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Buch lesen: «Monsieur Lecoq», Seite 3

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– C’est ce dont nous allons nous assurer plus amplement, fit d’un ton entendu le père Absinthe.

Mais son compagnon coupa court à ces velléités de vérification.

– Vous, l’ancien, dit-il, vous allez me faire l’amitié de vous tenir tranquille ; passez-moi la lanterne et ne bougez plus…

Le ton modeste de Lecoq était devenu soudainement si impérieux que le bonhomme n’osa lui résister.

Comme le soldat au commandement de fixe, il resta planté sur ses jambes, immobile, muet, penaud, suivant d’un œil curieux et ahuri les mouvements de son collègue.

Libre de ses allures, maître de manœuvrer la lumière selon la rapidité de ses idées, le jeune policier explorait les environs dans un rayon assez étendu.

Moins inquiet, moins remuant, moins agile, est le limier qui quête.

Il allait, venait, tournait, s’écartait, revenait encore, courant ou s’arrêtant sans raison apparente ; il palpait, il scrutait, il interrogeait tout : le terrain, les bois, les pierres et jusqu’aux plus menus objets ; tantôt debout, le plus souvent à genoux, quelquefois à plat ventre, le visage si près de terre que son haleine devait faire fondre la neige.

Il avait tiré un mètre de sa poche, et il s’en servait avec une prestesse d’arpenteur, il mesurait, mesurait, mesurait….

Et tous ces mouvements, il les accompagnait de gestes bizarres comme ceux d’un fou, les entrecoupant de jurons ou de petits rires, d’exclamations de dépit ou de plaisir.

Enfin, après un quart d’heure de cet étrange exercice, il revint près du père Absinthe, posa sa lanterne sur le madrier, s’essuya les mains à son mouchoir et dit :

– Maintenant, je sais tout.

– Oh !… c’est peut-être beaucoup.

– Quand je dis tout, je veux dire tout ce qui se rattache à cet épisode du drame qui là-bas, chez la veuve Chupin, s’est dénoué dans le sang. Ce terrain vague, couvert de neige, est comme une immense page blanche où les gens que nous recherchons ont écrit, non-seulement leurs mouvements et leurs démarches, mais encore leurs secrètes pensées, les espérances et les angoisses qui les agitaient. Que vous disent-elles, papa, ces empreintes fugitives ? Rien. Pour moi, elles vivent comme ceux qui les ont laissées, elles palpitent, elles parlent, elles accusent !…

À part soi, le vieil agent de la sûreté se disait :

– Certainement, ce garçon est intelligent ; il a des moyens, c’est incontestable, seulement il est toqué.

– Voici donc, poursuivait Lecoq, la scène que j’ai lue. Pendant que le meurtrier se rendait à la Poivrière, avec les deux femmes, son compagnon, je l’appellerai son complice, venait l’attendre ici. C’est un homme d’un certain âge, de haute taille, – il a au moins un mètre quatre-vingts, – coiffé d’une casquette molle, vêtu d’un paletot marron de drap moutonneux, marié très probablement, car il porte une alliance au petit doigt de la main droite….

Les gestes désespérés de son vieux collègue le contraignirent de s’arrêter.

Ce signalement d’un individu dont l’existence n’était que bien juste démontrée, ces détails précis donnés d’un ton de certitude absolue, renversaient toutes les idées du père Absinthe et renouvelaient ses perplexités.

– Ce n’est pas bien, grondait-il, non, ce n’est pas délicat. Tu me parles de gratification, je prends la chose au sérieux, je t’écoute, je t’obéis en tout … et voilà que tu te moques de moi. Nous trouvons quelque chose, et au lieu d’aller de l’avant, tu t’arrêtes à conter des blagues….

– Non, répondit le jeune policier, je ne raille pas et je ne vous ai rien dit encore dont je ne sois matériellement sûr, rien qui ne soit la stricte et indiscutable vérité.

– Et tu voudrais que je croie….

– Ne craignez rien, papa, je ne violenterai pas vos convictions. Quand je vous aurai dit mes moyens d’investigation, vous rirez de la simplicité de ce qui, en ce moment, vous semble incompréhensible.

– Va donc, fit le bonhomme d’un ton résigné.

– Nous en étions, mon ancien, au moment où le complice montait ici la garde, et le temps lui durait. Pour distraire son impatience, il faisait, les cent pas le long de cette pièce de bois, et par instants il suspendait sa monotone promenade pour prêter l’oreille. N’entendant rien, il frappait du pied, en se disant sans doute : « Que diable devient donc l’autre, là-bas !… » Il avait fait une trentaine de tours, je les ai comptés, quand un bruit sourd rompit le silence … les deux femmes arrivaient.

Au récit de Lecoq, tous les sentiments divers dont se compose le plaisir de l’enfant écoutant un conte de fées, le doute, la foi, l’anxiété, l’espérance, se heurtaient et se brouillaient dans la cervelle du père Absinthe.

Que croire, que rejeter ? Il ne savait. Comment discerner le faux du vrai, parmi toutes ces assertions également péremptoires ?

D’un autre côté, la gravité du jeune policier, qui certes n’était pas feinte, écartait toute idée de plaisanterie.

Puis la curiosité l’aiguillonnait.

– Nous voici donc aux femmes, dit-il.

– Mon Dieu, oui, répondit Lecoq ; seulement, ici la certitude cesse ; plus de preuves, mais seulement des présomptions. J’ai tout lieu de croire que nos fugitives ont quitté la salle du cabaret dès le commencement de la bagarre, avant les cris qui nous ont fait accourir. Qui sont-elles ? Je ne puis que le conjecturer. Je soupçonne cependant qu’elles ne sont pas de conditions égales. J’inclinerais volontiers à penser que l’une est la maîtresse et l’autre la servante.

– Il est de fait, hasarda le vieil agent, que la différence de leurs pieds et de leurs chaussures est considérable.

Cette observation ingénieuse eut le don d’arracher un sourire aux préoccupations du jeune policier.

– Cette différence, dit-il sérieusement, est quelque chose, mais ce n’est pas elle qui a fixé mon opinion. Si le plus ou moins de perfection des extrémités réglait les conditions sociales, beaucoup de maîtresses seraient servantes. Ce qui me frappe, le voici : Quand ces deux malheureuses sortent épouvantées de chez la Chupin, la femme au petit pied s’élance d’un bond dans le jardin, elle court en avant, elle entraîne l’autre, elle la distance. L’horreur de la situation, l’infamie du lieu, l’effroi du scandale, l’idée d’une situation à sauver, lui communiquent une merveilleuse énergie.

Mais son effort, ainsi qu’il arrive toujours aux femmes délicates et nerveuses, ne dure que quelques secondes. Elle n’est pas à la moitié du chemin qu’il y a d’ici à la Poivrière, que son élan se ralentit, ses jambes fléchissent. Dix pas plus loin, elle chancelle et trébuche. Quelques pas encore, elle s’affaisse si bien que ses jupes appuient sur la neige et y tracent un léger cercle.

Alors intervient la femme aux souliers plats. Elle saisit sa compagne par la taille, elle l’aide, – et leurs empreintes se confondent – puis la voyant décidément près de défaillir, elle la soulève entre ses robustes bras et la porte – et l’empreinte de la femme au petit pied cesse….

Lecoq inventait-il à plaisir, cette scène n’était-elle qu’un jeu de son imagination ?

Feignait-il cet accent absolu que donne la conviction profonde et sincère, et qui fait, pour ainsi dire, revivre la réalité ?

Le père Absinthe conservait l’ombre d’un doute, mais il entrevoyait un moyen infaillible d’en finir avec ses soupçons.

Il s’empara lestement de la lanterne et courut étudier ces empreintes qu’il avait regardées, qu’il n’avait pas su voir, qui avaient été muettes pour lui, et qui avaient livré leur secret à un autre.

Il dut se rendre. Tout ce que Lecoq avait annoncé, il le retrouva, il reconnut les pas confondus, le cercle des jupons, la lacune des élégantes empreintes.

À son retour, sa contenance seule trahissait une admiration respectueusement ébahie, et c’est avec une nuance très saisissable de confusion qu’il dit :

– Il ne faut pas en vouloir à un vieux de la vieille, qui est un peu comme saint Thomas… J’ai touché du doigt, et je voudrais bien savoir la suite.

Certes, il s’en fallait que le jeune policier lui en voulût de son incrédulité.

– Ensuite, reprit-il, le complice qui avait entendu venir les fugitives court au-devant d’elles, et il aide la femme au large pied à porter sa compagne. Cette dernière se trouvait décidément mal. Aussitôt le complice retire sa casquette, et s’en sert pour épousseter la neige qui se trouvait sur le madrier. Puis, ne jugeant pas la place assez sèche, il l’essuie du pan de sa redingote.

Ces soins sont-ils pure galanterie ou prévenance habituelle d’un subalterne ? Je me le suis demandé.

Ce qui est positif, c’est que pendant que la femme au petit pied reprenait ses sens, à demi étendue sur ce madrier, l’autre entraînait le complice à cinq ou six pas, à gauche, jusqu’à cet énorme bloc.

Là, elle lui parle, et tout en l’écoutant, l’homme, machinalement, pose sur le bloc couvert de neige, sa main qui y laisse une empreinte d’une merveilleuse netteté … puis l’entretien continuant, c’est son coude qu’il appuie sur la neige….

Comme tous les gens d’une intelligence bornée, le père Absinthe devait passer rapidement d’une défiance idiote à une confiance absurde.

Il pouvait tout croire désormais, par la même raison que d’abord il n’avait rien cru.

Sans notions sur les bornes des déductions et de la pénétration humaines, il n’apercevait pas de limites au génie conjectural de son compagnon.

C’est donc de la meilleure foi du monde qu’il lui demanda :

– Et que disaient le complice et la femme aux souliers plats ?

Si Lecoq sourit de cette naïveté, l’autre ne s’en douta pas.

– Il m’est assez difficile de répondre, fit-il ; je crois pourtant que la femme expliquait à l’homme l’immensité et l’imminence du danger de sa compagne, et qu’ils cherchaient à eux deux le moyen de le conjurer. Peut-être rapportait-elle des ordres donnés par le meurtrier. Le positif, c’est qu’elle finit en priant le complice de courir jusqu’à la Poivrière pour essayer de surprendre ce qui s’y passe. Et il y court, puisque sa piste de l’aller part de ce bloc de pierre.

– Et dire, s’écria le vieil agent, que nous étions dans le cabaret à ce moment !… Un mot de Gévrol et nous pincions la bande entière. Quelle déveine et quel malheur !…

Le désintéressement de Lecoq n’allait pas jusqu’à partager les regrets de son collègue.

L’erreur de Gévrol, il la bénissait, au contraire. N’était-ce pas à elle qu’il devait l’information de cette affaire que de plus en plus il jugeait mystérieuse, et que cependant il espérait pénétrer ?

– Pour finir, reprit-il, le complice ne tarde pas à reparaître, il a vu la scène, il a eu peur, il s’est hâté !… Il tremble que l’idée ne vienne aux agents qu’il a vus de battre les terrains vagues. C’est à la femme aux petits pieds qu’il s’adresse, il lui démontre la nécessité de la fuite, et que chaque minute perdue peut devenir mortelle. À sa voix, elle rassemble toute son énergie, elle se lève et s’éloigne au bras de sa compagne.

L’homme leur a-t-il indiqué la route à suivre, la connaissaient-elles ? Nous le saurons plus tard. Ce qui est acquis, c’est qu’il les a accompagnées à quelque distance pour veiller sur elles.

Mais au-dessus de ce devoir de protéger ces deux femmes, il en a un plus sacré, celui de secourir s’il le peut son complice. Il rebrousse donc chemin, repasse par ici, et voici sa dernière piste qui s’éloigne dans la direction de la rue du Château-des-Rentiers. Il veut savoir ce que deviendra le meurtrier, il va se placer sur son passage….

Pareil au dilettante qui sait attendre, pour applaudir, la fin du morceau qui le transporte, le père Absinthe avait su contenir son admiration.

C’est seulement quand il vit que le jeune policier avait fini, qu’il lâcha la bride à son enthousiasme.

– Voilà une enquête !… s’écria-t-il. Et on dit que Gévrol est fort. Qu’il y vienne donc !… Tenez, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien ! comparé à vous, le Général n’est que de la Saint-Jean.

Certes la flatterie était grossière, mais sa sincérité n’était pas douteuse. Puis c’était la première fois que cette rosée de la louange tombait sur la vanité de Lecoq : elle l’épanouit.

– Bast !… répondit-il d’un ton modeste, vous êtes trop indulgent, papa. En somme, qu’ai-je fait de si fort ? Je vous ai dit que l’homme avait un certain âge … ce n’était pas difficile après avoir examiné son pas lourd et traînant. Je vous ai fixé sa taille, la belle malice !… Quand je me suis aperçu qu’il s’était accoudé sur le bloc de pierre qui est là, à gauche, j’ai mesuré le susdit bloc. Il a un mètre soixante-sept, donc l’homme qui a pu y appuyer son coude a au moins un mètre quatre-vingts. L’empreinte de sa main m’a prouvé que je ne me trompais pas. En voyant qu’on avait enlevé la neige qui recouvrait le madrier, je me suis demandé avec quoi ; j’ai songé que ce pouvait être avec une casquette, et une marque laissée par la visière m’a prouvé que je ne me trompais pas.

Enfin, si j’ai su de quelle couleur est son paletot, et de quelle étoffe, c’est que lorsqu’il a essuyé le bois humide, des éclats de bois ont retenu ces petits flocons de laine marron que j’ai retrouvés et qui figureront aux pièces de conviction… Qu’est-ce que tout cela ? Rien. À peine avons-nous les premiers éléments de l’affaire… Nous tenons le fil, il s’agit d’aller jusqu’au bout… En avant donc !

Le vieux policier était électrisé, et comme un écho, il répéta :

– En avant ! ! !

Chapitre 5

Cette nuit-là les vagabonds réfugiés aux environs de la Poivrière dormirent peu, et encore d’un pénible sommeil, coupé de sursauts, trouble par l’affreux cauchemar d’une descente de police.

Réveillés par les détonations de l’arme du meurtrier, croyant à quelque collision entre des agents de la sûreté et un de leurs camarades, ils restèrent sur pied pour la plupart, l’œil et l’oreille au guet, prêts à détaler comme une bande de chacals à la moindre apparence de danger.

D’abord, ils ne découvrirent rien de suspect.

Mais plus tard, sur les deux heures du matin, lorsqu’ils se rassuraient, le brouillard s’étant un peu dissipé, ils furent témoins d’un phénomène bien fait pour raviver toutes leurs inquiétudes.

Au milieu des terrains déserts, que les gens du quartier appelaient « la plaine, » une lumière petite et fort brillante, décrivait les plus capricieuses évolutions.

Elle se mouvait comme au hasard, sans direction apparente, traçant les plus inexplicables zigzags, rasant le sol parfois, d’autres fois s’élevant, immobile par instants et la seconde d’après filant comme une balle.

En dépit du lieu et de la saison, les moins ignorants d’entre les coquins crurent à un feu follet, à une de ces flammes légères qui s’allument spontanément au-dessus des marais et flottent dans l’atmosphère au gré de la brise.

Ce feu follet… c’était la lanterne des deux agents de la sûreté qui continuaient leurs investigations….

Avant de quitter le chantier où il s’était si soudainement révélé à son premier disciple, Lecoq avait eu de longues et cruelles perplexités.

Il n’avait pas encore le coup d’œil magistral de la pratique. Il n’avait pas surtout la hardiesse et la promptitude de décision que donne un passé de succès.

Or, il hésitait entre deux partis également raisonnables, offrant chacun en sa faveur des probabilités et des arguments de même poids.

Il se trouvait entre deux pistes : celle des deux femmes, d’un côté, celle du complice du meurtrier, de l’autre.

À laquelle s’attacher ?… Car, de pouvoir les relever toutes deux, il ne fallait pas l’espérer.

Assis sur le madrier qui lui semblait garder encore la chaleur du corps de la femme au petit pied, le front dans sa main, il réfléchissait, il pesait ses chances.

– Suivre l’homme, murmurait-il, cela ne m’apprendra rien que je ne devine. Il est allé s’embusquer sur le passage de la ronde, il l’a accompagnée de loin, il a regardé coffrer son complice, enfin il a sans doute rôdé autour du poste. En me jetant rapidement sur ses traces, puis-je espérer le rejoindre, me saisir de sa personne ? Non, trop de temps s’est écoulé….

Ce monologue, le père Absinthe l’écoutait avec une curiosité ardente et convaincue, anxieux autant que le naïf qui est allé consulter une somnambule pour un objet perdu, et qui attend l’oracle.

– Suivre les femmes, continuait le jeune policier, à quoi cela mènera-t-il ? Peut-être à une découverte importante, peut-être à rien !

De ce côté, c’est l’inconnu avec toutes ses déceptions, mais aussi avec toutes ses chances heureuses.

Il se leva, son parti était pris.

– Eh bien !… s’écria-t-il, je choisis l’inconnu ! Nous allons, père Absinthe, nous attacher aux pas des deux femmes, et tant qu’ils nous guideront, nous irons….

Enflammés d’une ardeur pareille, ils se mirent en marche. Au bout de la voie où ils s’engageaient, ils apercevaient, ainsi qu’un phare magique, l’un la gratification, l’autre la gloire du succès.

Ils allaient grand train. Au début ce n’était qu’un jeu de suivre ces traces si distinctes qui s’éloignaient dans la direction de la Seine.

Mais ils ne tardèrent pas à être forcés de ralentir leur allure.

Le désert finissait, ils arrivaient aux confins de la civilisation pour ainsi dire, et à chaque instant des empreintes étrangères se mêlaient aux empreintes des fugitives, se confondaient avec elles ; et parfois les effaçaient.

Puis, en beaucoup d’endroits, selon l’exposition ou la nature du sol, le dégel avait fait son œuvre, et il se rencontrait de grands espaces absolument débarrassés de neige.

La piste se trouvait alors interrompue, et ce n’était pas trop, pour la ressaisir, de toute la sagacité de Lecoq et de toute la bonne volonté de son vieux compagnon.

En ces occasions, le père Absinthe plantait sa canne en terre, près de la dernière empreinte relevée, et Lecoq et lui quêtaient et battaient le terrain autour de ce point de repaire, à la façon des limiers en défaut.

C’est alors que la lanterne évoluait si étrangement.

Dix fois, malgré tout, ils eussent perdu la voie ou pris le change, sans les élégantes bottines de la femme au petit pied.

Elles avaient, ces bottines, des talons si hauts, si étroits, si singulièrement échancrés, qu’ils rendaient une méprise impossible. Ils s’enfonçaient à chaque pas de trois ou quatre centimètres dans la neige ou dans la boue, et leur empreinte révélatrice restait nette comme celle du cachet sur la cire.

C’est grâce à ces talons que les agents reconnurent que les deux fugitives n’avaient pas remonté la rue du Patay, comme on devait s’y attendre. Sans doute elles l’avaient jugée peu sûre et trop éclairée.

Elles l’avaient traversée simplement, un peu au-dessous de la ruelle de la Croix-Rouge, et avaient profité d’un vide entre deux maisons pour se rejeter dans les terrains vagues.

– Décidément, murmura Lecoq, les coquines connaissent le pays.

En effet, elles en savaient si bien la topographie, qu’en quittant la rue du Patay, elles avaient brusquement tourné à droite, pour éviter de vastes tranchées ouvertes par des chercheurs de terre à brique.

Mais leur piste était redevenue on ne peut plus visible, et elle resta telle jusqu’à la rue du Chevaleret.

Là, par exemple, les indices cessèrent brusquement.

Lecoq releva bien huit ou dix empreintes de la fugitive aux souliers plats, mais ce fut tout.

Le terrain, il est vrai, ne se prêtait guère à une exploration de cette nature. La circulation avait été assez active dans la rue du Chevaleret, et s’il restait encore un peu de neige sur les trottoirs, le milieu de la chaussée était transformé en une rivière de boue.

– Les gaillardes ont-elles enfin songé que la neige pouvait les trahir, grommela le jeune policier, ont-elles pris la chaussée ?

À coup sûr, elles n’avaient pu traverser comme l’instant d’avant ; car de l’autre côté de la rue s’étendait le mur d’une fabrique.

– Ni, ni, prononça le père Absinthe, nous en sommes pour nos frais.

Mais Lecoq n’était pas d’une trempe à jeter le manche après la cognée pour un échec.

Animé de la rage froide de l’homme qui voit lui échapper l’objet qu’il croyait saisir, il recommença ses recherches, et bien lui en prit.

– J’y suis !… cria-t-il tout à coup, je devine, je vois !…

Le père Absinthe s’approcha. Il ne voyait ni ne devinait, lui, mais il n’en était plus à douter de son compagnon.

– Regardez là, lui dit Lecoq ; qu’apercevez-vous ?…

– Les traces laissées par les roues d’une voiture qui a tourné court.

– Eh bien !… papa, ces traces expliquent tout. Arrivées à cette rue, nos fugitives ont aperçu dans le lointain les lanternes d’un fiacre qui s’avançait, revenant de Paris. S’il était vide, c’était le salut. Elles l’ont attendu, et, quand il a été à portée, elles ont appelé le cocher… Sans doute, elles lui ont promis un bon pourboire ; ce qui est clair, c’est qu’il a consenti à rebrousser chemin. Il a tourné court, elles sont montées en voiture… et voilà pourquoi les empreintes finissent ici.

Cette explication ne dérida pas le bonhomme.

– Sommes-nous plus avancés, maintenant que nous savons cela ? dit-il.

Lecoq ne put s’empêcher de hausser les épaules.

– Espériez-vous donc, fit-il, que la piste des coquines nous conduirait à travers tout Paris jusqu’à la porte de leur maison ?…

– Non, mais…

– Alors, que voulez-vous de mieux ? Pensez-vous que je ne saurai pas, demain, retrouver ce cocher ? Il rentrait à vide, cet homme, sa journée finie, donc sa remise est dans le quartier. Croyez-vous qu’il ne se souviendra pas d’avoir pris deux personnes rue du Chevaleret ? Il nous dira où il les a déposées, ce qui ne signifie rien, car elles ne lui auront certes pas donné leur adresse, mais il nous dira aussi leur signalement, comment elles étaient mises, leur air, leur âge, leurs façons. Et avec cela, et ce que nous savons déjà…

Un geste éloquent compléta sa pensée, puis il ajouta :

– Il s’agit, à présent, de regagner la Poivrière, et vite… Et vous, l’ancien, vous pouvez éteindre votre lanterne.

Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
30 August 2016
Umfang:
950 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain
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