de la femme, jusqu’à la mobile insouciance qui est peut-être son plus doux privilège et sa plus puissante séduction.

«Tout, hormis l’amour! ajouta Sténio d’un air sombre après un moment de silence. – Trenmor, vous qui connaissez Lélia, dites-moi si elle a connu l’amour? Eh bien, si cela n’est pas, Lélia n’est pas un être complet. C’est un rêve tel que l’homme peut en créer, gracieux et sublime, mais où il manque toujours quelque chose d’inconnu; quelque chose qui n’a pas de nom, et qu’un nuage nous voile toujours; quelque chose qui est au delà des cieux, quelque chose où nous tendons sans cesse sans l’atteindre ni le deviner jamais; quelque chose de vrai, de parfait et d’immuable: Dieu peut-être, c’est peut être Dieu que cela s’appelle! Eh bien! la révélation de cela manque à l’esprit humain. Pour le remplacer, Dieu lui a donné l’amour, faible émanation du feu du ciel, âme de l’univers perceptible à l’homme. Cette étincelle divine, ce reflet du Très-Haut, sans lequel la plus belle création est sans valeur, sans lequel la beauté n’est qu’une image privée d’animation, l’amour! Lélia ne l’a pas! Qu’est-ce donc que Lélia? une ombre, un rêve, une idée tout au plus. Allez, là où il n’y a pas d’amour, il n’y a pas de femme.

– Et pensez-vous aussi, lui dit Trenmor sans répondre à ce que Sténio espérait être une question, pensez-vous aussi que là où il n’y a plus d’amour il n’y a plus d’homme?

– Je le crois de toute mon âme, s’écria l’enfant.

– En ce cas, je suis donc mort aussi, dit Trenmor en souriant, car je n’ai pas d’amour pour Lélia; et, si Lélia n’en inspire pas, quelle autre en aurait la puissance! Eh bien! Sténio, j’espère que vous vous trompez, et qu’il en est de l’amour comme des autres passions égoïstes. Je crois que là où elles finissent l’homme commence.»

En ce moment Lélia descendit les degrés et vint à eux. La majesté pleine de tristesse qui entourait Lélia comme d’une auréole l’isolait presque toujours au milieu du monde: c’était une femme qui, en public, ne se livrait jamais à ses impressions. Elle se cachait dans son intimité pour rire du la vie; mais elle la traversait avec une défiance haineuse, et s’y montrait sous un aspect rigide pour éloigner d’elle autant que possible le contact de la société. Cependant elle aimait les fêtes et les réunions publiques. Elle venait y chercher un spectacle, elle venait y rêver, solitaire au milieu de la foule. Il avait bien fallu que la foule s’habituât à la voir planer sur elle, et puiser dans son sein des impressions sans jamais lui rien communiquer des siennes. Entre Lélia et la foule il n’y avait pas d’échange. Si Lélia s’abandonnait à quelques muettes sympathies, elle se refusait à les inspirer: elle n’en avait pas besoin. La foule ne comprenait pas ce mystère, mais elle était fascinée, et, tout en cherchant à rabaisser cette destinée inconnue dont l’indépendance l’offensait, elle s’ouvrait devant elle avec un respect instinctif qui tenait de la peur.

Le pauvre jeune poëte dont elle était aimée concevait un peu mieux les causes de sa puissance, quoiqu’il ne voulût pas encore se les avouer. Parfois il était si près de la triste vérité, cherchée et repoussée par lui, qu’il éprouvait comme un sentiment d’horreur pour Lélia. Il lui semblait alors que Lélia était son fléau, son génie du mal, le plus dangereux ennemi qu’il eût dans le monde. En la voyant venir ainsi vers lui, seule et pensive, il ressentit comme de la haine pour cet être qui ne tenait à la nature par aucun lien apparent, sans songer qu’il eût souffert bien davantage, l’insensé! s’il l’eût vue parler et sourire.

«Vous êtes ici, lui dit-il d’un ton dur et amer, comme un cadavre qui aurait ouvert son cercueil et qui viendrait se promener au milieu des vivants. Voyez, on s’écarte de vous, on craint de toucher votre linceul, on ose à peine vous regarder au visage; le silence de la crainte plane autour de vous comme un oiseau de nuit. Votre main est aussi froide que le marbre d’où vous sortez.»

Lélia ne répondit que par un étrange regard et un froid sourire; puis, après un instant de silence:

«J’avais une idée bien différente tout à l’heure, dit-elle. Je vous prenais tous pour des morts, et moi, vivante, je vous passais en revue; je me disais qu’il y avait quelque chose d’étrangement lugubre dans l’invention de ces mascarades. N’est-ce pas bien triste, en effet, de ressusciter les siècles qui ne sont plus, et de les forcer à divertir le siècle présent? Ces costumes des temps passés, qui nous représentent des générations éteintes, ne sont-ils pas, au milieu de l’ivresse d’une fête, une effrayante leçon pour nous rappeler la brièveté des jours de l’homme? Où sont les cerveaux passionnés qui brûlaient sous ces barrettes et sous ces turbans? Où sont les cœurs jeunes et vivaces qui palpitaient sous ces pourpoints de soie, sous ces corsages brodés d’or et de perles? Où sont les femmes orgueilleuses et belles qui se drapaient dans ces lourdes étoffes, qui couvraient leurs riches chevelures de ces gothiques joyaux? Hélas! où sont-ils ces rois d’un jour qui ont brillé comme nous? Ils ont passé sans songer aux générations qui les avaient précédés, sans songer à celles qui devaient les suivre, sans songer à eux-mêmes qui se couvraient d’or et de parfums, qui s’entouraient de luxe et de mélodies, en attendant le froid du cercueil et l’oubli de la tombe.

– Ils se reposent d’avoir vécu, dit Trenmor; heureux ceux qui dorment dans la paix du Seigneur!

– Il faut que l’esprit de l’homme soit bien pauvre, reprit Lélia, et ses plaisirs bien vides; il faut que les jouissances simples et faciles s’épuisent bien vite pour lui, puisqu’au fond de sa joie et de ses pompes il retrouve toujours une impression si horrible de tristesse et de terreur. Voici un homme riche et joyeux, un heureux de la terre qui, pour s’étourdir et oublier que ses jours sont comptés, n’imagine rien de mieux que d’exhumer les dépouilles du passé, de couvrir ses hôtes des livrées de la mort, et de faire danser dans son palais les spectres de ses aïeux!

– Ton âme est triste, Lélia, dit Trenmor; on dirait que seule ici tu crains de ne pas mourir à ton tour!»

XV

Ce jeune homme mérite plus de compassion, Lélia. Je croyais que vous n’aviez que les grâces et les adorables qualités de la femme. En auriez-vous aussi la féroce ingratitude et l’impudente vanité? Non, j’aimerais mieux douter de l’existence de Dieu que de la bonté de votre cœur. Lélia, dites-moi donc ce que vous voulez faire de cette âme de poëte qui s’est donnée à vous et que vous avez accueillie, imprudemment peut-être! Vous ne pouvez plus maintenant la repousser sans qu’elle se brise; et prenez garde, Lélia, Dieu vous en demandera compte un jour; car cette âme vient de lui et doit y retourner. Sans doute le jeune Sténio doit être un des enfants de sa prédilection. N’a-t-il pas mis en lui un reflet de la beauté des anges? Quoi de plus pur et de plus suave que cet enfant? Je n’ai point vu de physionomie d’un calme plus angélique, ni de bleu dans le plus beau ciel qui fût plus limpide et plus céleste que le bleu de ses yeux. Je n’ai pas entendu de voix plus harmonieuse et plus douce que la sienne; les paroles qu’il dit sont comme les notes faibles et veloutées que le vent confie aux cordes de la harpe. Et puis, sa démarche lente, ses attitudes nonchalantes et tristes, ses mains blanches et fines, son corps frêle et souple, ses cheveux d’un ton si doux et d’une mollesse si soyeuse, son teint changeant comme le ciel d’automne, ce carmin éclatant qu’un regard de vous répand sur ses joues, cette pâleur bleuâtre qu’un mot de vous imprime à ses lèvres, tout cela, c’est un poëte, c’est un jeune homme vierge, c’est une âme que Dieu envoie souffrir ici-bas pour l’éprouver avant d’en faire un ange. Et si vous livrez cette jeune âme au souffle des passions corrosives, si vous l’éteignez sous les glaces du désespoir, si vous l’abandonnez au fond de l’abîme, comment retrouvera-t-elle le chemin des cieux? O femme! prenez garde à ce que vous allez faire! N’écrasez pas ce frêle enfant sous le poids de votre affreuse raison! Ménagez-lui le vent et le soleil, et le jour, et le froid, et la foudre, et tout ce qui nous flétrit, nous renverse, nous dessèche et nous tue. Aidez-le à marcher, couvrez-le d’un pan de votre manteau, soyez son guide sur le bord des écueils. Ne pouvez-vous être son amie, ou sa sœur, ou sa mère?

Je sais tout ce que vous m’avez dit déjà, je vous comprends, je vous félicite; mais puisque vous êtes heureuse ainsi (autant qu’il vous est donné de l’être!), ce n’est plus de vous que je m’occupe: c’est de lui, qui souffre et que je plains. Voyons! femme! vous qui savez tant de choses ignorées de l’homme, n’avez-vous pas un remède à ses maux? Ne pouvez-vous donner aux autres un peu de la science que Dieu vous a donnée? Est-il en vous de faire le mal et de ne pouvoir faire le bien?

Eh bien, Lélia, s’il en est ainsi, il faut éloigner Sténio ou le fuir.

XVI

Éloigner Sténio ou le fuir! Oh! pas encore! Vous êtes si froid, votre cœur est si vieux, ami, que vous parlez de fuir Sténio comme s’il s’agissait de quitter cette ville pour une autre, ces hommes d’aujourd’hui pour les hommes de demain, comme s’il s’agissait pour vous, Trenmor, de me quitter, moi Lélia?

Je le sais, vous avez touché le but, vous avez échappé au naufrage, vous voilà au port. Nulle affection en vous ne s’élève jusqu’à la passion, rien ne vous est nécessaire, personne ne peut faire ou défaire votre bonheur, vous en êtes vous-même l’artisan et le gardien. Moi aussi, Trenmor, je vous félicite, mais je ne puis vous imiter. J’admire l’ouvrage régulier et solide que vous avez fait, mais c’est une forteresse que cet ouvrage de votre vertu; et moi femme, moi artiste, il me faut un palais: je n’y serai point heureuse, mais du moins je n’y mourrai pas; dans vos murs de glace et de pierre, il ne me resterait pas un jour à vivre. Non, pas encore, non! Dieu ne le veut pas! est-ce qu’on peut devancer l’accomplissement de ses desseins? S’il m’est donné d’atteindre où vous êtes, du moins j’y veux arriver mûre pour la sagesse et assez sûre de moi pour ne pas regarder en arrière avec douleur.

Je vous entends d’ici: – Faible et misérable femme, dites-vous, tu crains d’obtenir ce que tu demandes souvent; je t’ai vue aspirer au triomphe que tu repousses!.. Eh bien! va, je suis faible, je suis lâche; mais je ne suis ni ingrate ni vaine, je n’ai point ces vices de la femme. Non, mon ami, je ne veux point briser le cœur de l’homme, éteindre l’âme du poëte. Rassure-toi, j’aime Sténio.

XVII

Vous aimez Sténio! Cela n’est pas et ne peut pas être. Songez-vous aux siècles qui vous séparent de lui? Vous, fleur flétrie, battue des vents, brisée; vous, esquif ballotté sur toutes les mers du doute, échoué sur toutes les grèves du désespoir, vous oseriez tenter un nouveau voyage? Ah! vous n’y songez pas, Lélia! Aux êtres comme nous, que faut-il à présent? Le repos de la tombe. Vous avez vécu! laissez vivre les autres à leur tour; ne vous jetez pas, ombre triste et fugitive, dans les voies de ceux qui n’ont pas fini leur tâche et perdu leur espoir. Lélia, Lélia, le cercueil te réclame; n’as-tu pas assez souffert, pauvre philosophe? Couche-toi donc dans ton linceul, dors donc enfin dans ton silence, âme fatiguée que Dieu ne condamne plus au travail et à la douleur!

Il est bien vrai que vous êtes moins avancée que moi. Il vous reste quelques réminiscences des temps passés. Vous luttez encore parfois contre l’ennemi de l’homme, contre l’espoir des choses d’ici-bas. Mais croyez-moi, ma sœur, quelques pas seulement vous séparent du but. Il est facile de vieillir, nul ne rajeunit.

Encore une fois, laissez l’enfant croître et vivre, n’étouffez pas la fleur dans son germe. Ne jetez pas votre haleine glacée sur ses belles journées de soleil et de printemps. N’espérez pas donner la vie, Lélia: la vie n’est plus en vous, il ne vous en reste que le regret; bientôt, comme à moi, il ne vous en restera plus que le souvenir.

XVIII

Tu me l’as promis, tu m’aimeras doucement et nous serons heureux. Ne cherche point à devancer le temps, Sténio, ne t’inquiète pas de sonder les mystères de la vie. Laisse-la te prendre et te porter là où nous allons tous. Tu me crains? C’est toi-même qu’il faut craindre, c’est toi qu’il faut réprimer; car, à ton âge, l’imagination gâte les fruits les plus savoureux, appauvrit toutes les jouissances; à ton âge, on ne sait profiter de rien; on veut tout connaître, tout posséder, tout épuiser; et puis on s’étonne que les biens de l’homme soient si peu de chose, quand il faudrait s’étonner seulement du cœur de l’homme et de ses besoins. Va, crois-moi, marche doucement, savoure une à une toutes les ineffables jouissances d’un mot, d’un regard, d’une pensée, tous les riens immenses d’un amour naissant. N’étions-nous pas heureux hier sous ces arbres, quand, assis l’un près de l’autre, nous sentions nos vêtements se toucher et nos regards se deviner dans l’ombre? Il faisait une nuit bien noire, et pourtant je vous voyais, Sténio; je vous voyais beau comme vous êtes, et je m’imaginais que vous étiez le sylphe de ces bois, l’âme de cette brise, l’ange de cette heure mystérieuse et tendre. Avez-vous remarqué, Sténio, qu’il y a des heures où nous sommes forcés d’aimer, des heures où la poésie nous inonde, où notre cœur bat plus vite, où notre âme s’élance hors de nous et brise tous les liens de la volonté pour aller chercher une autre âme où se répandre? Combien de fois, à l’entrée de la nuit, au lever de la lune ou aux premières clartés du jour, combien de fois dans le silence de minuit et dans cet autre silence de midi si accablant, si inquiet, si dévorant, n’ai-je pas senti mon cœur se précipiter vers un but inconnu, vers un bonheur sans forme et sans nom, qui est au ciel, qui est dans l’air, qui est partout comme un aimant invisible, comme l’amour! Et pourtant, Sténio, ce n’est pas l’amour; vous le croyez, vous qui ne savez rien et qui espérez tout; moi qui sais tout, je sais qu’il y a au delà de l’amour des désirs, des besoins, des espérances qui ne s’éteignent point; sans cela que serait l’homme? Il lui a été accordé si peu de jours pour aimer sur la terre!

Mais à ces heures-là, ce que nous sentons est si vif, si puissant, que nous le répandons sur tout ce qui nous environne; à ces heures où Dieu nous possède et nous remplit, nous faisons rejaillir sur toutes ses œuvres l’éclat du rayon qui nous enveloppe.

N’avez-vous jamais pleuré d’amour pour ces blanches étoiles qui sèment les voiles bleus de la nuit? Ne vous êtes-vous jamais agenouillé devant elles, ne leur avez-vous pas tendu les bras en les appelant vos sœurs? Et puis, comme l’homme aime à concentrer ses affections, trop faible qu’il est pour les vastes sentiments, ne vous est-il point arrivé de vous passionner pour une d’elles? N’avez-vous pas choisi avec amour, entre toutes, tantôt celle qui se levait rouge et scintillante sur les noires forêts de l’horizon, tantôt celle qui, pâle et douce, se voilait comme une vierge pudique derrière les humides reflets de la lune; tantôt ces trois sœurs également blanches, également belles, qui brillent dans un triangle mystérieux; tantôt ces deux compagnes radieuses qui dorment côte à côte, dans le ciel pur, parmi des myriades de moindres gloires; et tous ces signes cabalistiques, tous ces chiffres inconnus, tous ces caractères étranges, gigantesques, sublimes, qu’elles tracent sur nos têtes, ne vous êtes-vous pas laissé prendre à la fantaisie de les expliquer et d’y découvrir les grands mystères de notre destinée, l’âge du monde, le nom du Très-Haut, l’avenir de l’âme? Oui, vous avez interrogé ces astres avec d’ardentes sympathies, et vous avez cru rencontrer des regards d’amour dans le tremblant éclat de leurs rayons; vous avez cru sentir une voix qui tombait de là-haut pour vous caresser, pour vous dire: – Espère, tu es venu de nous, tu reviendras vers nous! C’est moi qui suis ta patrie, c’est moi qui t’appelle, c’est moi qui te convie, c’est moi qui dois t’appartenir un jour!

L’amour, Sténio, n’est pas ce que vous croyez; ce n’est pas cette violente aspiration de toutes les facultés vers un être créé, c’est l’aspiration sainte de la partie la plus éthérée de notre âme vers l’inconnu. Êtres bornés, nous cherchons sans cesse à donner le change à ces insatiables désirs qui nous consument; nous leur cherchons un but autour de nous, et, pauvres prodigues que nous sommes, nous parons nos périssables idoles de toutes les beautés immatérielles aperçues dans nos rêves. Les émotions des sens ne nous suffisent pas. La nature n’a rien d’assez recherché dans le trésor de ses joies naïves pour apaiser la soif de bonheur qui est en nous; il nous faut le ciel, et nous ne l’avons pas!

C’est pourquoi nous cherchons le ciel dans une créature semblable à nous, et nous dépensons pour elle toute cette haute énergie qui nous avait été donnée pour un plus noble usage. Nous refusons à Dieu le sentiment de l’adoration, sentiment qui fut mis en nous pour retourner à Dieu seul. Nous le reportons sur un être incomplet et faible qui devient le dieu de notre culte idolâtre. Dans la jeunesse du monde, alors que l’homme n’avait pas faussé sa nature et méconnu son propre cœur, l’amour d’un sexe pour l’autre, tel que nous le concevons aujourd’hui, n’existait pas. Le plaisir seul était un lien; la passion morale, avec ses obstacles, ses souffrances, son intensité, est un mal que ces générations ont ignoré. C’est qu’alors il y avait des dieux, et qu’aujourd’hui il n’y en a plus.

Aujourd’hui, pour les âmes poétiques, le sentiment de l’adoration entre jusque dans l’amour physique. Étrange erreur d’une génération avide et impuissante! Aussi quand tombe le voile divin, et que la créature se montre, chétive et imparfaite, derrière ces nuages d’encens, derrière cette auréole d’amour, nous sommes effrayés de notre illusion, nous en rougissons, nous renversons l’idole et nous la foulons aux pieds.

Et puis nous en cherchons une autre! car il nous faut aimer, et nous nous trompons encore souvent, jusqu’au jour où, désabusés, éclairés, purifiés, nous abandonnons l’espoir d’une affection durable sur la terre, et nous élevons vers Dieu l’hommage enthousiaste et pur que nous n’aurions jamais dû adresser qu’à lui.