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Consuelo

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VIII. Qu’as-tu donc à me regarder ainsi?…

Qu’as-tu donc à me regarder ainsi? lui dit Consuelo en le voyant entrer chez elle et la contempler d’un air étrange sans lui dire un mot. On dirait que tu ne m’as jamais vue.

– C’est la vérité, Consuelo, répondit-il. Je ne t’ai jamais vue.

– As-tu l’esprit égaré? reprit-elle. Je ne sais pas ce que tu veux dire.

– Mon Dieu! mon Dieu! je le crois bien, s’écria Anzoleto. J’ai une grande tache noire dans le cerveau à travers laquelle je ne te vois pas.

– Miséricorde! tu es malade, mon ami?

– Non, chère fille, calme-toi, et tâchons de voir clair. Dis-moi, Consuelita, est-ce que tu me trouves beau?

– Mais certainement, puisque je t’aime.

– Et si tu ne m’aimais pas, comment me trouverais-tu?

– Est-ce que je sais?

– Quand tu regardes d’autres hommes que moi, sais-tu s’ils sont beaux ou laids?

– Oui; mais je te trouve plus beau que les plus beaux.

– Est-ce parce que je le suis, ou parce que tu m’aimes?

– Je crois bien que c’est l’un et l’autre. D’ailleurs tout le monde dit que tu es beau, et tu le sais bien. Mais qu’est-ce que cela te fait?

– Je veux savoir si tu m’aimerais quand même je serais affreux.

– Je ne m’en apercevrais peut-être pas.

– Tu crois donc qu’on peut aimer une personne laide?

– Pourquoi pas, puisque tu m’aimes?

– Tu es donc laide, Consuelo? Vraiment, dis-moi, réponds-moi, tu es donc laide?

– On me l’a toujours dit. Est-ce que tu ne le vois pas?

– Non, non, en vérité, je ne le vois pas!

– En ce cas, je me trouve assez belle, et je suis bien contente.

– Tiens, dans ce moment-ci, Consuelo, quand tu me regardes d’un air si bon, si naturel, si aimant, il me semble que tu es plus belle que la Corilla. Mais je voudrais savoir si c’est l’effet de mon illusion ou la vérité. Je connais ta physionomie, je sais qu’elle est honnête et qu’elle me plaît, et que quand je suis en colère elle me calme; que quand je suis triste, elle m’égaie; que quand je suis abattu, elle me ranime. Mais je ne connais pas ta figure. Ta figure, Consuelo, je ne peux pas savoir si elle est laide.

– Mais qu’est-ce que cela te fait, encore une fois?

– Il faut que je le sache. Dis-moi si un homme beau pourrait aimer une femme laide.

– Tu aimais bien ma pauvre mère, qui n’était plus qu’un spectre! Et moi, je l’aimais tant!

– Et la trouvais-tu laide?

– Non. Et toi?

– Je n’y songeais pas. Mais aimer d’amour, Consuelo… car enfin je t’aime d’amour, n’est-ce pas? Je ne peux pas me passer de toi, je ne peux pas te quitter. C’est de l’amour: que t’en semble?

– Est-ce que cela pourrait être autre chose?

– Cela pourrait être de l’amitié.

– Oui, cela pourrait être de l’amitié.»

Ici Consuelo surprise s’arrêta, et regarda attentivement Anzoleto; et lui, tombant dans une rêverie mélancolique, se demanda positivement pour la première fois, s’il avait de l’amour ou de l’amitié pour Consuelo; si le calme de ses sens, si la chasteté qu’il observait facilement auprès d’elle, étaient le résultat du respect ou de l’indifférence. Pour la première fois, il regarda cette jeune fille avec les yeux d’un jeune homme, interrogeant, avec un esprit d’analyse qui n’était pas sans trouble, ce front, ces yeux, cette taille, et tous ces détails dont il n’avait jamais saisi qu’une sorte d’ensemble idéal et comme voilé dans sa pensée. Pour la première fois, Consuelo interdite se sentit troublée par le regard de son ami; elle rougit, son cœur battit avec violence, et ses yeux se détournèrent, ne pouvant supporter ceux d’Anzoleto. Enfin, comme il gardait toujours le silence, et qu’elle n’osait plus le rompre, une angoisse inexprimable s’empara d’elle, de grosses larmes roulèrent sur ses joues; et cachant sa tête dans ses mains:

Oh! je vois bien, dit-elle, tu viens me dire que tu ne veux plus de moi pour ton amie.

– Non, non! je n’ai pas dit cela! je ne le dis pas!» s’écria Anzoleto effrayé de ces larmes qu’il faisait couler pour la première fois; et vivement ramené à son sentiment fraternel, il entoura Consuelo de ses bras. Mais, comme elle détournait son visage, au lieu de sa joue fraîche et calme il baisa une épaule brûlante que cachait mal un fichu de grosse dentelle noire.

Quand le premier éclair de la passion s’allume instantanément dans une organisation forte, restée chaste comme l’enfance au milieu du développement complet de la jeunesse, elle y porte un choc violent et presque douloureux.

Je ne sais ce que j’ai, dit Consuelo en s’arrachant des bras de son ami avec une sorte de crainte qu’elle n’avait jamais éprouvée; mais je me sens bien mal: il me semble que je vais mourir.

– Ne meurs pas, lui dit Anzoleto en la suivant et en la soutenant dans ses bras; tu es belle, Consuelo, je suis sûr que tu es belle.»

En effet, Consuelo était belle en cet instant; et quoique Anzoleto n’en fût pas certain au point de vue de l’art, il ne pouvait s’empêcher de le dire, parce que son cœur le sentait vivement.

Mais enfin, lui dit Consuelo toute pâlie et tout abattue en un instant, pourquoi donc tiens-tu aujourd’hui à me trouver belle?

– Ne voudrais-tu pas l’être, chère Consuelo?

– Oui, pour toi.

– Et pour les autres?

– Peu m’importe.

– Et si c’était une condition pour notre avenir?»

Ici Anzoleto, voyant l’inquiétude qu’il causait à son amie, lui rapporta naïvement ce qui s’était passé entre le comte et lui; et quand il en vint à répéter les expressions peu flatteuses dont Zustiniani s’était servi en parlant d’elle, la bonne Consuelo qui peu à peu s’était tranquillisée en croyant voir tout ce dont il s’agissait, partit d’un grand éclat de rire en achevant d’essuyer ses yeux humides.

Eh bien! lui dit Anzoleto tout surpris de cette absence totale de vanité, tu n’es pas plus émue, pas plus inquiète que cela? Ah! je vois, Consuelina, vous êtes une petite coquette; vous savez que vous n’êtes pas laide.

– Écoute, lui répondit-elle en souriant, puisque tu prends de pareilles folies au sérieux, il faut que je te tranquillise un peu. Je n’ai jamais été coquette: n’étant pas belle, je ne veux pas être ridicule. Mais quant à être laide, je ne le suis plus.

– Vraiment on te l’a dit? Qui t’a dit cela, Consuelo?

– D’abord ma mère, qui ne s’est jamais tourmentée de ma laideur. Je lui ai entendu dire souvent que cela se passerait, qu’elle avait été encore plus laide dans son enfance; et beaucoup de personnes qui l’avaient connue m’ont dit qu’à vingt ans elle avait été la plus belle fille de Burgos. Tu sais bien que quand par hasard quelqu’un la regardait dans les cafés où elle chantait, on disait: Cette femme doit avoir été belle. Vois-tu, mon pauvre ami, la beauté est comme cela quand on est pauvre; c’est un instant: on n’est pas belle encore, et puis bientôt on ne l’est plus. Je le serai peut-être, qui sait? si je peux ne pas me fatiguer trop, avoir du sommeil, et ne pas trop souffrir de la faim.

– Consuelo, nous ne nous quitterons pas; bientôt je serai riche, et tu ne manqueras de rien. Tu pourras donc être belle à ton aise.

– À la bonne heure. Que Dieu fasse le reste!

– Mais tout cela ne conclut à rien pour le présent, et il s’agit de savoir si le comte te trouvera assez belle pour paraître au théâtre.

– Maudit comte! pourvu qu’il ne fasse pas trop le difficile!

– D’abord, tu n’es pas laide.

– Non, je ne suis pas laide. J’ai entendu, il n’y a pas longtemps, le verrotier qui demeure ici en face, dire à sa femme: Sais-tu que la Consuelo n’est pas vilaine? Elle a une belle taille, et quand elle rit, elle vous met tout le cœur en joie; et quand elle chante, elle paraît jolie.

– Et qu’est-ce que la femme du verrotier a répondu?

– Elle a répondu: Qu’est-ce que cela te fait, imbécile? Songe à ton ouvrage; est-ce qu’un homme marié doit regarder les jeunes filles?

– Paraissait-elle fâchée?

– Bien fâchée.

– C’est bon signe. Elle sentait que son mari ne se trompait pas. Et puis encore?

– Et puis encore, la comtesse Mocenigo, qui me donne de l’ouvrage, et qui s’est toujours intéressée à moi, a dit la semaine dernière au docteur Ancillo, qui était chez elle au moment où j’entrais: Regardez donc, monsieur le docteur, comme cette zitella a grandi, et comme elle est devenue blanche et bien faite!

– Et qu’a répondu le docteur?

– Il a répondu: C’est vrai, Madame, par Bacchus! Je ne l’aurais pas reconnue; elle est de la nature des flegmatiques, qui blanchissent en prenant un peu d’embonpoint. Ce sera une belle fille, vous verrez cela.

– Et puis encore?

– Et puis encore la supérieure de Santa Chiara, qui me fait faire des broderies pour ses autels, et qui a dit à une de ses sœurs: Tenez, voyez si ce que je vous disais n’est pas vrai? La Consuelo ressemble à notre sainte Cécile. Toutes les fois que je fais ma prière devant cette image, je ne peux m’empêcher de penser à cette petite; et alors je prie pour elle, afin qu’elle ne tombe pas dans le péché, et qu’elle ne chante jamais que pour l’église.

– Et qu’a répondu la sœur?

– La sœur a répondu: C’est vrai, ma mère; c’est tout à fait vrai. Et moi j’ai été bien vite dans leur église, et j’ai regardé la sainte Cécile qui est d’un grand maître, et qui est belle, bien belle!

– Et qui te ressemble?

– Un peu.

– Et tu ne m’as jamais dit cela?

– Je n’y ai pas pensé.

– Chère Consuelo, tu es donc belle?

– Je ne crois pas; mais je ne suis plus si laide qu’on le disait. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on ne me le dit plus. Il est vrai que c’est peut-être parce qu’on s’imagine que cela me ferait de la peine à présent.

– Voyons, Consuelina, regarde-moi bien. Tu as les plus beaux yeux du monde, d’abord!

– Mais la bouche est grande, dit Consuelo en riant et en prenant un petit morceau de miroir cassé qui lui servait de psyché pour se regarder.

 

– Elle n’est pas petite; mais quelles belles dents! reprit Anzoleto; ce sont des perles fines, et tu les montres toutes quand tu ris.

– En ce cas tu me diras quelque chose qui me fasse rire, quand nous serons devant le comte.

– Tu as des cheveux magnifiques, Consuelo.

– Pour cela oui! Veux-tu les voir?» Elle détacha ses épingles, et laissa tomber jusqu’à terre un torrent de cheveux noirs, où le soleil brilla comme dans une glace.

Et tu as la poitrine large, la ceinture fine, les épaules… ah! bien belles, Consuelo! Pourquoi me les caches-tu? Je ne demande à voir que ce qu’il faudra bien que tu montres au public.

– J’ai le pied assez petit», dit Consuelo pour détourner la conversation; et elle montra un véritable petit pied andalou, beauté à peu près inconnue à Venise.

La main est charmante aussi, dit Anzoleto en baisant, pour la première fois, la main que jusque-là il avait serrée amicalement comme celle d’un camarade. Laisse-moi voir tes bras.

– Tu les as vus cent fois, dit-elle en ôtant ses mitaines.

– Non, je ne les avais jamais vus», dit Anzoleto que cet examen innocent et dangereux commençait à agiter singulièrement.

Et il retomba dans le silence, couvant du regard cette jeune fille que chaque coup d’œil embellissait et transformait à ses yeux.

Peut-être n’était-ce pas tout à fait qu’il eût été aveugle jusqu’alors; car peut-être était-ce la première fois que Consuelo dépouillait, sans le savoir, cet air insouciant qu’une parfaite régularité de lignes peut seule faire accepter. En cet instant, émue encore d’une vive atteinte portée à son cœur, redevenue naïve et confiante, mais conservant un imperceptible embarras qui n’était pas l’éveil de la coquetterie, mais celui de la pudeur sentie et comprise, son teint avait une pâleur transparente, et ses yeux un éclat pur et serein qui la faisaient ressembler certainement à la sainte Cécile des nones de Santa Chiara.

Anzoleto n’en pouvait plus détacher ses yeux. Le soleil s’était couché; la nuit se faisait vite dans cette grande chambre éclairée d’une seule petite fenêtre; et dans cette demi-teinte, qui embellissait encore Consuelo, semblait nager autour d’elle un fluide d’insaisissables voluptés. Anzoleto eut un instant la pensée de s’abandonner aux désirs qui s’éveillaient en lui avec une impétuosité toute nouvelle, et à cet entraînement se joignait par éclairs une froide réflexion. Il songeait à expérimenter, par l’ardeur de ses transports, si la beauté de Consuelo aurait autant de puissance sur lui que celle des autres femmes réputées belles qu’il avait possédées. Mais il n’osa pas se livrer à ces tentations indignes de celle qui les inspirait. Insensiblement son émotion devint plus profonde, et la crainte d’en perdre les étranges délices lui fit désirer de la prolonger.

Tout à coup, Consuelo, ne pouvant plus supporter son embarras se leva, et faisant un effort sur elle-même pour revenir à leur enjouement, se mit à marcher dans la chambre, en faisant de grands gestes de tragédie, et en chantant d’une manière un peu outrée plusieurs phrases de drame lyrique, comme si elle fût entrée en scène.

Eh bien, c’est magnifique! s’écria Anzoleto ravi de surprise en la voyant capable d’un charlatanisme qu’elle ne lui avait jamais montré.

– Ce n’est pas magnifique, dit Consuelo en se rasseyant; et j’espère que c’est pour rire que tu dis cela?

– Ce serait magnifique à la scène. Je t’assure qu’il n’y aurait rien de trop. Corilla en crèverait de jalousie; car c’est tout aussi frappant que ce qu’elle fait dans les moments où on l’applaudit à tout rompre.

– Mon cher Anzoleto, répondit Consuelo, je ne voudrais pas que la Corilla crevât de jalousie pour de semblables jongleries, et si le public m’applaudissait parce que je sais la singer, je ne voudrais plus reparaître devant lui.

– Tu feras donc mieux encore?

– Je l’espère, ou bien je ne m’en mêlerai pas.

– Eh bien, comment feras-tu?

– Je n’en sais rien encore.

– Essaie.

– Non; car tout cela, c’est un rêve, et avant que l’on ait décidé si je suis laide ou non, il ne faut pas que nous fassions tant de beaux projets. Peut-être que nous sommes fous dans ce moment, et que, comme l’a dit M. le comte, la Consuelo est affreuse.»

Cette dernière hypothèse rendit à Anzoleto la force de s’en aller.

IX. À cette époque de sa vie, à peu près inconnue des biographes…

À cette époque de sa vie, à peu près inconnue des biographes, un des meilleurs compositeurs de l’Italie et le plus grand professeur de chant du dix-huitième siècle, l’élève de Scarlatti, le maître de Hasse, de Farinelli, de Cafarelli, de la Mingotti, de Salimbini, de Hubert (dit le Porporino), de la Gabrielli, de la Molteni, en un mot le père de la plus célèbre école de chant de son temps, Nicolas Porpora, languissait obscurément à Venise, dans un état voisin de la misère et du désespoir. Il avait dirigé cependant naguère, dans cette même ville, le Conservatoire de l’Ospedaletto, et cette période de sa vie avait été brillante. Il y avait écrit et fait chanter ses meilleurs opéras, ses plus belles cantates, et ses principaux ouvrages de musique d’église. Appelé à Vienne en 1728, il y avait conquis, après quelque combat, la faveur de l’empereur Charles VI. Favorisé aussi à la cour de Saxe[3], Porpora avait été appelé ensuite à Londres, où il avait eu la gloire de rivaliser pendant neuf ou dix ans avec Handel, le maître des maîtres, dont l’étoile pâlissait à cette époque. Mais le génie de ce dernier l’avait emporté enfin, et le Porpora, blessé dans son orgueil ainsi que maltraité dans sa fortune, était revenu à Venise reprendre sans bruit et non sans peine la direction d’un autre conservatoire. Il y écrivait encore des opéras: mais c’est avec peine qu’il les faisait représenter; et le dernier, bien que composé à Venise, fut joué à Londres où il n’eut point de succès. Son génie avait reçu ces profondes atteintes dont la fortune et la gloire eussent pu le relever; mais l’ingratitude de Hasse, de Farinelli, et de Cafarelli, qui l’abandonnèrent de plus en plus, acheva de briser son cœur, d’aigrir son caractère et d’empoisonner sa vieillesse. On sait qu’il est mort misérable et désolé, dans sa quatre-vingtième année, à Naples.

À l’époque où le comte Zustiniani, prévoyant et désirant presque la défection de Corilla, cherchait à remplacer cette cantatrice, le Porpora était en proie à de violents accès d’humeur atrabilaire, et son dépit n’était pas toujours mal fondé; car si l’on aimait et si l’on chantait à Venise la musique de Jomelli, de Lotti, de Carissimi, de Gasparini, et d’autres excellents maîtres, on y prisait sans discernement la musique bouffe de Cocchi, del Buini, de Salvator Apollini, et d’autres compositeurs plus ou moins indigènes, dont le style commun et facile flattait le goût des esprits médiocres. Les opéras de Hasse ne pouvaient plaire à son maître, justement irrité. Le respectable et malheureux Porpora, fermant son cœur et ses oreilles à la musique des modernes, cherchait donc à les écraser sous la gloire et l’autorité des anciens. Il étendait sa réprobation trop sévère jusque sur les gracieuses compositions de Galuppi, et jusque sur les originales fantaisies du Chiozzetto, le compositeur populaire de Venise. Enfin il ne fallait plus lui parler que du père Martini, de Durante, de Monteverde, de Palestrina; j’ignore si Marcello et Leo trouvaient grâce devant lui. Ce fut donc froidement et tristement qu’il reçut les premières ouvertures du comte Zustiniani concernant son élève inconnue, la pauvre Consuelo, dont il désirait pourtant le bonheur et la gloire; car il était trop expérimenté dans le professorat pour ne pas savoir tout ce qu’elle valait, tout ce qu’elle méritait. Mais à l’idée de voir profaner ce talent si pur et si fortement nourri de la manne sacrée des vieux maîtres, il baissa la tête d’un air consterné, et répondit au comte:

Prenez-la donc, cette âme sans tache, cette intelligence sans souillure; jetez-la aux chiens, et livrez-la aux bêtes, puisque telle est la destinée du génie au temps où nous sommes.»

Cette douleur à la fois sérieuse et comique donna au comte une idée du mérite de l’élève, par le prix qu’un maître si rigide y attachait.

Eh quoi, mon cher maestro, s’écria-t-il, est-ce là en effet votre opinion? La Consuelo est-elle un être aussi extraordinaire, aussi divin?

– Vous l’entendrez, dit le Porpora d’un air résigné; et il répéta: C’est sa destinée!»

Cependant le comte vint à bout de relever les esprits abattus du maître, en lui faisant espérer une réforme sérieuse dans le choix des opéras qu’il mettrait au répertoire de son théâtre. Il lui promit l’exclusion des mauvais ouvrages, aussitôt qu’il aurait expulsé la Corilla, sur le caprice de laquelle il rejeta leur admission et leur succès. Il fit même entendre adroitement qu’il serait très sobre de Hasse, et déclara que si le Porpora voulait écrire un opéra pour Consuelo, le jour où l’élève couvrirait son maître d’une double gloire en exprimant sa pensée dans le style qui lui convenait, ce jour serait celui du triomphe lyrique de San Samuel et le plus beau de la vie du comte.

Le Porpora, vaincu, commença donc à se radoucir, et à désirer secrètement le début de son élève autant qu’il l’avait redouté jusque-là, craignant de donner avec elle une nouvelle vogue aux ouvrages de son rival. Mais comme le comte lui exprimait ses inquiétudes sur la figure de Consuelo, il refusa de la lui faire entendre en particulier et à l’improviste.

Je ne vous dirai point, répondait-il à ses questions et à ses instances, que ce soit une beauté. Une fille aussi pauvrement vêtue, et timide comme doit l’être, en présence d’un seigneur et d’un juge de votre sorte, un enfant du peuple qui n’a jamais été l’objet de la moindre attention, ne saurait se passer d’un peu de toilette et de préparation. Et puis la Consuelo est de celles que l’expression du génie rehausse extraordinairement. Il faut la voir et l’entendre en même temps. Laissez-moi faire: si vous n’en êtes pas content, vous me la laisserez, et je trouverai bien moyen d’en faire une bonne religieuse, qui fera la gloire de l’école, en formant des élèves sous sa direction.»

Tel était en effet l’avenir que jusque-là le Porpora avait rêvé pour Consuelo.

Quand il revit son élève, il lui annonça qu’elle aurait à être entendue et jugée par le comte. Mais comme elle lui exprima naïvement sa crainte d’être trouvée laide, il lui fit croire qu’elle ne serait point vue, et qu’elle chanterait derrière la tribune grillée de l’orgue, le comte assistant à l’office dans l’église. Seulement il lui recommanda de s’habiller décemment, parce qu’elle aurait à être présentée ensuite à ce seigneur; et, bien qu’il fût pauvre aussi, le noble maître, il lui donna quelque argent à cet effet. Consuelo, tout interdite, tout agitée, occupée pour la première fois du soin de sa personne, prépara donc à la hâte sa toilette et sa voix; elle essaya vite la dernière, et la trouvant si fraîche, si forte, si souple, elle répéta plus d’une fois à Anzoleto, qui l’écoutait avec émotion et ravissement: «Hélas! pourquoi faut-il donc quelque chose de plus à une cantatrice que de savoir chanter?»

3Il y donna des leçons de chant et de composition à la princesse électorale de Saxe, qui fut depuis, en France, la Grande Dauphine, mère de Louis XVI, de Louis XVIII et de Charles X.