Kostenlos

Consuelo

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

LXIV. Il y avait presque trois heures que l’oublieuse fille reposait ainsi…

Il y avait presque trois heures que l’oublieuse fille reposait ainsi, lorsqu’un autre bruit que celui de la fontaine et des oiseaux jaseurs la tira de sa léthargie. Elle entrouvrit les yeux sans avoir la force de se relever, sans comprendre encore où elle était, et vit à deux pas d’elle un homme courbé sur les rochers, occupé à boire à la source comme elle avait fait elle-même, sans plus de cérémonie et de recherche que de placer sa bouche au courant de l’eau. Le premier sentiment de Consuelo fut la frayeur; mais le second coup d’œil jeté sur l’hôte de sa retraite lui rendit la confiance. Car, soit qu’il eût déjà regardé à loisir les traits de la voyageuse durant son sommeil, soit qu’il ne prît pas grand intérêt à cette rencontre, il ne paraissait pas faire beaucoup d’attention à elle. D’ailleurs, c’était moins un homme qu’un enfant; il paraissait âgé de quinze ou seize ans tout au plus, était fort petit, maigre, extrêmement jaune et hâlé, et sa figure, qui n’était ni belle ni laide, n’annonçait rien dans cet instant qu’une tranquille insouciance.

Par un mouvement instinctif, Consuelo ramena son voile sur sa figure, et ne changea pas d’attitude, pensant que si le voyageur ne s’occupait pas d’elle plus qu’il ne semblait disposé à le faire, il valait mieux feindre de dormir que de s’attirer des questions embarrassantes. À travers son voile, elle ne perdait cependant pas un des mouvements de l’inconnu, attendant qu’il reprit son bissac et son bâton déposés sur l’herbe, et qu’il continuât son chemin.

Mais elle vit bientôt qu’il était résolu à se reposer aussi, et même à déjeuner, car il ouvrit son petit sac de pèlerin, et en tira un gros morceau de pain bis, qu’il se mit à couper avec gravité et à ronger à belles dents, tout en jetant de temps en temps sur la dormeuse un regard assez timide, et en prenant le soin de ne pas faire de bruit en ouvrant et en fermant son couteau à ressort, comme s’il eût craint de la réveiller en sursaut. Cette marque de déférence rendit une pleine confiance à Consuelo, et la vue de ce pain que son compagnon mangeait de si bon cœur, réveilla en elle les angoisses de la faim. Après s’être bien assurée, à la toilette délabrée de l’enfant et à sa chaussure poudreuse, que c’était un pauvre voyageur étranger au pays, elle jugea que la Providence lui envoyait un secours inespéré, dont elle devait profiter. Le morceau de pain était énorme, et l’enfant pouvait, sans rabattre beaucoup de son appétit, lui en céder une petite portion. Elle se releva donc, affecta de se frotter les yeux comme si elle s’éveillait à l’instant même, et regarda le jeune gars d’un air assuré, afin de lui imposer, au cas où il perdrait le respect dont jusque-là il avait fait preuve.

Cette précaution n’était pas nécessaire. Dès qu’il vit la dormeuse debout, l’enfant se troubla un peu, baissa les yeux, les releva avec effort à plusieurs reprises, et enfin, enhardi par la physionomie de Consuelo qui demeurait irrésistiblement bonne et sympathique, en dépit du soin qu’elle prenait de la composer, il lui adressa la parole d’un son de voix si doux et si harmonieux, que la jeune musicienne fut subitement impressionnée en sa faveur.

Eh bien, mademoiselle, lui dit-il en souriant, vous voilà donc enfin réveillée? Vous dormiez là de si bon cœur, que si ce n’eût été la crainte d’être impoli, j’en aurais fait autant de mon côté.

– Si vous êtes aussi obligeant que poli, lui répondit Consuelo en prenant un ton maternel, vous allez me rendre un petit service.

– Tout ce que vous voudrez, reprit le jeune voyageur, à qui le son de voix de Consuelo parut également agréable et pénétrant.

– Vous allez me vendre un petit morceau de votre déjeuner, repartit Consuelo, si vous le pouvez sans vous priver.

– Vous le vendre! s’écria l’enfant tout surpris et en rougissant: oh! si j’avais un déjeuner, je ne vous le vendrais pas! je ne suis pas aubergiste; mais je voudrais vous l’offrir et vous le donner.

– Vous me le donnerez donc, à condition que je vous donnerai en échange de quoi acheter un meilleur déjeuner.

– Non pas, non pas, reprit-il. Vous moquez-vous? Êtes-vous trop fière pour accepter de moi un pauvre morceau de pain? Hélas! vous voyez, je n’ai que cela à vous offrir.

– Eh bien, je l’accepte, dit Consuelo en tendant la main; votre bon cœur me ferait rougir d’y mettre de la fierté.

– Tenez, tenez! ma belle demoiselle, s’écria le jeune homme tout joyeux. Prenez le pain et le couteau, et taillez vous-même. Mais n’y mettez pas de façons, au moins! Je ne suis pas gros mangeur, et j’en avais là pour toute ma journée.

– Mais aurez-vous la facilité d’en acheter d’autre pour votre journée?

– Est-ce qu’on ne trouve pas du pain partout? Allons, mangez donc, si vous voulez me faire plaisir!»

Consuelo ne se fit pas prier davantage; et, sentant bien que ce serait mal reconnaître l’élan fraternel de son amphitryon que de ne pas manger en sa compagnie, elle se rassit non loin de lui, et se mit à dévorer ce pain, au prix duquel les mets les plus succulents qu’elle eût jamais goûtés à la table des riches lui parurent fades et grossiers.

Quel bon appétit vous avez! dit l’enfant; cela fait plaisir à voir. Eh bien, j’ai du bonheur de vous avoir rencontrée; cela me rend tout content. Tenez, croyez-moi, mangeons-le tout; nous retrouverons bien une maison sur la route aujourd’hui, quoique ce pays semble un désert.

– Vous ne le connaissez donc pas? dit Consuelo d’un air d’indifférence.

– C’est la première fois que j’y passe, quoique je connaisse la route de Vienne à Pilsen, que je viens de faire, et que je reprends maintenant pour retourner là-bas.

– Où, là-bas? à Vienne?

– Oui, à Vienne; est-ce que vous y allez aussi?»

Consuelo, incertaine si elle accepterait ce compagnon de voyage, ou si elle l’éviterait, feignit d’être distraite pour ne pas répondre tout de suite.

Bah! qu’est-ce que je dis? reprit le jeune homme. Une belle demoiselle comme vous n’irait pas comme cela toute seule à Vienne. Cependant vous êtes en voyage; car vous avez un paquet comme moi, et vous êtes à pied comme moi!»

Consuelo, décidée à éluder ses questions jusqu’à ce qu’elle vît à quel point elle pouvait se fier à lui, prit le parti de répondre à une interrogation par une autre.

Est-ce que vous êtes de Pilsen? lui demanda-t-elle.

– Non, répondit l’enfant qui n’avait aucun instinct ni aucun motif de méfiance; je suis de Rohrau en Hongrie; mon père y est charron de son métier.

– Et comment voyagez-vous si loin de chez vous? Vous ne suivez donc pas l’état de votre père?

– Oui et non. Mon père est charron, et je ne le suis pas; mais il est en même temps musicien, et j’aspire à l’être.

– Musicien? Bravo! c’est un bel état!

– C’est peut-être le vôtre aussi?

– Vous n’alliez pourtant pas étudier la musique à Pilsen, qu’on dit être une triste ville de guerre?

– Oh, non! J’ai été chargé d’une commission pour cet endroit-là, et je m’en retourne à Vienne pour tâcher d’y gagner ma vie, tout en continuant mes études musicales.

– Quelle partie avez-vous embrassée? la musique vocale ou instrumentale?

– L’une et l’autre jusqu’à présent. J’ai une assez bonne voix; et tenez, j’ai là un pauvre petit violon sur lequel je me fais comprendre. Mais mon ambition est grande, et je voudrais aller plus loin que tout cela.

– Composer, peut-être?

– Vous l’avez dit. Je n’ai dans la tête que cette maudite composition. Je vais vous montrer que j’ai encore dans mon sac un bon compagnon de voyage; c’est un gros livre que j’ai coupé par morceaux, afin de pouvoir en emporter quelques fragments en courant le pays; et quand je suis fatigué de marcher, je m’assieds dans un coin et j’étudie un peu; cela me repose.

– C’est fort bien vu. Je parie que c’est le Gradus ad Parnassum de Fuchs?

– Précisément. Ah! je vois bien que vous vous y connaissez, et je suis sûr à présent que vous êtes musicienne, vous aussi. Tout à l’heure, pendant que vous dormiez, je vous regardais, et je me disais: Voilà une figure qui n’est pas allemande; c’est une figure méridionale, italienne peut-être; et qui plus est, c’est une figure d’artiste! Aussi vous m’avez fait bien plaisir en me demandant de mon pain; et je vois maintenant que vous avez l’accent étranger, quoique vous parliez l’allemand on ne peut mieux.

– Vous pourriez vous y tromper. Vous n’avez pas non plus la figure allemande, vous avez le teint d’un Italien, et cependant…

– Oh! vous êtes bien honnête, mademoiselle. J’ai le teint d’un Africain, et mes camarades de chœur de Saint-Étienne avaient coutume de m’appeler le Maure. Mais pour en revenir à ce que je disais, quand je vous ai trouvée là dormant toute seule au milieu du bois, j’ai été un peu étonné. Et puis je me suis fait mille idées sur vous: c’est peut-être, pensais-je, ma bonne étoile qui m’a conduit ici pour y rencontrer une bonne âme qui peut m’être secourable. Enfin… vous dirai-je tout?

– Dites sans rien craindre.

– Vous voyant trop bien habillée et trop blanche de visage pour une pauvre coureuse de chemins, voyant cependant que vous aviez un paquet, je me suis imaginé que vous deviez être quelque personne attachée à une autre personne étrangère… et artiste! Oh! une grande artiste, celle-là, que je cherche à voir, et dont la protection serait mon salut et ma joie. Voyons, mademoiselle, avouez-moi la vérité! Vous êtes de quelque château voisin, et vous alliez ou vous veniez de faire quelque commission aux environs? Et vous connaissez certainement, oh, oui! vous devez connaître le château des Géants.

– Riesenburg? Vous allez à Riesenburg?

– Je cherche à y aller, du moins; car je me suis si bien égaré dans ce maudit bois, malgré les indications qu’on m’avait données à Klatau, que je ne sais si j’en sortirai. Heureusement vous connaissez Riesenburg, et vous aurez la bonté de me dire si j’en suis encore bien loin.

 

– Mais que voulez-vous aller faire, à Riesenburg?

– Je veux aller voir la Porporina.

– En vérité!»

Et Consuelo, craignant de se trahir devant un voyageur qui pourrait parler d’elle au château des Géants, se reprit pour demander d’un air indifférent:

Et qu’est-ce que cette Porporina, s’il vous plaît?

– Vous ne le savez pas? Hélas! je vois bien que vous êtes tout à fait étrangère en ce pays. Mais, puisque vous êtes musicienne et que vous connaissez le nom de Fuchs, vous connaissez bien sans doute celui du Porpora?

– Et vous, vous connaissez le Porpora?

– Pas encore, et c’est parce que je voudrais le connaître que je cherche à obtenir la protection de son élève fameuse et chérie, la signora Porporina.

– Contez-moi donc comment cette idée vous est venue. Je pourrai peut-être chercher avec vous à approcher de ce château et de cette Porporina.

– Je vais vous conter toute mon histoire. Je suis, comme je vous l’ai dit, fils d’un brave charron, et natif d’un petit bourg aux confins de l’Autriche et de la Hongrie. Mon père est sacristain et organiste de son village; ma mère, qui a été cuisinière chez le seigneur de notre endroit, a une belle voix; et mon père, pour se reposer de son travail, l’accompagnait le soir sur la harpe. Le goût de la musique m’est venu ainsi tout naturellement, et je me rappelle que mon plus grand plaisir, quand j’étais tout petit enfant, c’était de faire ma partie dans nos concerts de famille sur un morceau de bois que je raclais avec un bout de latte, me figurant que je tenais un violon et un archet dans mes mains et que j’en tirais des sons magnifiques. Oh, oui! il me semble encore que mes chères bûches n’étaient pas muettes, et qu’une voix divine, que les autres n’entendaient pas, s’exhalait autour de moi et m’enivrait des plus célestes mélodies.

Notre cousin Franck, maître d’école à Haimburg, vint nous voir, un jour que je jouais ainsi de mon violon imaginaire, et s’amusa de l’espèce d’extase où j’étais plongé. Il prétendit que c’était le présage d’un talent prodigieux, et il m’emmena à Haimburg, où, pendant trois ans, il me donna une bien rude éducation musicale, je vous assure! Quels beaux points d’orgue, avec traits et fioritures, il exécutait avec son bâton à marquer la mesure, sur mes doigts et sur mes oreilles! Cependant je ne me rebutais pas. J’apprenais à lire, à écrire; j’avais un violon véritable, dont j’apprenais aussi l’usage élémentaire, ainsi que les premiers principes du chant, et ceux de la langue latine. Je faisais d’aussi rapides progrès qu’il m’était possible avec un maître aussi peu endurant que mon cousin Franck.

J’avais environ huit ans, lorsque le hasard, ou plutôt la Providence, à laquelle j’ai toujours cru en bon chrétien, amena chez mon cousin M. Reuter, le maître de chapelle de la cathédrale de Vienne. On me présenta à lui comme une petite merveille, et lorsque j’eus déchiffré facilement un morceau à première vue, il me prit en amitié, m’emmena à Vienne, et me fit entrer à Saint-Étienne comme enfant de chœur.

Nous n’avions là que deux heures de travail par jour; et, le reste du temps, abandonnés à nous-mêmes, nous pouvions vagabonder en liberté. Mais la passion de la musique étouffait en moi les goûts dissipés et la paresse de l’enfance. Occupé à jouer sur la place avec mes camarades, à peine entendais-je les sons de l’orgue, que je quittais tout pour rentrer dans l’église, et me délecter à écouter les chants et l’harmonie. Je m’oubliais le soir dans la rue, sous les fenêtres d’où partaient les bruits entrecoupés d’un concert, ou seulement les sons d’une voix agréable; j’étais curieux, j’étais avide de connaître et de comprendre tout ce qui frappait mon oreille. Je voulais surtout composer. À treize ans, sans connaître aucune des règles, j’osai bien écrire une messe dont je montrai la partition à notre maître Reuter. Il se moqua de moi, et me conseilla d’apprendre avant de créer. Cela lui était bien facile à dire. Je n’avais pas le moyen de payer un maître, et mes parents étaient trop pauvres pour m’envoyer l’argent nécessaire à la fois à mon entretien et à mon éducation. Enfin, je reçus d’eux un jour six florins, avec lesquels j’achetai le livre que vous voyez, et celui de Mattheson; je me mis à les étudier avec ardeur, et j’y pris un plaisir extrême. Ma voix progressait et passait pour la plus belle du chœur. Au milieu des doutes et des incertitudes de l’ignorance que je m’efforçais de dissiper, je sentais bien mon cerveau se développer, et des idées éclore en moi; mais j’approchais avec effroi de l’âge où il faudrait, conformément aux règlements de la chapelle, sortir de la maîtrise, et me voyant sans ressources, sans protection, et sans maîtres, je me demandais si ces huit années de travail à la cathédrale n’allaient pas être mes dernières études, et s’il ne faudrait pas retourner chez mes parents pour y apprendre l’état de charron. Pour comble de chagrin, je voyais bien que maître Reuter, au lieu de s’intéresser à moi, ne me traitait plus qu’avec dureté, et ne songeait qu’à hâter le moment fatal de mon renvoi. J’ignore les causes de cette antipathie, que je n’ai méritée en rien. Quelques-uns de mes camarades avaient la légèreté de me dire qu’il était jaloux de moi, parce qu’il trouvait dans mes essais de composition une sorte de révélation du génie musical, et qu’il avait coutume de haïr et de décourager les jeunes gens chez lesquels il découvrait un élan supérieur au sien propre. Je suis loin d’accepter cette vaniteuse interprétation de ma disgrâce; mais je crois bien que j’avais commis une faute en lui montrant mes essais. Il me prit pour un ambitieux sans cervelle et un présomptueux impertinent.

– Et puis, dit Consuelo en interrompant le narrateur, les vieux précepteurs n’aiment pas les élèves qui ont l’air de comprendre plus vite qu’ils n’enseignent. Mais dites-moi votre nom, mon enfant.

– Je m’appelle Joseph.

– Joseph qui?

– Joseph Haydn.

– Je veux me rappeler ce nom, afin de savoir un jour, si vous devenez quelque chose, à quoi m’en tenir sur l’aversion de votre maître, et sur l’intérêt que m’inspire votre histoire. Continuez-la, je vous prie.»

Le jeune Haydn reprit en ces termes, tandis que Consuelo, frappée du rapport de leurs destinées de pauvres et d’artistes, regardait attentivement la physionomie de l’enfant de chœur. Cette figure chétive et bilieuse prenait, dans l’épanchement du récit, une singulière animation. Ses yeux bleus pétillaient d’une finesse à la fois maligne et bienveillante, et rien dans sa manière d’être et de dire n’annonçait un esprit ordinaire.

LXV. Quoi qu’il en soit des causes de l’antipathie de maître Reuter…

Quoi qu’il en soit des causes de l’antipathie de maître Reuter, il me la témoigna bien durement, et pour une faute bien légère. J’avais des ciseaux neufs, et, comme un véritable écolier, je les essayais sur tout ce qui me tombait sous la main. Un de mes camarades ayant le dos tourné, et sa longue queue, dont il était très vain, venant toujours à balayer les caractères que je traçais avec de la craie sur mon ardoise, j’eus une idée rapide, fatale! ce fut l’affaire d’un instant. Crac! voilà mes ciseaux ouverts, voilà la queue par terre. Le maître suivait tous mes mouvements de son œil de vautour. Avant que mon pauvre camarade se fût aperçu de la perte douloureuse qu’il venait de faire, j’étais déjà réprimandé, noté d’infamie, et renvoyé sans autre forme de procès.

Je sortis de maîtrise au mois de novembre de l’année dernière, à sept heures du soir, et me trouvai sur la place, sans argent et sans autre vêtement que les méchants habits que j’avais sur le corps. J’eus un moment de désespoir. Je m’imaginai, en me voyant grondé et chassé avec tant de colère et de scandale, que j’avais commis une faute énorme. Je me mis à pleurer de toute mon âme cette mèche de cheveux et ce bout de ruban tombés sous mes fatals ciseaux. Mon camarade, dont j’avais ainsi déshonoré le chef, passa auprès de moi en pleurant aussi. Jamais on n’a répandu tant de larmes, jamais on n’a éprouvé tant de regrets et de remords pour une queue à la prussienne. J’eus envie d’aller me jeter dans ses bras, à ses pieds! Je ne l’osai pas, et je cachai ma honte dans l’ombre. Peut-être le pauvre garçon pleurait-il ma disgrâce encore plus que sa chevelure.

Je passai la nuit sur le pavé; et, comme je soupirais, le lendemain matin, en songeant à la nécessité et à l’impossibilité de déjeuner, je fus abordé par Keller, le perruquier de la maîtrise de Saint-Étienne. Il venait de coiffer maître Reuter, et celui-ci, toujours furieux contre moi, ne lui avait parlé que de la terrible aventure de la queue coupée. Aussi le facétieux Keller, en apercevant ma piteuse figure, partit d’un grand éclat de rire, et m’accabla de ses sarcasmes. “Oui-da! me cria-t-il d’aussi loin qu’il me vit, voilà donc le fléau des perruquiers, l’ennemi général et particulier de tous ceux qui, comme moi, font profession d’entretenir la beauté de la chevelure! Hé! mon petit bourreau des queues, mon bon saccageur de toupets! venez ici un peu que je coupe tous vos beaux cheveux noirs, pour remplacer toutes les queues qui tomberont sous vos coups!” J’étais désespéré, furieux. Je cachai mon visage dans mes mains, et, me croyant l’objet de la vindicte publique, j’allais m’enfuir, lorsque le bon Keller m’arrêtant: “Où allez-vous ainsi, petit malheureux? me dit-il d’une voix adoucie; Qu’allez-vous devenir sans pain, sans amis, sans vêtements, et avec un pareil crime sur la conscience? Allons, j’ai pitié de vous, surtout à cause de votre belle voix, que j’ai pris si souvent plaisir à entendre à la cathédrale: venez chez moi. Je n’ai pour moi, ma femme et mes enfants, qu’une chambre au cinquième étage. C’est encore plus qu’il ne nous en faut, car la mansarde que je loue au sixième n’est pas occupée. Vous vous en accommoderez, et vous mangerez avec nous jusqu’à ce que vous ayez trouvé de l’ouvrage; à condition toutefois que vous respecterez les cheveux de mes clients, et que vous n’essaierez pas vos grands ciseaux sur mes perruques.”

Je suivis mon généreux Keller, mon sauveur, mon père! Outre le logement et la table, il eut la bonté, tout pauvre artisan qu’il était lui-même, de m’avancer quelque argent afin que je pusse continuer mes études. Je louai un mauvais clavecin tout rongé des vers; et, réfugié dans mon galetas avec mon Fuchs et mon Mattheson, je me livrai sans contrainte à mon ardeur pour la composition. C’est de ce moment que je puis me considérer comme le protégé de la Providence. Les six premières sonates d’Emmanuel Bach ont fait mes délices pendant tout cet hiver, et je crois les avoir bien comprises. En même temps, le ciel, récompensant mon zèle et ma persévérance, a permis que je trouvasse un peu d’occupation pour vivre et m’acquitter envers mon cher hôte. J’ai joué de l’orgue tous les dimanches à la chapelle du comte de Haugwitz, après avoir fait le matin ma partie de premier violon à l’église des Pères de la Miséricorde. En outre, j’ai trouvé deux protecteurs. L’un est un abbé qui fait beaucoup de vers italiens, très beaux à ce qu’on assure, et qui est fort bien vu de Sa Majesté l’impératrice-reine. On l’appelle M. de Metastasio; et comme il demeure dans la même maison que Keller et moi, je donne des leçons à une jeune personne qu’on dit être sa nièce. Mon autre protecteur est Mgr l’ambassadeur de Venise.

– Il signor Corner? demanda Consuelo vivement.

– Ah! vous le connaissez? reprit Haydn; c’est M. l’abbé de Metastasio qui m’a introduit dans cette maison. Mes petits talents y ont plu, et son excellence m’a promis de me faire avoir des leçons de maître Porpora, qui est en ce moment aux bains de Manensdorf avec madame Wilhelmine, la femme ou la maîtresse de son excellence. Cette promesse m’avait comblé de joie; devenir l’élève d’un aussi grand professeur, du premier maître de chant de l’univers! Apprendre la composition, les principes purs et corrects de l’art italien! Je me regardais comme sauvé, je bénissais mon étoile, je me croyais déjà un grand maître moi-même. Mais, hélas! malgré les bonnes intentions de son excellence, sa promesse n’a pas été aussi facile à réaliser que je m’en flattais; et si je ne trouve une recommandation plus puissante auprès du Porpora, je crains bien de ne jamais approcher seulement de sa personne. On dit que cet illustre maître est d’un caractère bizarre; et qu’autant il se montre attentif, généreux et dévoué à certains élèves, autant il est capricieux et cruel pour certains autres. Il paraît que maître Reuter n’est rien au prix du Porpora, et je tremble à la seule idée de le voir. Cependant, quoiqu’il ait commencé par refuser net les propositions de l’ambassadeur à mon sujet, et qu’il ait signifié ne vouloir plus faire d’élèves, comme je sais que monseigneur Corner insistera, j’espère encore, et je suis déterminé à subir patiemment les plus cruelles mortifications, pourvu qu’il m’enseigne quelque chose en me grondant.

 

– Vous avez formé là, dit Consuelo, une salutaire résolution. On ne vous a pas exagéré les manières brusques et l’aspect terrible de ce grand maître. Mais vous avez raison d’espérer; car si vous avez de la patience, une soumission aveugle, et les véritables dispositions musicales que je pressens en vous, si vous ne perdez pas la tête au milieu des premières bourrasques, et que vous réussissiez à lui montrer de l’intelligence et de la rapidité de jugement, au bout de trois ou quatre leçons, je vous promets qu’il sera pour vous le plus doux et le plus consciencieux des maîtres. Peut-être même, si votre cœur répond, comme je le crois, à votre esprit, Porpora deviendra pour vous un ami solide, un père équitable et bienfaisant.

– Oh! vous me comblez de joie. Je vois bien que vous le connaissez, et vous devez aussi connaître sa fameuse élève, la nouvelle comtesse de Rudolstadt… la Porporina…

– Mais où avez-vous donc entendu parler de cette Porporina, et qu’attendez-vous d’elle?

– J’attends d’elle une lettre pour le Porpora, et sa protection active auprès de lui, quand elle viendra à Vienne; car elle va y venir sans doute après son mariage avec le riche seigneur de Riesenburg.

– D’où savez-vous ce mariage?

– Par le plus grand hasard du monde. Il faut vous dire que, le mois dernier, mon ami Keller apprit qu’un parent qu’il avait à Pilsen venait de mourir, lui laissant un peu de bien. Keller n’avait ni le temps ni le moyen de faire le voyage, et n’osait s’y déterminer, dans la crainte que la succession ne valût pas les frais de son déplacement et la perte de son temps. Je venais de recevoir quelque argent de mon travail. Je lui ai offert de faire le voyage, et de prendre en main ses intérêts. J’ai donc été à Pilsen; et, dans une semaine que j’y ai passée, j’ai eu la satisfaction de voir réaliser l’héritage de Keller. C’est peu de chose sans doute, mais ce peu n’est pas à dédaigner pour lui; et je lui rapporte les titres d’une petite propriété qu’il pourra faire vendre ou exploiter selon qu’il le jugera à propos. En revenant de Pilsen, je me suis trouvé hier soir dans un endroit qu’on appelle Klatau, et où j’ai passé la nuit. Il y avait eu un marché dans la journée, et l’auberge était pleine de monde. J’étais assis auprès d’une table où mangeait un gros homme, qu’on traitait de docteur Wetzelius, et qui est bien le plus grand gourmand et le plus grand bavard que j’aie jamais rencontré. “Savez-vous la nouvelle? disait-il à ses voisins: le comte Albert de Rudolstadt, celui qui est fou, archi-fou, et quasi enragé, épouse la maîtresse de musique de sa cousine, une aventurière, une mendiante, qui a été, dit-on, comédienne en Italie, et qui s’est fait enlever par le vieux musicien Porpora, lequel s’en est dégoûté et l’a envoyée faire ses couches à Riesenburg. On a tenu l’événement fort secret; et d’abord, comme on ne comprenait rien à la maladie et aux convulsions de la demoiselle que l’on croyait très vertueuse, on m’a fait appeler comme pour une fièvre putride et maligne. Mais à peine avais-je tâté le pouls de la malade, que le comte Albert, qui savait sans doute à quoi s’en tenir sur cette vertu-là, m’a repoussé en se jetant sur moi comme un furieux, et n’a pas souffert que je rentrasse dans l’appartement. Tout s’est passé fort secrètement. Je crois que la vieille chanoinesse a fait l’office de sage-femme; la pauvre dame ne s’était jamais vue à pareille fête. L’enfant a disparu. Mais ce qu’il y a d’admirable, c’est que le jeune comte, qui, vous le savez tous, ne connaît pas la mesure du temps, et prend les mois pour des années, s’est imaginé être le père de cet enfant-là, et a parlé si énergiquement à sa famille, que, plutôt que de le voir retomber dans ses accès de fureur, on a consenti à ce beau mariage.”

– Oh! c’est horrible, c’est infâme! s’écria Consuelo hors d’elle-même; c’est un tissu d’abominables calomnies et d’absurdités révoltantes!

– Ne croyez pas que j’y aie ajouté foi un instant, repartit Joseph Haydn; la figure de ce vieux docteur était aussi sotte que méchante, et, avant qu’on l’eût démenti, j’étais déjà sûr qu’il ne débitait que des faussetés et des folies. Mais à peine avait-il achevé son conte, que cinq ou six jeunes gens qui l’entouraient ont pris le parti de la jeune personne; et c’est ainsi que j’ai appris la vérité. C’était à qui louerait la beauté, la grâce, la pudeur, l’esprit et l’incomparable talent de la Porporina. Tous approuvaient la passion du comte Albert pour elle, enviaient son bonheur, et admiraient le vieux comte d’avoir consenti à cette union. Le docteur Wetzelius a été traité de radoteur et d’insensé; et comme on parlait de la grande estime de maître Porpora pour une élève à laquelle il a voulu donner son nom, je me suis mis dans la tête d’aller à Riesenburg, de me jeter aux pieds de la future ou peut-être de la nouvelle comtesse (car on dit que le mariage a été déjà célébré, mais qu’on le tient encore secret pour ne pas indisposer la cour), et de lui raconter mon histoire, pour obtenir d’elle la faveur de devenir l’élève de son illustre maître.»

Consuelo resta quelques instants pensive; les dernières paroles de Joseph à propos de la cour l’avaient frappée. Mais revenant bientôt à lui:

Mon enfant, lui dit-elle, n’allez point à Riesenburg, vous n’y trouveriez pas la Porporina. Elle n’est point mariée avec le comte de Rudolstadt, et rien n’est moins assuré que ce mariage-là. Il en a été question, il est vrai, et je crois que les fiancés étaient dignes l’un de l’autre; mais la Porporina, quoiqu’elle eût pour le comte Albert une amitié solide, une estime profonde et un respect sans bornes, n’a pas crû devoir se décider légèrement à une chose aussi sérieuse. Elle a pesé, d’une part, le tort qu’elle ferait à cette illustre famille, en lui faisant perdre les bonnes grâces et peut-être la protection de l’impératrice, en même temps que l’estime des autres seigneurs et la considération de tout le pays; de l’autre, le mal qu’elle se ferait à elle-même, en renonçant à exercer l’art divin qu’elle avait étudié avec passion et embrassé avec courage. Elle s’est dit que le sacrifice était grand de part et d’autre, et qu’avant de s’y jeter tête baissée, elle devait consulter le Porpora, et donner au jeune comte le temps de savoir si sa passion résisterait à l’absence; de sorte qu’elle est partie pour Vienne à l’improviste, à pied, sans guide et presque sans argent, mais avec l’espérance de rendre le repos et la raison à celui qui l’aime, et n’emportant, de toutes les richesses qui lui étaient offertes, que le témoignage de sa conscience et la fierté de sa condition d’artiste.

– Oh! c’est une véritable artiste, en effet! c’est une forte tête et une âme noble, si elle a agi ainsi! s’écria Joseph en fixant ses yeux brillants sur Consuelo; et si je ne me trompe pas, c’est à elle que je parle, c’est devant elle que je me prosterne.

– C’est elle qui vous tend la main et qui vous offre son amitié, ses conseils et son appui auprès du Porpora; car nous allons faire route ensemble, à ce que je vois; et si Dieu nous protège, comme il nous a protégés jusqu’ici l’un et l’autre, comme il protège tous ceux qui ne se reposent qu’en lui, nous serons bientôt à Vienne, et nous prendrons les leçons du même maître.

– Dieu soit loué! s’écria Haydn en pleurant de joie, et en levant les bras au ciel avec enthousiasme; je devinais bien, en vous regardant dormir, qu’il y avait en vous quelque chose de surnaturel, et que ma vie, mon avenir, étaient entre vos mains.»