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Au Bonheur des Dames

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II

Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant le Bonheur des Dames. Elle voulait s’y présenter, avant de conduire Jean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourg du Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle s’était trop pressée de descendre: les commis arrivaient à peine; et, craignant d’être ridicule, prise de timidité, elle resta à piétiner un instant sur la place Gaillon.

Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutes les rues, éclairées d’un petit jour pâle sous le ciel de cendre, les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson de l’hiver. La plupart filaient seuls et s’engouffraient au fond du magasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurs collègues, qui allongeaient le pas autour d’eux; d’autres allaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur du trottoir; et tous, du même geste, avant d’entrer, jetaient dans le ruisseau leur cigarette ou leur cigare.

Denise s’aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaient en passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus la force de les suivre, elle résolut de n’entrer à son tour que lorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l’idée d’être bousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais le défilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit lentement le tour de la place. Quand elle revint, elle trouva, planté devant le Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et dégingandé, qui, depuis un quart d’heure, semblait attendre comme elle.

– Mademoiselle, finit-il par lui demander d’une voix balbutiante, vous êtes peut-être vendeuse dans la maison?

Elle resta si émotionnée d’entendre ce garçon inconnu lui adresser la parole, qu’elle ne répondit pas d’abord.

– C’est que, voyez-vous, continua-t-il en s’embrouillant davantage, j’ai l’idée de voir si l’on ne pourrait pas m’y prendre, et vous m’auriez donné un renseignement.

Il était aussi timide qu’elle, il se risquait à l’aborder, parce qu’il la sentait tremblante comme lui.

– Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-elle enfin. Mais je ne suis pas plus avancée que vous, je suis là pour me présenter aussi.

– Ah! très bien, dit-il tout à fait décontenancé.

Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent un instant face à face, attendries par la fraternité de leurs situations, n’osant pourtant se souhaiter tout haut une bonne réussite. Puis, comme ils n’ajoutaient rien et qu’ils se gênaient de plus en plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent à attendre chacun de son côté, à quelques pas l’un de l’autre.

Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendait plaisanter, quand ils passaient près d’elle, en lui jetant un coup d’œil oblique. Son embarras grandissait d’être ainsi en spectacle, elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d’une demi-heure, lorsque la vue d’un jeune homme, qui arrivait rapidement par la rue Port-Mahon, l’arrêta une minute encore. Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis le saluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée; et il avait des yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours, qu’il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place. Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu’elle restait immobile, toute retournée par ce regard, emplie d’une émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme. Décidément, la peur la prenait, elle se mit à descendre lentement la rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que le courage lui revînt.

C’était mieux qu’un chef de rayon, c’était Octave Mouret en personne. Il n’avait pas dormi, cette nuit-là, car au sortir d’une soirée chez un agent de change, il était allé souper avec un ami et deux femmes, ramassées dans les coulisses d’un petit théâtre. Son paletot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement, il monta chez lui, se débarbouilla, se changea; et, quand il vint s’asseoir devant son bureau, dans son cabinet de l’entresol, il était solide, l’œil vif, la peau fraîche, tout à la besogne, comme s’il eût passé dix heures au lit. Le cabinet, vaste, meublé de vieux chêne et tendu de reps vert, avait pour seul ornement un portrait de cette Mme Hédouin dont le quartier parlait encore. Depuis qu’elle n’était plus, Octave lui gardait un souvenir attendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de la fortune dont elle l’avait comblé en l’épousant. Aussi, avant de se mettre à signer les traites posées sur son buvard, adressa-t-il au portrait un sourire d’homme heureux. N’était-ce pas toujours devant elle qu’il revenait travailler, après ses échappées de jeune veuf, au sortir des alcôves où le besoin du plaisir l’égarait?

On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand et maigre, aux lèvres minces, au nez pointu, très correct d’ailleurs avec ses cheveux lissés, où des mèches grises se montraient déjà. Mouret avait levé les yeux; puis, continuant de signer:

– Vous avez bien dormi, Bourdoncle?

– Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait à petits pas, comme chez lui.

Bourdoncle, fils d’un fermier pauvre des environs de Limoges, avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret, lorsque le magasin occupait l’angle de la place Gaillon. Très intelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanter aisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes de fuites, une apparente étourderie, des histoires de femme inquiétantes; mais il n’apportait pas le coup de génie de ce Provençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse. D’ailleurs, par un instinct d’homme sage, il s’était incliné devant lui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement. Lorsque Mouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent dans la maison, Bourdoncle s’était exécuté un des premiers, lui confiant même l’héritage inattendu d’une tante; et, peu à peu, après avoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis chef de comptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du patron, le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui aidaient celui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose comme un conseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d’eux veillait sur une province. Bourdoncle était chargé de la surveillance générale.

– Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous bien dormi?

Lorsque Mouret eut répondu qu’il ne s’était pas couché, il hocha la tête, en murmurant:

– Mauvaise hygiène.

– Pourquoi donc? dit l’autre avec gaieté! Je suis moins fatigué que vous, mon cher. Vous avez les yeux bouffis de sommeil, vous vous alourdissez, à être trop sage… Amusez-vous donc, ça vous fouettera les idées!

C’était toujours leur dispute amicale. Bourdoncle, au début, avait battu ses maîtresses, parce que, disait-il, elles l’empêchaient de dormir. Maintenant, il faisait profession de haïr les femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il ne parlait pas, tant elles tenaient peu de place dans sa vie, et se contentant au magasin d’exploiter les clientes, avec un grand mépris pour leur frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles. Mouret, au contraire, affectait des extases, restait devant les femmes ravi et câlin, emporté continuellement dans de nouveaux amours; et ses coups de cœur étaient comme une réclame à sa vente, on eût dit qu’il enveloppait tout le sexe de la même caresse, pour mieux l’étourdir et le garder à sa merci.

– J’ai vu Mme Desforges, cette nuit, reprit-il. Elle était délicieuse à ce bal.

– Ce n’est pas avec elle que vous avez soupé ensuite? demanda l’associé.

Mouret se récria.

– Oh! par exemple! elle est très honnête, mon cher… Non, j’ai soupé avec Héloïse, la petite des Folies. Bête comme une oie, mais si drôle!

Il prit un autre paquet de traites et continua de signer. Bourdoncle marchait toujours à petits pas. Il alla jeter un coup d’œil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par les hautes glaces de la fenêtre, puis revint en disant:

– Vous savez qu’elles se vengeront.

– Qui donc? demanda Mouret, auquel la conversation échappait.

– Mais les femmes.

Alors, il s’égaya davantage, il laissa percer le fond de sa brutalité, sous son air d’adoration sensuelle. D’un haussement d’épaules, il parut déclarer qu’il les jetterait toutes par terre, comme des sacs vides, le jour où elles l’auraient aidé à bâtir sa fortune. Bourdoncle, entêté, répétait de son air froid:

– Elles se vengeront… Il y en aura une qui vengera les autres, c’est fatal.

– As pas peur! cria Mouret en exagérant son accent provençal. Celle-là n’est pas encore née, mon bon. Et, si elle vient, vous savez…

Il avait levé son porte-plume, il le brandissait, et il le pointa dans le vide, comme s’il eût voulu percer d’un couteau un cœur invisible. L’associé reprit sa marche, s’inclinant comme toujours devant la supériorité du patron, dont le génie plein de trous le déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sans passion, sans chute possible, en était encore à comprendre le côté fille du succès, Paris se donnant dans un baiser au plus hardi.

Un silence régna. On n’entendait que la plume de Mouret. Puis, sur des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit des renseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautés d’hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C’était une très grosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits du quartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dans la spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, que tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sens nouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, qui autrefois inquiétait Mme Hédouin, et qui aujourd’hui encore, malgré de premiers succès, consternait parfois les intéressés. On blâmait à voix basse le patron d’aller trop vite; on l’accusait d’avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir compter sur une augmentation suffisante de la clientèle; on tremblait surtout en le voyant mettre tout l’argent de la caisse sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d’un entassement de marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi, pour cette mise en vente, après les sommes considérables payées aux maçons, le capital entier se trouvait dehors: une fois de plus, il s’agissait de vaincre ou de mourir. Et lui, au milieu de cet effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude des millions, en homme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi. Lorsque Bourdoncle se permit de témoigner certaines craintes, à propos du développement exagéré donné à des rayons dont le chiffre d’affaires restait douteux, il eut un beau rire de confiance en criant:

 

– Laissez donc, mon cher, la maison est trop petite!

L’autre parut abasourdi, pris d’une peur qu’il ne cherchait plus à cacher. La maison trop petite! une maison de nouveautés où il y avait dix-neuf rayons, et qui comptait quatre cent trois employés!

– Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés de nous agrandir avant dix-huit mois… J’y songe sérieusement. Cette nuit, Mme Desforges m’a promis de me faire rencontrer demain chez elle avec une personne… Enfin, nous en causerons, quand l’idée sera mûre.

Et, ayant fini de signer les traites, il se leva, il vint donner des tapes amicales sur les épaules de l’intéressé, qui se remettait difficilement. Cet effroi des gens prudents, autour de lui, l’amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont il accablait parfois ses familiers, il déclara qu’il était au fond plus juif que tous les juifs du monde: il tenait de son père, auquel il ressemblait physiquement et moralement, un gaillard qui connaissait le prix des sous; et, s’il avait de sa mère ce brin de fantaisie nerveuse, c’était là peut-être le plus clair de sa chance, car il sentait la force invincible de sa grâce à tout oser.

– Vous savez bien qu’on vous suivra jusqu’au bout, finit par dire Bourdoncle.

Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d’œil habituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ils examinèrent le spécimen d’un petit cahier à souches que Mouret venait d’inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayant remarqué que les marchandises démodées, les rossignols, s’enlevaient d’autant plus rapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cette observation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux: mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l’existence, dont les patrons bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formule favorite, le principe d’organisation qu’il appliquait constamment. Il lâchait les passions, mettait les forces en présence, laissait les gros manger les petits, et s’engraissait de cette bataille des intérêts. Le spécimen du cahier fut approuvé: en haut, sur la souche et sur la note à détacher, se trouvaient l’indication du rayon et le numéro du vendeur; puis, répétées également des deux côtés, il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation des articles, les prix; et le vendeur signait simplement la note, avant de la remettre au caissier. De cette façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait de collationner les notes remises par la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restées entre les mains des commis. Chaque semaine, ces derniers toucheraient ainsi leur tant pour cent et leur guelte, sans erreur possible.

– Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avec satisfaction. Vous avez eu là une idée excellente.

– Et j’ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret. Oui, mon cher, cette nuit, à ce souper… J’ai envie de donner aux employés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaque erreur qu’ils relèveront dans les notes de débit, en les collationnant… Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu’ils n’en négligeront pas une seule, car ils en inventeraient plutôt.

Il se mit à rire, pendant que l’autre le regardait d’un air d’admiration. Cette application nouvelle de la lutte pour l’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécanique administrative, il rêvait d’organiser la maison de manière à exploiter les appétits des autres, pour le contentement tranquille et complet de ses propres appétits. Quand on voulait faire rendre aux gens tout leur effort, disait-il souvent, et même tirer d’eux un peu d’honnêteté, il fallait d’abord les mettre aux prises avec leurs besoins.

– Eh bien! descendons, reprit Mouret. Il faut s’occuper de cette mise en vente… La soie est arrivée d’hier, n’est-ce pas? et Bouthemont doit être à la réception.

Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvait dans le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du trottoir, s’ouvrait une cage vitrée, où les camions déchargeaient les marchandises. Elles étaient pesées, puis elles basculaient sur une glissoire rapide, dont le chêne et les ferrures luisaient, polis sous le frottement des ballots et des caisses. Tous les arrivages entraient par cette trappe béante; c’était un engouffrement continu, une chute d’étoffes qui tombait avec un ronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, la glissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, les soieries de Lyon, les lainages d’Angleterre, les toiles des Flandres, les calicots d’Alsace, les indiennes de Rouen; et, parfois, les camions devaient prendre la file; les paquets en coulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d’une pierre jetée dans une eau profonde.

Lorsqu’il passa, Mouret s’arrêta un instant devant la glissoire. Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules, sans qu’on vît les hommes dont les mains les poussaient, en haut; et elles semblaient se précipiter d’elles-mêmes, ruisseler en pluie d’une source supérieure. Puis, des ballots parurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret regardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs, cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot qui lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte flamme. Jamais encore il n’avait eu une conscience si nette de la bataille engagée. C’était cette débâcle de marchandises qu’il s’agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n’ouvrit pas la bouche, il continua son inspection.

Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équipe d’hommes recevait les envois, tandis que d’autres déclouaient les caisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon. Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-sol où des piliers de fonte soutenaient les voûtins, et dont les murs nus étaient cimentés.

– Vous avez tout, Bouthemont? demanda Mouret, en s’approchant d’un jeune homme à fortes épaules, en train de vérifier le contenu d’une caisse.

– Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j’en ai pour la matinée à compter.

Le chef de rayon consultait la facture d’un coup d’œil, debout devant un grand comptoir, sur lequel un de ses vendeurs posait, une à une, les pièces de soie qu’il sortait de la caisse. Derrière eux, s’alignaient d’autres comptoirs, encombrés également de marchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient. C’était un déballage général, une confusion apparente d’étoffes, étudiées, retournées, marquées, au milieu du bourdonnement des voix.

Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une face ronde de joyeux compère, avec une barbe d’un noir d’encre et de beaux yeux marron. Né à Montpellier, noceur, braillard, il était médiocre pour la vente; mais, pour l’achat, on ne connaissait pas son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas un magasin de nouveautés, il avait absolument refusé de retourner au pays, quand le bonhomme s’était dit que le garçon en savait assez long pour lui succéder dans son commerce; et, dès lors, une rivalité avait grandi entre le père et le fils, le premier tout à son petit négoce provincial, indigné de voir un simple commis gagner le triple de ce qu’il gagnait lui-même, le second plaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gains et bouleversant la maison, à chacun de ses passages. Comme les autres chefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mille francs d’appointements fixes, un tant pour cent sur la vente. Montpellier, surpris et respectueux, répétait que le fils Bouthemont avait, l’année précédente, empoché près de quinze mille francs; et ce n’était qu’un commencement, des gens prédisaient au père exaspéré que ce chiffre grossirait encore.

Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont il examinait le grain d’un air attentif d’homme compétent. C’était une faille à lisière bleu et argent, le fameux Paris-Bonheur, avec laquelle Mouret comptait porter un coup décisif.

– Elle est vraiment très bonne, murmura l’intéressé.

– Et elle fait surtout plus d’effet qu’elle n’est bonne, dit Bouthemont. Il n’y a que Dumonteil pour nous fabriquer ça… À mon dernier voyage, quand je me suis fâché avec Gaujean, celui-ci voulait bien mettre cent métiers sur ce modèle, mais il exigeait vingt-cinq centimes de plus par mètre.

Presque tous les mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique, vivant des journées à Lyon, descendant dans les premiers hôtels, ayant l’ordre de traiter les fabricants à bourse ouverte. Il jouissait d’ailleurs d’une liberté absolue, il achetait comme bon lui semblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans une proportion fixée d’avance le chiffre d’affaires de son comptoir; et c’était même sur cette augmentation qu’il touchait son tant pour cent d’intérêt. En somme, sa situation, au Bonheur des Dames, comme celle de tous les chefs, ses collègues, se trouvait être celle d’un commerçant spécial, dans un ensemble de commerces divers, une sorte de vaste cité du négoce.

– Alors, c’est décidé, reprit-il, nous la marquons cinq francs soixante… Vous savez que c’est à peine le prix d’achat.

– Oui! oui, cinq francs soixante, dit vivement Mouret, et si j’étais seul, je la donnerais à perte.

Le chef de rayon eut un bon rire.

– Oh! moi, je ne demande pas mieux… Ça va tripler la vente, et comme mon seul intérêt est d’arriver à de grosses recettes…

Mais Bourdoncle restait grave, les lèvres pincées. Lui, touchait son tant pour cent sur le bénéfice total, et son affaire n’était pas de baisser les prix. Justement, le contrôle qu’il exerçait consistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant au seul désir d’accroître le chiffre de vente, ne vendît pas à trop petit gain. Du reste, il était repris par ses inquiétudes anciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient. Il osa montrer sa répugnance, en disant:

– Si nous la donnons à cinq francs soixante, c’est comme si nous la donnions à perte, puisqu’il faudra prélever nos frais qui sont considérables… On la vendrait partout à sept francs.

Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie, il cria nerveusement:

– Mais je le sais, et c’est pourquoi je désire en faire cadeau à nos clientes… En vérité, mon cher, vous n’aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont se l’arracher, cette soie!

– Sans doute, interrompit l’intéressé, qui s’entêtait, et plus elles se l’arracheront, plus nous perdrons.

– Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après? le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple, notre Cuir-d’Or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur… Vous verrez, vous verrez!

Il devenait éloquent.

– Comprenez-vous! je veux que dans huit jours le Paris-Bonheur révolutionne la place. Il est notre coup de fortune, c’est lui qui va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera que de lui, la lisière bleu et argent sera connue d’un bout de la France à l’autre… Et vous entendrez la plainte furieuse de nos concurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile. Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dans leurs caves!

 

Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois, écoutaient en souriant. Il aimait parler et avoir raison. Bourdoncle, de nouveau, céda. Cependant, la caisse s’était vidée, deux hommes en déclouaient une autre.

– C’est la fabrication qui ne rit pas! dit alors Bouthemont. À Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendent que vos bons marchés les ruinent… Vous savez que Gaujean m’a positivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d’ouvrir de longs crédits aux petites maisons, plutôt que d’accepter mes prix.

Mouret haussa les épaules.

– Si Gaujean n’est pas raisonnable, répondit-il, Gaujean restera sur le carreau… De quoi se plaignent-ils? Nous les payons immédiatement, nous prenons tout ce qu’ils fabriquent, c’est bien le moins qu’ils travaillent à meilleur compte… Et, d’ailleurs, il suffit que le public en profite.

Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemont s’était remis à pointer les pièces, en consultant la facture. Un autre commis, sur le bout du comptoir, les marquait ensuite en chiffres connus, et la vérification finie, la facture, signée par le chef de rayon, devait être montée à la caisse centrale. Un instant encore, Mouret regarda ce travail, toute cette activité autour de ces déballages qui montaient et menaçaient de noyer le sous-sol; puis, sans ajouter un mot, de l’air d’un capitaine satisfait de ses troupes, il s’éloigna, suivi de Bourdoncle.

Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, de place en place, jetaient une clarté pâle; et, au fond des coins noirs, le long d’étroits corridors, des becs de gaz brûlaient, continuellement. C’était dans ces corridors que se trouvaient les réserves, des caveaux barrés par des palissades, où les divers rayons serraient le trop-plein de leurs articles. En passant, le patron donna un coup d’œil au calorifère qu’on devait allumer le lundi pour la première fois, et au petit poste de pompiers qui gardait un compteur géant, enfermé dans une cage de fer. La cuisine et les réfectoires, d’anciennes caves transformées en petites salles, étaient à gauche, vers l’angle de la place Gaillon. Enfin, à l’autre bout du sous-sol, il arriva au service du départ. Les paquets que les clientes n’emportaient point, y étaient descendus, triés sur des tables, classés dans des compartiments dont chacun représentait un quartier de Paris; puis, par un large escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on les montait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans le fonctionnement mécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de la rue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandises englouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, après qu’elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages des comptoirs.

– Campion, dit Mouret au chef du départ, un ancien sergent à figure maigre, pourquoi six paires de draps, achetées hier par une dame vers deux heures, n’ont-elles pas été portées le soir?

– Où demeure cette dame? demanda l’employé.

– Rue de Rivoli, au coin de la rue d’Alger… Mme Desforges.

À cette heure matinale, les tables de triage étaient nues, les compartiments ne contenaient que les quelques paquets restés de la veille. Pendant que Campion fouillait parmi ces paquets, après avoir consulté un registre, Bourdoncle regardait Mouret, en songeant que ce diable d’homme savait tout, s’occupait de tout, même aux tables des restaurants de nuit et dans les alcôves de ses maîtresses. Enfin, le chef du départ découvrit l’erreur: la caisse avait donné un faux numéro et le paquet était revenu.

– Quelle est la caisse qui a débité ça? demanda Mouret. Hein? vous dites la caisse 10…

Et, se retournant vers l’intéressé:

– La caisse 10, c’est Albert, n’est-ce pas?… Nous allons lui dire deux mots.

Mais, avant de faire un tour dans le magasin, il voulut monter au service des expéditions, qui occupait plusieurs pièces du deuxième étage. C’était là qu’arrivaient toutes les commandes de la province et de l’étranger; et, chaque matin, il allait y voir la correspondance. Depuis deux ans, cette correspondance grandissait de jour en jour. Le service, qui avait d’abord occupé une dizaine d’employés, en nécessitait plus de trente déjà. Les uns ouvraient les lettres, les autres les lisaient, aux deux côtés d’une même table; d’autres encore les classaient, leur donnaient à chacune un numéro d’ordre, qui se répétait sur un casier; puis, quand on avait distribué les lettres aux différents rayons et que les rayons montaient les articles, on mettait au fur et à mesure ces articles dans les casiers, d’après les numéros d’ordre. Il ne restait qu’à vérifier et qu’à emballer, au fond d’une pièce voisine, où une équipe d’ouvriers clouait et ficelait du matin au soir.

Mouret posa sa question habituelle:

– Combien de lettres, ce matin, Levasseur?

– Cinq cent trente-quatre, monsieur, répondit le chef de service. Après la mise en vente de lundi, j’ai peur de ne pas avoir assez de monde. Hier, nous avons eu beaucoup de peine à arriver.

Bourdoncle hochait la tête de satisfaction. Il ne comptait pas sur cinq cent trente-quatre lettres, un mardi. Autour de la table, les employés coupaient et lisaient, avec un bruit continu de papier froissé, tandis que, devant les casiers, commençait le va-et-vient des articles. C’était un des services les plus compliqués et les plus considérables de la maison: on y vivait dans un coup de fièvre perpétuel, car il fallait réglementairement que les commandes du matin fussent toutes expédiées le soir.

– On vous donnera le monde dont vous aurez besoin, Levasseur, finit par répondre Mouret, qui d’un regard avait constaté le bon état du service. Vous le savez, quand il y a du travail, nous ne refusons pas des hommes.

En haut, sous les combles, se trouvaient les chambres où couchaient les vendeuses. Mais il redescendit, et il entra à la caisse centrale, installée près de son cabinet. C’était une pièce fermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquelle on apercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers y centralisaient les recettes, que, chaque soir, montait Lhomme, le premier caissier de la vente, et faisaient ensuite face aux dépenses, payaient les fabricants, le personnel, tout le petit monde qui vivait de la maison. La caisse communiquait avec une autre pièce, meublée de cartons verts, où dix employés vérifiaient les factures. Puis venait encore un bureau, le bureau de défalcation: six jeunes gens, penchés sur des pupitres noirs, ayant derrière eux des collections de registres, y arrêtaient les comptes du tant pour cent des vendeurs, en collationnant les notes de débit. Ce service, tout nouveau, fonctionnait mal.

Mouret et Bourdoncle avaient traversé la caisse et le bureau de vérification. Quand ils passèrent dans l’autre bureau, les jeunes gens qui riaient, le nez en l’air, eurent une secousse de surprise. Alors, Mouret, sans les réprimander, leur expliqua le système de la petite prime qu’il avait imaginé de leur payer, pour chaque erreur découverte dans les notes de débit; et, quand il fut sorti, les employés, cessant de rire et comme fouettés, se remirent passionnément au travail, cherchant des erreurs.

Au rez-de-chaussée, dans le magasin, Mouret alla droit à la caisse 10, où Albert Lhomme se polissait les ongles, en attendant la clientèle. On disait couramment: «la dynastie des Lhomme», depuis que Mme Aurélie, la première des confections, après avoir poussé son mari au poste de premier caissier, était parvenue à obtenir une caisse de détail pour son fils, un grand garçon pâle et vicieux, qui ne pouvait rester nulle part et qui lui donnait les plus vives inquiétudes. Mais, devant le jeune homme, Mouret s’effaça: il répugnait à compromettre sa grâce dans un métier de gendarme, il gardait par goût et par tactique son rôle de dieu aimable. Légèrement du coude, il toucha Bourdoncle, l’homme chiffre, qu’il chargeait d’ordinaire des exécutions.