Buch lesen: «Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)»
1841
Rochecotte, 1er janvier 1841.– La journée d'hier s'est passée sans grand incident. Le matin, j'ai fait dire dans ma chapelle une messe pour feu M. de Quélen; j'y ai pleuré de tout mon cœur. Le soir, mon fils Alexandre, mon gendre et Pauline ont fait de la musique, chanté des vaudevilles, représenté des charges et fait un train dont j'étais charmée pour eux, parce que je meurs toujours de peur qu'ils ne s'ennuient ici, mais qui, je l'avoue, contrastait tout particulièrement avec ma disposition d'âme. Au coup de minuit, on a servi du punch: il est tombé plus d'une larme dans mon verre en songeant à ceux avec lesquels j'ai si longtemps passé ce moment.
Rochecotte, 2 janvier 1841.– Voici ce que M. de Salvandy m'écrit sur la réception académique de M. Molé: «M. Molé a parlé au milieu d'un magnifique auditoire. Il était assis entre M. Royer-Collard et M. de Chateaubriand, qui a fait une grande exception à ses habitudes en se montrant en public; c'était comme un honneur particulier fait soit à M. Molé, soit à la mémoire du défunt Archevêque. Tout le plus beau monde du faubourg Saint-Germain s'y trouvait; de plus, toute la société particulière de M. Molé et tout ce qui s'appelle le monde d'aujourd'hui. Un constant applaudissement a soutenu M. Molé, et il a mérité ce suffrage, par l'esprit, le bon goût et le courage de sa parole. Il a abordé noblement, en face et avec respect, cette pure et sainte mémoire. Il a parlé de M. de Quélen sans concessions, sans réticences, sans ménagements pour sa situation personnelle. Il semblait brûler les vaisseaux de l'ambition, tant il a célébré de haut les anciennes mœurs et l'ancienne société, les idées et les principes d'ordre. L'éloge vif du Roi est la seule part faite au temps présent, et vous savez que le temps présent ne lui en saura qu'un gré médiocre. Ce qui m'a frappée, c'est la vive adhésion de l'auditoire; c'est cette réhabilitation publique du Prélat persécuté; c'est cette canonisation laïque au milieu d'un public qui n'était pas tout entier, ni de bonne compagnie, ni légitimiste; car il y a eu approbation effervescente de quelques passages de la réponse de Dupin, passages dirigés contre la Restauration et contre l'Anglais. Cette réponse de Dupin est l'homme même; c'est vous en dire assez! M. Guizot et M. Thiers ont semblé prévoir l'ovation de M. Molé, car ils n'ont pas paru, ce qui a été fort remarqué. En résumé, cette séance grandit M. Molé dans l'opinion et l'estime de tous les gens de bien, mais la journée a surtout été excellente pour la mémoire de l'Archevêque, pour sa famille, pour ses amis, pour ceux qui ont senti sa bénédiction en mourant, et c'est pourquoi je me hâte, Madame, de vous en parler; c'est une manière de m'en rendre un compte plus vrai, et plus touchant encore que d'y avoir simplement assisté!
«M. Guizot m'a communiqué des dépêches de Saint-Pétersbourg, de Vienne, de Londres, excellentes partout; désir de ramener la France au concert européen; résolution de faire les avances, recherche des moyens et de l'occasion; la paix rétablie, et je dirais moi-même, plus que la paix.»
Je suis charmée du succès de M. Molé, que je lui avais prédit, lorsqu'il me fit la lecture de son discours à Paris, au mois de septembre; bien aise pour lui, mais surtout de l'effet produit en faveur de ce saint Archevêque, si mal jugé de son vivant.
Rochecotte, 3 janvier 1841.– J'ai reçu beaucoup de lettres de Paris hier, répétant à peu près les mêmes choses que M. de Salvandy sur la séance académique de M. Molé. Il paraît que Dupin a été vraiment ineffable, qu'il a été Dupin enfin. M. Royer-Collard grommelait tout le temps qu'il prononçait son discours, et disait: «Ce discours est un carnage!» En effet, tout le monde est tombé sous les coups de ce Dupin. On a remarqué le tonnerre d'applaudissements aux invectives contre la révélation des secrets d'État, qui allaient droit à M. Molé. Mais ce qui a été, assure-t-on, tout à fait dramatique, c'est le geste de Dupin en rappelant qu'un Molé, échevin de Troyes, avait aidé Charles VII à chasser les Anglais. Le geste et la pose ont enlevé les applaudissements qui ont éclaté à plusieurs reprises. Heureusement, le Corps diplomatique n'y était pas! C'est assez drôle de voir Dupin déblatérer contre la Coalition, lui qui en était.
M. Molé doit être extrêmement satisfait de son triomphe, qui a été complet, brillant, vif et inusité. Voici le texte d'une lettre de M. Royer-Collard à ce sujet: «Plus d'une lettre aujourd'hui vous porte la nouvelle du triomphe de M. Molé. En effet, il a triomphé devant une nombreuse et brillante assemblée. J'ai entendu avec plaisir ce discours, que nous connaissions, vous et moi, depuis assez longtemps. Si ce n'est pas l'œuvre d'un artiste, c'est la production d'un homme de beaucoup d'esprit qui connut de meilleurs temps que le nôtre, et qui en garde de bonnes traditions. Les défauts n'ont pas été aperçus; le courage a paru si naturel qu'il n'a pas été remarqué; les beautés, car il y a des beautés, ont été comprises et vivement senties. M. de Quélen a partagé l'honneur de la journée; c'est lui, à vrai dire, qui a triomphé, tant l'auditoire a pris part à cette réhabilitation solennelle. J'ai vu des larmes couler des yeux les plus endurcis. Comme M. Affre n'avait pas songé à son prédécesseur, personne n'a songé à M. Affre. M. de Quélen a emporté avec lui l'Archevêque de Paris; il n'y en a plus, il n'y en aura plus; il a cette éclatante et triste gloire.»
Je jouis extrêmement de ce triomphe post mortem; j'en ai le droit, car j'ai honoré, défendu, soigné et peut-être même consolé le vivant.
Il y a, dans le discours de M. Molé, quelques lignes parfaites sur Mgr le Cardinal de Périgord.
Avant les séances académiques, les discours doivent passer sous les yeux d'un Comité d'académiciens chargés de les examiner et de décider si rien n'en doit être rayé. M. Dupin n'a pas fait en conscience la lecture du sien, il a été autre en séance publique qu'en séance secrète. On s'attendait à ce que, le lendemain jeudi, jour de la réunion particulière de l'Académie, on lui en demanderait des explications. Mignet, présent à la séance publique, était, dit-on, de fort mauvaise humeur; les journaux de M. Thiers se préparent à fulminer contre Dupin.
On dit que Mgr Affre a voulu changer les maîtrises de sa Cathédrale sans assembler le Chapitre; que le Chapitre s'est assemblé pour s'en expliquer; que Mgr Affre, en l'apprenant, a fait une scène affreuse et a défendu toute réunion qu'il n'aurait pas lui-même autorisée. Mais le Jour de l'An arrive. Le Chapitre avait l'habitude de se rassembler pour aller offrir ses vœux à l'Archevêque: la défense étant positive, ils ne se sont pas réunis et n'ont pas été chez l'Archevêque. Cela amènera quelque nouvel orage, car Mgr Affre est orageux. On a eu beaucoup de peine, au Sacré-Cœur, à obtenir la permission de dire une messe de bout de l'an pour Mgr de Quélen; cependant, cela a été accordé, et on y étouffait tant il y avait de monde.
Rochecotte, 5 janvier 1841.– Depuis vingt heures, il tombe de la neige sans discontinuer; nous sommes absolument enterrés sous cet épais linceul: c'est le Nord dans toute sa froide horreur; pas moyen de sortir. Toutes les communications vont être coupées, pour peu que cela dure encore ainsi quelques heures. Quel hiver!
Rochecotte, 7 janvier 1841.– J'ai reçu hier une lettre de Mme de Lieven, dont voici l'essentiel: «Le monde me paraît mieux, mais pas encore raffermi. Vous ai-je écrit depuis les nouvelles de Saint-Pétersbourg? Ne croyez pas aux exagérations de certains journaux sur ce point; mais croyez, ce qui est vrai, que le ton des dernières communications est convenable, que la Russie désire sincèrement voir la France rentrer dans le concert européen, et qu'elle fait des vœux pour le maintien du Ministère actuel. Cette démonstration, que les experts ont jugée plus amicale qu'aucune qui soit venue de Saint-Pétersbourg, a fait plaisir ici et donné beaucoup d'inquiétude aux Anglais. Voilà tout pour le moment. On cherche, à Londres, les moyens de se raccrocher à la France, on les cherche et on les désire partout. Savez-vous un moyen? Jérusalem. Jérusalem délivrée du joug des infidèles; Jérusalem, ville chrétienne, ouverte à tous les cultes chrétiens; ville libre sous la garantie de la chrétienté. Aimez-vous cela? Moi, j'en ai grande envie. Osera-t-on repousser une idée si simple, d'une exécution si facile? Car si jamais cela se peut, c'est aujourd'hui. Lord Melbourne se moquera de cela probablement, et lord Palmerston aussi.
«On bavarde beaucoup sur l'ouverture du Parlement; on dit que Peel et les radicaux renverseraient aisément le Ministère, mais je n'en vois pas de bonnes raisons dans ce moment. Nous verrons.
«L'Académie a été un événement pour vingt-quatre heures. M. Molé a eu un grand succès; moi qui n'ai fait que lire son discours, j'ose le trouver un peu apprêté. Il fait cet effet sur beaucoup de monde; on ajoute même qu'il est assez insignifiant. Je n'ai rien à dire de celui de M. Dupin: comme convenance, il est jugé; mais il m'a divertie. – C'est que j'ai le goût très mauvais!
«Vous ne vous serez pas trompée, j'espère, sur le dénouement d'Égypte. Méhémet-Ali, quoi qu'il arrive, conserve le Pachalik héréditaire: mais quelle confusion entre ces marins, cet Ambassadeur et ce Ministre des Affaires étrangères!
«On dit, ma chère Duchesse, que le Roi de Prusse est un peu vague dans sa conduite, que cela se remarque dans son pays, que sa popularité est fort en déclin, et que tous les jours on regrette davantage le vieux Roi.»
Rochecotte, 12 janvier 1841.– Voici ce que m'écrit M. de Salvandy. «Il me paraît que les Puissances cherchent sérieusement l'occasion et le moyen de nous faire rentrer dans le concert européen. Les déclarations de M. de Metternich, la dépêche russe, si nouvelle dans ses expressions sur la sagesse du Roi, les services qu'il rend à l'Europe, et le désir de s'entendre avec son gouvernement; les sentiments enfin de la Prusse, plus français et moins russes que jamais, donnent à réfléchir à l'Angleterre. Lord Palmerston se voit plus d'embarras qu'il ne pensait. Le duc de Wellington et sir Robert Peel proposeront des amendements; on dit qu'ils seront français et qu'ils passeront; les Tories s'en prétendent assurés. Je ne puis le croire. Je ne saurais imaginer que les succès réels de Palmerston sur tout le continent asiatique, depuis Saint-Jean d'Acre jusqu'à la Chine, fussent la date et l'occasion de sa chute. Quoiqu'il en soit, il est certain que l'Angleterre, gouvernement et nation, se préoccupe de notre isolement et de notre liberté d'action.
«Ici, la question des fortifications tient tout en suspens. Elle s'est simplifiée par le parti qu'a pris M. Thiers de ne rien proposer qui ne soit consenti par le Gouvernement. Il renonce à ses amendements, ou les modifie selon les vœux du Cabinet; ainsi là ne sera pas la lutte. La victoire ou l'échec seront communs à MM. Thiers et Guizot; cependant, par une étrange disposition des esprits, M. Guizot est, il semble, menacé dans ce début. MM. de Lamartine, Passy et Dufaure, quarante voix de la gauche, Tracy et Garnier-Pagès réunis, en tout cinquante voix au moins, repoussent le projet. On se demande si le maréchal Soult n'est pas aussi de l'opposition à cet égard. Il y a des nuages autour de lui; on se demande si les réserves qu'il a faites pour les forts détachés en 1833, contre le système mixte et l'enceinte continue en 1840, ne dominent pas sa pensée plus que tout autre intérêt; s'il n'espère pas les faire prévaloir par le rejet d'une moitié de la loi, ce qui pourrait bien la renverser tout entière, et renverserait aussi la partie oratoire du Cabinet, liée à la défense du projet entier; on se demande encore si ce dernier résultat n'est pas le but de la stratégie parlementaire du Maréchal. Le Prince Royal, que j'ai vu hier, me paraît inquiet de ce soupçon. Quelle serait alors l'arrière-pensée? Une combinaison Passy-Dufaure, Passy aux Affaires étrangères? Ce serait la Restauration du ministère du 2 Mai, qui n'était pas viable la première fois, qui ne le serait pas davantage maintenant qu'il est mort. Une combinaison Soult-Molé, c'est peu vraisemblable. Enfin, M. Molé sortirait-il de ses ruines? Tout cela est fort obscur. M. Molé est bien difficile. Il y a encore trop de gens pour qui l'adhésion serait une amende honorable. Quoi qu'il arrive, il est certain que M. Guizot est entamé, et qu'aux Tuileries même on accepte mieux qu'on ne l'eût fait autrefois les chances de sa mortalité. On remarque qu'il ne nomme pas Londres. Les choses en seraient-elles au point que lui, qui n'a jamais douté de sa fortune, en doutât cette fois et qu'il se réservât une retraite?
«Rambuteau a, hier, pendu la crémaillère dans ses nouveaux appartements de l'Hôtel de Ville. Ils sont magnifiques. Il y a grandeur, luxe, bon goût; les peintures, les ornements, les meubles sont admirables. On a plaisir à voir un monument qu'on peut louer, et puisque nous sommes sous le régime de l'élection, je suis bien aise de voir qu'il en peut sortir des choses marquées au coin du bon goût et d'une certaine grandeur. Mais il est curieux de voir la Ville de Paris traiter ainsi son Préfet. Espérons que cela fera planche pour les Rois.
«M. Pasquier a eu un grand chagrin, celui de ne pas remplacer à l'Académie M. Pastoret. Il y a beaucoup pensé, mais la candidature de M. de Sainte-Aulaire était trop bien établie. Il se réserve pour la succession de l'évêque d'Hermopolis1. N'admirez-vous pas, Madame, qu'à son âge on capte des héritages, et que dans son rang on ait encore des ambitions?»
Rochecotte, 18 janvier 1841.– Voici ce que Mme de Lieven m'écrit de Paris, sous la date d'avant-hier: «Mme de Nesselrode est très préoccupée des grands hommes de France; décidément, c'est eux qu'elle est venue voir à Paris. M. Eynard, de Genève, en tient boutique ici. Il fait dîner Mme de Nesselrode alternativement avec eux; je ne crois pas qu'il lui en manque maintenant un seul, si ce n'est Garnier-Pagès.
«On attend le discours de la Reine d'Angleterre avec quelque curiosité. Dira-t-elle un mot convenable pour ici? Ici, on ne se détourne pas d'une ligne de ce qu'on a résolu. Paix armée, attente tranquille, isolement, ne menaçant personne; ni inquiet, ni inquiétant. Les voisins, cependant, sont agités; ils voudraient voir finir cet état de suspens; l'obstination de lord Palmerston les désespère, car il n'est que trop vrai que c'est le véritable Cupidon qui gouverne l'Europe. Il faut trouver un moyen de raccrocher la France à quelque chose, et le Cupidon n'a pas encore été trouvé. Quant à l'hérédité pour le Pacha, elle est certaine.
«La France a fait la paix avec Buenos-Ayres, et Rosas, le tyran de cette République, s'annonce ici comme ambassadeur; il viendra au printemps. L'Angleterre arrangera le différend entre l'Espagne et le Portugal.
«On ne parle que fortifications. On ne sait pas trop si la Chambre en voudra. Le Roi d'un côté, M. Thiers de l'autre y prennent des peines infinies. Le Ministère soutiendra, parlera, mais ne mourra pas de chagrin si elles ne passent pas.
«M. de Barante a ordre de rester à Pétersbourg. Il y a là des coquetteries très innocentes; il faudra du temps pour qu'elles deviennent quelque chose. M. de Lamartine a eu une audience de deux heures et demie du Roi, dont il s'est dit très frappé; il en parle beaucoup. Ce n'est qu'après la note sur les fortifications qu'on s'occupera des mutations diplomatiques.»
Voici maintenant les nouvelles que me donne Mme Mollien: «On désire bien fort la loi des fortifications aux Tuileries, et très peu à la Chambre. On sait gré, au Château, à M. Thiers, de s'être, dans son rapport, renfermé dans la généralité. Il veut rassurer la Chambre sur son compte. On dit qu'il commence à être très fatigué de ses partisans de la gauche, et qu'il a eu une scène vive jusqu'à l'injure avec Odilon Barrot dans laquelle il a appliqué l'épithète de canaille aux journalistes du parti. Le fait est que si cette loi ne passait pas, les trente millions déjà dépensés, les travaux commencés, les propriétés particulières achetées, détruites, bouleversées, le bois de Boulogne dévasté, tout cela le mettrait dans une situation terrible; aussi se fait-il doux comme un mouton; il envoie sa femme aux Tuileries. Le Ministère se consolerait de ce qui ferait son embarras. Le Château, au contraire, fait en ceci cause commune avec lui. C'est une position fort complexe. M. le Duc d'Orléans est très mécontent; le rappel du maréchal Valée, prononcé en deux heures, sans l'avoir averti, l'a fort blessé; il craint son retour, parce que c'est un de ses ennemis personnels, et il craint pour l'Afrique entre les mains de Bugeaud. Du reste, il s'efface de plus en plus, pour déférer à la pensée du Roi, qui s'effarouche de son successeur comme Louis XIV le faisait du Grand Dauphin. Tous nos Princes vivent comme des Infants d'Espagne, dans la solitude et l'obscurité. Le Pavillon Marsan est un cloître où on s'ennuie. Au rez-de-chaussée, pas trop d'esprit; au premier, pas le contraire. Le Roi a toujours la même confiance impériale dans son étoile. Il tient moins à M. Guizot qu'il y a quelque temps, ne s'effrayant plus autant d'un changement ministériel.»
Rochecotte, 27 janvier 1841.– Le duc de Noailles, qui nous est arrivé hier, a lu ce matin, dans le salon, la moitié du morceau qu'il a écrit sur le Jansénisme, et qui doit trouver place dans la publication qu'il prépare sur Mme de Maintenon2. Cette partie est faite avec talent et clarté. Je lui reproche, cependant, de se montrer trop partial pour les Jansénistes et de ne pas tenir assez le juste milieu.
Rochecotte, 1er février 1841.– J'ai reçu hier ce bulletin de M. de Salvandy: «Nous avons le ministère le plus aplati, le plus amoindri, le plus évanoui qui se soit jamais vu. Je ne sais si je vous ai, Madame, répété ce que je leur ai dit souvent, c'est qu'il n'y avait pour eux qu'un danger: non pas d'avoir une opinion qui serait battue, mais de n'avoir pas d'opinion, ou, ce qui serait pis, d'en avoir deux. Ils ont donné en plein dans l'écueil, d'une façon sublime, par le discours de Guizot; d'une façon niaise, par celui du maréchal Soult; d'une façon misérable, par l'attitude et le langage de tous. La vérité est que, dans le principe, ils ont présenté le projet de loi sur les fortifications contre l'opinion du Maréchal, violentant leur chef en fait d'art militaire, parce qu'ils croyaient que l'opinion publique était là. Depuis, le rôle qu'a pris M. Thiers comme rapporteur les a empêchés de dormir, et tout en s'accordant avec lui dans la Commission, ils lui quêtaient, près de nous, dans la Chambre, des échecs. L'amendement Schneider a été présenté d'accord avec eux, contre M. Thiers, et, par une autre combinaison plus ou moins avouée, d'accord avec le Maréchal, contre M. Guizot. Aussi M. Guizot s'est-il tout à coup ravisé, et après nous avoir, par une phrase significative, demandé de le voter dans son grand discours, il est venu sur tous les bancs, il y a trois jours, déclarer solennellement qu'il le combattrait. L'immense succès de M. Dufaure a changé de nouveau ces dispositions, car on craint que la force ne soit là. Hier soir, Thiers les a sommés de s'expliquer. Ils ont demandé la nuit pour y réfléchir; la réflexion ne peut rien apprendre qui rende digne, ni politique une telle conduite. Jamais on ne gouverna si mal une question. Ils ont réussi à se placer sous le protectorat de M. Thiers, en l'exaspérant par des trahisons évidentes, et à se séparer de MM. Passy et Dufaure, en blessant au même moment le parti conservateur dont la majorité repousse la grande muraille de M. Thiers. Quoi qu'il arrive, ils sont battus, car ils ont tour à tour conspiré contre tous. Que sortira-t-il de tout ceci? Au moins un grand discrédit et de profondes divisions. Je vais à la Chambre, d'où j'essayerai encore de vous dire, par post-scriptum, le langage du Cabinet et le vote de l'Assemblée, mais je m'attends à des tempêtes, et présidant la Chambre, au lieu et place de M. Sauzet, il me faudra avoir la main sur l'outre aux ouragans.»
«Post-scriptum de la Chambre.– Le Maréchal nous fait un discours insensé de duplicité cousue de gros fil, qui met le feu à la Chambre. Je n'ai que le temps de vous offrir mes hommages et d'envoyer à la poste.»
Rochecotte, 2 février 1841.– Les lettres d'hier ne disent rien; les journaux annoncent le rejet de l'amendement Schneider et l'adoption probable des forts et de l'enceinte continue, et cela, après le plus inconcevable discours du maréchal Soult, rajusté par celui, vraiment habile, de M. Guizot.
Rochecotte, 4 février 1841.– Il faisait bien froid hier, mais il faisait très clair, et je me suis promenée avec mon gendre dans les bois, où, malgré l'absence de feuilles, on est toujours plus abrité; mais aujourd'hui, il neige comme en Sibérie; cette nuit, le thermomètre est tombé à plus de 10 degrés. Quelle jolie reprise d'hiver!
Les journaux nous disent les fortifications votées; ceux mêmes qui les ont votées ne les voulaient pas, et on ne sait vraiment pas qui est dupe dans tout ceci. Une des plaisanteries de Paris, c'est de ne plus dire, quand il est question du maréchal Soult ce qu'on en a dit si longtemps, l'illustre Épée, mais de dire l'illustre Fourreau. C'est assez drôle et m'a fait rire.
Rochecotte, 5 février 1841.– Voici le passage principal d'une lettre de la comtesse Mollien: «Nous voilà donc fortifiés. Dans cette question très compliquée, tout le monde s'est attrapé, et, en définitive, on ne voit pas trop qui y gagne, excepté M. Thiers dont la joie, encore, est fort troublée par le succès de M. Guizot, car on convient, généralement, que c'est son dernier et très admirable discours qui a entraîné la Chambre des Députés. Reste maintenant celle des Pairs, qui pourrait bien, dit-on, se montrer assez taquine. Elle veut bien des forts extérieurs, plus ou moins éloignés, rattachés, etc… mais on aura de la peine à lui faire admettre l'enceinte continue. En lisant les articles du Journal des Débats, vous aurez vu sans doute qu'il était favorable à cette loi. Il n'en est rien, cependant; c'est Auguste de Veaux, le fils de Bertin de Veaux, qui seul était de cet avis, même avec une telle chaleur qu'il a violenté le journal en dépit de son père et de son oncle, non moins violents que lui dans l'opinion contraire, mais qui ont fini par céder à la jeunesse et à la qualité de député. Au Château, on est ravi, mais on n'y cache pas assez, ce me semble, que l'enceinte n'était que le passeport du reste. M. Bertin de Veaux disait, avant-hier, que cette enceinte était le tombeau de la civilisation parisienne, en attendant qu'elle devînt celui de la Monarchie. Il est sûr qu'elle était déjà devenue celui de la conversation. On s'y était absorbé; femmes et hommes, jeunes et vieux, en faisaient leur unique préoccupation: c'était parfaitement ennuyeux et ridicule!
«Il y a eu un bal monstre aux Tuileries. Il n'y en aura pas d'autres: pas de petit bal, un seul concert, voilà tout; seulement, le lundi gras, un petit bal déguisé, uniquement pour la famille et les maisons. Il n'y aura de déguisé que la jeunesse; les femmes non dansantes tout en blanc pour faire ressortir les autres.»
Rochecotte, 7 février 1841.– Il paraît que la Chambre des Pairs prend très mal les fortifications et qu'elle veut leur résister; je doute qu'elle en ait l'énergie. Mlle de Cossé épouse le duc de Rivière. Elle sera fort riche et veut être duchesse; lui, a bien peu de fortune. La vieille Mme de la Briche est parfaitement en enfance; ce qui n'empêche pas qu'elle veuille voir du monde, et n'y dise et n'y fasse des choses étranges.
Rochecotte, 9 février 1841.– On mande à mon gendre que la désunion sur les fortifications et la manière dont tout cela a été mené, a préparé pour tout le monde une fausse position. La division est dans le Conseil, dans la Chambre, partout. La Chambre des Pairs est décidément agitée et mécontente, aspirant à voter un amendement, y étant poussée par le maréchal Soult, Villemain et Teste, mais arrêtée par Guizot et Duchâtel.
Au milieu de tous ces troubles, on laissera passer très aisément les fonds secrets. Il n'y a donc plus d'autre question grave pour cette session, et M. Thiers, dit-on, n'est pas en état de livrer bataille sur celle-là.
La situation, au fond, à ce que dit M. Guizot, lui semble bonne, car la gauche, ajoute-t-il, est hors des affaires pour longtemps. Il se montre de plus en plus content du dehors, des avances qu'on lui fait, et dont il se vante beaucoup. Il va jusqu'à dire que le faisceau des quatre Puissances est rompu, ce qui me paraît un peu prématuré.
Rochecotte, 11 février 1841.– Je trouve ceci dans une lettre que m'écrit le duc de Noailles: «J'étudie les fortifications, puisque cette absurde loi nous arrive. Je ne puis la digérer et je ne veux pas qu'elle passe avec mon silence. Mgr le duc d'Orléans y est acharné. Il vient tous les jours à la Chambre des Pairs, même quand il n'y a que des pétitions à discuter; il note, il pointe, avec notre Grand Référendaire, M. Decazes, qui se traîne à la Chambre avec un carnet, tous les Pairs pour ou contre et compte les votes à l'avance. Il a dépêché hier quelqu'un, pendant la séance, à M. de Vérac, qui paraît rarement à la Chambre, pour savoir son opinion. Il a dit que si on manquait d'eau pour le mortier des constructions, il donnerait plutôt de son sang pour qu'elles ne soient pas interrompues. Il a dit à M. de Mornay, qui a parlé contre à la Chambre des Députés, qu'il avait parlé en marquis et non en patriote. Enfin, il chapitre tous les Pairs, les fait venir, leur donne à dîner, emploie tous les moyens. Il est vrai que presque toute la Chambre votera pour, tant les révolutions qui ont sillonné ce pays-ci l'ont aplati. Vous qui avez de l'attachement pour M. le duc d'Orléans, vous souffririez d'entendre tous les propos inconvenants et révolutionnaires que cette loi lui fait tenir, et qui circulent partout. M. Molé jette feu et flamme contre les fortifications, mais n'aura probablement pas le courage de parler contre; M. Pasquier est tout aussi furieux, et sera, probablement, tout aussi silencieux.
«Nous avons eu une charmante soirée pour les incendiés de Lyon, chez Mme Récamier3. Je m'étais chargé de l'arrangement des lieux, et l'estrade placée au fond du salon faisait à merveille pour la musique et la déclamation. Les artistes musiciens ont exécuté admirablement. La petite Rachel est arrivée tard, parce que le comité du Théâtre Français l'avait, par méchanceté, forcée à jouer ce même jour Mithridate. Elle est venue à onze heures, avec une bonne grâce, un empressement et une abnégation de toute prétention qui ont charmé tout le monde; elle a fort bien dit le Songe d'Athalie et la scène avec Joas. Ce sera bien mieux encore sur le théâtre, les effets de scène étant perdus dans un salon. On a été également ravi de sa conversation et de ses manières. La recette a été excellente: 5000 francs; deux cents billets ont été envoyés, à 20 francs le billet, mais presque tout le monde a payé 40 francs, 50 francs et même 100 francs le billet. C'est une très jolie forme de quête. M. de Chateaubriand, qui se couche à neuf heures d'habitude, est resté jusqu'à minuit. M. de Lamartine y était aussi, et deux abbés pour caractériser le couvent: l'abbé Genoude et l'abbé Deguerry.»
Le Duc s'est livré également à la politique et aux arts!
Rochecotte, 12 février 1841.– Plusieurs journaux légitimistes ont publié de soi-disant lettres, écrites pendant l'émigration par le roi Louis-Philippe au marquis d'Entraigues, et une longue lettre écrite à feu M. de Talleyrand par le Roi, durant l'ambassade de Londres. Le Cabinet a trouvé qu'il fallait saisir les journaux, arrêter les gérants et porter devant les tribunaux une plainte en faux. J'ai fait demander le journal qui contenait la lettre prétendue écrite à M. de Talleyrand. Elle est absolument controuvée, j'en ai la conviction. M. Delessert, préfet de police, a fait prier mon fils, M. de Valençay, de m'écrire pour me demander: 1o si je savais qu'on eût volé des papiers à M. de Talleyrand à Londres; 2o si on avait pu lui en soustraire à Paris durant sa maladie et au moment de sa mort; et 3o enfin, si je connaissais une femme mêlée à toute cette affaire4, qui prétend avoir habité Valençay et même le Château; enfin, quels sont mes souvenirs et mon opinion sur toute cette histoire. J'ai causé de tout cela avec mon gendre; nous avons trouvé qu'il n'y avait pas moyen de refuser une réponse; je l'ai donc faite à M. de Valençay, en lui disant de lire ma lettre à M. Delessert, sans la lui laisser entre les mains. Je dis dans cette lettre que je n'ai jamais connu cette femme, ni n'ai entendu parler d'elle, ce qui est l'exacte vérité; que tous les papiers importants de M. de Talleyrand ayant été déposés par lui en pays étrangers, en lieux et mains sûrs qui rendent la violation de dépôt impossible, on n'aurait pu en trouver aucun chez lui à Paris, si même on avait cherché à en soustraire, ce dont je ne m'étais nullement aperçue; et qu'enfin tous mes souvenirs et toutes mes impressions se réunissent pour être convaincue de la fausseté de la lettre en question. En effet, c'est une très longue lettre sur les affaires européennes, qui n'a jamais été écrite par le Roi. D'ailleurs, jamais le Roi, ni Madame Adélaïde, n'ont manifesté, dans leurs lettres à M. de Talleyrand, les pensées, ni les opinions, ni les projets exposés dans cette lettre. Il paraît que l'abbé Genoude et M. de La Rochejaquelein, dans un voyage qu'ils ont fait en Angleterre, ont acheté de cette femme les soi-disant lettres du Roi, et qu'ils sont venus les publier en France, dupes de leur animosité et esprit de parti. Cependant, le tout est une affaire très désagréable pour le Roi, et le procès fort ennuyeux à suivre. Ces messieurs prétendaient avoir les originaux de la main du Roi; ce sont sans doute des pièces de faussaires, mais il est odieux d'avoir à le prouver.