Buch lesen: «L'Homme Qui Séduisit La Joconde»
A L’OCCASION DU CINQ-CENTIEME ANNIVERSAIRE DU DECES DE LEONARD DE VINCI
© 2021 - Dionigi Cristian Lentini
L ’homme
qui séduisit la Joconde
un roman de
Dionigi Cristian Lentini
Traduit de l’italien par Colette Vicario
Cette histoire est le fruit de la fantaisie et de l’imagination de l’auteur.
Les informations, références et contenus historiques ne sont présents dans ce roman que pour apporter un caractère véridique à la narration.
Toute référence ou analogie à des faits, des épisodes, des personnages ou des lieux existants ou ayant existé est purement fortuite.
PUBLICATION –
PUBLICATION E-BOOK –
[A l’occasion du cinq-centième anniversaire du décès de Léonard de Vinci]
Tektime Edition
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Toute reproduction intégrale ou partielle sans autorisation de l’auteur est illicite.
A mon oncle
don Giovanni Lentini
PROLOGUE
« Salut étalon ;-) Cette nuit tu as été fantastique. Ne te fais pas trop d’idées quand même, on ne peut pas toujours être John Holmes … ;-) Dès que j’arrive au bureau je t’envoie quelque chose sur ce frère don Juan dont je t’ai parlé. Bonne journée ! »
C’était le message privé que Francesca venait de lui envoyer alors qu’il se dirigeait vers l’abbaye au volant de son vieux cabriolet au méthane.
Il n’avait même pas entendu la notification car il était en communication sur haut-parleur avec le Professeur De Rango, qui pour la 33ème fois lui recommandait de faire du bon travail, et surtout de saluer de sa part le Père Enzo, l’abbé ami du Recteur … et de qui sait combien d’autres directeurs et dirigeants.
« C’est incroyable comme on peut capter aussi facilement dans ce coin perdu de montagne », pensa-t-il.
Après exactement vingt-sept secondes il décida d’activer le plan d’urgence prévu dans ce genre de cas, grâce à la procédure de survie contre les patrons casse-….. : « simulation de perte imprévue de signal, avec mise en statut de non-joignabilité pour les prochaines 30 minutes. »
Claudio, un chercheur précaire de quarante ans, employé à l’Institut d’Informatique et de Télématique du CNR de Pise, huit ans d’allocations et de contrats à durée déterminée dans son curriculum vitae, avait été envoyé d’urgence en déplacement pour un de ces problèmes que les anglo-saxons nomment « Damage assessment and disaster recovery », en d’autres termes une intervention d’évaluation des dommages et récupération des données des archives numériques d’une vieille abbaye toscane, qui avait subi 48 heures auparavant une cyberattaque d’un hacker russe exalté.
C’est sûr que l’idée de passer une semaine entière dans une bibliothèque médiévale, à récupérer des parchemins numérisés, à réinstaller des systèmes opérateurs, à analyser des enregistrements de prières et de chants grégoriens (sans même peut-être un seul film porno), tandis que le reste du monde s’occupait de blockchain et de crypto monnaies, le rendait fou d’enthousiasme.
De toute l’année il n’avait produit aucune publication scientifique. Ce n’était pas faute d’avoir fait suffisamment de recherche ou d’avoir atteint des résultats concrets … mais simplement il n’avait encore rien trouvé qui vaille vraiment la peine d’être partagé avec le reste de la planète. Pour cette raison, ses collègues le raillaient à la première occasion, eux qui par contre publiaient et brevetaient désormais chacune de leurs flatulences émises après un bon gueuleton de haricots en Valleriana.
Bref, ce matin-là, même le CD de « Hotel California » des Eagles ne parvenait pas à lui remonter le moral. Il arriva au sommet, à l’abbaye, à 9 :37 au moment où les guitares de Don Felder et Joe Walsh terminaient un des plus beaux solos de l’histoire du rock.
« Oh, Docteur, bienvenue chez nous. Notre Très Révérend Père vous attendait déjà hier … Venez, venez, je vous explique tout. »
Un frère cordial mais inquiet l’accueillit, lui indiquant tout de suite le chemin des Archives piratées.
La situation était moins grave qu’il le craignait. Le serveur principal était hors service, un logiciel d’extorsion, tel un cheval de Troie, avait crypté la moitié de la planète avec une clé AES2048 et réclamait une rançon de 21 bitcoins ; la majorité des frères ne savaient même pas ce qu’étaient un logiciel d’extorsion ou un bitcoin. Heureusement, la restriction à l’autorisation d’accès aux fichiers de sauvegarde (lecture/écriture seulement) avait résisté, et d’autre part - et après on ose dire que les moines ne sont pas chanceux- la dernière copie que la procédure automatique de synchronisation et sauvegarde avait réalisée remontait à seulement 16 heures et 18 minutes avant la cyberattaque. Bref, s’il ne s’était pas trouvé dans un lieu sacré, notre chercheur se serait sans aucun doute exclamé : « Quelle chance de coc…. ! »
Donc le plus gros avait été sécurisé. Il suffisait d’extirper le virus et de restaurer environ 9 téraoctets de fichiers contenant des manuscrits et des livres numérisés, en les transférant manuellement des disques de sauvegarde vers le disque principal. Ce qui remontait encore plus le moral de Claudio était qu’il pouvait le faire aussi bien de Pise, évitant ainsi que son palais déjà mis à mal ne vienne au contact des mets succulents de ce restaurant d’entreprise, coté 3 étoiles au Michelin, appelé « réfectoire ».
Ainsi, après seulement 4 heures passées à transmettre au moine qui lui semblait le plus éveillé, les instructions pour la récupération des host, Claudio prit du rack le strict nécessaire, chargea le tout dans sa voiture et rentra chez lui.
Ah, entre temps le smartphone recevait de nouveau et le voyant rouge à droite annonçait deux messages :
- le premier, du sympathique Professeur De Rango, qui disait textuellement : «Même les plus minables étudiants de première année n’ont plus recours à ce genre d’expédients ! Le portable là-haut capte très bien ! J’ai bien compris que je t’ai cassé les c… mais c’est important !!! Contacte-moi dès qu’on aura terminé. Merci. »
« Oui, « on a » … » pensa-t-il.
- le second, de Francesca, contenait la photo d’un extrait d’article de journal paru 18 ans auparavant.
Son amie, en effet, au courant de la visite de Claudio à cette abbaye, avait retrouvé dans les archives du journal local pour lequel elle travaillait, un article intrigant. Celui-ci décrivait les circonstances obscures de la mort du Père Sergio, un jeune moine, bourreau des cœurs, assassiné par un mari jaloux qui n’avait pas supporté que sa femme se confesse aussi souvent.
Le cadavre avait été trouvé devant un retable, dans une horrible mise en scène, à mi-chemin entre le « Da Vinci Code » et « Seven », entre « Le Nom de la Rose » et « Basic Instinct. »
Depuis, le cas avait été classé, mais personne n’avait jamais réussi à comprendre la signification exacte de la parole « sinemensura », écrite avec du sang, détectée au luminol par la police scientifique sur la bure du pauvre religieux.
Probablement, et même sûrement, s’il n’avait pas lu cet article, avec plus de 370 000 dossiers à analyser et la finale de Roland Garros à la télévision, le chercheur n’aurait jamais prêté attention à ce petit répertoire du système de fichiers du dernier disque, intitulé « Père Sergio ». A l’intérieur, des dizaines de dossiers de poèmes d’amour, des photos de belles jeunes femmes et un seul fichier marqué AXX, un format crypté protégé par un mot de passe.
Claudio savait bien que la probabilité de deviner ce mot de passe (de 11 caractères sur les 95 possibles) était de l’ordre de 0,0000000000000000000175 %, et qu’avec une attaque par force brute de 100 000 tentatives à la seconde il aurait pu mettre environ 1 milliard et 803 millions d’années à le trouver ; mais, pour une fois, il laissa de côté les chiffres et opta pour une seule tentative :
il tapa sur le clavier « sinemensura » et là, comme un coffre au trésor s’ouvrant devant un pirate, s’offrit à lui la plus belle histoire qu’il ait jamais lue.
I
La guerre de Ferrare
Novembre 1482
Le vent glacial de cette soirée hivernale fouettait les créneaux du château de San Giorgio bien moins que le souffle de la passion ne faisait fureur dans ses veines.
C’était le mois de novembre de l’année du Seigneur 1482, Mantoue était gelée, déserte … et Béatrice était dans sa chambre, allongée sur son lit, le regard songeur fixé sur les aigles impériaux du plafond … son esprit débordant d’imagination … des pensées indicibles qui, pour une dame de son rang, frôlaient l’indécence. Elle savait que dès que le bavardage des serviteurs des Gonzaga se serait éloigné de l’étage noble, lui, ce diplomate fascinant désormais maitre de son esprit, serait arrivé, sans se soucier - si ce n’est en profitant - de l’absence imprudente de son cousin et fiancé (le jeune marquis, avec son père, combattait depuis deux jours sous les murs de Ferrare pour défendre farouchement le château des Este, menacé par les Vénitiens du Comte Roberto di San Severino).
Le fait étant que Girolamo Riario, le seigneur cupide d’Imola et Forli, fort de l’appui de son oncle Sisto IV et ayant pour objectif déclaré de s’emparer dans un bref délai du duché d’Ercole d’Este, avait réussi à persuader le doge de Venise de la nécessité de déclarer la guerre à Ferrare, coupable depuis quelque temps de menacer leur monopole du commerce du sel dans le Polesine.
La Maison d’Este, certainement plus raffinée que militarisée, était délibérément apparentée au roi de Naples (Ercole ayant épousé la fille de Ferdinand d’Aragon, Eleonora) et avait su tisser des alliances avec les seigneuries italiennes limitrophes, parmi lesquelles celle de Ludovico Maria Sforza dit “Il Moro”, auquel le duc de Ferrare avait en d’autres temps promis en mariage une de ses filles.
C’est ainsi que toute la péninsule fut bientôt séparée en deux factions, armées l’une contre l’autre : d’une part, l’état pontifical avec Sisto IV, Imola et Forli avec le Riario, la république de Venise, la république de Gênes, le marquisat du Monferrato et le comté de San Secondo Parmense ; de l’autre, le duché de Ferrare d’Ercole d’Este, le royaume de Naples de Ferdinando d’Aragon, le duché de Milan de Ludovico il Moro, le marquisat de Mantoue de Federico Gonzaga, le duché d’Urbino avec Federico da Montefeltro, la seigneurie de Bologne dominée par Giovanni Bentivoglio et la république de Florence avec Lorenzo de Medici.
Après l’été, les troupes vénitiennes avaient nettement l’avantage : elles avaient conquis Rovigo, assiégé Ficarolo, pris Argenta et maintenant faisaient le siège de Ferrare. La situation pour les Este était devenue encore plus critique depuis que le fameux Federico Da Montefeltro, le condottiere le plus expert de la coalition contre Venise, était mort de la malaria en septembre.
Inexpectate, le pape qui entre temps avait vaincu les Napolitains à Campomorto, prit soudain la décision de cesser pour sa part les hostilités, concluant un traité avec le roi de Naples. En effet, Ludovico il Moro, en bon diplomate, avait réussi à convaincre les conseillers les plus proches du Saint Père que l’expansion rapide de la Sérénissime en Italie Septentrionale s’annonçait dangereuse pour Milan comme pour Rome. Par conséquent, continuer cette guerre si onéreuse, juste pour seconder l’ambition démesurée du Riario, ne convenait décidément à personne.
Seulement Venise, à un pas de la victoire définitive, n’avait aucune intention de lâcher la partie et voulait même en finir rapidement, avant les rigueurs de l’hiver.
Cet après-midi là en effet, les troupes vénitiennes, profitant d’une tentative imprudente de leurs adversaires, avaient décidé d’attaquer par le nord la garnison de Francesco Gonzaga. Celui-ci essayait de résister autant que possible à l’assaut de l’ennemi, concentré plus que jamais sur sa stratégie de défense, et bien loin de se douter de ce qu’il se passait dans les salles de son beau palais …
Deux coups seulement furent frappés à la porte : deux coups qui résonnèrent dans son esprit comme les battants d’une cloche, oscillant de l’extrême pudeur à l’extrême audace ; non pas celle, dédaigneuse du péril, de son marquis parmi les arbalètes et les arquebuses, mais le vrai courage, celui de s’emparer de cette clé, de la tourner dans la serrure et de permettre à son amant de franchir ce seuil, dernier rempart de son cœur déjà profané.
Tandis que le feu dans la cheminée allongeait l’ombre de la porte qui s’ouvrait, et que le cavalier impavide entrait dans la pièce, Beatrice se retourna d’un coup, laissant sensuellement tomber une perle de son couvre-chef.
“Dis-moi que ce n’est pas un péché”, supplia-t-elle.
Lui se baissa lentement, ramassa la perle, la prit par la taille et lui effleurant le cou de ses lèvres lui murmura la première et unique phrase de cette nuit :
“Cà l’est certainement. Mais ne pas le commettre, gâchant ce moment, serait un péché encore pire.”
A ce moment elle ferma les yeux, et ignorante de la nouvelle amère qui serait arrivée du champ de bataille le lendemain, elle se tourna doucement vers lui et s’abandonna à la passion. Et alors que son fiancé était humilié par la cavalerie vénitienne, elle, amazone en selle, s’exaltait, libre pour une nuit d’être elle-même.
Ainsi, quand le vacarme des épées cessa sur le champ de bataille et que l’ultime bûche se consuma dans le foyer de la chambre, la nouvelle aurore ne vint pas annoncer la chute de plus en plus imminente de Ferrare … mais seulement l’énième conquête de Tristano Licini dei Ginni.
II
Le jeune Tristano
De Bergame à Rome
Tristano était un jeune homme de vingt-deux ans, distingué, brillant, cultivé et raffiné ; sa morphologie et sa finesse faisaient de lui un « bel homme » ; malgré son jeune âge il était déjà un diplomate influent des Etats Pontificaux et à ce titre, était reçu par toutes les cours italiennes. Il n’avait pas de poste fixe, mais était envoyé de temps en temps en mission par le Saint-Siège auprès des Seigneuries de la péninsule (et au-delà), parfois à l’insu des ambassadeurs officiels, pour les questions les plus délicates, réservées, souvent secrètes. Tous les seigneurs et notables savaient que lui parler équivalait à s’entretenir directement avec le Saint-Père. Pourtant il n’avait aucun titre de noblesse, son passé était inconnu de tous, son nom n’apparaissait sur aucun document officiel. Il s’habillait bien mieux que nombre de comtes et marquis mais il n’arborait aucun blason ou distinction honorifique, il démontrait une disponibilité quasi illimitée d’argent mais il n’était pas fils de banquier ou de marchand. Il se mouvait avait désinvolture sur l’échiquier politique mais ne laissait aucune trace, il écrivait l’Histoire chaque jour mais son nom n’apparaissait sur aucune de ses pages … il était partout et pourtant il était comme inexistant.
Jusqu’à ses quinze ans il avait grandi dans la province de Bergame, à la frontière des territoires de la République Vénitienne, où il avait reçu une bonne formation culturelle et une éducation sentimentale et sexuelle non conventionnelle. Orphelin de père et, à l’entrée de l’adolescence, de mère, il vivait avec son grand-père, un vieil homme digne mais fatigué, désormais en déclin, qui restait malgré tout très fier de ses origines. Il venait d’une famille dont les titres de noblesse remontaient à Federico Barbarossa et qui, à l’époque des Croisades, s’était liée à des familles de la haute aristocratie toscane dont la lignée s’était pratiquement éteinte depuis. Dans le bourg et le comté, on accordait encore au vieil homme un respect considérable dont bénéficiait aussi Tristano. En âge d’aller à l’école il fut confié en premier aux Dominicains, puis aux Franciscains, montrant dès le début une aptitude certaine pour la logique et la rhétorique, même si, chaque dimanche matin, il faisait enrager ses précepteurs religieux, préférant la vision angélique des jeunes novices entrant à l’église à l’étude des classiques grecs et latins. Parfois on le voyait assombri, peut- être souffrant de l’absence de ses parents, mais jamais grincheux ; il avait un tempérament vif mais toujours posé, éveillé sans être impertinent et un visage innocent qui le rendait sympathique à tous les habitants du bourg, et surtout aux femmes.
Il venait d’avoir douze ans quand un évènement, destiné à refaire souvent surface dans ses rêves d’adulte, lui ouvrit un nouveau monde, bien loin des règles monacales auxquelles il était habitué et des vertus cardinales décrites chaque jour dans les livres : on était au début de l’été, par un chaud après-midi, les portes et les fenêtres du scriptorium de la bibliothèque étaient grandes ouvertes pour permettre aux courants d’air d’alléger la pesanteur de ces lectures ; Tristano tenait à la main le tome d’un ouvrage sur Saint-Augustin d’Hippone, qui le fascinait particulièrement. Il s’était retiré près d’une fenêtre, prêt à s’immerger dans ces pages ardues, quand il nota sur la route une agitation inhabituelle à cette heure : Antonia, veuve inconsolable, venant du parvis de l’église, avançait à grands pas sur le chemin désert, traînant par la main sa fille, la tiraillant car, pauvre gamine, elle n’avait appris à marcher que quelques années auparavant. La malheureuse jeune femme paraissait anxieuse d’arriver rapidement à destination sans être remarquée. Peu après, toujours de manière circonspecte, elle dévia légèrement sur la droite et arrivée à hauteur de la boutique de l’apothicaire y entra. Sur ce, le titulaire, passant la tête par la porte, donna un rapide coup d’œil circulaire et rentra en fermant derrière lui ; la porte ne se rouvrit qu’une demi-heure plus tard laissant sortir la mère et la fille. Ce manège se reproduisit presque à l’identique les samedis suivants, si bien que l’adolescent éprouva la tentation irrésistible d’approfondir cette énigme. C’est ainsi qu’il planifia de se cacher dans le vieux coffre qu’un journalier travaillant chez son grand-père utilisait pour livrer des outres d’eau de source à l’épouse de l’apothicaire, une dame fortunée qui préparait avec ses deux filles des distillats, des hydrolats et des parfums pour le laboratoire de son mari. A peine le chargement effectué, Tristano, en cachette, vida l’équivalent de son poids et se glissa tout recroquevillé dans le coffre, laissant ensuite l’ouvrier le charger en toute ignorance sur sa charrette et le transporter jusqu’à destination, à l’intérieur de la droguerie comme à son habitude. Arrivé à bon port, dissimulé dans son « cheval de bois », tel Ulysse à Troie, il attendit le moment où l’assistant herboriste s’éloignait pour payer l’ouvrier, pour sortir du coffre et se cacher derrière les sacs de céréales et de graminées qui emplissaient la pièce. Il suffisait maintenant de patienter … Et effectivement, le clocher de l’église avait à peine sonné la none que la belle Antonia, avec sa petite, fit ponctuellement son entrée dans la pénombre ; à l’attendre au portail son soupirant l’alchimiste, qui se rua sur sa poitrine généreuse comme un loup sur sa proie, la poussant contre le vantail fixe de la porte. Et tandis que de la main droite il refermait le vantail mobile, de la gauche il fourrageait sous la veste de la séduisante dame laquelle, abandonnant la main de sa petite fille, défaisait en même temps sa coiffe et libérait sa longue chevelure cuivrée. Le jeune homme assistait incrédule à cette scène, dans une extase d’herbes médicinales, épices, racines, bougies, papier, encres et couleurs … Après les premières effusions, l’apothicaire relâcha son étreinte, juste le temps de permettre à la jeune mère de mieux installer son enfant, la faisant asseoir sur une petite chaise avec une poupée de chiffon ; puis il la prit par la main et tout en la conduisant vers l’arrière-boutique lui demanda sarcastiquement : « Dis-moi, qu’as-tu raconté aujourd’hui en confession à Don Berengario ? » Alors leur ardeur redoubla : aux petits rires et aux murmures succédèrent des gémissements ; l’espion audacieux avait à peine écarté le rideau de séparation qu’il vit les deux amants forniquer sans pudeur parmi les herbes, les graines, les parfums, les eaux aromatiques, les huiles et les onguents …
C’est ainsi qu’il initia son éducation sexuelle, la consolidant, comme toute discipline qui se respecte, par la théorie (se procurant quelques textes considérés comme formellement interdits par ses précepteurs) et par la pratique (provoquant des émois et des remises en question chez plus d’une jeune novice).
Il connut son premier rapport sexuel complet avec Elisa di Giacomo, la fille aînée d’un palefrenier de leur domaine. De deux ans plus âgée, la belle Elisa accompagnait volontiers Tristano pour de longues promenades sur les sentiers de montagne, envoûtée par ses histoires, ses projets … et ils finissaient inévitablement par faire l’amour dans une cabane ou un refuge de la région.
Un jour de vendange où ils s’étaient ainsi isolés, un petit groupe de soldats étrangers arrivant au galop, surgit à l’improviste au beau milieu de la fête. Ils écartèrent les journaliers et les badauds affolés et s’arrêtèrent devant l’alcôve rurale pour l’encercler. Le plus haut gradé, vêtu d’une armure scintillante jamais vue dans ces parages, descendit de cheval, retira son heaume et, forçant la porte d’un coup de pied, créant l’embarras le plus total chez les tourtereaux stupéfaits, fit irruption :
« Tristano Licini de’ Ginni ? »
« Oui monsieur, c’est moi », répondit le jeune homme, récupérant à la hâte son pantalon et cherchant de son corps semi-dénudé à faire rempart à sa compagne terrifiée, « mais qui êtes-vous mon seigneur ? »
« Mon nom est Giovanni Battista Orsini, Seigneur de Monte Rotondo. Rhabillez-vous ! Vous devez me suivre immédiatement à Rome. Votre grand-père a déjà été informé et a donné son consentement à votre départ de ces lieux, pour vous transférer le plus rapidement possible dans la demeure de mon noble oncle, Sa Seigneurie Eminentissime et Révérendissime, le cardinal Orsini. Ma mission est de vous escorter, par la force si nécessaire, jusqu’à sa sainte personne. Je vous prie, n’opposez aucune résistance et suivez-moi. »
Et ainsi, arraché à son microcosme provincial où il avait trouvé son équilibre, à seulement quatorze ans, Tristano quitta pour toujours ces pauvres terres de confins, pour arriver, puis devenir un homme, dans l’opulente cité que Dieu avait élue comme son Siège sur la Terre, la ville éternelle, l’Urbs des César, la caput mundi …
Après sept jours d’un voyage éreintant, il arriva épuisé dans la demeure du cardinal à Monte Giordano ; le jeune garçon fut tout de suite confié aux soins d’un serviteur et peu après conduit auprès de l’Illustrissime Cardinal Latino Orsini, représentant de premier plan de la faction romaine des Guelfes, suprême camerlingue et archevêque de Tarente, en outre évêque de Conza et archevêque de Trani, archevêque d’Urbino, cardinal évêque d’Albano et de Frascati, administrateur apostolique de l’archidiocèse de Bari et Canosa et du diocèse de Polignano, et encore Seigneur de Mentana, Selci et Palombara, et caetera, et caetera …
En s’y rendant, Tristano scrutait les regards sévères des bustes de marbre des illustres ancêtres de cette noble lignée, dressés sur des consoles décorées de protomes de lions et de roses, symboles distinctifs des Orsini. Dans son esprit montait en flèche une myriade d’interrogations qui se poursuivaient et se chevauchaient.
Il traversa un salon, avec ses fenêtres rythmées par des lésènes, surmontées de frontons curvilignes ornés de têtes de lion, pommes de pin, aigles couronnés, couleuvres des Visconti, etc. … qui lui parut immense.
Son Eminence se trouvait dans son étude poussiéreuse, occupé à signer des dizaines de paperasses que deux jeunes diacres imberbes lui présentaient avec un rituel savoir-faire.
A peine eut-il noté la présence du jeune homme qu’il leva lentement la tête en se tournant légèrement vers l’entrée ; posément, le regard fixé sur l’adolescent et le coude sur la table, il leva l’avant-bras gauche, la paume de sa main ouverte, pour interrompre son assistant dans le passage d’un autre document. Il se leva et s’approcha sans hâte du nouvel arrivant, comme s’il cherchait l’angle le plus favorable pour en apprécier au mieux les traits ; il lui caressa le visage avec bienveillance, s’attardant sur son menton.
« Tristano », murmura-t-il … « enfin, Tristano.”
Une main posée sur sa tête, de l’autre il lui donna sa bénédiction en traçant vaguement un signe de croix dans l’air.
Le garçon, malgré un mélange de crainte et de sujétion, l’observait fixement pour scruter chacune des expressions de sa bouche et de ses yeux qui puisse dévoiler de quelque manière la raison de ce transfert si subit. Le cardinal, serrant dans sa main le précieux crucifix ornant sa poitrine, se tourna brusquement vers la baie vitrée et s’avançant, anticipa ses interrogations en lui disant :
« Tu as le regard éveillé mon garçon. Tu te seras certainement demandé la raison de ce transfert forcé à Rome … »
« Le moment de le savoir n’est pas encore arrivé … Sache seulement que tu es là pour ton bien, pour ta protection et pour ton futur. Egalement, pour ton bien-être et celui de la Sainte Eglise Catholique, il est préférable que tu ne sois pas au courant de cette raison. En cette sombre époque, des esprits insensés et des forces diaboliques complotent ensemble contre le bien et la vérité. Ta mère le savait. Ce rosaire que tu portes au cou est le sien, ne le retire jamais, c’est sa protection, sa bénédiction.
S’il y a en toi un élément précieux, tu ne le dois qu’à elle, qui te mit au monde, par son corps pour la vie temporelle et par son cœur pour la vie éternelle. Elle, dans son amour infini de mère, avant de retrouver Notre Seigneur, te confia à Notre Personne et depuis lors, nous gardons un sombre secret qui te sera dévoilé le moment venu, et seulement alors. Veritas filia temporis. »
« Monseigneur, je vous en prie », intervint alors Tristano d’une voix tremblante, « comme tout bon chrétien j’ai le droit de savoir la vérité … » et, surmontant avec courage les battements de son cœur, il ajouta, « La vie des saints et surtout celle de Saint Augustin nous enseigne à chercher la vérité, celle-là même que vous me dissimulez. »
Le prélat sursauta et se retourna avec un regard sévère, mais intérieurement satisfait de la réaction de l’adolescent, et répliqua :
« Je te réponds comme le fit Ambrogio da Milano à celui que tu aimes citer sans en être digne : « Non, Augustin, ce n’est pas l’homme à trouver la vérité, il doit laisser la vérité venir le trouver. » Et comme le jeune homme d’Hippone autrefois, ton parcours vers la vérité ne vient que de commencer. »
Avant que quiconque osât proférer une seule autre parole, il posa son regard sur l’accompagnateur et conclut péremptoirement :
« Maintenant vous pouvez aller. »
On fit sortir Tristano, muet et bouleversé, et après quelques jours de repos, bien habillé selon les canons de cette maison centenaire, il suivit le neveu du cardinal, du Mons Ursinorum à la Curie.
Giovanni Battista, malgré les protestations et l’insistance de Tristano, ne fournit jamais d’explications valables à cette mystérieuse réticence (peut-être ne savait-il rien ou lui avait-on imposé de se taire) … mais il se limita à s’acquitter complètement de la mission conférée par son oncle, dirigeant dès le début l’orphelin vers une formation diplomatique … ayant déjà notamment pu constater que le jeune homme n’avait aucune disposition pour la vie mystique et religieuse.
Ce dernier, dans l’intimité de ses nuits, repensait parfois aux paroles du cardinal Latino lors de sa première entrevue, se sentant impuissant devant tant de questions qui assaillaient son esprit : pourquoi ne pouvait-il ou ne devait-il savoir ? Pourquoi et qui devait être protégé ? Comment son humble mère aurait pu connaître un prélat si illustre et lui confier un mystère qui le concernait ? Pourquoi cet arcane était si dangereux pour lui et même pour l’Eglise entière ?
D’autres fois il repensait aux lieux et personnes de son enfance, mais désormais, définitivement confié par son seul parent encore vivant à ce nouveau protecteur illustrissime, il ne pouvait que cueillir l’opportunité d’expérimenter ce que lui avaient dévoilé les récits des pères dominicains ; il se concentra donc sur ses études et s’adapta rapidement au milieu ecclésiastique de Rome, aux salles somptueuses de la Curie, aux monuments gigantesques, aux palais majestueux, aux banquets dignes de Lucullus …
… Tempora tempore, c’était comme si ce style de vie lui était familier depuis toujours. Chaque jour le voyait acquérir de nouvelles expériences ; chaque jour lui permettait d’ajouter de nouvelles notions à son bagage culturel ; chaque jour lui faisait connaître de nouvelles personnes : des princes et des valets, des artistes et des courtisans, ingénieurs et musiciens, héros et missionnaires, parasites et pusillanimes, prélats et prostituées. Une palette de vie continue et inépuisable … Connaître le plus de gens possible, de tout rang, de toute provenance, toute extraction, culture, croyance, lignée, entrer dans leur monde, relever des informations utiles, analyser chaque détail même minime, scruter à fond chaque âme humaine … c’était du reste la base de sa profession. Et elle l’amenait à être en apparence l’ami de tous. En vérité, sur le nombre incalculable d’hommes et de femmes qu’il rencontra dans sa vie, le diplomate ne put compter que peu de vrais amis, trois desquels connus justement à cette époque. Pour chacun de ces amis il détenait un de leurs secrets intimes :