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La petite comtesse

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La petite comtesse
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I
GEORGES L. A PAUL B., A PARIS

Du Rozel, 15 septembre.

Il est neuf heures du soir, mon ami, et tu arrives d'Allemagne. On te remet ma lettre, dont le timbre t'annonce d'abord que je suis absent de Paris. Tu te permets un geste d'humeur, et tu me traites de vagabond. Cependant, tu te plonges dans ton meilleur fauteuil, tu ouvres ma lettre, et tu apprends que je suis installé depuis cinq jours dans un moulin de basse Normandie. – "Un moulin! comment diantre! que peut-il faire dans un moulin?" – Ton front se plisse, tes sourcils se rapprochent: tu déposes ma lettre pour un moment, tu prétends pénétrer ce mystère par le seul effort de ton imaginative. Soudain un aimable enjouement se peint sur tes traits; ta bouche exprime l'ironie du sage, tempérée par l'indulgence de l'ami, tu as entrevu dans un nuage d'opéra-comique une meunière poudrée, un corsage de rubans en échelle, une jupe fine et courte, et des bas à coins dorés; bref, une de ces meunières dont le coeur fait tic tac avec accompagnement de hautbois. – Mais les Grâces, qui se jouent sans cesse devant ta pensée, l'égarent parfois: ma meunière ressemble à la tienne comme je ressemble au jeune Colin; elle est coiffée d'un vaste bonnet de coton, auquel la couche la plus intense de farine ne réussit pas à rendre sa couleur primitive; elle porte un jupon d'une laine grossière, qui écorcherait la peau d'un éléphant; bref, il m'arrive fréquemment de confondre la meunière avec le meunier; après quoi, il est superflu d'ajouter que je ne suis nullement curieux de savoir si son coeur fait tic tac.

La vérité est que, ne sachant comment tuer le temps, en ton absence, et n'ayant pas lieu d'espérer ton retour avant un mois (c'est ta faute), j'ai sollicité une mission. Le conseil général du département de… venait tout à point d'émettre le voeu qu'une certaine abbaye ruinée, dite l'abbaye du Rozel, fût classée parmi les monuments historiques: on m'a chargé d'examiner de près les titres de la postulante. Je me suis rendu en toute hâte au chef-lieu de ce département artistique, où j'ai fait mon entrée avec la gravité importante d'un homme qui tient entre ses mains la vie ou la mort d'un monument cher au pays. J'ai pris dans l'hôtel quelques renseignements: grande a été ma mortification quand j'ai reconnu que personne ne paraissait soupçonner qu'une abbaye du Rozel existât ou eût jamais existé à cent lieues à la ronde. – Je me suis présenté à la préfecture, sous le coup de ce désenchantement: le préfet, qui est V… que tu connais, m'a reçu avec sa bonne grâce ordinaire; mais aux questions que je lui adressais sur l'état des ruines qu'il s'agissait de conserver à l'amour traditionnel de ses administrés, il m'a répondu, avec un sourire distrait, que sa femme, qui avait vu ces ruines dans une partie de campagne, pendant son séjour aux bains de mer, m'en parlerait mieux qu'il ne saurait le faire.

Il m'invita à dîner, et, le soir, madame V… après les combats ordinaires de la pudeur expirante, me montra sur son album quelques vues des fameuses ruines dessinées avec goût. Elle s'exalta tout doucement en me parlant de ces vénérables restes, encadrés, si on l'en croit, dans un site enchanteur, et fort propres, surtout, aux parties de campagne. Un regard suppliant et corrupteur termina sa harangue. Il me semble évident que cette jeune femme est la seule personne du département qui porte à cette pauvre vieille abbaye un intérêt véritable, et que les pères conscrits du conseil général ont émis un voeu de pure galanterie. Au surplus, il m'est impossible de ne pas me ranger à leur opinion: l'abbaye a de beaux yeux; elle mérite d'être classée, elle le sera.

Mon siége était donc fait, dès ce moment; mais il fallait encore l'écrire et l'appuyer de quelques pièces justificatives. Malheureusement, les archives et les bibliothèques locales n'abondent pas en traditions relatives à mon sujet: après deux jours de fouilles consciencieuses, je n'avais recueilli que de rares et insignifiants documents, qui peuvent se résumer dans ces deux lignes: "L'abbaye du Rozel, commune du Rozel, a été habitée de temps immémorial par les moines, – qui l'ont quittée lorsqu'elle a été détruite."

C'est pourquoi je résolus d'aller, sans plus de retard, demander leur secret à ces ruines mystérieuses, et de multiplier au besoin les artifices de mon crayon pour suppléer à la concision forcée de ma plume. – Je partis mercredi matin pour le gros bourg de ***, qui n'est qu'à deux ou trois lieues de l'abbaye. Un coche normand, compliqué d'un cocher normand, me promena tout le jour, comme un monarque indolent, le long des haies normandes. Le soir, j'avais fait douze lieues, et mon cocher douze repas. Le pays est beau, quoique d'un caractère agreste un peu uniforme. Sous un bocage éternel se déploie une verdure opulente et monotone, dans l'épaisseur de laquelle ruminent des boeufs satisfaits. Je conçois les douze repas de mon cocher: l'idée de manger doit se présenter fréquemment et presque uniquement à l'imagination de tout homme qui passe sa vie au milieu de cette grasse nature, dont l'herbe même donne appétit.

Vers le soir cependant, l'aspect du paysage changea: nous entrâmes dans des plaines basses, marécageuses et nues comme des steppes, qui s'étendaient de chaque côté de la route; le bruit des roues sur la chaussée prit une sonorité creuse et vibrante; des joncs de couleur sombre et de hautes herbes d'apparence malsaine couvraient, à perte de vue, la surface noirâtre du marais. J'aperçus au loin, à travers le crépuscule et derrière un rideau de pluie, deux ou trois cavaliers lancés à toute bride, qui parcouraient, comme affolés, ces espaces sans bornes: ils s'ensevelissaient par intervalles dans les bas-fonds du pâturage, et reparaissaient tout à coup, galopant toujours avec la même frénésie. Je ne pouvais imaginer vers quel but idéal se précipitaient ces fantômes équestres. Je n'eus garde de m'en informer. Le mystère est doux et sacré.

Le lendemain, je m'acheminai vers l'abbaye, emmenant dans mon cabriolet un grand paysan qui avait les cheveux jaunes, comme Cérès. C'était un valet de ferme qui demeurait depuis sa naissance à deux pas de mon monument; il m'avait entendu, le matin, prendre des informations dans la cour de l'auberge, et s'était offert obligeamment à me conduire aux ruines, qui étaient la première chose qu'il eût vue en venant au monde. Je n'avais nul besoin d'un guide: j'acceptai cependant l'offre de ce garçon, dont l'officieux bavardage semblait me promettre une conversation suivie, où j'espérais surprendre quelque légende intéressante; mais, dès qu'il eut pris place à mes côtés, le drôle devint muet: mes questions semblaient même, je ne sais pourquoi, lui inspirer une profonde méfiance, voisine de la colère. J'avais affaire au génie des ruines, gardien jaloux de leurs trésors. En revanche, j'eus l'avantage de le ramener chez lui en voiture: c'était apparemment ce qu'il avait voulu, et il eut tout lieu d'être satisfait de ma complaisance.

Après avoir déposé devant sa porte cet agréable compagnon, je dus mettre moi-même pied à terre: un escalier de rochers, serpentant sur le flanc d'une lande, me conduisit au fond d'une étroite vallée, qui s'arrondit et s'allonge entre une double chaîne de hautes collines boisées. Une petite rivière y dort sous les aulnes, séparant deux bandes de prairies fines et moelleuses comme les pelouses d'un parc: on la traverse sur un vieux pont d'une seule arche, qui dessine dans une eau tranquille le reflet de sa gracieuse ogive. Sur la droite, les collines se rapprochent en forme de cirque, et semblent réunir leurs courbes verdoyantes: à gauche, elle s'évasent et vont se perdre dans la masse haute et profonde d'une forêt. La vallée est ainsi close de toutes parts, et offre un tableau dont le calme, la fraîcheur et l'isolement pénètrent l'âme. Si l'on pouvait jamais trouver la paix hors de soi-même, ce doux asile la donnerait: il en donne du moins pour un instant l'illusion.

Le site eût suffi pour me faire deviner l'abbaye, qui sans doute succéda à l'ermitage. Dans cette période de transition brutale et convulsive qui ouvrit si péniblement l'ère moderne, quel immense besoin de repos et de recueillement devait se faire sentir aux âmes délicates et aux esprits contemplatifs! – Je lis dans le coeur du moine, du poëte, du spiritualiste inconnu que le hasard amena un jour, au milieu de cet âge terrible, que la pente de ces collines, et qui découvrit soudain le trésor de solitude qu'elles recélaient: je me figure l'attendrissement de ce rêveur fatigué en face d'une scène si paisible; je me le figure, et, en vérité, je ne suis pas loin de le partager. Notre époque, à travers de grandes dissemblances, n'est pas sans quelques rapports essentiels avec les premiers temps du moyen âge: le désordre moral, la convoitise matérielle, la violence barbare, qui caractérisaient cette phase sinistre de notre histoire, ne semblent éloignés de nous, aujourd'hui, que par la distance qui sépare la théorie de la pratique, le complot de l'exécution, et l'âme perverse de la main criminelle.

Les ruines de l'abbaye sont adossées à la forêt. Ce qui survit de l'abbaye elle-même est peu de chose: à l'entrée de la cour, une porte monumentale; une aile de bâtiment du XIIe siècle, où loge la famille du meunier dont je suis l'hôte; la salle du chapitre, remarquable par d'élégants arceaux et quelques traces de peintures murales; enfin, deux ou trois cellules, dont une paraît avoir servi de lieu de correction si j'en juge par la solidité de la porte et des verrous. Le reste a été démoli, et se retrouve par fragments dans les maisonnettes du voisinage. L'église, qui a presque les proportions d'une cathédrale, est d'une belle conservation et d'un effet merveilleux. Le portail et le chevet de l'abside ont seuls disparu: toute l'architecture intérieure, les voussures, les hautes colonnes, sont intactes et comme faites d'hier. Là, il semble qu'un artiste ait présidé à l'oeuvre de destruction: un coup de pioche magistral a ouvert aux deux extrémités de l'église, à la place du portail et à la place de l'autel, deux baies gigantesques, de sorte que le regard, du seuil de l'édifice, plonge dans la forêt comme à travers un profond arc triomphal. Dans ce lieu solitaire, cela est inattendu et solennel. J'en fus ravi.

 

– Monsieur, dis-je au meunier, qui, depuis mon arrivée, observait de loin chacun de mes pas avec cette méfiance féroce qui semble particulière au pays, je suis chargé d'étudier et de dessiner ces ruines. Ce travail me demandera plusieurs jours: ne pourriez-vous m'épargner une course quotidienne du bourg à l'abbaye, en me logeant chez vous, tant bien que mal, pendant une semaine ou deux?

Le meunier, Normand de race, m'examina des pieds à la tête sans me répondre, en homme qui sait que le silence est d'or: il me toisa, me jaugea, me pesa, et finalement, desserrant ses lèvres enfarinées, il appela sa femme. La meunière apparut alors sur le seuil de la salle du chapitre, convertie en étable à veaux, et je dus lui renouveler ma demande. Elle m'examina, à son tour, mais moins longuement que son mari, et, avec le flair supérieur de son sexe, sa conclusion fut, comme j'avais droit de m'y attendre, celle du Proeses dans le Malade: – Dignus es intrare. Le meunier, qui vit la tournure que prenaient les choses, souleva son bonnet et me régala d'un sourire. Ces braves gens, du reste, une fois la glace rompue, s'ingénièrent à me dédommager, par mille attentions empressées, de la prudence de leur accueil. Ils voulaient m'abandonner leur propre chambre, ornée des Aventures de Télémaque, à laquelle je préférai – comme eût fait Mentor – une cellule d'une austère nudité, dont la fenêtre à petits carreaux losangés s'ouvre sur le portail ruiné de l'église et sur l'horizon de la forêt.

Plus jeune de quelques années, j'aurais joui très-vivement de cette poétique installation; mais je grisonne, ami Paul, ou du moins j'en ai peur, bien que j'essaye encore d'attribuer à de simples jeux de lumière les tons douteux dont ma barbe s'émaille au soleil de midi. Toutefois, si ma rêverie a changé d'objet, elle dure encore et me charme toujours. Mon sentiment poétique s'est modifié, et je crois qu'il s'est élevé. L'image d'une femme n'est plus l'élément indispensable de mon rêve: mon coeur, plus calme, et qui s'étudie à l'être, se retire peu à peu du champ où s'exerce ma pensée. Je ne puis, je l'avoue, trouver un plaisir suffisant dans les pures et sèches méditations de l'intelligence: il faut que mon imagination parle d'abord et donne le branle à mon cerveau, car je suis né romanesque, romanesque je mourrai, et tout ce qu'on peut me demander, tout ce que je puis obtenir de moi, à l'âge où la bienséance commande déjà la gravité, c'est de faire des romans sans amour.

Les monuments du passé favorisent cette disposition incurable de mon esprit: ils m'aident à ressusciter les moeurs, les passions, les idées de leurs anciens habitants, et à interroger, sous les caractères variés de chaque époque, la vieille énigme de la vie. – Dans cette cellule où je t'écris, je ne manque pas d'évoquer, chaque soir, des robes de bure et des visages macérés: un moine m'apparaît, tantôt à genoux dans cet angle obscur, sur cette dalle usée, plongé dans les heureuses extases de la foi, tantôt accoudé sur cette noire tablette de chêne, couvrant d'auréoles d'or le parchemin des missels, perpétuant les oeuvres du génie antique, ou poursuivant sa science, qui l'effraye, jusqu'aux limites de la magie. Un autre fantôme, debout près de l'étroite fenêtre, attache son regard humide sur la profondeur de ces bois, qui lui rappellent les chasses chevaleresques et les palefrois des châtelaines. – Tu en diras ce qu'il te plaira, j'aime les moines, non pas les moines de la décadence, les moines fainéants, pansus et verts gaillards, qui firent la joie de nos pères, et qui ne font pas la mienne. J'aime et je vénère cette ancienne société monastique, telle que je me la figure, recrutée parmi les races malheureuses et vaincues, conservant seule, au milieu d'un monde barbare, le sentiment et le goût des jouissances de l'esprit, ouvrant un refuge, et le seul refuge possible dans une telle époque, à toute intelligence qui laissait voir, fût-ce sous le sayon de l'esclave, quelque étincelle de génie. Combien de poëtes, de savants, d'artistes, d'inventeurs anonymes ont dû bénir, pendant dix siècles, ce droit d'asile respecté, qui les avait arrachés aux misères poignantes et à la vie bestiale de la glèbe! L'abbaye aimait à découvrir ces pauvres penseurs plébéiens et à seconder le développement de leurs aptitudes diverses: elle leur assurait le pain de chaque jour et le doux bienfait du loisir, elle s'honorait et se parait de leurs talents. Quoique leur cercle fût étroit, ils y exerçaient, du moins librement, les facultés qu'ils tenaient de Dieu: ils vivaient heureux, quoiqu'ils dussent mourir ignorés.

Que plus tard le cloître se soit écarté de ces nobles et sévères traditions, qu'il ait dégénéré de chute en chute jusqu'aux frères Fredons et jusqu'au directeur spirituel de Panurge, cela est possible; il a dû subir le destin commun à toutes les institutions qui ont fait leur temps, et qui survivent à leur oeuvre accomplie. Toutefois, il se peut bien que l'esprit gaulois de la bourgeoisie émancipée, auquel vint s'ajouter bientôt l'esprit de la Réforme, ait dessiné dans nos vieilles abbayes plus de caricatures que de portraits. Quoi qu'il en soit, même en lisant Rabelais avec le respect qu'il convient, aucun homme doué de pensée ne saurait oublier que, durant cette triste nuit du moyen âge, le dernier rayon de la pure vie intellectuelle éclaire le front pâle du moine.

Jusqu'à présent, l'ennui m'a épargné dans ma solitude. T'avouerai-je même que j'y éprouve un contentement singulier? Il me semble que je suis à mille lieues des choses d'ici-bas, et qu'il y a une sorte de trêve et de temps d'arrêt dans la misérable routine de mon existence, à la fois tourmentée et banale. Je savoure ma complète indépendance avec l'allégresse naïve d'un Robinson de douze ans. Je dessine quand il me plaît; le reste du temps, je me promène çà et là à l'aventure, en ayant grand soin de ne jamais franchir les bornes du vallon sacré. Je m'assois sur le parapet du pont, et je regarde couler l'eau; je vais à la découverte dans les ruines; je m'enfonce dans les souterrains: j'escalade les degrés rompus du beffroi; je ne puis les redescendre, et je demeure à cheval sur une gargouille, faisant une assez sotte figure, jusqu'à ce que le meunier m'apporte une échelle. Je m'égare la nuit dans la forêt, et je vois passer les chevreuils au clair de lune. Que veux-tu! tout cela me berce agréablement, et me produit l'impression d'un rêve d'enfant, que je fais dans l'âge mûr.

Ta lettre, datée de Cologne, et qu'on m'a renvoyée ici suivant mes instructions, a seule troublé ma béatitude. Je me console difficilement d'avoir quitté Paris presque à la veille de ton retour. Que le ciel confonde tes caprices et ton indécision! Tout ce que je puis faire maintenant, c'est de hâter mon travail; mais où trouver les documents historiques qui me manquent? Je tiens sérieusement à sauver ces ruines. Il y a là un paysage rare, un tableau de prix, qu'on ne peut laisser périr sans vandalisme.

Et puis j'aime les moines, te dis-je. Je veux rendre à leurs ombres cet hommage de sympathie. Oui, si j'avais vécu, il y a quelque mille ans, j'aurais certainement cherché parmi eux le repos du cloître en attendant la paix du ciel. Quelle existence m'eût mieux convenu? Sans souci de ce monde et assuré de l'autre, sans troubles du coeur ni de l'esprit, j'aurais écrit paisiblement de douces légendes auxquelles j'eusse été crédule, j'aurais déchiffré curieusement des manuscrits inconnus et découvert en pleurant de joie l'Iliade ou l'Enéide; j'aurais dessiné des rêves de cathédrale, chauffé des alambics, – et peut-être inventé la poudre: ce n'est pas ce que j'aurais fait de mieux.

Allons, il est minuit: frère, il faut dormir.

Post-Scriptum. – Il y a des spectres! Je fermais cette lettre, mon ami, au milieu d'un silence solennel, quand soudain mon oreille s'est emplie de bruits mystérieux et confus, qui paraissaient venir du dehors, et où j'ai cru distinguer le sourd murmure d'une foule. Je me suis approché, fort surpris, de la fenêtre de ma cellule, et je ne saurais trop te dire la nature précise de l'émotion que j'ai ressentie en apercevant les ruines de l'église éclairées d'une lumière resplendissante: le vaste portail et les ogives béantes jetaient des flots de clarté jusque sur les bois lointains. Ce n'était point, ce ne pouvait être un incendie. J'entrevoyais, d'ailleurs, à travers les trèfles de pierre, des ombres de taille surhumaine, qui passaient dans la nef, paraissant exécuter avec une sorte de rythme quelque cérémonie bizarre. – J'ai brusquement ouvert ma fenêtre: au même instant, de bruyantes fanfares ont éclaté dans la ruine, et ont fait retentir tous les échos de la vallée; après quoi, j'ai vu sortir de l'église une double file de cavaliers armés de torches et sonnant du cor, quelques-uns vêtus de rouge, d'autres drapés de noir et la tête couverte de panaches. Cette étrange procession a suivi, toujours dans le même ordre, avec le même éclat et les mêmes fanfares, le chemin ombragé qui borde les prairies. Arrivée sur le petit pont, elle a fait une station: j'ai vu les torches s'élever, s'agiter et lancer des gerbes d'étincelles; les cors ont fait entendre une cadence prolongée et sauvage; puis, soudain, toute lumière a disparu, tout bruit a cessé, et la vallée s'est ensevelie de nouveau dans les ténèbres et dans le silence profond de minuit. Voilà ce que j'ai vu, entendu. Toi qui arrives d'Allemagne, as-tu rencontré le chasseur Noir? Non? Pends-toi donc!

II

16 septembre.

L'ancienne forêt de l'abbaye appartient à un riche propriétaire du pays, le marquis de Malouet, descendant de Nemrod, et dont le château paraît être le centre social du pays. Il y a presque chaque jour, en cette saison, grande chasse dans la forêt: hier, la fête s'acheva par un souper sur l'herbe suivi d'un retour aux flambeaux. J'aurais volontiers étranglé l'honnête meunier qui m'a donné, à mon réveil, cette explication en langue vulgaire de ma ballade de minuit.

Voilà donc le monde qui envahit avec toutes ses pompes ma chère solitude. Je le maudis, Paul, dans toute l'amertume de mon coeur. Je lui ai dû hier soir, à la vérité, une apparition fantastique qui m'a charmé; mais je lui dois aujourd'hui une aventure ridicule, dont je suis seul à ne point rire, car j'en suis le héros.

J'étais ce matin mal disposé au travail; j'ai dessiné toutefois jusqu'à midi, mais il m'a fallu y renoncer: j'avais la tête lourde, l'humeur maussade, je sentais vaguement dans l'air quelque chose de fatal. Je suis rentré un instant au moulin pour y déposer mon attirail; j'ai chicané la meunière consternée au sujet de je ne sais quel brouet cruellement indigène qu'elle m'avait servi à déjeuner; j'ai rudoyé les deux enfants de cette bonne femme qui touchaient à mes crayons; enfin, j'ai donné au chien du logis un coup de pied accompagné de la célèbre formule: "Juge, si tu m'avais fait quelque chose!"

Assez peu satisfait de moi-même, comme tu le penses, après ces trois petites lâchetés, je me suis dirigé vers la forêt pour m'y dérober autant que possible à la lumière du jour. Je me suis promené près d'une heure sans pouvoir secouer la mélancolie prophétique qui m'obsédait. Avisant enfin, au bord d'une des avenues qui traversent la forêt, et sous l'ombrage des hêtres, un épais lit de mousse, je m'y suis étendu avec mes remords, et je n'ai pas tardé à m'y endormir d'un profond sommeil. – Dieu! que n'était-ce celui de la mort!

Je ne sais depuis combien de temps je dormais, quand j'ai été réveillé tout à coup par un certain ébranlement du sol dans mon voisinage immédiat: je me suis levé brusquement, et j'ai vu, à quatre pas de moi, dans l'avenue, une jeune femme à cheval. Mon apparition subite a un peu effrayé le cheval, qui a fait un écart. La jeune femme, qui ne m'avait pas encore aperçu, le ramenait en lui parlant. Elle m'a paru jolie, mince, élégante. J'ai entrevu rapidement des cheveux blonds, des sourcils d'une nuance plus foncée, un oeil vif, un air de hardiesse, et un feutre à panache bleu campé sur l'oreille avec trop de crânerie. – Pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que tu saches que j'étais vêtu d'une blouse de touriste maculée d'ocre rouge; de plus, je devais avoir cet oeil hagard et cette mine effarée qui donnent à celui qu'on éveille en sursaut une physionomie à la fois comique et alarmante. Joins à tout cela une chevelure en désordre, une barbe semée de feuilles mortes, et tu n'auras aucune peine à t'expliquer la terreur qui a subitement bouleversé la jeune chasseresse au premier regard qu'elle a jeté sur moi: – elle a poussé un faible cri, et, tournant bride aussitôt, elle s'est sauvée au galop de bataille.

 

Il m'était impossible de me méprendre sur la nature de l'impression que je venais de produire: elle n'avait rien de flatteur. Toutefois, j'ai trente-cinq ans, et il ne me suffit plus, Dieu merci, du coup d'oeil plus ou moins bienveillant d'une femme pour troubler la sérénité de mon âme. J'ai suivi d'un regard souriant la fuyante amazone; à l'extrémité de l'allée dans laquelle je venais de ne point faire sa conquête, elle a tourné brusquement à gauche, s'engageant dans une avenue parallèle. Je n'ai eu qu'à traverser le fourré voisin pour la voir rejoindre une cavalcade composée de dix ou douze personnes, qui semblaient l'attendre, et auxquelles elle criait de loin, d'une voix entrecoupée: "Messieurs! messieurs! un sauvage! il y a un sauvage dans la forêt!"

Intéressé par ce début, je m'installe commodément derrière un épais buisson, l'oeil et l'oreille également attentifs. On entoure la jeune femme; on suppose d'abord qu'elle plaisante, mais son émotion est trop sérieuse pour n'avoir point d'objet. Elle a vu, elle a bien clairement vu, non pas précisément un sauvage si l'on veut, mais un homme déguenillé dont la blouse en lambeaux semblait couverte de sang, dont le visage, les mains et toute la personne étaient d'une saleté repoussante, la barbe effroyable, les yeux à moitié sortis de leurs orbites; bref, un individu près duquel le plus atroce brigand de Salvator n'est qu'un berger de Watteau. Jamais amour-propre d'homme ne fut à pareille fête. Cette charmante personne ajoutait que je l'avais menacée, et que je m'étais jeté, comme le spectre de la forêt du Mans, à la tête de son cheval. – A ce récit merveilleux répond un cri général et enthousiaste: "Donnons-lui la chasse! cernons-le! traquons-le! hop! hourra!" Et, là-dessus, toute la cavalerie s'ébranle au galop sous la direction de l'aimable conteuse.

Je n'avais, suivant toute apparence, qu'à demeurer tranquillement blotti dans ma cachette pour dépister les chasseurs, qui m'allaient chercher dans l'avenue où j'avais rencontré l'amazone. Malheureusement, j'eus la pensée, pour plus de sûreté, de gagner le fourré qui se présentait en face de moi. Comme je traversais le carrefour, avec précaution, un cri de joie sauvage m'apprend que je suis aperçu; en même temps, je vois l'escadron tourner bride et revenir sur moi comme un torrent. Un seul parti raisonnable me restait à prendre, c'était de m'arrêter, d'affecter l'étonnement d'un honnête promeneur qu'on dérange, et de déconcerter mes assaillants par une attitude à la fois digne et simple; mais, saisi d'une sotte honte, qu'il est plus facile de concevoir que d'expliquer, convaincu, d'ailleurs, qu'un effort vigoureux allait suffire pour me délivrer de cette poursuite importune et pour m'épargner l'embarras d'une explication, je commets la faute, à jamais déplorable, de hâter le pas, ou plutôt, pour être franc, de me sauver à toutes jambes. Je traverse le chemin comme un lièvre, et je m'enfonce dans le fourré, salué au passage d'une salve de joyeuses clameurs. Dès cet instant, mon destin était accompli; toute explication honorable me devenait impossible; j'avais ostensiblement accepté la lutte avec ses chances les plus extrêmes.

Cependant, je possédais encore une certaine dose de sang-froid, et, tout en fendant les broussailles avec fureur, je me berçais de réflexions rassurantes. Une fois séparé de mes persécuteurs par l'épaisseur d'un fourré inaccessible à la cavalerie, je saurais gagner assez d'avance pour me rire de leurs vaines recherches. – Cette dernière illusion s'est évanouie lorsque, arrivé à la limite du couvert, j'ai reconnu que la troupe maudite s'était divisée en deux bandes, qui m'attendaient l'une et l'autre au débouché. A ma vue, il s'est élevé une nouvelle tempête de cris et de rires, et les trompes de chasse ont retenti de toutes parts. J'ai eu le vertige; la forêt a tourbillonné autour de moi; je me suis jeté dans le premier sentier qui s'est offert à mes yeux, et ma fuite a pris le caractère d'une déroute désespérée.

La légion implacable des chasseurs et des chasseresses n'a pas manqué de s'élancer sur mes traces avec un redoublement d'ardeur et de stupide gaieté. Je distinguais toujours à leur tête la jeune femme au panache bleu, qui se faisait remarquer par un acharnement particulier, et que je vouais de bon coeur aux accidents les plus sérieux de l'équitation. C'était elle qui encourageait ses odieux complices, quand j'étais parvenu un instant à leur dérober ma piste; elle me découvrait avec une clairvoyance infernale, me montrait du bout de sa cravache, et poussait un éclat de rire barbare, quand elle me voyait reprendre ma course à travers les halliers, soufflant, haletant, éperdu, absurde. J'ai couru ainsi pendant un temps que je ne saurais apprécier, accomplissant des prouesses de gymnastique inouïes, perçant les taillis épineux, m'embourbant dans les fondrières, sautant les fossés, rebondissant sur mes jarrets avec l'élasticité d'un tigre, galopant à la diable, sans raison, sans but, et sans autre espérance que de voir la terre s'entr'ouvrir sous mes pas.

Enfin, et par un simple effet du hasard, car depuis longtemps j'avais perdu toutes notions topographiques, j'ai aperçu les ruines devant moi; j'ai franchi par un dernier élan l'espace libre qui les sépare de la forêt, j'ai traversé l'église comme un excommunié, et je suis arrivé tout flambant devant la porte du moulin. Le meunier et sa femme étaient sur le seuil, attirés par le bruit de la cavalcade, qui me suivait de près; ils m'ont regardé avec une expression de stupeur; j'ai vainement cherché quelques paroles d'explication à leur jeter en passant, et, après d'incroyables efforts d'intelligence, je n'ai pu que leur murmurer niaisement: "Si l'on me demande… dites que je n'y suis pas!.." Puis j'ai gravi d'un saut l'escalier de ma cellule, et je suis venu tomber sur mon lit dans un état de complet épuisement.

Cependant, Paul, la chasse se précipitait tumultueusement dans la cour de l'abbaye; j'entendais le piétinement des chevaux, la voix des cavaliers, et même le son de leurs bottes sur les dalles du seuil, ce qui me prouvait qu'une partie d'entre eux avait mis pied à terre et me menaçait d'un dernier assaut: je me suis relevé avec un mouvement de rage et j'ai regardé mes pistolets. Heureusement, après quelques minutes de conversation avec le meunier, les chasseurs se sont retirés, non sans me laisser clairement entendre que, s'ils avaient pris meilleure opinion de ma moralité, ils emportaient une idée fort réjouissante de l'originalité de mon caractère.

Tel est, mon ami, l'historique fidèle de cette journée malheureuse, où je me suis couvert franchement, et des pieds à la tête, d'une espèce d'illustration à laquelle tout Français préférera celle du crime. J'ai, à cette heure, la satisfaction de savoir que je suis, dans un château voisin, au milieu d'une société de brillants cavaliers et de belles jeunes femmes, un texte de plaisanteries inépuisable. Je sens de plus, depuis mon mouvement de flanc (comme on a coutume d'appeler à la guerre les retraites précipitées), que j'ai perdu à mes propres yeux quelque chose de ma dignité, et je ne puis me dissimuler, en outre, que je suis loin de jouir auprès de mes hôtes rustiques de la même considération.