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Monsieur de Camors — Complet

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Il se tut et demeura les yeux fixés sur ceux de la jeune femme avec une expression d'anxiété ardente.

À mesure qu'il avait parlé, elle avait pris un air plus grave; elle l'écoutait la tête un peu basse, dans l'attitude d'une puissante curiosité, lui jetant par intervalles un regard plein d'une flamme sombre. Une faible et rapide palpitation du sein, un frissonnement léger des narines dilatées, trahissaient seuls l'orage intérieur.

— Ceci, dit-elle après un silence, devient en effet intéressant... mais vous ne comptez pas, en tout cas, partir ce soir, je suppose?

— Non, dit Camors.

— Eh bien, reprit-elle en lui adressant de la tête un signe d'adieu et sans lui offrir la main, nous nous reverrons.

— Mais quand?

— Au premier jour.

Il crut comprendre qu'elle demandait le temps de réfléchir, un peu effrayée sans doute du monstre qu'elle avait évoqué. — Il la salua gravement et sortit.

Le lendemain et les deux jours qui suivirent, il se présenta en vain à la porte de madame de Campvallon. La marquise devait dîner en ville et s'habillait.

Ce furent pour M. de Camors des siècles de tourments. Une pensée qui l'avait souvent inquiété s'empara de lui avec une sorte d'évidence poignante. — La marquise ne l'aimait pas. Elle avait simplement voulu se venger du passé, et, après l'avoir déshonoré, elle se riait de lui: elle lui avait fait signer le pacte, et elle lui échappait. — Et pourtant, au milieu des déchirements de son orgueil, sa passion, loin de s'affaiblir, s'exaspérait.

Le quatrième jour après leur entretien, il n'alla point chez elle. Il espérait la voir dans la soirée chez la vicomtesse d'Oilly, où ils avaient l'habitude de se rencontrer chaque vendredi. La vicomtesse d'Oilly était cette ancienne maîtresse du comte de Camors le père, lequel avait jugé convenable de lui confier l'éducation de son fils. Camors avait conservé pour elle une sorte d'affection. C'était une bonne femme qu'on aimait, et dont on ne laissait pas de se moquer un peu. Elle n'était plus jeune depuis longtemps; forcée de renoncer à la galanterie, qui avait été la principale occupation de ses belles années, et ne se sentant pas le goût de la dévotion, elle s'était mis en tête, sur le retour, d'avoir un salon. Elle y recevait quelques hommes distingués, savants, écrivains, artistes. On se piquait d'y penser librement. La vicomtesse, pour faire face aux obligations de sa situation nouvelle, avait résolu de s'éclairer. Elle suivait les cours publics et aussi les conférences, dont la mode commençait à s'établir. Elle parlait assez convenablement des générations spontanées. Elle avait cependant manifesté une vive surprise le jour où Camors, qui se plaisait à la tourmenter, avait cru devoir l'informer que les hommes descendaient des singes.

— Voyons, mon ami, lui dit-elle, je ne puis vraiment pas admettre cela... Comment pouvez-vous croire que votre grand-père fût un singe... vous qui êtes si charmant!

Elle raisonnait sur toutes choses de cette force. Néanmoins, elle se vantait d'être philosophe; mais quelquefois, le matin, elle sortait à la dérobée, avec un voile fort épais, et elle entrait à Saint-Sulpice, où elle se confessait, afin de se mettre en règle avec le bon Dieu, dans le cas où par hasard il eût existé.

Elle était riche, bien apparentée, et, malgré les légèretés considérables de sa jeunesse, le meilleur monde allait chez elle. Madame de Campvallon s'y était laissé introduire par Camors, et madame de la Roche-Jugan l'y avait suivie, parce qu'elle la suivait partout avec son fils Sigismond.

Ce soir-là, la réunion y était un peu nombreuse. M. de Camors, arrivé depuis quelques minutes, eut la satisfaction de voir entrer le général et la marquise. Elle lui exprima tranquillement ses regrets de ne point s'être trouvée chez elle les jours précédents; mais il était difficile d'espérer une explication décisive dans un cercle aussi clairsemé, et sous l'œil vigilant de madame de la Roche-Jugan. Camors interrogeait vainement le visage de sa jeune cousine. Il était beau et froid comme toujours. Ses anxiétés s'en accrurent. Il eût donné sa vie en ce moment pour qu'elle lui dît un mot d'amour.

La vicomtesse d'Oilly aimait les jeux d'esprit, bien qu'elle n'en eût guère. On jouait chez elle au secrétaire, aux petits papiers, comme c'est encore la mode aujourd'hui. Ces jeux innocents ne le sont pas toujours, ainsi qu'on va le voir.

On avait distribué des crayons, des plumes, des carrés de papier aux assistants de bonne volonté, et les uns assis autour d'une grande table, les autres dans des fauteuils solitaires, griffonnaient mystérieusement tour à tour des questions et des réponses pendant que le général faisait un whist avec madame de la Roche-Jugan. — Madame de Campvallon n'avait pas coutume de prendre part à ces sortes de jeux, qui l'ennuyaient, et M. de Camors fut étonné de voir qu'elle eût accepté ce soir-là le crayon et les papiers que la vicomtesse lui avait offerts. Cette singularité éveilla son attention et le mit sur ses gardes. Il entra lui-même dans le jeu également contre sa coutume, et se chargea même de recueillir dans une corbeille les petits billets à mesure qu'ils étaient écrits. — Une heure se passa sans aucun incident particulier. Des trésors d'esprit furent dépensés. Les questions les plus délicates et les plus inattendues: «Qu'est-ce que l'amour? — Croyez-vous que l'amitié soit possible entre les deux sexes? — Est-il plus doux d'aimer ou d'être aimé?» se succédèrent paisiblement avec des réponses équivalentes.

Tout à coup la marquise poussa un faible cri, et l'on vit une larme de sang couler tout doucement sur son front: elle se mit à rire aussitôt, et montra son petit crayon d'argent qui avait à l'une de ses extrémités une plume dont elle s'était piqué le front dans le fort de ses réflexions. L'attention de Camors redoubla dès ce moment, d'autant plus qu'un regard rapide et ferme de la marquise sembla l'avertir d'un événement prochain. — Elle était assise un peu à l'ombre dans un coin, pour y méditer plus à son aise ses questions et ses réponses. Un instant plus tard, Camors parcourant le salon pour recueillir les bulletins, elle en déposa un dans la corbeille, et lui en glissa un autre dans la main, avec la dextérité féline de son sexe.

Au milieu de toutes ces paperasses répandues et froissées, que chacun s'amusait à relire après coup, M. de Camors ne trouva aucune difficulté à prendre connaissance, sans être remarqué, du billet clandestin de la marquise: il était écrit d'une encre rougeâtre, un peu pâle, mais fort lisible, et contenait ces mots:

«J'appartiens, âme, corps, honneur et biens à mon cousin bien-aimé Louis de Camors, dès à présent et pour toujours.

»Écrit et signé du pur sang de mes veines.

»CHARLOTTE DE LUC D'ESTRELLES

»5 mars 185..»

Tout le sang de Camors jaillit à son cerveau, un nuage passa sur ses yeux, et il s'appuya de la main sur un meuble; puis soudain son visage se couvrit d'une pâleur mortelle. — Ces symptômes n'étaient point ceux du remords ni de la peur. Sa passion dominait tout. Il éprouvait une joie immense. Il voyait le monde sous ses pieds.

Ce fut par cet acte de franchise et d'audace extraordinaire, assaisonné du mysticisme sanglant si familier à ce XVIe siècle qu'elle adorait, que la marquise de Campvallon se livra à son amant, et que leur union fatale fut scellée.

III

Il y avait six semaines environ que s'était passé ce dernier épisode; il était à peu près cinq heures du soir, et la marquise attendait M. de Camors, qui devait venir chez elle après la séance du Corps législatif. On frappa tout à coup à l'une des portes de sa chambre, qui communiquait avec l'appartement de son mari. C'était le général. Elle remarqua avec étonnement, même avec frissonnement, que ses traits étaient décomposés.

— Qu'y a-t-il donc, mon ami? dit-elle. Êtes-vous malade?

— Non, répondit le général, pas du tout.

Il se posa debout devant elle, et la regarda un moment sans parler; ses yeux gris roulaient dans leurs orbites.

— Charlotte, reprit-il enfin avec un pénible sourire, il faut que je vous avoue ma folie... je ne vis pas depuis ce matin... J'ai reçu une lettre singulière... voulez-vous la voir?

— Si cela vous plaît, dit-elle.

Il tira une lettre de sa poche et la lui donna. Elle était d'une écriture évidemment et laborieusement contrefaite, et n'était point signée.

— Une lettre anonyme? dit la marquise, dont les sourcils se soulevèrent légèrement en signe de dédain.

Puis elle se mit à lire la lettre, dont voici le texte:

«Un ami vrai, général, s'indigne de voir qu'on abuse de votre confiance et de votre loyauté. Vous êtes trompé par ceux que vous aimez le plus. Un homme comblé de vos bienfaits, une femme qui vous doit tout, sont unis par une entente secrète qui vous outrage. Ils hâtent de leurs vœux l'heure où ils pourront partager vos dépouilles. Celui qui se fait un devoir pieux de vous avertir ne veut calomnier personne. Il est convaincu que votre honneur est respecté par celle à qui vous l'avez confié, elle est toujours digne de votre tendresse et de votre estime, elle n'a d'autre tort que de se prêter aux calculs d'avenir que votre meilleur ami ne craint pas d'établir sur votre mort, sur votre veuve et sur votre héritage. La pauvre femme subit malgré elle la fascination d'un homme trop célèbre par ses prestiges séducteurs; mais lui, cet homme, votre ami, presque votre fils, comment qualifier sa conduite? Toutes les personnes honnêtes en sont révoltées, et en particulier celle qu'une conversation surprise par hasard a mise au courant, et qui obéit à sa conscience en vous donnant cet avis.»

 

La marquise, après avoir achevé, tendit froidement la lettre au général.

— Signé: «Éléonore-Jeanne de la Roche-Jugan», dit-elle.

— Croyez-vous? dit le général.

— La clarté même du jour! reprit la marquise. Le devoir pieux... le prestige séducteur... les personnes honnêtes... Elle a pu déguiser son écriture, mais non son style... et ce qu'il y a de plus décisif encore, c'est qu'elle prête à M. de Camors, — il s'agit de lui, j'imagine, — ses propres projets et ses calculs, qui ne vous ont pas échappé plus qu'à moi, je suppose.

— Si je croyais que cette lâche épître fût son œuvre, s'écria le général, je ne la reverrais de ma vie!

— Pourquoi? Il faut en rire.

Le général commença une de ces promenades solennelles à travers la chambre. La marquise regardait la pendule avec inquiétude. Son mari surprit un de ces regards. Il s'arrêta brusquement.

— Attendez-vous Camors aujourd'hui? dit-il.

— Oui, je crois qu'il viendra après la séance.

— Je le pensais, reprit le général.

Il eut un sourire convulsif.

— Et savez-vous, ma chère, ajouta-t-il, une sotte idée qui m'a poursuivi depuis le moment où j'ai reçu cette lettre infâme?.. car, en vérité, je crois que l'infamie est contagieuse...

— Vous avez eu l'idée d'épier notre entretien? dit la marquise d'un ton d'indolence railleuse.

— Oui, dit le général, là, derrière cette portière, comme au théâtre... mais, Dieu merci, j'ai su résister à cette basse tentation... Si jamais je me laissais aller à une telle faiblesse, je voudrais au moins que ce fût avec votre agrément...

— Et vous me le demandez? dit la marquise.

— Ma pauvre Charlotte, reprit-il d'un accent douloureux et presque suppliant, je suis un vieux fou, un vieil enfant... mais je sens que cette misérable lettre va empoisonner ma vie... Je n'aurai plus une heure de paix ni de confiance... Que voulez-vous!.. j'ai été déjà si cruellement trompé!.. Je suis un homme loyal, mais je suis bien forcé de voir que tout le monde ne l'est pas comme moi... Il y a des choses qui me paraissent aussi impossibles que de marcher sur la tête, et je sais pourtant que d'autres font ces choses-là tous les jours... Que vous dirai-je? En lisant ces lignes perfides, je n'ai pu m'empêcher de me rappeler que vos relations avec Camors sont plus fréquentes depuis quelque temps.

— Sans doute, dit la marquise, je l'aime beaucoup.

— Je me suis souvenu aussi de votre tête-à-tête dans le boudoir, l'autre nuit, pendant le bal... Quand je m'éveillai, vous aviez tous deux un air de mystère... Quel mystère peut-il y avoir entre vous?

— Ah! voilà! dit la marquise se souriant.

— Je ne puis pas le savoir?

— Vous le saurez quand le temps en sera venu.

— Enfin je vous jure pourtant que je ne vous soupçonne pas, — ni vous ni lui... je ne vous soupçonne pas du moins de me trahir formellement, de m'outrager, de souiller mon nom... Dieu m'en garde!.. Mais, si vous vous aimiez seulement, tout en respectant mon honneur... si vous vous aimiez, et si vous vous le disiez!.. si vous étiez là tous deux, à mes côtés, dans mes bras, vous, mes deux amis, mes deux enfants, calculant d'un œil impatient les progrès de ma vieillesse, concertant vos projets d'avenir, souriant à ma mort prochaine... et ajournant votre bonheur sur ma tombe... vous vous croiriez peut-être innocents... Eh bien, non, cela serait épouvantable!

Sous l'empire de la passion qui le transportait, la voix et la parole du général s'étaient élevées; ses traits vulgaires avaient pris un air de sombre dignité et d'imposante menace. — Une faible teinte pâle s'étendit sur le beau visage de la jeune femme, et un pli léger contracta son front pur. Par un effort qui eût été sublime dans une cause meilleure, elle maîtrisa aussitôt sa défaillance passagère, et, montrant froidement à son mari la porte drapée par laquelle il était entré:

— Eh bien, dit-elle, mettez-vous là.

— Vous ne me le pardonnerez jamais?

— Vous ne connaissez pas du tout les femmes, mon ami. La jalousie est un de ces crimes que non seulement elles pardonnent, mais qu'elles aiment.

— Mon Dieu! ce n'est pas de la jalousie!

— Ce que vous voudrez. Enfin mettez-vous là.

— Vous m'y autorisez sincèrement?

— Je vous en prie... Allez chez vous, en attendant, si vous voulez... laissez cette porte ouverte... et, quand vous verrez M. de Camors entrer dans la cour de l'hôtel, venez.

— Non, dit le général après une minute d'hésitation, puisque je fais tant... — et il soupira avec une tristesse poignante, — je ne veux du moins laisser aucun prétexte à ma défiance... Si je vous quittais avant qu'il arrive, je serais capable d'imaginer...

— Que je l'ai fait secrètement avertir, n'est-ce pas? Rien de plus naturel. Restez donc ici. Seulement, prenez un livre, car notre conversation, jusqu'à nouvel ordre, serait languissante.

Il s'assit.

— Mais enfin, dit-il, quel mystère peut-il y avoir entre vous?

— Voilà! dit-elle encore avec son sourire de sphinx.

Le général prit machinalement un livre, et elle se mit à attiser le feu et à réfléchir.

Puisqu'elle aimait le danger, le drame et la terreur mêlés à ses amours, elle devait être contente, car en cette minute la honte, la ruine et la mort étaient derrière sa porte; mais, à dire vrai, c'en était trop à la fois, même pour elle, et, quand elle vint à envisager, dans le silence qui s'était fait, la nature et l'étendue véritable du péril, elle crut que son cœur allait éclater et sa tête se perdre.

Elle ne s'était pas méprise, d'ailleurs, sur l'origine de la lettre. Ce honteux chef-d'œuvre était bien le fait de madame de la Roche-Jugan. Pour lui rendre justice, madame de la Roche-Jugan n'avait pas soupçonné toute la portée du coup qu'elle frappait. Elle-même croyait à la vertu de la marquise; mais, dans sa surveillance incessante, elle n'avait pas manqué de remarquer depuis quelques mois les assiduités de Camors chez madame de Campvallon, et d'observer une nuance nouvelle dans leurs rapports mondains. On n'a pas oublié qu'elle rêvait pour le jeune Sigismond la succession intégrale de son vieil ami: elle pressentit une rivalité redoutable et résolut de la détruire en germe. Éveiller contre Camors la défiance du général et lui faire fermer la porte du logis, c'était tout ce qu'elle avait voulu; mais sa lettre anonyme, comme la plupart des viles scélératesses de ce genre, était une arme plus fatale et plus meurtrière que ne l'avait présumé son infâme auteur.

La jeune marquise rêvait donc en attisant son feu et en jetant de temps à autre un coup d'œil furtif sur la pendule. M. de Camors allait arriver d'un instant à l'autre. Aucun moyen de le prévenir. Dans l'état présent de leurs relations, il était impossible d'imaginer que les premiers mots de Camors ne livrassent pas immédiatement leur secret, et se secret livré, c'était pour elle tout au moins le déshonneur public, la chute scandaleuse, la pauvreté, le couvent, pour son mari ou pour son amant, peut-être pour tous deux, la mort.

Lorsque le timbre retentit dans la cour de l'hôtel annonçant l'arrivée du comte, toutes ces images se pressèrent une dernière fois dans le cerveau de madame de Campvallon comme une légion de fantômes; puis elle rassembla son courage par un élan suprême, et tendit toutes ses facultés pour l'exécution du plan qu'elle avait conçu à la hâte, qui était son dernier espoir, et qu'un mot, un geste, une distraction, une inintelligence de M. de Camors pouvait renverser tout entier en une seconde.

Sans parler, elle salua en souriant son mari, et lui fit signe de gagner sa cachette. Le général, qui s'était levé au bruit du timbre, parut encore hésiter; puis, haussant les épaules comme en mépris de lui-même, il se retira derrière la portière qui faisait face à l'entrée principale de la chambre.

L'instant d'après, la porte fut ouverte par un domestique, et M. de Camors entra. — Il s'avançait avec une sorte d'empressement dans la chambre, se dirigeant vers la cheminée, et sa bouche souriante s'entr'ouvrait déjà pour parler, quand il saisit tout à coup l'expression du regard de la marquise, et la parole se glaça sur ses lèvres; ce regard, attaché sur lui depuis son entrée, avait une fixité raide et spectrale qui, sans lui rien apprendre, lui fit tout craindre. — C'était un homme exercé aux situations difficiles, avisé et prudent autant qu'intrépide. Il ne sourcilla point, ne parla pas et attendit.

Elle lui donna sa main sans cesser de le regarder de près avec cette même effrayante intensité.

— Ou elle est folle, se dit-il, ou le danger est là.

Avec la rapide perception de son génie et de son amour, elle sentit qu'il comprenait, et tout de suite, ne laissant pas même au silence le temps de les compromettre:

— Vous êtes aimable de me tenir parole, dit-elle.

— Mais c'est tout simple, dit Camors, qui s'assit.

— Non, car vous savez que vous venez encore ici pour y être tourmenté...

Eh bien, voyons, m'arrivez-vous un peu converti à mon idée fixe?

— Quelle idée fixe? Il me semble que vous en avez plusieurs...

— Oui, mais je parle de la bonne... de la meilleure au moins... de votre mariage enfin...

— Encore, ma cousine, dit Camors, qui, assuré désormais du danger et de sa nature, marchait d'un pas plus ferme sur son brûlant terrain.

— Toujours, mon cousin... Et savez-vous une chose? J'ai trouvé la personne!

— Ah! alors, je me sauve!

Elle lui jeta à travers son sourire un coup d'œil impérieux.

— Vous y tenez donc beaucoup? reprit Camors en riant.

— Extrêmement. Je n'ai pas besoin de vous répéter mes raisons, vous ayant prêché là-dessus tout l'hiver... au point même d'inquiéter le général, qui a flairé un mystère entre nous.

— Bah! le général?

— Oh! rien de grave, bien entendu... Donc, nous disons, pour nous résumer: Pas de miss Campbel... trop blonde! ce qui n'est pas poli pour moi, par parenthèse; — point de mademoiselle de Silas... trop maigre! — point de mademoiselle Rolet, malgré ses millions... trop bonne famille! point de mademoiselle d'Esgrigny... trop Bacquière et Van Cuyp! Tout cela était un peu décourageant, vous m'avouerez... mais enfin... on s'acharne... Je vous dis que j'ai trouvé!.. une merveille!

— Qui se nomme? dit Camors.

— Marie de Tècle!

Il y eut un silence.

— Eh bien, vous ne dites rien? reprit la marquise. Parce que vous n'avez rien à dire... parce que celle-là réunit tout, agrément personnel, éducation, famille, fortune... enfin tout... un rêve!.. et puis vos terres se joignent... Vous voyez comme je pense à tout, mon ami?.. Mais je ne sais vraiment pas comment nous n'y avions pas songé plus tôt.

M. de Camors se taisait toujours, et la marquise commençait à s'étonner de son silence.

— Oh! reprit-elle, vous aurez beau chercher... il n'y a pas une objection... Vous êtes pris, cette fois-ci... Voyons, mon ami, dites oui, je vous en prie!

Et, pendant que sa bouche disait: «Je vous en prie!» d'un ton de câlinerie gracieuse, son regard disait avec un accent terrible: «Il le faut!»

— M'est-il permis d'y réfléchir, madame? dit-il enfin.

— Non, mon ami.

— Mais enfin, reprit Camors, qui était très pâle, il me semble que vous disposez bien à votre aise de la main de mademoiselle de Tècle... Mademoiselle de Tècle est fort riche... On la marie de tous côtés... D'ailleurs, son grand-oncle a des idées de province, et sa mère des idées de dévotion qui pourraient bien...

— Je m'en charge, interrompit la marquise.

— Mais quelle manie avez-vous de marier les gens?

— Les femmes qui ne font pas l'amour, mon cousin, ont la manie de faire des mariages.

— Sérieusement, pourtant, vous me laisserez bien quelques jours pour y penser?

— Penser à quoi? Ne m'avez-vous pas toujours dit que vous comptiez vous marier... que vous n'attendiez qu'une occasion? Eh bien, jamais vous n'en trouverez une meilleure que celle-là... et, si vous la laissez échapper, vous la regretterez toute votre vie...

 

— Mais enfin donnez-moi le temps de consulter ma famille.

— Votre famille? Quelle plaisanterie! Il me semble que vous êtes grandement majeur... Et puis quelle famille? Votre tante de la Roche-Jugan?

— Sans doute... encore ne voudrais-je pas la blesser.

— Ah! mon Dieu! supprimez cette inquiétude... Je vous déclare qu'elle jubilera.

— Parce que?

— J'ai mes raisons.

Et la jeune femme, en disant ces mots, fut prise d'un rire étrange qui faillit dégénérer en convulsions, car ses nerfs, après cette horrible tension, étaient comme affolés.

Camors, pour qui la lumière s'était faite peu à peu sur les points les plus obscurs de l'énigme mortelle qui lui était proposée, sentit lui-même le besoin d'abréger une scène qui avait exalté toutes ses facultés à un degré presque insoutenable. Il se leva.

— Je suis forcé de vous quitter, dit-il, car je ne dîne pas chez moi; mais je reviendrai demain, si vous le permettez.

— Certainement... Vous m'autorisez à en parler au général?

— Mon Dieu!.. oui, car, de bonne foi, j'ai beau courir après les objections, je n'en trouve pas.

— Eh bien, je vous adore! dit la marquise.

Elle lui tendit sa main qu'il baisa. Il sortit aussitôt.

Il eût fallu être plus clairvoyant que ne l'était le général de Campvallon pour distinguer quelques faiblesses ou quelques dissonances dans l'audacieuse comédie que venaient de jouer devant lui ces deux grands artistes. Le jeu muet de leurs yeux aurait pu seul les trahir, et il ne le voyait pas. Quant à leur dialogue, tranquille, aisé, naturel, il n'y avait pas un mot qu'il n'en eût saisi et qui ne lui eût paru répondre à toutes ses inquiétudes et confondre ses soupçons. Dès ce moment et pour jamais tout ombrage s'effaça de sa pensée; car, pour imaginer l'odieuse combinaison dans laquelle madame de Campvallon avait cherché un refuge désespéré, pour entrer dans une telle profondeur de perversité, le général avait l'esprit trop simple et trop pur.

Quand il reparut devant sa femme, en quittant sa cachette, il était consterné: il eut un geste de confusion et d'humilité. Il lui prit la main et lui sourit avec toute la bonté et toute la tendresse de son âme. En ce moment, la marquise, par une nouvelle réaction de son système nerveux, se mit à sangloter, ce qui acheva de désespérer le général. — Par respect pour ce galant homme, nous n'insisterons pas sur une scène dont l'intérêt, d'ailleurs, n'est plus assez vif pour sauver ce qu'elle a de pénible aux honnêtes gens.

Nous passerons également sans nous y arrêter sur l'entretien qui eut lieu le lendemain entre madame de Campvallon et M. de Camors. Camors, on l'a compris, avait d'abord éprouvé, en voyant apparaître le nom de madame de Tècle dans cette noire intrigue, un sentiment de répulsion et même d'horreur qui avait failli tout compromettre. Comment il parvint à dompter cette révolte suprême de sa conscience au point de subir l'expédient qui devait assurer la paix de ses amours, par quels détestables sophismes il osa se persuader qu'il ne devait plus rien qu'à sa complice, et qu'il lui devait tout, même cela, nous n'essayerons pas de l'expliquer. Expliquer, c'est atténuer, et ici nous ne le voulons pas. Nous dirons seulement qu'il se résigna à ce mariage. Dans la voie où il était entré, on ne s'arrête guère, à moins que la foudre ne s'en mêle.

Quant à la marquise, on se ferait une faible idée de cette âme dépravée et hautaine, si l'on s'étonnait qu'elle eût persisté de sang-froid, et après réflexion, dans la conception perfide que l'imminence du danger lui avait suggérée. Elle comprenait que les soupçons du général se réveilleraient un jour ou l'autre plus menaçants, si le mariage annoncé demeurait un jeu. Elle aimait passionnément Camors, elle n'aimait pas moins le mystère dramatique de leur liaison; elle avait de plus senti une terreur folle à la pensée de perdre l'immense fortune qu'elle s'était habituée à regarder comme la sienne; car le désintéressement de sa première jeunesse était alors bien loin, et l'idée de déchoir misérablement dans ce monde parisien, où elle régnait par son luxe comme par sa beauté, lui était insupportable. Amour, mystère, fortune, elle voulait garder tout cela à tout prix, et plus elle y réfléchit même, plus le mariage de Camors lui en parut être la plus sûre sauvegarde. — Il est vrai qu'elle se donnait une sorte de rivale; mais elle s'estimait trop haut pour la craindre, et elle préférait mademoiselle de Tècle à toute autre, parce qu'elle la connaissait, et que mademoiselle de Tècle lui était évidemment inférieure en tout.

Ce fut environ quinze jours après que le général arriva un matin chez madame de Tècle et lui demanda, pour M. de Camors, la main de sa fille. Il serait douloureux d'appuyer sur la joie que ressentit madame de Tècle. Elle s'étonna seulement en secret que M. de Camors ne fût pas venu lui-même lui présenter sa demande; mais Camors n'avait pas eu ce cœur-là. Il était cependant à Reuilly depuis le matin, et il se rendit chez madame de Tècle aussitôt qu'il sut que sa recherche était agréée. Une fois déterminé à cette monstrueuse action, il avait résolu du moins d'y apporter les formes les plus exquises, et l'on sait qu'il y était passé maître.

Dans la soirée, madame de Tècle et sa fille, demeurées seules, se promenèrent longtemps sur leur chère terrasse, à la douce lueur des étoiles, la fille bénissant sa mère, la mère bénissant Dieu, toutes deux confondant leurs cœurs, leurs rêves, leurs baisers et leurs larmes, plus heureuses, pauvres femmes! qu'il n'est permis de l'être sous le ciel.

Dans le courant du mois d'août suivant, le mariage eut lieu.