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Au Bonheur des Dames

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– Comment vous nommez-vous, mademoiselle?

– Denise Baudu.

– Moi, je me nomme Henri Deloche.

Maintenant, ils souriaient. Ils cédèrent à la fraternité de leurs situations, ils se tendirent la main.

– Bonne chance!

– Oui, bonne chance!

III

Chaque samedi, de quatre à six, Mme Desforges offrait une tasse de thé et des gâteaux aux personnes de son intimité, qui voulaient bien la venir voir. L’appartement se trouvait au troisième, à l’encoignure des rues de Rivoli et d’Alger; et les fenêtres des deux salons ouvraient sur le jardin des Tuileries.

Justement, ce samedi-là, comme un domestique allait l’introduire dans le grand salon, Mouret aperçut de l’antichambre, par une porte restée ouverte, Mme Desforges qui traversait le petit salon. Elle s’était arrêtée en le voyant, et il entra par là, il la salua d’un air de cérémonie. Puis, quand le domestique eut refermé la porte, il saisit vivement la main de la jeune femme, qu’il baisa avec tendresse.

– Prends garde, il y a du monde! dit-elle tout bas, en désignant d’un signe la porte du grand salon. Je suis allée chercher cet éventail pour le leur montrer.

Et, du bout de l’éventail, elle lui donna gaiement un léger coup au visage. Elle était brune, un peu forte, avec de grands yeux jaloux. Mais il avait gardé sa main, il demanda:

– Viendra-t-il?

– Sans doute, répondit-elle. J’ai sa promesse.

Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du Crédit Immobilier. Mme Desforges, fille d’un conseiller d’État, était veuve d’un homme de Bourse qui lui avait laissé une fortune, niée par les uns, exagérée par les autres. Du vivant même de celui-ci, disait-on, elle s’était montrée reconnaissante pour le baron Hartmann, dont les conseils de grand financier profitaient au ménage; et, plus tard, après la mort du mari, la liaison devait avoir continué, mais toujours discrètement, sans une imprudence, sans un éclat. Jamais Mme Desforges ne s’affichait, on la recevait partout, dans la haute bourgeoisie où elle était née. Même aujourd’hui que la passion du banquier, homme sceptique et fin, tournait à une simple affection paternelle, si elle se permettait d’avoir des amants qu’il lui tolérait, elle apportait, dans ses coups de cœur, une mesure et un tact si délicats, une science du monde si adroitement appliquée, que les apparences restaient sauves et que personne ne se serait permis de mettre tout haut son honnêteté en doute. Ayant rencontré Mouret chez des amis communs, elle l’avait détesté d’abord; puis, elle s’était donnée plus tard, comme emportée dans le brusque amour dont il l’attaquait, et, depuis qu’il manœuvrait de manière à tenir par elle le baron, elle se prenait peu à peu d’une tendresse vraie et profonde, elle l’adorait avec la violence d’une femme de trente-cinq ans déjà, qui n’en avouait que vingt-neuf, désespérée de le sentir plus jeune, tremblant de le perdre.

– Est-il au courant? reprit-il.

– Non, vous lui expliquerez vous-même l’affaire, répondit-elle, cessant de le tutoyer.

Elle le regardait, elle songeait qu’il ne devait rien savoir, pour l’employer ainsi auprès du baron, en affectant de le considérer simplement comme un vieil ami à elle. Mais il lui tenait toujours la main, il l’appelait sa bonne Henriette, et elle sentit son cœur se fondre. Silencieusement, elle tendit les lèvres, les appuya sur les siennes; puis, à voix basse:

– Chut! on m’attend… Entre derrière moi.

Des voix légères venaient du grand salon, assourdies par les tentures. Elle poussa la porte, dont elle laissa les deux battants ouverts, et elle remit l’éventail à une des quatre dames, qui étaient assises au milieu de la pièce.

– Tenez! le voilà, dit-elle. Je ne savais plus, jamais ma femme de chambre ne l’aurait trouvé.

Et, se tournant, elle ajouta de son air gai:

– Entrez donc, monsieur Mouret, passez par le petit salon. Ce sera moins solennel.

Mouret salua ces dames, qu’il connaissait. Le salon, avec son meuble Louis XVI de brocatelle à bouquets, ses bronzes dorés, ses grandes plantes vertes, avait une intimité tendre de femme, malgré la hauteur du plafond; et par les deux fenêtres, on apercevait les marronniers des Tuileries, dont le vent d’octobre balayait les feuilles.

– Mais il n’est pas vilain du tout, ce chantilly! s’écria Mme Bourdelais, qui tenait l’éventail.

C’était une petite blonde de trente ans, le nez fin, les yeux vifs, une amie de pension d’Henriette, qui avait épousé un sous-chef du ministère des Finances. De vieille famille bourgeoise, elle menait son ménage et ses trois enfants, avec une activité, une bonne grâce, un flair exquis de la vie pratique.

– Et tu as payé le morceau vingt-cinq francs? reprit-elle en examinant chaque maille de la dentelle. Hein? tu dis à Luc, chez une ouvrière du pays?… Non, non, ce n’est pas cher… Mais il a fallu que tu le fisses monter.

– Sans doute, répondit Mme Desforges. La monture me coûte deux cents francs.

Alors, Mme Bourdelais se mit à rire. Si c’était là ce qu’Henriette appelait une occasion! Deux cents francs, une simple monture d’ivoire, avec un chiffre! et pour un bout de chantilly, qui lui avait bien fait économiser cent sous! On trouvait à cent vingt francs les mêmes éventails tout montés. Elle cita une maison, rue Poissonnière.

Cependant, l’éventail faisait le tour de ces dames. Mme Guibal lui accorda à peine un coup d’œil. Elle était grande et mince, de cheveux roux, avec un visage noyé d’indifférence, où ses yeux gris mettaient par moments, sous son air détaché, les terribles faims de l’égoïsme. Jamais on ne la voyait en compagnie de son mari, un avocat connu au Palais, qui, disait-on, menait de son côté la vie libre, tout à ses loisirs et à ses plaisirs.

– Oh! murmura-t-elle en passant l’éventail à Mme de Boves, je n’en ai pas acheté deux dans ma vie… On vous en donne toujours de trop.

La comtesse répondit d’une voix finement ironique:

– Vous êtes heureuse, ma chère, d’avoir un mari galant.

Et, se penchant vers sa fille, une grande personne de vingt ans et demi:

– Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel joli travail!… C’est le chiffre qui a dû augmenter ainsi la monture.

Mme de Boves venait de dépasser la quarantaine. C’était une femme superbe, à encolure de déesse, avec une grande face régulière et de larges yeux dormants, que son mari, inspecteur général des haras, avait épousée pour sa beauté. Elle paraissait toute remuée par la délicatesse du chiffre, comme envahie d’un désir dont l’émotion pâlissait son regard. Et, brusquement:

– Donnez-nous donc votre avis, monsieur Mouret. Est-ce trop cher, deux cents francs, cette monture?

Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant, s’intéressant à ce qui les intéressait. Il prit l’éventail, l’examina; et il allait se prononcer, lorsque le domestique ouvrit la porte, en disant:

– Madame Marty.

Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, mise avec une élégance compliquée. Elle était sans âge, ses trente-cinq ans en valaient quarante ou trente, selon la fièvre nerveuse qui l’animait. Un sac de cuir rouge, qu’elle n’avait pas lâché, pendait à sa main droite.

– Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m’excusez, avec mon sac… Imaginez-vous, en venant vous voir, je suis entrée au Bonheur, et comme j’ai encore fait des folies, je n’ai pas voulu laisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d’être volée.

Mais elle venait d’apercevoir Mouret, elle reprit en riant:

– Ah! monsieur, ce n’était point pour vous faire de la réclame, puisque j’ignorais que vous fussiez là… Vous avez vraiment en ce moment des dentelles extraordinaires.

Cela détourna l’attention de l’éventail, que le jeune homme posa sur un guéridon. Maintenant, ces dames étaient prises du besoin curieux de voir ce que Mme Marty avait acheté. On la connaissait pour sa rage de dépense, sans force devant la tentation, d’une honnêteté stricte, incapable de céder à un amant, mais tout de suite lâche et la chair vaincue, devant le moindre bout de chiffon. Fille d’un petit employé, elle ruinait aujourd’hui son mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, qui devait doubler ses six mille francs d’appointements en courant le cachet, pour suffire au budget sans cesse croissant du ménage. Et elle n’ouvrait pas son sac, elle le serrait sur ses genoux, parlait de sa fille Valentine, âgée de quatorze ans, une de ses coquetteries les plus chères, car elle l’habillait comme elle, de toutes les nouveautés de la mode, dont elle subissait l’irrésistible séduction.

– Vous savez, expliqua-t-elle, on fait cet hiver aux jeunes filles des robes garnies d’une petite dentelle… Naturellement, quand j’ai vu une valenciennes très jolie…

Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le cou, lorsque, dans le silence, on entendit le timbre de l’antichambre.

– C’est mon mari, balbutia Mme Marty pleine de trouble. Il doit venir me chercher, en sortant de Bonaparte.

Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître sous un fauteuil, d’un mouvement instinctif. Toutes ces dames se mirent à rire. Alors, elle rougit de sa précipitation, elle le reprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne comprenaient jamais et qu’ils n’avaient pas besoin de savoir.

– Monsieur de Boves, monsieur de Vallagnosc, annonça le domestique.

Ce fut un étonnement. Mme de Boves elle-même ne comptait pas sur son mari. Ce dernier, bel homme, portant les moustaches à l’impériale, de l’air militairement correct aimé des Tuileries, baisa la main de Mme Desforges, qu’il avait connue jeune, chez son père. Et il s’effaça pour que l’autre visiteur, un grand garçon pâle, d’une pauvreté de sang distinguée, pût à son tour saluer la maîtresse de la maison. Mais, à peine la conversation reprenait-elle, que deux légers cris s’élevèrent:

 

– Comment! c’est toi, Paul!

– Tiens! Octave!

Mouret et Vallagnosc se serraient les mains. À son tour, Mme Desforges témoignait sa surprise. Ils se connaissaient donc? Certes, ils avaient grandi côte à côte, au collège de Plassans; et le hasard était qu’ils ne se fussent pas encore rencontrés chez elle.

Cependant, les mains toujours liées, ils passèrent en plaisantant dans le petit salon, au moment où le domestique apportait le thé, un service de Chine sur un plateau d’argent, qu’il posa près de Mme Desforges, au milieu du guéridon de marbre, à légère galerie de cuivre. Ces dames se rapprochaient, causaient plus haut, toutes aux paroles sans fin qui se croisaient; pendant que M. de Boves, debout derrière elles, se penchait par instants, disait un mot avec sa galanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si tendre et si gaie d’ameublement, s’égayait encore de ces voix bavardes, coupées de rires.

– Ah! ce vieux Paul! répétait Mouret.

Il s’était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls au fond du petit salon, un boudoir très coquet tendu de soie bouton d’or, loin des oreilles et ne voyant plus eux-mêmes ces dames que par la porte grande ouverte, ils ricanèrent, les yeux dans les yeux, en s’allongeant des tapes sur les genoux. Toute leur jeunesse s’éveillait, le vieux collège de Plassans, avec ses deux cours, ses études humides, et le réfectoire où l’on mangeait tant de morue, et le dortoir où les oreillers volaient de lit en lit, dès que le pion ronflait. Paul, d’une ancienne famille parlementaire, petite noblesse ruinée et boudeuse, était un fort en thème, toujours premier, donné en continuel exemple par le professeur, qui lui prédisait le plus bel avenir; tandis qu’Octave, à la queue de la classe, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, se dépensant au-dehors en plaisirs violents. Malgré leur différence de nature, une camaraderie étroite les avait pourtant rendus inséparables, jusqu’à leur baccalauréat, dont ils s’étaient tirés, l’un avec gloire, l’autre tout juste d’une façon suffisante, après deux épreuves fâcheuses. Puis, l’existence les avait emportés, et ils se retrouvaient au bout de dix ans, déjà changés et vieillis.

– Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu?

– Mais je ne deviens rien.

Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air las et désenchanté; et, comme son ami, étonné, insistait, en disant:

– Enfin, tu fais bien quelque chose… Que fais-tu?

– Rien, répondit-il.

Octave se mit à rire. Rien, ce n’était pas assez. Phrase à phrase, il finit par obtenir l’histoire de Paul, l’histoire commune des garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de rester dans les professions libérales, et qui s’enterrent au fond d’une médiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la faim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait son droit par tradition de famille; puis, il était demeuré à la charge de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deux filles. Une honte enfin l’avait pris, et, laissant les trois femmes vivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper une petite place au ministère de l’Intérieur, où il se tenait enfoui, comme une taupe dans son trou.

– Et qu’est-ce que tu gagnes? reprit Mouret.

– Trois mille francs.

– Mais c’est une pitié! Ah! mon pauvre vieux, ça me fait de la peine pour toi… Comment! un garçon si fort, qui nous roulait tous! Et ils ne te donnent que trois mille francs, après t’avoir abruti pendant cinq ans déjà! Non, ce n’est pas juste!

Il s’interrompit, il fit un retour sur lui-même.

– Moi, je leur ai tiré ma révérence… Tu sais ce que je suis devenu?

– Oui, dit Vallagnosc. On m’a conté que tu étais dans le commerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n’est-ce pas?

– C’est cela… Calicot, mon vieux!

Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur le genou, il répéta avec la gaieté solide d’un gaillard sans honte pour le métier qui l’enrichissait:

– Calicot, en plein!… Ma foi, tu te rappelles, je ne mordais guère à leurs machines, bien qu’au fond je ne me sois jamais jugé plus bête qu’un autre. Quand j’ai eu passé mon bachot, pour contenter ma famille, j’aurais parfaitement pu devenir un avocat ou un médecin comme les camarades; mais ces métiers-là m’ont fait peur, tant on voit de gens y tirer la langue… Alors, mon Dieu! j’ai jeté la peau d’âne au vent, oh! sans regret, et j’ai piqué une tête dans les affaires.

Vallagnosc souriait d’un air d’embarras. Il finit par murmurer:

– Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te servir à grand-chose pour vendre de la toile.

– Ma foi! répondit Mouret joyeusement, tout ce que je demande, c’est qu’il ne me gêne pas… Et, tu sais, quand on a eu la bêtise de se mettre ça entre les jambes, il n’est pas commode de s’en dépêtrer. On s’en va à pas de tortue dans la vie, lorsque les autres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.

Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit les mains, il continua:

– Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes diplômes n’ont satisfait aucun de tes besoins… Sais-tu que mon chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francs cette année? Parfaitement! un garçon d’une intelligence très nette, qui s’en est tenu à l’orthographe et aux quatre règles… Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre mille francs, plus que tu ne gagnes toi-même; et ils n’ont pas coûté tes frais d’instruction, ils n’ont pas été lancés dans le monde, avec la promesse signée de le conquérir… Sans doute, gagner de l’argent n’est pas tout. Seulement, entre les pauvres diables frottés de science qui encombrent les professions libérales, sans y manger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie, sachant à fond leur métier, ma foi! je n’hésite pas, je suis pour ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillards comprennent joliment leur époque!

Sa voix s’était échauffée; Henriette, qui servait le thé, avait tourné la tête. Quand il la vit sourire, au fond du grand salon, et qu’il aperçut deux autres dames prêtant l’oreille, il s’égaya le premier de ses phrases.

– Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd’hui dans la peau d’un millionnaire.

Vallagnosc se renversait mollement sur le canapé. Il avait fermé les yeux à demi, dans une pose de fatigue et de dédain, où une pointe d’affectation s’ajoutait au réel épuisement de sa race.

– Bah! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant de peine. Rien n’est drôle.

Et, comme Mouret, révolté, le regardait d’un air de surprise, il ajouta:

– Tout arrive et rien n’arrive. Autant rester les bras croisés.

Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortements de l’existence. Un moment, il avait rêvé de littérature, et il lui était resté de sa fréquentation avec des poètes une désespérance universelle. Toujours, il concluait à l’inutilité de l’effort, à l’ennui des heures également vides, à la bêtise finale du monde. Les jouissances rataient, il n’y avait pas même de joie à mal faire.

– Voyons, est-ce que tu t’amuses, toi? finit-il par demander…

Mouret en était arrivé à une stupeur d’indignation. Il cria:

– Comment! si je m’amuse!… Ah! çà, que chantes-tu? Tu en es là, mon vieux!… Mais, sans doute, je m’amuse, et même lorsque les choses craquent, parce qu’alors je suis furieux de les entendre craquer. Moi, je suis un passionné, je ne prends pas la vie tranquillement, c’est ce qui m’y intéresse peut-être.

Il jeta un coup d’œil vers le salon, il baissa la voix.

– Oh! il y a des femmes qui m’ont bien embêté, ça je le confesse. Mais, quand j’en tiens une, je la tiens, que diable! et ça ne rate pas toujours, et je ne donne ma part à personne, je t’assure… Puis, ce ne sont pas encore les femmes, dont je me moque après tout. Vois-tu, c’est de vouloir et d’agir, c’est de créer enfin… Tu as une idée, tu te bats pour elle, tu l’enfonces à coups de marteau dans la tête des gens, tu la vois grandir et triompher… Ah! oui, mon vieux, je m’amuse!

Toute la joie de l’action, toute la gaieté de l’existence sonnaient dans ses paroles. Il répéta qu’il était de son époque. Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir le cerveau et les membres attaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de si large travail, lorsque le siècle entier se jetait à l’avenir. Et il raillait les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes, tous ces malades de nos sciences commençantes, qui prenaient des airs pleureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieu de l’immense chantier contemporain. Un joli rôle, et propre, et intelligent, que de bâiller d’ennui devant le labeur des autres!

– C’est mon seul plaisir, de bâiller devant les autres, dit Vallagnosc en souriant de son air froid.

Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.

– Ah! ce vieux Paul, toujours le même, toujours paradoxal!… Hein? nous ne nous retrouvons pas pour nous quereller. Chacun a ses idées, heureusement. Mais il faudra que je te montre ma machine en branle, tu verras que ce n’est pas si bête… Allons, donne-moi des nouvelles. Ta mère et tes sœurs se portent bien, j’espère? Et n’as-tu pas dû te marier à Plassans, il y a six mois?

Un mouvement brusque de Vallagnosc l’arrêta; et, comme celui-ci avait fouillé le salon d’un regard inquiet, il se tourna à son tour, il remarqua que Mlle de Boves ne les quittait pas des yeux. Grande et forte, Blanche ressemblait à sa mère; seulement, chez elle, le masque s’empâtait déjà, les traits gros, soufflés d’une mauvaise graisse. Paul, sur une question discrète, répondit que rien n’était fait encore; peut-être même rien ne se ferait. Il avait connu la jeune personne chez Mme Desforges, où il était venu beaucoup l’autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement, ce qui expliquait comment il avait pu ne pas s’y rencontrer avec Octave. À leur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout le père, un ancien viveur qui prenait sa retraite dans l’administration. D’ailleurs, pas de fortune: Mme de Boves n’avait apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famille vivait d’une dernière ferme hypothéquée, au mince produit de laquelle s’ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchés par le comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, la mère et la fille, très serrées d’argent par celui-ci, que des coups de tendresse continuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfois réduites à refaire leurs robes elles-mêmes.

– Alors, pourquoi? demanda simplement Mouret.

– Mon Dieu! il faut bien en finir, dit Vallagnosc, avec un mouvement fatigué des paupières. Et puis, il y a des espérances, nous attendons la mort prochaine d’une tante.

Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regard M. de Boves, assis, près de Mme Guibal, empressé, avec le rire tendre d’un homme en campagne, se retourna vers son ami et cligna les yeux d’un air tellement significatif, que ce dernier ajouta:

– Non, pas celle-ci… Pas encore, du moins… Le malheur est que son service l’appelle aux quatre coins de la France, dans les dépôts d’étalons, et qu’il a de la sorte de continuels prétextes pour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait à Perpignan, il vivait à l’hôtel, en compagnie d’une maîtresse de piano, au fond d’un quartier perdu.

Il y eut un silence. Puis, le jeune homme, qui surveillait à son tour les galanteries du comte auprès de Mme Guibal, reprit tout bas:

– Ma foi, tu as raison… D’autant plus que la chère dame n’est guère farouche, à ce qu’on raconte. Il y a sur elle une histoire d’officier bien drôle… Mais regarde-le donc! est-il comique, à la magnétiser du coin de l’œil! La vieille France, mon cher!… Moi, je l’adore, cet homme-là, et il pourra bien dire que c’est pour lui, si j’épouse sa fille!

Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc, et quand il sut que la première idée d’un mariage, entre celui-ci et Blanche, venait de Mme Desforges, il trouva l’histoire meilleure encore. Cette bonne Henriette goûtait un plaisir de veuve à marier les gens; si bien que, lorsqu’elle avait pourvu les filles, il lui arrivait de laisser les pères choisir des amies dans sa société; mais cela naturellement, en toute bonne grâce, sans que le monde y trouvât jamais matière à scandale. Et Mouret, qui l’aimait en homme actif et pressé, habitué à chiffrer ses tendresses, oubliait alors tout calcul de séduction et se sentait pour elle une amitié de camarade.

 

Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d’un vieillard, âgé d’environ soixante ans, dont les deux amis n’avaient pas remarqué l’entrée. Ces dames prenaient par moments des voix aiguës, que le léger tintement des cuillers dans les tasses de Chine accompagnait; et l’on entendait de temps à autre, au milieu d’un court silence, le bruit d’une soucoupe trop vivement reposée sur le marbre du guéridon. Un brusque rayon du soleil couchant, qui venait de paraître au bord d’un grand nuage, dorait les cimes des marronniers du jardin, entrait par les fenêtres en une poussière d’or rouge, dont l’incendie allumait la brocatelle et les cuivres des meubles.

– Par ici, mon cher baron, disait Mme Desforges. Je vous présente M. Octave Mouret, qui a le plus vif désir de vous témoigner sa grande admiration.

Et, se tournant vers Octave, elle ajouta:

– Monsieur le baron Hartmann.

Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C’était un homme petit et vigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la face épaisse s’éclairait d’une flamme d’intelligence, au moindre pli de la bouche, au plus léger clignement des paupières. Depuis quinze jours, il résistait au désir d’Henriette, qui lui demandait cette entrevue; non pas qu’il éprouvât une jalousie exagérée, résigné en homme d’esprit à son rôle de père; mais parce que c’était le troisième ami dont Henriette lui faisait faire la connaissance, et qu’à la longue, il craignait un peu le ridicule. Aussi, en abordant Octave, avait-il le rire discret d’un protecteur riche, qui, s’il veut bien se montrer charmant, ne consent pas à être dupe.

– Oh! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasme de Provençal, la dernière opération du Crédit Immobilier a été si étonnante! Vous ne sauriez croire combien je suis heureux et fier de vous serrer la main.

– Trop aimable, monsieur, trop aimable, répétait le baron toujours souriant.

Henriette les regardait de ses yeux clairs, sans un embarras. Elle restait entre les deux, levait sa jolie tête, allait de l’un à l’autre; et, dans sa robe de dentelle qui découvrait ses poignets et son cou délicats, elle avait un air ravi, à les voir si bien d’accord.

– Messieurs, finit-elle par dire, je vous laisse causer.

Puis, se tournant vers Paul, qui s’était mis debout, elle ajouta:

– Voulez-vous une tasse de thé, monsieur de Vallagnosc?

– Volontiers, madame.

Et tous deux rentrèrent dans le salon.

Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baron Hartmann, il se répandit en nouveaux éloges à propos des opérations du Crédit Immobilier. Puis, il attaqua le sujet, qui lui tenait au cœur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement de la rue Réaumur, dont on allait ouvrir une section, sous le nom de rue du Dix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de l’Opéra. L’utilité publique était déclarée depuis dix-huit mois, le jury d’expropriation venait d’être nommé, tout le quartier se passionnait pour cette trouée énorme, s’inquiétant de l’époque des travaux, s’intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près de trois ans que Mouret attendait ces travaux, d’abord dans la prévision d’un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec des ambitions d’agrandissement, qu’il n’osait avouer tout haut, tant son rêve s’élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couper la rue de Choiseul et la rue de la Michodière, il voyait le Bonheur des Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la rue Neuve-Saint-Augustin, il l’imaginait déjà avec une façade de palais sur la voie nouvelle, dominateur, maître de la ville conquise. Et de là était né son vif désir de connaître le baron Hartmann, lorsqu’il avait appris que le Crédit Immobilier, par un traité passé avec l’administration, prenait l’engagement de percer et d’établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu’on lui abandonnerait la propriété des terrains en bordure.

– Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf, vous leur livrerez la rue toute faite, avec les égouts, les trottoirs, les becs de gaz? Et les terrains en bordure suffiront pour vous indemniser? Oh! c’est curieux, très curieux!

Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le Crédit Immobilier faisait, secrètement, acheter les maisons du pâté où se trouvait le Bonheur des Dames, non seulement celles qui devaient tomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore les autres, celles qui allaient rester debout. Et il flairait là le projet de quelque établissement futur, il était très inquiet pour les agrandissements dont il élargissait le rêve, pris de peur à l’idée de se heurter un jour contre une société puissante, propriétaire d’immeubles qu’elle ne lâcherait certainement pas. C’était même cette peur qui l’avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre le baron et lui, le lien aimable d’une femme, si étroit entre les hommes de nature galante. Sans doute, il aurait pu voir le financier dans son cabinet, pour causer à l’aise de la grosse affaire qu’il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fort chez Henriette, il savait combien la possession commune d’une maîtresse rapproche et attendrit. Être tous les deux chez elle, dans son parfum aimé, l’avoir là prête à les convaincre d’un sourire, lui semblait une certitude de succès.

– N’avez-vous pas acheté l’ancien hôtel Duvillard, cette vieille bâtisse qui me touche? finit-il par demander brusquement.

Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais, le regardant en face, Mouret se mit à rire; et il joua dès lors le rôle d’un bon jeune homme, le cœur sur la main, rond en affaires.

– Tenez! monsieur le baron, puisque j’ai l’honneur inespéré de vous rencontrer, il faut que je me confesse… Oh! je ne vous demande pas vos secrets. Seulement, je vais vous confier les miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plus sages… D’ailleurs, j’ai besoin de vos conseils, il y a longtemps que je n’osais vous aller voir.

Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha même pas la crise financière qu’il traversait, au milieu de son triomphe. Tout défila, les agrandissements successifs, les gains remis continuellement dans l’affaire, les sommes apportées par ses employés, la maison risquant son existence à chaque mise en vente nouvelle, où le capital entier était joué comme sur un coup de cartes. Pourtant, ce n’était pas de l’argent qu’il demandait, car il avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambition devenait plus haute, il proposait au baron une association, dans laquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu’il voyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génie et le fonds de commerce déjà créé. On estimerait les apports, rien ne lui paraissait d’une réalisation plus facile.

– Qu’allez-vous faire de vos terrains et de vos immeubles? demandait-il avec insistance. Vous avez une idée, sans doute. Mais je suis bien certain que votre idée ne vaut pas la mienne. Songez à cela. Nous bâtissons sur les terrains une galerie de vente, nous démolissons ou nous aménageons les immeubles, et nous ouvrons les magasins les plus vastes de Paris, un bazar qui fera des millions.

Et il laissa échapper ce cri du cœur:

– Ah! si je pouvais me passer de vous!… Mais vous tenez tout, maintenant. Et puis, je n’aurais jamais les avances nécessaires… Voyons, il faut nous entendre, ce serait un meurtre.

– Comme vous y allez, cher monsieur! se contenta de répondre le baron Hartmann. Quelle imagination!

Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pas rendre confidence pour confidence. Le projet du Crédit Immobilier était de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence au Grand-Hôtel, un établissement luxueux, dont la situation centrale attirerait les étrangers. D’ailleurs, comme l’hôtel devait occuper seulement les terrains en bordure, le baron aurait pu quand même accueillir l’idée de Mouret, traiter pour le reste du pâté de maisons, d’une superficie très vaste encore. Mais il avait déjà commandité deux amis d’Henriette, il se lassait un peu de son faste de protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de l’activité, qui lui faisait ouvrir sa bourse à tous les garçons d’intelligence et de courage, le coup de génie commercial de Mouret l’étonnait plus qu’il ne le séduisait. N’était-ce pas une opération fantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque? Ne risquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsi hors de toute mesure le commerce des nouveautés? Enfin, il ne croyait pas, il refusait.