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Monsieur de Camors — Complet

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Le lendemain dans l'après-midi, Camors revint de sa promenade au Bois par l'avenue Maillot. Madame Lescande travaillait par hasard sur son balcon, et lui rendit son salut par-dessus sa tapisserie. Il remarqua qu'elle saluait bien, par un léger plongeon suivi d'un petit coup d'épaules distingué.

Quand il vint lui faire visite, deux ou trois jours après, comme c'était son devoir, il avait réfléchi; il fut résolument glacial, et ne parla à madame Lescande que des vertus de son mari. Cela fut d'un effet malheureux, car la jeune femme, qui avait réfléchi de son côté, dont l'honnêteté était éveillée, et qu'une poursuite insolente n'eût pas manqué d'effaroucher, se rassura; elle s'abandonna sans défiance au plaisir et à la fierté de voir et de faire voir dans son salon une des principales étoiles du ciel de ses rêves.

On était alors en mai, et il y avait des courses à la Marche le dimanche suivant. Camors y devait courir de sa personne. Madame Mursois et sa fille y entraînèrent Lescande. Camors combla leurs vœux en les faisant pénétrer dans l'enceinte du pesage. Il les promena en outre devant les tribunes. Madame Mursois, à laquelle il donnait le bras et qui n'avait jamais eu l'avantage d'être menée en public par un cavalier revêtu d'une casaque orange et chaussé de bottes à revers, madame Mursois nageait dans l'azur. Lescande et sa femme la suivaient en partageant son délire.

Ces agréables relations continuèrent pendant quelques semaines sans paraître changer de caractère. Un jour, Camors venait s'asseoir auprès de ces dames devant le palais de l'Exposition, et achevait de les initier aux élégances qui défilaient sous leurs yeux. Un soir, il entrait dans leur loge, daignait y séjourner pendant un acte ou deux, et rectifiait leurs notions encore incomplètes sur les mœurs du corps de ballet. Dans ces diverses rencontres, le jeune homme affectait à l'égard de madame Lescande le langage d'une bonne intimité fraternelle, peut-être parce qu'il persistait sincèrement dans ses résolutions délicates, peut-être parce qu'il n'ignorait pas que tout chemin mène à Rome, et celui-là aussi sûrement qu'un autre. Madame Lescande cependant se rassurait de plus en plus, et, voyant quelle n'avait pas à se défendre comme elle l'avait d'abord appréhendé, elle crut pouvoir se permettre une légère offensive. Aucune femme n'est flattée qu'on l'aime comme une sœur. Camors, un peu inquiet de la tournure que prenaient les choses, fit quelques efforts pour en arrêter le cours; mais les hommes exercés à l'escrime ont beau vouloir ménager leur adversaire, l'habitude est plus forte, ils ripostent malgré eux. De plus, il commençait à s'éprendre sérieusement de madame Lescande et de sa mine de jeune chatte à la fois fine et naïve, curieuse et effrayée, provocante et craintive, bref charmante.

Ce fut dans la soirée même où M. de Camors le père rentra chez lui pour se tuer que son fils, passant dans l'avenue Maillot, fut arrêté par Lescande sur le seuil de la villa.

— Mon ami, lui dit Lescande, puisque te voilà, fais-moi un grand plaisir: une dépêche me mande à Melun; je suis forcé de partir à la minute. Reste à dîner avec ces dames. Elles sont toutes tristes. Je ne sais ce qu'a ma femme: elle a pleuré toute la journée sur sa tapisserie. Ma belle-mère a la migraine. Ta présence va les remonter. Voyons, je t'en prie.

Camors opposa quelques objections, puis il se rendit. Il renvoya son cheval. Son ami le présenta aux deux femmes que l'arrivée de ce convive inattendu parut, en effet, ranimer un peu. Lescande monta ensuite en voilure et partit, après avoir reçu de sa femme une caresse plus expansive qu'à l'ordinaire.

Le dîner fut gai. Il y avait dans l'air comme une odeur de poudre et de danger dont madame Lescande et Camors ressentaient secrètement l'excitante influence. Leur animation, encore innocente, se plut à ces riantes escarmouches, à ces brillants combats de barrières qui précèdent les mêlées sinistres.

Vers neuf heures, la migraine de madame Mursois, grâce peut-être à la fumée du cigare qu'on avait permis à Camors, redoubla cruellement. Elle n'y put tenir, et annonça qu'elle était forcée de gagner sa chambre. Camors voulait se retirer; mais sa voiture n'était pas arrivée, et madame Mursois insista pour qu'il attendît.

— Ma fille, ajouta-t-elle, va vous jouer du piano jusque-là.

La jeune femme, demeurée seule avec son hôte, se mit en effet devant son piano.

— Qu'est-ce que vous voulez que je vous joue? dit-elle d'une voix remarquablement brève.

— Mon Dieu!.. une valse.

La valse terminée, il y eut un silence. Pour le rompre, elle se leva, et, frottant ses mains l'une contre l'autre lentement, avec embarras:

— Il me semble qu'il y a de l'orage, dit-elle. Ne croyez-vous pas?

Elle s'approcha de la fenêtre et sortit sur le balcon, où Camors la suivit. Le ciel était pur. En face d'eux s'étendait la lisière sombre du Bois: quelques rayons de lune dormaient sur les pelouses. Leurs mains flottantes se rencontrèrent, et pendant un moment ne se quittèrent pas.

— Juliette! dit le jeune homme d'une voix émue et basse.

Elle tressaillit, repoussa la main de Camors et rentra dans le salon.

— Je vous en prie, dit-elle, allez-vous-en.

Et elle s'assit brusquement sur sa causeuse en faisant de la main un signe impérieux auquel Camors n'obéit pas.

Les chutes des honnêtes femmes sont souvent d'une rapidité qui stupéfie.

Peu d'instants après, la jeune madame Lescande s'éveillait de son ivresse aussi parfaitement perdue qu'une femme peut l'être.

Ce réveil ne fut pas doux. Elle mesura du premier coup d'œil l'abîme sans fond, sans issue, où elle était si soudainement tombée; son mari, sa mère, son enfant, tourbillonnèrent dans le chaos de son cerveau comme des spectres. Elle passa sa main sur son front deux ou trois fois en disant: «Mon Dieu!..» Puis elle se souleva, et regarda vaguement autour d'elle, comme si elle eût cherché une lueur, un espoir, un refuge. Rien. Sentant la détresse profonde de l'irréparable, sa pauvre âme se rejeta tout entière sur son amant; elle attacha sur lui ses yeux humides.

— Comme vous devez me mépriser! dit-elle.

Camors, à demi agenouillé sur le tapis, haussa doucement les épaules en signe de dénégation, et lui baisa la main avec une courtoisie distraite.

— N'est-ce pas? reprit-elle d'un accent suppliant. Dites!

Il eut un sourire étrange et cruel.

— N'insistez pas, dit-il, je vous en prie.

— Pourquoi?.. C'est donc vrai alors... vous me méprisez?

Il se dressa brusquement debout devant elle, et, la regardant en face:

— Pardieu! dit-il.

À ce mot effroyable, la jeune femme ne répondit rien. Un cri s'étrangla dans sa gorge. Son œil s'ouvrit démesurément, comme dilaté par le contact de quelque poison.

Camors marcha dans le salon, puis il revint vers elle.

— Vous me trouvez odieux, dit-il d'un ton bref et violent, et je le suis en effet; mais peu m'importe. Il ne s'agit pas de moi. Après vous avoir fait beaucoup de mal, il y a un service — un seul — que je puis vous rendre, et je vous le rends. Je vous dis la vérité! Les femmes qui tombent, sachez-le bien, n'ont pas de juges plus sévères que leurs complices. Ainsi, moi... que voulez-vous que je pense de vous? Je connais votre mari depuis son enfance... pour son malheur et pour ma honte! Il n'y a pas une goutte de sang dans ses veines qui ne vous soit dévouée... il n'y a pas une fatigue de ses jours, pas une veille de ses nuits qui ne vous appartienne; tout votre bien-être est fait de ses sacrifices... toutes vos joies sont le fruit de ses peines! Voilà ce qu'il est pour vous!.. Moi, vous avez vu mon nom dans un journal, vous m'avez vu passer à cheval sous votre fenêtre... rien de plus... et c'est assez... et vous me livrez en une minute toute sa vie avec la vôtre, tout son bonheur, tout son honneur avec le vôtre! Eh bien, tout fainéant... tout libertin de mon espèce qui abusera comme moi de votre vanité et de votre faiblesse, et qui vous dira ensuite qu'il vous estime, mentira! Et si vous pensez qu'au moins il vous aimera, vous vous trompez encore... Nous haïssons vite des liens qui nous font des devoirs où nous ne cherchons que du plaisir; notre premier souci, dès qu'ils sont formés, est de les rompre... Et puis enfin, madame, voulez-vous tout savoir? Les femmes comme vous ne sont pas faites pour des amours pervers comme les nôtres... leur charme est dans l'honnêteté, et, en la perdant, elles perdent tout... Les honnêtes femmes sont gauches à nos ivresses malsaines... leurs transports sont puérils... leur désordre même est ridicule... et c'est pour elles un bonheur rare que de rencontrer à leur première faute un misérable comme moi qui le leur dise!.. Maintenant, tâchez de m'oublier... Adieu!

Et, se dirigeant à pas rapides vers la porte du salon, M. de Camors sortit.

Madame Lescande l'avait écouté, immobile et blanche comme du marbre; quand il eut disparu, elle demeura dans la même attitude mortuaire, l'œil fixe, les bras inertes, souhaitant au fond de l'âme que la mort s'y trompât et la saisît. Au bout de quelques minutes, un bruit singulier, qui semblait venir de la pièce voisine, frappa ses oreilles: on eût dit le hoquet convulsif d'un rire violent et étouffé. Les imaginations les plus bizarres et les plus terribles se pressèrent dans l'esprit de la malheureuse femme: l'idée à laquelle elle s'attacha fut que son mari était revenu secrètement, qu'il savait tout, et que le rire qu'elle entendait était celui d'un fou. Sentant elle-même sa tête s'égarer, elle s'élança de la causeuse, courut à la porte et l'ouvrit. La pièce voisine était la salle à manger, faiblement éclairée par une lampe suspendue. Elle y vit Camors à demi couché sur le parquet, sanglotant follement, et battant du front les barres d'une chaise qu'il étreignait de ses bras désespérés.

 

Elle ne trouva pas une parole à lui dire. Elle s'assit près de lui, laissa son cœur éclater, et pleura silencieusement. Il se traîna jusqu'à elle, prit le bas de sa robe qu'il couvrit de baisers, et, dès que sa poitrine soulevée et ses lèvres tremblantes lui permirent d'articuler un mot:

— Ah! cria-t-il, pardon! pardon!.. pardon!

Ce fut tout. Il se releva et partit. Elle entendit l'instant d'après le roulement de la voiture qui s'éloignait.

S'il suffisait de n'avoir plus de principes pour n'avoir plus de remords, les Français des deux sexes seraient généralement plus heureux qu'ils ne le sont; mais, par une inconséquence fâcheuse, il arrive tous les jours qu'une jeune femme qui ne croit pas à grand'chose, comme madame Lescande, et qu'un jeune homme qui ne croit à rien, comme M. de Camors, ne peuvent se donner le plaisir de quelque indépendance morale sans en souffrir ensuite cruellement. Mille vieux préjugés que l'on croyait bien enterrés se redressent soudain dans la conscience, et ces morts vous tuent.

Louis de Camors cependant descendait vers Paris aux grandes allures de son trotteur Fitz-Aymon (par Black-Prince et Anna-Bell), éveillant sur son chemin, par l'élégance de sa personne et de son attelage, des sentiments d'envie qui se seraient changés en pitié, si les plaies de l'âme étaient visibles. L'amer ennui, le découragement de la vie, le dégoût de soi n'étaient pas pour ce jeune homme des impressions nouvelles; mais jamais il ne les avait éprouvées avec une intensité aussi aiguë, aussi poignante qu'à cette heure maudite où il fuyait à la hâte le foyer déshonoré du vieux Lescande. Jamais aucun trait de sa vie ne lui avait éclairé d'un pareil jet de lumière la profondeur de sa déchéance morale. En infligeant ce vulgaire affront à cet ami des jours purs, à ce cher confident des généreuses pensées et des fières ambitions de sa jeunesse, c'était l'honnêteté même, il le sentait, qu'il avait mise sous ses pieds. Comme Macbeth, il n'avait pas tué seulement un homme endormi, il avait tué le sommeil.

À l'angle de la rue Royale et du boulevard, ces réflexions lui parurent tellement insupportables, qu'il pensa successivement à se faire trappiste, à se faire soldat, et à se griser. Il s'arrêta à ce dernier parti. Le hasard le servit à souhait dans ce dessein. Comme il mettait pied à terre devant la porte de son cercle, il se trouva face à face avec un jeune homme maigre et pâle qui lui tendit la main en souriant; il reconnut le prince d'Errol:

— Tiens, c'est vous, mon prince? Je vous croyais au Caire!

— J'en arrive ce matin.

— Ah!.. Eh bien, ça va-t-il mieux, votre poitrine?

— Peuh!

— Bah! vous avez bonne mine... Et le Caire, est-ce drôle?

— Peuh! pas trop!.. Ah çà! dites-moi, Camors, c'est véritablement Dieu qui vous envoie!

— Croyez-vous, mon prince? Pourquoi donc ça?

— Parce que... je vais vous dire cela tout à l'heure... mais auparavant narrez-moi donc votre affaire.

— Quelle affaire?

— Votre duel pour Sarah.

— C'est-à-dire contre Sarah?

— Qu'est-ce qui s'est donc passé?.. J'ai su cela très vaguement, moi, là-bas.

— Mon Dieu! mon cher ami, c'était une bonne action que j'avais voulu faire, et, suivant l'usage, j'en ai été puni... J'avais entendu conter que cet imbécile de la Brède empruntait de l'argent à une petite sœur qu'il a pour le répandre aux pieds énormes de Sarah... Cela m'était fort égal, vous pouvez croire... mais enfin cela m'agaçait... Je ne pus m'empêcher de lui dire un jour au cercle: «Vous avez pourtant joliment tort, la Brède, de vous ruiner et surtout de ruiner mademoiselle votre sœur pour un escargot aussi peu sympathique que Sarah, une fille qui est toujours enrhumée du cerveau... et qui d'ailleurs vous trompe! — Me trompe! répéta la Brède en agitant ses grands bras, — me trompe! et avec qui? — Avec moi.» Comme il sait que je ne mens jamais, il a voulu me tuer... Heureusement, j'ai la vie dure.

— Vous l'avez planté dans son lit pour trois mois, m'a-t-on dit?

— Tout au plus.

— Eh bien, maintenant, cher ami, rendez-moi un service... Je suis un ours, moi, un sauvage, un revenant... Aidez-moi à me remettre dans le mouvement, hein?.. Allons souper avec des personnes enjouées et de vertu plus que médiocre... Cela m'est recommandé par les médecins!

— Du Caire? Rien de plus facile, mon prince.

Une heure plus tard, Louis de Camors et le prince d'Errol, en compagnie d'une demi-douzaine de convives des deux sexes, prenaient possession d'un salon de restaurant dont on nous permettra de respecter le huis clos.

Aux lueurs pâles de l'aube, ils sortirent. — Il se trouva qu'à ce moment même un chiffonnier à longue barbe grise errait comme une ombre devant la porte du restaurant, piquant de son crochet les tas d'immondices qui attendaient le balai de la voirie municipale. Camors, en fermant son porte-monnaie d'une main peu assurée, laissa échapper un louis, qui alla se perdre au milieu des débris fangeux accumulés contre le trottoir. Le chiffonnier leva la tête avec un sourire timide.

— Ah! monsieur, dit-il, ce qui tombe au fossé devrait être au soldat!

— Ramasse-le avec tes dents, dit Camors, et je te le donne.

L'homme hésita et rougit sous son hâle; puis il jeta aux jeunes gens et aux femmes qui riaient autour de lui un regard de haine mortelle, et s'agenouilla; il se coucha la poitrine dans la boue, et, se relevant l'instant d'après, leur montra la pièce d'or serrée entre ses dents blanches et aiguës. Cette belle jeunesse applaudit. Il sourit d'un air sombre, et tourna le dos.

— Hé! l'ami, dit Camors le touchant du doigt, veux-tu gagner cinq louis maintenant?.. Donne-moi un soufflet; ça te fera plaisir, et à moi aussi!

L'homme le regarda en face, murmura quelques mots indistincts, et le frappa soudain au visage avec une telle force, qu'il l'envoya culbuter contre la muraille. Il y eut un mouvement parmi les jeunes gens comme s'ils allaient se précipiter sur la barbe grise.

— Que personne ne le touche! dit vivement Camors. Tiens, mon brave, voilà tes cent francs!

— Garde-les, dit l'autre; je suis payé!

Et il s'éloigna.

— Bravo, Bélisaire! cria Camors. — Ma foi, messieurs, je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je suis réellement enchanté de cette petite fête... Je vais y rêver! Bonjour, mesdames!.. Au revoir, prince.

Un fiacre matinal traversait la rue. Il s'y jeta et se fit conduire à son hôtel, rue Barbet-de-Jouy. La porte de la cour était ouverte; un reste d'ivresse l'empêcha de remarquer un groupe de domestiques et de voisins qui stationnait en désordre devant les écuries. Ces gens firent brusquement silence en l'apercevant et le regardèrent passer en échangeant de muettes démonstrations de sympathie et de compassion.

Il occupait le second étage de l'hôtel. Comme il montait l'escalier, il se trouva tout à coup en face du valet de chambre de son père. Cet homme était fort pâle: il tenait un pli cacheté qu'il lui présenta d'une main tremblante.

— Qu'est-ce que c'est donc, Joseph? dit Camors.

— C'est une lettre que M. le comte a laissée pour monsieur... avant de partir.

— Avant de partir?.. Mon père est parti?.. Où cela? Comment?..

Pourquoi pleurez-vous?..

Le domestique, à qui la voix manquait, lui remit le pli.

— Mon Dieu!.. Qu'est-ce que c'est?.. Pourquoi y a-t-il du sang là-dessus?..

Il ouvrit l'enveloppe à la hâte et lut les premiers mots: «Mon fils, la vie m'ennuie; je la quitte...»

Il n'alla pas plus loin. Le pauvre enfant aimait son père, malgré tout.

Il tomba raide sur le palier. — On l'emporta dans sa chambre.

II

Louis de Camors, en quittant le collège, s'élançait dans la vie, on s'en souvient, le cœur gonflé de toutes les saintes vertus de la jeunesse, — confiance, sympathie, enthousiasme, dévouement. Les horribles négligences de son éducation première n'avaient pu corrompre dans ses veines ces braves instincts, ou, si l'on veut, ces germes de faiblesse, comme le pensait son père, que le lait maternel y avait apparemment déposés. Ce père, en le confinant dans un collège pour se débarrasser de lui pendant une dizaine d'années, lui avait rendu, d'ailleurs, le seul service qu'il lui rendît jamais. Ces vieilles prisons classiques ont du bon: la saine discipline du cloître, le contact habituel de cœurs chauds et entiers, la longue familiarité des belles œuvres, des intelligences viriles et des grandes âmes antiques, tout cela ne donne pas sans doute une règle morale très précise; mais tout cela inspire un certain sentiment idéal de la vie et du devoir qui a sa valeur.

Ce vague héroïsme dont Camors emportait la conception, il ne demandait pas mieux, on s'en souvient encore, que d'en découvrir la formule pratique, applicable au temps et au pays où il était destiné à vivre. Il trouva, on s'en doute, que cette tâche était un peu plus compliquée qu'il ne se l'était figuré, et que la vérité à laquelle il prétendait se dévouer, mais qui devait au préalable sortir de son puits, n'y mettait pas de complaisance. Il ne laissa pas toutefois de se préparer vaillamment à la servir en homme, dès qu'elle aurait répondu à son appel. Il eut le mérite, pendant plusieurs années, de mener à travers les passions de son âge et les excitations de la vie opulente, l'existence austère, recueillie et active d'un étudiant pauvre. Il fit son droit, s'ensevelit dans les bibliothèques, suivit les cours publics, et se forma, durant cette période ardente et laborieuse de sa jeunesse, un fonds solide de connaissances qu'on devait retrouver plus tard avec étonnement sous l'élégante frivolité du sportsman.

Mais, pendant que ce jeune homme s'armait pour le combat, il perdait peu à peu ce qui vaut mieux que les meilleures armes, et ce qu'aucune ne remplace, le courage. À mesure qu'il cherchait la vérité, elle fuyait devant lui, plus indécise de jour en jour, et prenait, comme dans un rêve pénible, les formes mouvantes et les mille têtes des Chimères.

Paris, vers le milieu de ce siècle, était en quelque sorte encombré de démolitions sociales, religieuses et politiques, au milieu desquelles l'œil le plus clairvoyant avait peine à distinguer nettement les formes des constructions nouvelles et les contours des édifices de l'avenir. On voyait bien que tout était abattu, mais on ne voyait pas que rien se relevât. Dans cette confusion, au-dessus des débris et des épaves du passé, la puissante vie intellectuelle du siècle, le mouvement et le choc des idées, la flamme de l'esprit français, la critique, la science jetaient une lumière éblouissante, mais qui semblait, comme le soleil des premiers âges, éclairer le chaos sans le féconder. Les phénomènes de la mort et ceux de la vie se confondaient dans une immense fermentation où tout se décomposait et où rien ne paraissait germer encore. À aucune époque de l'histoire peut-être, la vérité n'avait été moins simple, plus enveloppée, plus complexe, car il semblait que toutes les notions essentielles de l'humanité fussent à la fois remises à la fournaise, et qu'aucune n'en dût sortir entière.

Ce spectacle est grand, mais il trouble profondément les âmes, celles du moins que l'intérêt et la curiosité ne suffisent pas à remplir, c'est-à-dire presque toutes. Dégager de ce bouillant chaos une ferme religion morale, une idée sociale positive, une foi politique assurée, c'est une entreprise difficile pour les plus sincères. Il faut espérer cependant qu'elle n'est pas au-dessus des forces d'un homme de bonne volonté, et peut-être Louis de Camors l'eût-il accomplie à son honneur, s'il eût rencontré, pour l'y aider, de meilleurs guides et de meilleurs enseignements qu'il n'en eut. — C'est un malheur commun à tous ceux qui entrent dans le monde que d'y trouver les hommes moins purs que les idées; mais Camors était né à cet égard sous une étoile particulièrement triste, puisqu'il ne devait rencontrer dans son entourage immédiat, dans sa famille même, que les mauvais côtés et en quelque sorte l'envers de toutes les opinions auxquelles il pouvait être tenté de s'attacher.

 

Quelques mots sur cette famille sont nécessaires.

Les Camors sont originaires de la Bretagne, où ils possédaient au siècle dernier d'immenses propriétés, et en particulier les bois considérables qui portent encore leur nom. Le grand-père de Louis, le comte Hervé de Camors, avait racheté, au retour de l'émigration, une faible partie de ses domaines héréditaires. Il s'y était installé à la vieille mode, et il y avait nourri jusqu'à la fin de sa vie d'incurables préventions contre la Révolution française et contre le roi Louis XVIII. Il avait eu quatre enfants, deux fils et deux filles, et il avait cru devoir protester contre le niveau égalitaire du Code civil en instituant de son vivant, par un subterfuge légal, une sorte de majorat en faveur de l'aîné de ses fils, Charles-Henri, au préjudice de Robert-Sosthène, d'Éléonore-Jeanne et de Louise-Élisabeth, ses autres hoirs. Éléonore-Jeanne et Louise-Élisabeth acceptèrent avec une soumission apparente la mesure qui avantageait leur frère à leurs dépens, bien qu'elles ne dussent jamais la lui pardonner; mais Robert-Sosthène, qui, en sa qualité de branche cadette, affectait de vagues tendances libérales, et qui était en outre couvert de dettes, s'insurgea franchement contre le procédé paternel. Il jeta au feu ses cartes de visite ornées d'un casque au-dessous duquel on lisait: Chevalier Lange d'Ardennes de Camors; en fit graver de nouvelles avec cette simple inscription: Dardennes jeune (du Morbihan), et en envoya un échantillon à son père. À dater de ce jour, il se donna pour républicain.

Il y a des gens qui s'attachent à un parti par leurs vertus, d'autres par leurs vices. Il n'est pas un parti politique accrédité qui ne contienne un principe vrai et qui ne réponde à quelque aspiration légitime des sociétés humaines. Il n'en est pas un non plus qui ne puisse servir de prétexte, de refuge et d'espérance à quelques-unes des passions basses de notre espèce. La fraction la plus avancée du parti libéral en France se compose d'esprits généreux, ardents et absolus que tourmente un idéal assurément très élevé: celui d'une société virile, constituée avec une sorte de perfection philosophique, maîtresse d'elle-même chaque jour et à chaque heure, déléguant à peine quelques-uns de ses droits, n'en aliénant aucun, vivant, non sans lois, mais sans maîtres, et développant enfin son activité, son bien-être, son génie avec toute la plénitude de justice, d'indépendance et de dignité que l'état républicain donne seul à tous et à chacun. Tout autre cadre social leur paraît garder quelque chose des servitudes et des iniquités de l'ancien monde, et leur semble suspect tout au moins de créer entre les gouvernants et les gouvernés des intérêts différents, quelquefois hostiles. Ils revendiquent enfin pour les peuples la forme politique qui sans contredit fait le plus d'estime de l'humanité. On peut contester l'opportunité pratique de leurs vœux; on ne peut méconnaître la grandeur de leur principe. C'est en réalité une fière race d'esprits et de cœurs. Ils ont eu de tout temps leurs puritains sincères, leurs héros et leurs martyrs; mais de tout temps aussi ils ont eu, comme tous les partis, leurs faux dévots, leurs aventuriers et leurs ultras, qui sont leurs plus dangereux ennemis. Dardennes jeune, pour se faire pardonner sans doute l'origine équivoque de ses convictions, devait prendre rang parmi ceux-là.

Louis de Camors, jusqu'au jour où il sortit du collège, ne connaissait pas son oncle Dardennes, qui était resté brouillé avec son père; mais il professait pour lui un culte secret et enthousiaste, lui attribuant toutes les vertus du principe qu'il représentait à ses yeux. La république de 1848 expirait alors, et son oncle était un vaincu. Ce fut un attrait de plus pour le jeune homme. Il alla le voir à l'insu de son père, comme en pèlerinage, et il fut bien accueilli. Il le trouva exaspéré non pas tant contre ses adversaires politiques que contre son propre parti, qu'il accusait du désastre de sa cause.

— On ne fait point, disait-il d'un ton solennel et dogmatique, on ne fait point les révolutions avec des gants. Les hommes de 93 n'en avaient pas... on ne fait point d'omelette sans casser des œufs. Les pionniers de l'avenir doivent marcher la hache à la main. La chrysalide des peuples ne se développe pas sur des roses. La liberté est une déesse qui veut de grands holocaustes. Si on eût terrorisé la France en 48, on en fût resté le maître!

Ces maximes grandioses étonnèrent Louis de Camors. Dans sa naïveté juvénile, il savait un gré infini aux hommes honnêtes qui avaient gouverné leur pays dans ces jours difficiles, non seulement d'être sortis du pouvoir aussi pauvres qu'ils y étaient entrés, mais d'en être sortis les mains pures de sang. À cet hommage qui leur sera rendu par l'histoire et qui les vengera de beaucoup d'injustices contemporaines, il ajoutait un reproche qui ne se conciliait guère avec les étranges griefs de son oncle: il leur reprochait de n'avoir pas dégagé plus franchement, ne fût-ce que dans les détails de mise en scène, la république nouvelle des mauvais souvenirs de l'ancienne. Loin de croire, comme son oncle en effet, que des procédés renouvelés de 93 eussent assuré le triomphe de cette république, il pensait qu'elle avait succombé uniquement sous l'ombre sanglante du passé, et que, grâce à cette terreur tant vantée, la France était le seul pays du monde où les dangers de la liberté parussent, pour des siècles peut-être, disproportionnés à ses bienfaits.

Il est inutile d'insister plus longtemps sur les relations de Louis de Camors avec son oncle Dardennes. On comprend assez qu'elles jetèrent dans son esprit la défiance et le découragement, qu'il eut le tort ordinaire de faire rejaillir sur la cause tout entière les violences trop peu désavouées d'un de ses médiocres apôtres, et qu'il prit enfin dès ce moment l'habitude fatale, et trop commune en France, de confondre le mot progrès avec le mot désordre, la liberté avec la licence et la Révolution avec la Terreur.

L'effet naturel de l'irritation et du désenchantement sur cette âme ardente fut de la rejeter brusquement vers le pôle des opinions contraires. Camors se dit qu'après tout sa naissance, son nom, ses conditions de famille lui indiquaient son devoir véritable, qui était de combattre les doctrines despotiques et cruelles qu'il croyait voir désormais au bout de toutes les théories démocratiques. Une chose, d'ailleurs, l'avait encore choqué et rebuté dans le langage habituel de son oncle, c'était la profession d'un athéisme absolu. Il avait lui-même, à défaut de foi très formelle, un fonds de croyance générale, de respect et comme de sensibilité religieuse que l'impiété cynique offensait. De plus, il ne comprenait point et il ne comprit jamais dans tout le cours de sa vie que des principes pussent se soutenir par leur propre poids dans la conscience humaine, s'ils n'avaient des racines et une sanction plus haut. — Ou un Dieu ou pas de principes! — ce fut un dilemme dont aucun philosophe allemand ne put le faire sortir.

La réaction de ses idées le rapprocha des autres branches de sa famille, qu'il avait un peu négligées jusque-là. Ses deux tantes demeuraient à Paris. Toutes deux, en raison de la réduction de leur dot, avaient dû autrefois faire quelques concessions pour passer à l'état de mariage. L'aînée, Éléonore-Jeanne, avait épousé du vivant de son père le comte de la Roche-Jugan, qui avait dépassé la cinquantaine, mais qui était, d'ailleurs, un fort galant homme. Il était digne d'être aimé. Néanmoins sa femme ne l'aima pas, leur manière de voir différant extrêmement sur quelques points essentiels. M. de la Roche-Jugan était de ceux qui avaient servi le gouvernement de la Restauration avec un dévouement inviolable, mais attristé. Il avait été attaché dans sa jeunesse au ministère et à la personne du duc de Richelieu, et il avait conservé, des leçons et de l'exemple de cet illustre personnage, l'élévation et la modération des sentiments, la chaleur du patriotisme et la fidélité sans illusions. Il vit de loin les abîmes, déplut au prince en les lui montrant, et l'y suivit. Rentré dans la vie privée avec peu de fortune, il y gardait sa foi politique plutôt comme une religion que comme une espérance. Ses espérances, son activité, son amour du bien, il tourna tout vers Dieu. Sa piété, aussi éclairée qu'elle était profonde, lui fit prendre rang parmi cette élite d'esprits qui s'efforçait alors de réconcilier l'antique foi nationale avec les libertés irrévocables de la pensée moderne. Il éprouva dans cette tâche, comme la plupart de ses nobles amis, de mortelles tristesses, et tellement mortelles, qu'il y succomba. Sa femme, il est vrai, ne contribua pas peu à hâter ce dénoûment d'une vie excellente par l'intempérance de son zèle et l'acrimonie de son étroite dévotion. C'était une personne d'un petit cœur et d'un grand orgueil, qui mettait Dieu au service de ses passions, comme Dardennes jeune mettait la liberté au service de ses rancunes. Dès qu'elle fut veuve, elle purifia son salon: on n'y vit plus figurer désormais que des paroissiens plus orthodoxes que leur évêque, des prêtres français qui reniaient Bossuet, et, en conséquence, la religion fut sauvée en France. Louis de Camors, admis dans ce lieu choisi à titre de parent et de néophyte, y trouva la dévotion de Louis XI et la charité de Catherine de Médicis, et y perdit bientôt le peu de foi qu'il avait.