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Edouard

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INTRODUCTION

J'allais rejoindre à Baltimore mon régiment, qui faisait partie des troupes françaises employées dans la guerre d'Amérique; et, pour éviter les lenteurs d'un convoi, je m'étais embarqué à Lorient sur un bâtiment marchand armé en guerre. Ce bâtiment portait avec moi trois autres passagers. L'un deux m'intéressa dès le premier moment que je l'aperçus: c'était un grand jeune homme d'une belle figure, dont les manières étaient simples et la physionomie spirituelle; sa pâleur et la tristesse dont toutes ses paroles et toutes ses actions étaient comme empreintes éveillaient à la fois l'intérêt et la curiosité. Il était loin de les satisfaire; il était habituellement silencieux, mais sans dédain; on aurait dit, au contraire, qu'en lui la bienveillance avait survécu à d'autres qualités éteintes par le chagrin. Habituellement distrait, il n'attendait ni retour ni profit pour lui-même de rien de ce qu'il faisait. Cette facilité à vivre, qui vient du malheur, a quelque chose de touchant: elle inspire plus de pitié que les plaintes les plus éloquentes.

Je cherchais à me rapprocher de ce jeune homme; mais, malgré l'espèce d'intimité forcée qu'amène la vie d'un vaisseau, je n'avançais pas. Lorsque j'allais m'asseoir auprès de lui et que je lui adressais la parole, il répondait à mes questions, et, si elles ne touchaient à aucun des sentiments intimes du coeur, mais aux rapports vagues de la société, il ajoutait quelquefois une réflexion; mais, dès que je voulais entrer dans le sujet des passions, ou des souffrances de l'âme, ce qui m'arrivait souvent dans l'intention d'amener quelque confidence de sa part, il se levait, il s'éloignait, ou sa physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le courage de continuer. Ce qu'il me montrait de lui aurait suffi de la part de tout autre, car il avait un esprit singulièrement original; il ne voyait rien d'une manière commune, et cela venait de ce que la vanité n'était jamais mêlée à aucun de ses jugements. Il était l'homme le plus indépendant que j'aie connu; le malheur l'avait rendu comme étranger aux autres hommes; il était juste parce qu'il était impartial, et impartial parce que tout lui était indifférent. Lorsqu'une telle manière de voir ne rend pas fort égoïste, elle développe le jugement et accroît les facultés de l'intelligence. On voyait que son esprit avait été fort cultivé; mais, pendant toute la traversée, je ne le vis jamais ouvrir un livre; rien en apparence ne remplissait pour lui la longue oisiveté de nos jours. Assis sur un banc à l'arrière du vaisseau, il restait des heures entières appuyé sur le bordage à regarder fixement la longue trace que le navire laissait sur les flots. Un jour il me dit: "Quel fidèle emblème de la vie! ainsi nous creusons péniblement notre sillon dans cet océan de misère qui se referme après nous. – A votre âge, lui dis-je, comment voyez-vous le monde sous un jour si triste? – On est vieux, dit-il, quand on n'a plus d'espérance. – Ne peut-elle donc renaître? lui demandai-je. – Jamais," répondit-il. Puis, me regardant tristement: "Vous avez pitié de moi, me dit-il, je le vois; croyez que j'en suis touché, mais je ne puis vous ouvrir mon coeur; ne le désirez même pas: il n'y a point de remède à mes maux, et tout m'est inutile désormais, même un ami." Il me quitta en prononçant ces dernières paroles.

J'essayai peu de jours après de reprendre la même conversation; je lui parlai d'une aventure de ma jeunesse; je lui racontai comment les conseils d'un ami m'avaient épargné une grande faute. "Je voudrais, lui dis-je, être aujourd'hui pour vous ce qu'on fut alors pour moi." Il prit ma main: "Vous êtes trop bon, me dit-il; mais vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous voulez me faire du bien, et vous me feriez du mal: les grandes douleurs n'ont pas besoin de confidents; l'âme qui peut les contenir se suffit à elle-même; il faut entrevoir ailleurs l'espérance pour sentir le besoin de l'intérêt des autres. A quoi bon toucher à des plaies inguérissables? Tout est fini pour moi dans la vie, et je suis déjà, à mes yeux, comme si je n'étais plus." Il se leva, se mit à marcher sur le pont, et bientôt alla s'asseoir à l'autre extrémité du navire.

Je quittai alors le banc que j'occupais pour lui donner la facilité d'y revenir: c'était sa place favorite, et souvent même il y passait les nuits. Nous étions alors dans le parallèle des vents alizés, à l'ouest des Açores, et dans un climat délicieux. Rien ne peut peindre le charme de ces nuits des Tropiques: le firmament, semé d'étoiles, se réfléchit dans une mer tranquille. On se croirait placé, comme l'Archange de Milton, au centre de l'univers, et pouvant embrasser d'un seul coup d'oeil la création tout entière.

Le jeune passager remarquait un soir ce magnifique spectacle: "L'infini est partout, dit-il: on le voit là (en montrant le ciel), on le sent ici (en montrant son coeur); et cependant quel mystère! qui peut le comprendre! Ah! la mort en a le secret; elle nous l'apprendra peut-être, ou peut-être nous fera-t-elle tout oublier. Tout oublier! répéta-t-il d'une voix tremblante. – Vous n'entretenez pas une pensée si coupable? lui dis-je. – Non, répondit-il: qui pourrait douter de l'existence de Dieu en contemplant ce beau ciel? Dieu a répandu ses dons également sur tous les êtres; il est souverainement bon; mais les institutions des hommes sont toutes-puissantes aussi, et elles sont la source de mille douleurs. Les anciens plaçaient la fatalité dans le ciel; c'est sur la terre qu'elle existe, et il n'y a rien de plus inflexible dans le monde que l'ordre social tel que les hommes l'ont créé." Il me quitta en achevant ces mots. Plusieurs fois je renouvelai mes efforts: tout fut inutile; il me repoussait sans me blesser, et cette âme inaccessible aux consolations était encore généreuse, bienveillante, élevée; elle aurait donné le bonheur qu'elle ne pouvait plus recevoir.

Le voyage finit; nous débarquâmes à Baltimore. Le jeune passager me demanda de l'admettre comme volontaire dans mon régiment; il y fut inscrit, comme sur le registre du vaisseau, sous le seul nom d'Edouard. Nous entrâmes en campagne, et, dès les premières affaires que nous eûmes avec l'ennemi, je vis qu'Edouard s'exposait comme un homme qui veut se débarrasser de la vie. J'avoue que chaque jour m'attachait davantage à cette victime du malheur; je lui disais quelquefois: "J'ignore votre vie, mais je connais votre coeur; vous ne voulez pas me donner votre confiance, mais je n'en ai pas besoin pour vous aimer. Souffrir profondément appartient aux âmes distinguées, car les sentiments communs sont toujours superficiels."

"Edouard, lui dis-je un jour, est-il donc impossible de vous faire du bien?" Les larmes lui vinrent aux yeux. "Laissez-moi, me dit-il; je ne veux pas me rattacher à la vie." Le lendemain nous attaquâmes un fort sur la Skulkill. S'étant mis à la tête d'une poignée de soldats, Edouard emporta la redoute l'épée à la main. Je le suivais de près; je ne sais quel pressentiment me disait qu'il avait fixé ce jour-là pour trouver la mort qu'il semblait chercher. En effet, je le vis se jeter dans les rangs des soldats ennemis qui défendaient les ouvrages intérieurs du fort. Préoccupé de l'idée de garantir Edouard, je ne pensais pas à moi-même: je reçus un coup de feu tiré de fort près et qui lui était destiné. Nos gens arrivèrent et parvinrent à nous dégager. Edouard me souleva dans ses bras, me porta dans le fort, banda ma blessure, et, soutenant ma tête, il attendit ainsi le chirurgien. Jamais je n'ai vu une physionomie exprimer si vivement des émotions si variées et si profondes: la douleur, l'inquiétude, la reconnaissance, s'y peignaient avec tant de force et de fidélité qu'on aurait voulu qu'un peintre pût en conserver les traits. Lorsque le chirurgien prononça que mes blessures n'étaient pas mortelles, des larmes coulèrent des yeux d'Edouard. Il me pressa sur son coeur. "Je serais mort deux fois," me dit-il. De ce jour il ne me quitta plus; je languis longtemps: ses soins ne se démentirent jamais; ils prévenaient tous mes désirs. Edouard, toujours sérieux, cherchait pourtant à me distraire; son esprit piquant amenait et faisait naître la plaisanterie: lui seul n'y prenait aucune part; seul il restait étranger à cette gaieté qu'il avait excitée lui-même. Souvent il me faisait la lecture; il devinait ce qui pouvait soulager mes maux. Je ne sais quoi de paisible, de tendre, se mêlait à ses soins et leur donnait le charme délicat qu'on attribue à ceux des femmes: c'est qu'il possédait leur dévouement, cette vertu touchante qui transporte dans ce que nous aimons ce moi, source de toutes les misères de nos coeurs, quand nous ne le plaçons pas dans un autre.

Edouard cependant gardait toujours sur lui-même ce silence qui m'avait longtemps affligé; mais chaque jour diminuait ma curiosité, et maintenant je craignais bien plus de l'affliger que je ne désirais le connaître. Je le connaissais assez: jamais un coeur plus noble, une âme plus élevée, un caractère plus aimable, ne s'étaient montrés à moi. L'élégance de ses manières et de son langage montrait qu'il avait vécu dans la meilleure compagnie. Le bon goût forme entre ceux qui le possèdent une sorte de lien qu'on ne saurait définir. Je ne pouvais concevoir pourquoi je n'avais jamais rencontré Edouard, tant il paraissait appartenir à la société où j'avais passé ma vie. Je le lui dis un jour, et cette simple remarque amena ce que j'avais si long-temps sollicité en vain. "Je ne dois plus vous rien refuser, me dit-il; mais n'exigez pas que je vous parle de mes peines. J'essayerai d'écrire et de vous faire connaître celui dont vous avez conservé la vie aux dépens de la vôtre." Bientôt je me repentis d'avoir accepté cette preuve de la reconnaissance d'Edouard: en peu de jours il retomba dans la profonde mélancolie dont il s'était un moment efforcé de sortir. Je voulus l'engager à interrompre son travail. "Non, me dit-il; c'est un devoir, je veux le remplir." Au bout de quelques jours, il entra dans ma chambre, tenant dans sa main un gros cahier d'une écriture assez fine. "Tenez, me dit-il, ma promesse est accomplie; vous ne vous plaindrez plus qu'il n'y a pas de passé dans notre amitié. Lisez ce cahier, mais ne me parlez pas de ce qu'il contient; ne me cherchez même pas aujourd'hui: je veux rester seul. On croit ses souvenirs ineffaçables, ajouta-t-il, et cependant quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille mille nouvelles douleurs." Il me quitta en achevant ces mots, et je lus ce qui va suivre.

 

EDOUARD

Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748. Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau; il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux, à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à voir le soleil couchant; je serais resté des journées entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût; mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose d'incomplet au fond de mon âme.

Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait point là de village; il était situé à un quart de lieue plus haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus, ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en tirer, on me réveillait comme d'un songe.

Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout son charme pour moi si je le voyais partagé.

J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées, mais je restais toujours au même point pour le fruit que je pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger était grand, car, en approchant de la forge, la rivière encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: "Ce que tu fais n'est pas difficile. – Essaye donc," répondis-je. Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite, je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours. Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin rencontré le filon de terre qui convient à sa substance; j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais dévoué ma vie pour un autre!

De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement. "Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute l'éducation."

Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres. Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les difficultés, le flambeau de tous les mystères; elles n'ont point de secret pour qui sait les étudier, point de contradiction pour qui sait les comprendre.

Mon père était le plus aimable des hommes; son esprit servait à tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il possédait au suprême degré l'art de faire sortir la plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait mieux en conjurer le danger.

C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la vie amène et produit la mort.

Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire, l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et le plaisir de les réparer.

La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai, n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là ressemblait si peu.

Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison.

Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en attendre.

Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes, leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M. le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins. "Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père; pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre, et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? – Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs; il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. – Ce que vous dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux:

 

_Among unequals no society

Can sort_ [1]. [ (1) Milton.]

– La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de son avis: j'ai le droit de l'être. – Oui, sans doute, reprit ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception. Respectons les convenances sociales; admirons même la hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne.

Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir.

A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, et à cette maladie succéda un état de langueur qui se prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à l'avenir.

Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours d'accord.

Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin, où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould. J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé et qu'il l'invitait à dîner pour ce même jour. "Amenez votre Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha!

Je vous raconterai ma première visite à l'hôtel d'Olonne, parce qu'elle me frappa singulièrement. J'étais accoutumé à la magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms historiques et chers à la France, décoraient la plupart des pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite; plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si souvent le sujet des conversations de mon père et cette société dont il m'avait parlé tant de fois.

Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous voilà! Vous m'amenez Edouard… Savez-vous, Edouard, que vous venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?" Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? – Je n'ai pas eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance," répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation. J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M. le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui était favorable aux institutions anglaises, et les personnes qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant, mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury comme un monument vénérable des anciennes coutumes germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et leur respect pour le passé dans l'existence de ces institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il, a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours. "Admirable institution, dit mon père, que celle qui est parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit encore mon père; la magistrature qui a produit Molé, Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements, c'est que la classe qui le compose en Angleterre est remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution. – Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette conversation, que ces institutions conviennent mieux à l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression: subir la loi du vainqueur, a un sens plus étendu qu'on ne lui le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu conquérir la loi."