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L'abîme

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– Qui sait? – se disait-il, – je peux très bien avoir mal lu sur la physionomie de cet homme.

Le temps s'écoula de nouveau. Les heureuses soirées passées avec Marguerite s'enfuyaient plus promptes. Le dixième jour était encore une fois arrivé depuis l'envoi de la seconde lettre de Vendale à Neufchâtel. La réponse vint.

Cher Monsieur,

Notre principal associé, M. Defresnier, a été forcé de se rendre à Milan pour des affaires très urgentes. En son absence et avec son entière participation et son aveu, je vous écris de nouveau relativement à ces cinq cents livres disparues.

Votre déclaration que le faux reçu a été fait sur un modèle imprimé et numéroté nous a causé une surprise et un chagrin inexprimables. À l'époque où cette fraude a été commise, il n'existait que trois clefs ouvrant le coffre-fort où nos modèles sont renfermés. Mon associé avait une de ces clefs, j'en avais une autre, la troisième était aux mains d'une personne qui occupait alors chez nous un poste de confiance; nous aurions plutôt songé à nous accuser nous-mêmes qu'à élever aucun soupçon contre cette personne. Et cependant…

Je ne puis aller jusqu'à vous dire pour le moment qui est cette personne; je ne vous le dirai point tant que je verrai l'ombre d'une chance pour elle de se tirer avec honneur de l'enquête que nous allons commencer. Pardonnez-moi cette réserve, car le motif en est louable.

Le genre d'investigations que nous allons poursuivre est fort simple. Nous ferons comparer notre reçu par des experts avec quelques spécimens d'écriture que nous avons en notre possession. Je ne puis vous adresser ces spécimens pour de certaines raisons que vous approuverez certainement lorsqu'elles vous seront connues. Je vous prie donc de m'envoyer le reçu à Neufchâtel; et je fais suivre cette prière de quelques mots indispensables pour vous mettre sur vos gardes.

Si la personne sur laquelle, nous faisons à regret placer nos soupçons est réellement celle qui a commis le faux, nous avons quelque motif de craindre que de certaines circonstances ne lui aient déjà donné l'éveil. La seule preuve contre cette personne est le reçu qui est dans vos mains; elle remuera ciel et terre pour l'obtenir de vous et la détruire. Je vous prie donc instamment de ne pas confier cette pièce à la poste. Envoyez-la-moi sans perdre de temps par un messager particulier et ne choisissez ce messager que parmi les gens qui sont depuis longtemps à votre service. Il faut aussi que ce soit un homme accoutumé aux voyages, parlant bien le Français, un homme courageux, et un honnête homme. Vous devez le connaître assez bien pour ne pas craindre qu'il se laisse aller en route à aucun étranger cherchant à lier connaissance avec lui. Ne dîtes qu'à lui, à lui seul la nature de cette affaire et la tournure qu'elle va prendre. Je vous engage à suivre l'interprétation littérale de tous ces avis que je vous donne, convaincu que l'arrivée à bon port du faux reçu en dépend.

Je n'ai plus à ajouter qu'une chose. C'est que votre promptitude à agir est de la plus haute importance. Il nous manque plusieurs de nos modèles de reçus et nous ne pouvons prévoir quelles fraudes seront commises, si nous ne mettons la main sur le voleur!

Votre dévoué serviteur,

Pour Defresnier et Cie,

Rolland

Quel était donc celui qu'on soupçonnait?

Vendale pensa qu'il chercherait inutilement à le deviner. Mais qui pouvait-il bien envoyer à Neufchâtel avec le reçu? Certes il n'était pas difficile de trouver au Carrefour des Écloppés un homme courageux et honnête. Mais où était l'homme accoutumé aux voyages, parlant le Français, et sur qui l'on pourrait réellement compter pour tenir à distance tout étranger qui voudrait lier connaissance avec lui pendant la route? Vendale n'avait réellement qu'un seul compagnon sous la main, qui réunit toutes les conditions dans sa personne. C'était lui-même.

Un grand sacrifice sans doute que de quitter sa maison, un plus grand sacrifice encore que de quitter Marguerite. Mais après tout, il s'agissait de cinq cents livres et Rolland insistait si positivement sur l'interprétation littérale des démarches par lui conseillées, qu'il ne fallait point hésiter à lui obéir. Plus Vendale réfléchissait, plus la nécessité de son départ lui apparaissait clairement.

– Partons!.. – soupira-t-il.

Comme il remettait le reçu et la nouvelle lettre sous clef, certaine association d'idée lui vint qui lui rappela Obenreizer. Il pensa qu'avec l'aide de celui-ci, il lui deviendrait bien plus facile de deviner quel pouvait être le voleur; Obenreizer pouvait le lui faire connaître.

Cette pensée avait à peine traversé son esprit que la porte s'ouvrit et qu'Obenreizer entra.

– On m'a dit dans Soho Square qu'on attendait votre retour dans la soirée d'hier, – lui dit Vendale en lui souhaitant la bienvenue. – Avez-vous fait de bonnes affaires en province?.. Êtes-vous mieux portant?

– Mille grâces, – répondit Obenreizer, – j'ai fait admirablement mes affaires. – Je suis bien!.. très bien!.. Et maintenant, quelles nouvelles? Avez-vous des lettres de Suisse?

– Une lettre bien extraordinaire, – dit Vendale, – L'affaire a pris une tournure nouvelle, et l'on me recommande de Neufchâtel le plus profond secret sur les mesures que nous allons adopter. Ce secret doit être gardé vis-à-vis de tout le monde.

– Sans en excepter personne? – demanda Obenreizer.

Et tout en répétant: «Personne,» il se retira d'un air pensif du côté de la croisée, à l'autre bout de la chambre, regarda pendant un moment dans la rue; puis tout à coup, revenant à Vendale.

– Sûrement, ils ont perdu la mémoire, – dit-il, – puisqu'ils ne font pas même une exception en ma faveur.

– C'est Rolland qui m'écrit, – répliqua Vendale, – comme vous le dites, il doit avoir perdu la mémoire. Ce côté de l'affaire m'échappait complètement. Je souhaitais de vous voir et de vous consulter au moment même où vous êtes entré. Je suis pourtant lié par une défense formelle, mais je ne puis croire qu'elle vous concerne. Tout cela est bien fâcheux.

Les yeux d'Obenreizer, couverts de leur nuage, se fixèrent sur Vendale.

– Peut-être est-ce bien plus que fâcheux, – dit-il. – Je suis venu ce matin, non seulement pour avoir des nouvelles, mais pour m'offrir à vous comme intermédiaire ou comme messager. Le croirez-vous? J'ai reçu des lettres qui m'obligent à me rendre en Suisse sans tarder. J'aurais pu me charger des pièces et documents de cette affaire et les remettre à Defresnier.

– Vous êtes bien l'homme qu'il me fallait, – fit Vendale. – Il n'y a pas cinq minutes que cherchant autour de moi et ne trouvant personne qui pût me remplacer dans le voyage, j'avais résolu de l'entreprendre moi-même… Laissez-moi relire cette lettre.

Il ouvrit la chambre de fer pour y reprendre la lettre. Obenreizer jeta un coup d'œil rapide autour de lui pour bien s'assurer qu'ils étaient seuls, le suivit à deux pas de distance, et sembla le mesurer du regard. Vraiment, Vendale était plus grand que lui et sans doute plus fort. Obenreizer recula et s'approcha de la cheminée.

Vendale pendant ce temps, lisait pour la troisième fois le dernier paragraphe de la lettre. Il y avait là un avis très clair et la dernière phrase demandait au jeune négociant de suivre cet avis à la lettre.

D'un côté une grosse somme d'argent en jeu, de l'autre un terrible soupçon à éclaircir. Vendale comprit que s'il agissait à sa guise et si quelque événement arrivait ensuite et déjouait toutes les mesures prises, la faute lui en serait imputée, le blâme retomberait sur lui seul. En sa qualité d'homme d'affaires, il n'avait vraiment qu'un parti à suivre. Il remit la lettre sous clef.

– Quel ennui! – dit-il à Obenreizer. – Il y a sans doute ici de la part de Rolland un oubli inconcevable et qui me met dans une sotte et fausse position vis-à-vis de vous. Que dois-je faire? Il me semble qu'ayant un si grand intérêt dans cette fâcheuse aventure dont j'ignore tous les détails, je n'ai pas la liberté de ne pas obéir aux injonctions de mon correspondant et que je dois au contraire m'y conformer sans résistance. Vous me comprendrez certainement. Vous me voyez esclave des ordres que je reçois, et je ne peux assez vous dire combien j'aurais été heureux, en cette occasion, d'accepter vos services…

– N'en parlons plus, – dit Obenreizer. – À votre place, je n'agirais pas différemment. Je ne suis donc point du tout offensé de votre conduite, et je vous remercie pour le compliment que vous me faites… Bah! nous serons au moins compagnons de voyage. Vous partez avec moi aujourd'hui même.

– Aujourd'hui. Mais il faut, cela va sans dire, que je voie Marguerite.

– Assurément. Voyez-la ce soir. Vous me prendrez au passage et nous nous rendrons ensemble au chemin de fer. Nous partirons à huit heures par le train poste.

– Par le train poste, – dit Vendale.

Il était plus tard que Vendale ne le croyait, lorsqu'il arriva à la maison de Soho Square. Les affaires suscitées par ce départ précipité avaient surgi devant lui par douzaines. Toutes sortes d'obligations qu'il ne pouvait négliger le forcèrent de se résigner à cette cruelle perte d'un temps si court et si précieux qu'il voulait consacrer à Marguerite. À sa grande surprise et à son extrême joie, elle était seule dans le salon lorsqu'il entra.

– Nous n'avons que peu d'instants à nous, George – dit-elle, – mais grâce à la bonté de Madame Dor nous pouvons au moins les passer tous deux seuls ensemble.

Elle lui jeta les bras autour du cou.

– George, – lui dit-elle tout bas, – avez-vous fait quelque chose qui ait pu blesser Monsieur Obenreizer?

– Moi! – s'écria Vendale stupéfait.

– Taisez-vous, – dit-elle, – il faut que je vous parle bien bas. Rappelez-vous le petit portrait photographié que vous m'avez donné? Cette après-midi, je ne sais comment il le trouva sur la cheminée. Il le prit, le regarda, et moi, je voyais son visage dans ce miroir… Ah! je suis sûre que vous l'avez offensé. Il est vindicatif, implacable, et aussi muet qu'une tombe. Ne partez pas avec lui… George… ne partez pas!

 

– Mon cher amour, – répondit Vendale, – vous vous laissez égarer par votre imagination. Jamais Obenreizer et moi n'avons été meilleurs amis qu'à présent.

Avant que Marguerite n'eût pu répondre, un pas sonore et le poids d'un corps majestueux firent trembler le parquet de la pièce voisine, et Madame Dor apparut.

– Obenreizer, – dit-elle.

Puis elle se laissa tomber lourdement sur une chaise, à sa place ordinaire, devant le poêle.

Obenreizer entra avec un sac de courrier qu'il portait en bandoulière.

– Êtes-vous prêt? – demanda-t-il à Vendale – Puis-je porter quelque chose pour vous?.. Eh quoi! n'avez-vous point un sac de voyage? Je viens d'en acheter un. Regardez. Ici est la poche aux papiers. Elle est à votre service.

– Je vous remercie, – dit Vendale, – je n'ai qu'un seul papier important, je suis forcé de ne pas m'en dessaisir et il est là, il doit rester là, jusqu'à ce que nous arrivions à Neufchâtel.

Vendale, en même temps, touchait la poche de son habit. Il sentit la main de Marguerite qui pressait la sienne. La jeune fille examinait Obenreizer jusqu'au fond de l'âme. Mais déjà celui-ci s'était retourné vers Madame Dor, et prenait congé de la bonne dame.

– Adieu, ma chère Marguerite, – s'écria t-il en revenant vers sa pupille pâle et épouvantée. – Allons, Vendale, êtes-vous prêt, enfin? En route! En route! mon ami, pour Neufchâtel!

Il frappa légèrement Vendale à la poitrine, à la place où était la poche qui contenait le reçu et sortit le premier.

Le dernier regard de Vendale fut pour Marguerite.

Les derniers mots de la jeune fille furent ceux-ci:

– Ne partez pas!

TROISIÈME ACTE

Dans la vallée

On était alors au milieu du mois de Février, l'hiver était des plus rigoureux et les chemins mauvais pour les voyageurs, si mauvais qu'en arrivant à Strasbourg, Vendale et Obenreizer trouvèrent les meilleurs hôtels absolument vides. Les quelques personnes qu'ils avaient rencontrées en route et qui se rendaient pour affaires dans l'intérieur de la Suisse renonçaient à leur voyage et revenaient sur leurs pas.

Les chemins de fer qui conduisent aujourd'hui les touristes dans ce beau pays étaient encore en ce temps-là pour la plupart inachevés. Les lignes exploitées, semées d'ornières profondes, étaient impraticables, et partout l'hiver avait interrompu les communications. Partout on n'entendait qu'histoires de voyageurs arrêtés en chemin par des accidents dont on exagérait la gravité, sans doute. Cependant, comme la voie de Bâle restait libre, la résolution de Vendale de poursuivre sa route n'en fut nullement troublée.

Quant à la résolution d'Obenreizer, elle fut la même que celle de Vendale.

Il se voyait aux abois, désespéré, perdu, il lui fallait à tout prix anéantir la preuve que Vendale portait avec lui, dût-il pour cela anéantir Vendale lui-même!

Menacé d'une ruine certaine, enfermé dans un cercle que l'activité de Vendale resserrait d'heure en heure autour de lui, Obenreizer haïssait son compagnon avec la férocité d'une bête fauve. De tout temps il avait nourri de mauvaises pensées contre le jeune négociant. Était-ce la sourde rancune du paysan contre le gentleman? Était-ce le contraste de sa nature avec cette nature franche et généreuse? Était-ce la beauté de Vendale? Était-ce le bonheur qu'il avait eu de se faire aimer de Marguerite? Étaient-ce toutes ces causes réunies ensemble? Il le haïssait, il l'avait haï dès qu'il l'avait vu. À présent, il le regardait comme celui qui le conduisait à sa perte. Et cette pensée redoublait la fureur de sa haine.

Vendale, au contraire, qui, si souvent, avait lutté contre lui-même pour se défendre de cette instinctive et vague méfiance qu'Obenreizer lui avait inspirée si longtemps, se regardait à présent comme obligé d'effacer de son esprit jusqu'à la trace de ce sentiment involontaire. Il se disait qu'Obenreizer était le tuteur de Marguerite, qu'il vivait avec lui désormais dans les termes d'une amitié véritable, que c'était lui qui, de son plein gré, avait voulu être son compagnon de route sans avoir aucun motif intéressé à partager les fatigues et les dangers d'un tel voyage…

À toutes ces raisons, qui plaidaient si fortement en faveur d'Obenreizer, le hasard vint en ajouter une autre, lorsqu'ils arrivèrent à Bâle, après un trajet deux fois plus long que de coutume.

Ils avaient fini de dîner fort tard, et ils étaient seuls dans une chambre d'auberge. Le Rhin coulait au pied de la maison, profond, rapide, bruyant, grossi par les neiges. Vendale était nonchalamment étendu sur un canapé. Obenreizer marchait de long en large, s'arrêtait par moment devant la fenêtre, regardait, dans les eaux noires, le reflet tortueux des feux de la ville et peut-être se disait-il:

– Si je pouvais l'y jeter!

Puis il reprenait sa promenade à travers la chambre, les yeux baissés.

– Où le volerai-je, si je le peux?.. Où le tuerai-je, s'il le faut?..

Et le fleuve roulait, roulait, semblant répéter ces paroles comme un refrain de mort, dont le bruit devint si distinct aux oreilles du Suisse qu'il s'arrêta brusquement encore une fois, pensant qu'il ferait mieux de se parler à lui-même de toute autre chose.

– Où le volerai-je, si je le peux?.. Où le tuerai-je, s'il le faut?..

Obenreizer changea tout à coup de refrain.

– Le Rhin mugit ce soir, – dit-il en songeant, – comme la vieille cascade de chez nous. Je vous ai déjà parlé de cette cascade que ma mère montrait aux voyageurs. Le bruit en changeait selon le temps qu'il faisait, ainsi que celui de toutes les chutes d'eau et de toutes les eaux courantes. Lorsque je devins apprenti chez l'horloger, ce murmure, je me le rappelle, me poursuivait encore et semblait me dire: «Qui es-tu, petit malheureux? Pauvre petit infortuné, qui es-tu?» D'autres fois, lorsque le bruit devenait plus sourd et annonçait un orage près d'éclater, je croyais entendre ces mots: «Boum! boum! battez-le! battez-le!» C'est ce que criait ma mère quand elle se mettait en colère contre moi… si tant est qu'elle fût ma mère!..

– Si tant est… – répliqua Vendale, qui changea brusquement de posture, – si tant est qu'elle fût votre mère!.. Pourquoi dites-vous cela?

– Que sais-je? – répéta Obenreizer avec un geste d'indifférence; – que puis-je vous dire?.. ma naissance est si obscure. Par exemple, j'étais encore très jeune, un petit enfant, que tout le reste de ma famille, hommes et femmes, étaient presque vieux. Tout est donc possible à croire…

– Avez-vous jamais douté?..

– Je vous ai déjà dit, une fois, que je doutais de mon père et de ma mère, – répliqua le Suisse. – Mais enfin, je suis de ce monde, n'est-il pas vrai? Je fais partie de la création, et si je ne suis point issu d'une bonne famille, qu'importe!

– En vérité, êtes-vous bien Suisse? – lui demanda Vendale, qui ne le quittait plus des yeux.

– Et comment le saurais-je? – fit Obenreizer, en s'arrêtant brusquement.

Il jeta par-dessus l'épaule un regard indéfinissable à son compagnon.

– Si l'on vous demandait: Êtes-vous Anglais? Comment pourriez-vous répondre?.. Comment le savez-vous?

– Par ce qui m'a été dit depuis mon enfance.

– Oh! de cette façon, je suis aussi éclairé sur moi que vous-même.

– Et puis, – ajouta Vendale, suivant sa pensée, – par mes premiers souvenirs.

– Moi aussi; j'en sais donc autant sur Obenreizer que vous en savez sur Vendale… si cela s'appelle savoir.

– Vous n'êtes donc pas content de ce que vous savez, et tout cela ne vous suffît point?

– Il faut bien que cela me suffise et que je sois content. Quand on a dit: «il faut», on a tout dit sur notre petite terre. Deux mots bien courts mais plus forts que tous les raisonnements et que toutes les phrases!

– Vous êtes né dans la même année que ce pauvre Wilding, vous étiez du même âge, – dit Vendale, en le regardant encore d'un air pensif, tandis qu'Obenreizer recommençait à marcher dans l'appartement.

– Oui, du même âge.

Obenreizer était-il donc celui que Wilding avait cherché? Dans cette théorie sur l'étroitesse du monde, qui revenait sans cesse sur ses lèvres, n'y avait-il pas un sens plus subtil qu'il n'en avait l'air?

Cette lettre de Suisse qui le recommandait à la maison Wilding et Co., n'avait-elle suivi de si près la révélation de Madame Goldstraw que parce que l'enfant, victime de l'erreur et de l'injustice, allait paraître?

Que de profondeurs dans cette vie qui restaient insondables! Quoi de plus curieux aussi que le hasard ou l'enchaînement de sentiments et de devoirs qui avait établi entre Obenreizer et Vendale une cordialité croissante de rapports, une intimité assez grande pour les amener là, tous deux par cette nuit d'hiver, s'acheminant ensemble au même lieu, au même but.

Les pensées de Vendale, éveillées sur cet objet, se perdaient dans l'espace, tandis que ses yeux suivaient toujours Obenreizer qui ne cessait point sa promenade. Et le fleuve roulait, roulait, et poursuivait sa psalmodie funèbre.

– Où le volerai-je, si je le puis?.. Où le tuerai-je, s'il le faut?..

Le secret de Wilding ne courait aucun danger sur les lèvres de Vendale. Mais celui-ci songeait que c'était sous le poids même de ce secret que Wilding était mort; il sentait, lui aussi, le poids redoutable dont il avait hérité. Et cependant le fardeau lui semblait maintenant un peu moins lourd, et l'obligation de suivre la trace cherchée, quelqu'obscure qu'elle fût, moins pénible. Quoi! ne serait-il pas bien heureux qu'Obenreizer fût le véritable Walter Wilding.

Eh non! Bien qu'à force de raisonnements et de combats, il eût à peu près vaincu la défiance que lui inspirait cet homme, il ne pouvait souhaiter de le voir prendre la place de l'ami qui n'était plus. Un tel associé à lui, qui était si franc, si simple, si dénué d'artifice!.. Et puis, voudrait-il qu'Obenreizer devint riche?.. Non. Obenreizer avait assez de pouvoir déjà sur Marguerite sans que la richesse vînt l'augmenter encore. Voudrait-il que cet homme fût le tuteur de Marguerite, alors qu'il lui serait prouvé qu'il n'était point son parent? Non!.. non!..

Et cependant ses propres répugnances, ses propres désirs ne devaient point prévaloir et se placer entre lui et la fidélité qu'il devait à un mort.

Aussitôt, comme pour se bien prouver à lui-même que ces pensées, qu'il regardait comme mauvaises, ne le retiendraient point et que ces impressions passagères ne sauraient même le refroidir dans l'accomplissement d'un devoir sacré, il se mit à réfléchir au moyen d'éclaircir ses doutes au plus vite. Il suivit, d'un regard plus ouvert et plus doux, les mouvements de son compagnon dans la chambre. Ne le croyait-il pas alors occupé à méditer tristement sur sa naissance?

Qui lui aurait dit qu'Obenreizer songeait alors à un autre homme, que cet autre c'était lui, et qu'il songeait à l'assassiner?

La route de Bâle à Neufchâtel n'était point en aussi mauvais état qu'on l'avait dit dans la ville. Les dernières gelées l'avaient un peu rétablie. Des guides étaient arrivés ce soir-là sur des chevaux et sur des mules et n'avaient point parlé de difficultés trop grandes à surmonter. Beaucoup de patience, et l'on pouvait arriver à grand renfort de roues et de coups de fouet. Vendale eut bientôt conclu le marché. Une voiture devait, le lendemain, venir prendre les voyageurs qui partiraient avant le jour.

– Fermez-vous votre porte au verrou, la nuit, quand vous voyagez? – demanda Obenreizer, avant de gagner sa chambre.

– Jamais, – dit le jeune homme en riant, – J'ai le sommeil trop dur.

– Vous avez le sommeil dur, – répéta Obenreizer en le regardant avec admiration. – Voilà un bienfait du ciel.

– Ce n'en serait pas un pour le reste de la maison s'il fallait que demain matin on m'éveillât à grands coups frappés dans la porte.

– Moi aussi, je laisse ma porte ouverte, mais je veux vous donner un bon conseil, en ma qualité de Suisse qui connaît son pays; quand vous voyagerez chez nous, mettez toujours vos papiers… et votre argent naturellement… sous votre oreiller.

– Vous faites là un singulier éloge de vos compatriotes.

– Mes compatriotes! – fit Obenreizer en lui pressant doucement les coudes, – ils sont semblables à la majorité des hommes… Et la majorité des hommes ne manque jamais de prendre à autrui ce qu'elle peut lui prendre. Adieu. Demain à quatre heures.

 

– À quatre heures, bonsoir!

Resté seul, Vendale rapprocha les bûches, les couvrit de la cendre blanche du bois de sapin répandue dans le foyer, et s'assit, la tête dans ses mains, pour rassembler ses pensées. Mais elles continuaient à courir dans l'espace et le grondement du fleuve les agitait encore. Tandis que le jeune homme essayait de réfléchir, la disposition au sommeil, qui le gagnait auparavant, le quitta. Il lui parut qu'il ferait bien de ne pas se coucher encore, et il demeura près du feu.

Marguerite, Wilding, Obenreizer, passaient devant ses yeux, avec mille visions, mille espérances nouvelles.

Tous ces rêves prirent possession de son esprit et il ne sentit plus le besoin du repos. Le sommeil s'éloignait de lui. Sa bougie se consuma, la lumière s'éteignit, mais la lueur du feu suffisait à éclairer la chambre. Vendale changea de posture, appuya son bras sur le dos de sa chaise, son menton sur sa main, et demeura là, méditant toujours.

Il était assis entre le lit et le foyer. La flamme vacillait, agitée par le vent du fleuve, et l'ombre du jeune homme démesurément agrandie se jouait auprès du lit sur la muraille blanche. Cette ombre, à l'air affligé, semblait se pencher sur la couchette dans une attitude suppliante. Cependant Vendale se sentit tout ému. Une vision désobligeante traversa la chambre, il crut voir là-bas, non plus son ombre, mais celle de Wilding qui s'agitait. Aussi changea-t-il de place, l'ombre disparut, et la muraille s'évanouit. Le jeune homme avait fait reculer sa chaise dans un petit renfoncement près de la cheminée; la porte se trouvait devant lui. Cette porte se trouvait munie d'un grand et long loquet de fer.

Tout à coup, il vit ce loquet se soulever doucement, la porte s'entrouvrir et se refermer comme d'elle-même, et comme si ce n'était que le vent qui l'eût fait mouvoir. Cependant le loquet demeurait hors de l'anneau. La porte se rouvrit lentement, jusqu'à ce que l'ouverture fût assez grande pour donner passage à un homme, après quoi le ballant demeura immobile comme si une main vigoureuse le retenait à l'extérieur, une forme humaine apparut le visage tourné vers le lit. L'homme se tint debout sur le seuil, puis, à voix basse, et faisant un pas en avant:

– Vendale! – dit-il.

– Qu'y a-t-il donc? – s'écria Vendale, qui se trouva debout, – Qui est là?

C'était Obenreizer. Il laissa échapper un cri de surprise, en voyant le jeune homme venir à lui du côté de la cheminée.

– Vous n'êtes pas au lit? – fit-il.

Et malgré lui il fit tomber lourdement ses deux mains sur les épaules de Vendale, comme s'il songeait encore à entrer en lutte avec lui.

– Alors c'est qu'il y a quelque malheur.

– Que voulez-vous dire? – fit Vendale en se dégageant vivement.

– D'abord, n'êtes-vous point malade?

– Malade?.. non.

– Je venais de faire un mauvais rêve à propos de vous. Comment se fait-il que je vous trouve debout et habillé?

– Mon cher ami, je pourrais aussi bien vous faire la même question, – répondit Vendale.

– Je vous ai dit que je venais de faire un mauvais rêve dont vous étiez l'objet. J'ai essayé, après cet assaut, de m'endormir. Impossible. Je n'ai pu me résoudre à demeurer dans ma chambre sans m'être assuré qu'il ne vous était rien arrivé, et pourtant je ne voulais pas, non plus, entrer dans votre chambre. Pendant quelques instants, j'ai hésité devant la porte. J'avais peur de vos railleries. C'est chose si facile que de rire d'un rêve que l'on n'a point fait… Où est votre bougie?

– Consumée.

– J'en ai une tout entière dans ma chambre; Faut il aller la chercher?

– Mais oui, je le veux bien.

La chambre d'Obenreizer était voisine de celle de Vendale. Il ne s'absenta qu'un moment, et revint avec la bougie à la main. Son premier soin fut de se mettre à genoux devant l'âtre et de souffler de tous ses poumons sur les charbons presque éteints. Vendale, qui le regardait, vit que ses lèvres étaient blêmes.

– Oui, – dit Obenreizer en se relevant, – c'était un mauvais rêve. Vous devez voir sur mon visage l'impression qu'il m'a laissée.

Ses pieds étaient nus, sa chemise de flanelle ouverte sur sa poitrine, ses manches relevées jusqu'au coude. Il n'avait d'autre vêtement qu'un caleçon trop juste pour lui. Son corps, serré dans cette gaine, avait un air de souplesse sauvage. Si ses lèvres étaient pâles, ses yeux brillaient d'un feu étrange.

– S'il y avait eu ici quelque lutte à soutenir avec un voleur, ainsi que me le disait mon rêve, – fit-il, – vous voyez que j'étais tout prêt.

– Et même armé, – dit Vendale, en lui indiquant du doigt sa ceinture.

– Un poignard de voyage que j'emporte toujours en route avec moi, – répliqua le Suisse d'un air insouciant en tirant à moitié le poignard de son fourreau. – Est-ce que vous n'avez pas aussi sur vous de quoi vous défendre?

– Rien du tout.

– Pas de pistolets? – demanda Obenreizer en jetant un regard sur la table, et de là vers le lit, sur l'oreiller.

– Pas de pistolets.

– Vous autres Anglais, vous êtes si confiants!.. Désirez-vous dormir?

– Je l'aurais bien désiré, et depuis longtemps, mais je n'ai pu.

– Je ne le pourrais, non plus, après ce maudit rêve. Mon feu s'est consumé comme votre bougie. Puis-je venir m'installer auprès du vôtre? Deux heures! Il sera si vite quatre heures que ce n'est pas la peine de se mettre au lit.

– Pour moi, – dit Vendale, – je ne me coucherai pas. Faites-moi compagnie et soyez le bienvenu.

Après être retourné dans sa chambre pour s'y vêtir, Obenreizer reparut enveloppé dans une sorte de caban, et chaussé de pantoufles. Les deux jeunes gens prirent place, de chaque côté du foyer. Vendale avait ravivé le feu. Obenreizer mit sur sa table une bouteille et un verre.

– J'ai bien peur que ce ne soit d'abominable eau-de-vie de cabaret, – dit-il en versant dans le verre; – je l'ai achetée sur la route, et certes, elle n'a rien de commun avec le cognac du Carrefour des Écloppés. Mais votre provision est épuisée. Tant pis! Une froide nuit, un pays froid, une froide maison! L'eau-de-vie fait du bien et ranime. Enfin, celle-ci vaut peut-être mieux que rien. Goûtez-la.

Vendale prit le verre et obéit.

– Comment la trouvez-vous? – dit Obenreizer.

– Un arrière-goût âcre et brutal, – dit-il, en rendant le verre et en frissonnant. – Elle ne me plaît pas.

– Vous avez raison, – fit Obenreizer, ayant l'air de la goûter à son tour et faisant claquer ses lèvres. – Quel arrière-goût! Brrr… Elle brûle pourtant.

Il venait, en effet, de jeter au feu ce qui restait dans le verre.

Les deux compagnons mirent leurs coudes sur la table, leurs têtes dans leurs mains, et, ainsi placés, regardèrent la flamme. Obenreizer était pensif et calme; mais Vendale, après plusieurs tressaillements et soubresauts nerveux, se dressa tout à coup sur ses pieds, regarda autour de lui d'un air égaré, et retomba sur sa chaise, eu proie à une étrange confusion de rêves.

Il avait enfermé ses papiers dans un portefeuille et le tenait dans la poche de poitrine de son habit qu'il avait boutonné jusqu'au menton. Pourquoi, dans cette sorte de léthargie où il était plongé, la pensée de ces papiers le tourmentait-elle? «Sors de ton rêve,» lui disait une voix intérieure. Il ne le pouvait. Ce rêve l'avait transporté dans les steppes de la Russie, et il s'y voyait avec Marguerite; mais en même temps, la sensation d'une main qui se promenait sur sa poitrine, et qui effleurait les contours du portefeuille, cette sensation insupportable se présentait nette et claire à son esprit engourdi. Son rêve le conduisit en pleine mer, dans un bateau qui n'avait pas de pont. Il n'avait pour tout vêtement qu'un vieux lambeau de voile, ayant perdu ses habits. Point d'habits. Et pourtant si, il en avait un, car la main, la main furtive et rapide, en sondait toutes les poches. La même voix intérieure avertissait Vendale de s'arracher à sa torpeur. Impossible en ce moment. Son rêve le changea de lieu encore une fois. Il se vit dans la vieille cave du Carrefour des écloppés. Le lit, ce même lit qui meublait la chambre de l'auberge de Bâle, avait été transporté dans cette cave où Wilding lui apparut. Wilding, ce pauvre ami, n'était point mort, et Vendale ne s'en trouvait pas surpris. Wilding le secouait par le bras et lui disait: «Regardez cet homme! Ne voyez-vous pas qu'il s'est levé et qu'il s'approche du lit pour retourner l'oreiller? Pourquoi retourne t-il cet oreiller, si ce n'est pour y chercher les papiers que vous portez dans votre poche? Éveillez-vous.» Et pourtant Vendale dormait toujours et se perdait dans de nouveaux rêves.