Kostenlos

Le nain noir

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

– Mais encore une fois, dit Isabelle, ce portrait représente un homme dont la raison est dérangée.

– Je ne prétends pas vous dire que toutes ses idées soient parfaitement saines. Il tient quelquefois des propos qui feraient croire à tout autre qu'à… qu'à celui qui seul le connaît parfaitement, que son esprit est égaré; mais non, ce n'est qu'une suite du système qu'il s'est formé, et dont je suis convaincu qu'il ne se départira jamais.

– Mais encore une fois, monsieur Ratcliffe, vous me faites là le portrait d'un homme en démence.

– Nullement, reprit Ratcliffe. Que son imagination soit exaltée, je n'en disconviendrai pas; je vous ai déjà dit qu'il a eu quelquefois comme des paroxysmes d'aliénation mentale; mais je parle de l'état habituel de son esprit: il est irrégulier et non dérangé; les ombres en sont aussi bien graduées que celles qui séparent la lumière du jour des ténèbres de la nuit. Le courtisan qui se ruine pour un vain titre ou un pouvoir dont il ne saurait user en homme sage, l'avare qui accumule ses inutiles trésors, et le prodigue qui dissipe les siens, sont tous un peu marqués au coin de la folie. Les criminels, qui le sont devenus malgré leur propre horreur du forfait et la certitude du supplice qui les attend, rentrent dans mon observation; et toutes les violentes passions, aussi bien que la colère, peuvent être appelées de courtes folies.

– Voilà bien une philosophie excellente, répondit miss Vere; mais pardonnez-moi si elle ne suffit pas pour me rassurer. Je tremble de visiter à une telle heure quelqu'un dont vous ne pouvez vous-même que pallier l'extravagance.

– Recevez donc mon assurance solennelle que vous ne courez pas le moindre danger. Mais je ne vous ai pas encore parlé d'une circonstance qui va peut-être vous alarmer plus que tout le reste; et c'est même pour cela que je ne l'ai pas mentionnée plus tôt… Maintenant que nous voici près de sa retraite, – il ne m'est pas possible de vous accompagner chez lui, vous devez vous y présenter seule.

– Seule? Je n'ose!

– Il le faut. Je vais rester ici et vous y attendre.

– Vous n'en bougerez pas? – Mais si je vous appelais, croyez-vous que vous pourriez m'entendre?

– Bannissez toutes craintes, lui dit son guide, je vous en supplie, et surtout gardez-vous bien de lui en montrer aucune. Il prendrait votre timidité pour l'expression de l'horreur qu'il croit que sa figure ne peut manquer d'inspirer. Adieu pour quelques instants, souvenez-vous des maux dont vous êtes menacée, et que la crainte qu'ils doivent vous inspirer triomphe de vos scrupules et de vos terreurs.

– Adieu, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, je me confie en votre honneur, en votre probité. Il est impossible que vous vouliez me tromper.

– Sur mon honneur, sur mon âme, cria Ratcliffe, élevant la voix à mesure qu'elle s'éloignait, vous ne courez aucun risque.

CHAPITRE XVI

 
«Dans l'antre ténébreux qui lui servait d'asile,
«Ils le trouvent l'air morne et le regard baissé,
«Par d'affreux souvenirs paraissant oppressé.»
 
Spenser. La Reine des Fées.

Les sons de la voix de Ratcliffe ne parvenaient plus aux oreilles d'Isabelle; elle se retournait fréquemment pour le chercher des yeux: la clarté de la lune lui donna pendant quelques instants la consolation de l'apercevoir, mais elle le perdit entièrement de vue avant d'être arrivée à la cabane du solitaire. Deux fois elle avança la main pour frapper à la porte, et deux fois elle se sentit incapable de cett effort. Enfin elle frappa bien doucement, mais aucune réponse ne se fit entendre. La crainte de ne pas obtenir la protection que Ratcliffe lui avait promise surmontant sa timidité, elle frappa deux fois encore, et toujours de plus fort en plus fort, mais sans être plus heureuse. Alors elle appela le Nain par son nom, le conjurant de lui répondre, et de lui ouvrir la porte.

– Quel est l'être assez misérable, dit la voix aigre du solitaire, pour venir demander ici un asile! Va-t'en! quand l'hirondelle a besoin de refuge, elle ne le cherche pas sous le nid du corbeau.

– Je viens vous trouver dans l'heure de l'adversité, dit Isabelle, comme vous m'avez dit vous-même de le faire. Vous m'avez promis que votre coeur et votre porte s'ouvriraient à ma voix, mais je crains…

– Ah! tu es donc Isabelle Vere! donne-moi une preuve que tu l'es véritablement.

– Je vous rapporte la rose que vous m'avez donnée. Elle n'a pas encore eu le temps de se faner entièrement depuis que vous m'avez en quelque sorte prédit mes malheurs.

– Puisque tu n'as pas oublié ce gage, je me le rappelle aussi: ma porte et mon coeur, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront pour toi.

Isabelle entendit alors tirer les verrous l'un après l'autre. Son coeur battait plus vivement à mesure qu'elle voyait approcher l'instant de paraître devant cet être extraordinaire. La porte s'ouvrit, et le solitaire s'offrit à ses yeux, tenant en main une lampe dont la clarté rejaillissait sur ses traits difformes et repoussants.

– Entre, fille de l'affliction, lui dit-il, entre dans le séjour du malheur.

Elle entra en tremblant et d'un pas timide; le premier soin du solitaire fut de refermer les verrous qui assuraient la porte de sa chaumière. Elle tressaillit à ce bruit, et cette précaution lui parut d'un augure peu favorable; mais, se rappelant les avis de Ratcliffe, elle s'efforça de ne laisser paraître ni crainte ni agitation.

Le Nain lui montra du doigt une escabelle qui était placée près de la cheminée, et lui fit signe de s'asseoir. Ramassant alors quelques morceaux de bois sec, il alluma un feu dont la clarté, plus favorable que celle de la lampe, permit à Isabelle de voir la demeure où elle se trouvait.

Sur deux planches, attachées d'un côté de la cheminée, on voyait quelques livres et différents paquets d'herbes sèches, avec deux verres, un vase et quelques assiettes; de l'autre, se trouvaient divers outils et des instruments de jardinage. En place de lit, une espèce de cadre en bois était à demi rempli de mousse; enfin une table et deux sièges de bois complétaient le mobilier. L'intérieur de cette chambre ne paraissait avoir qu'environ dix pieds de longueur sur six de largeur.

Tel était le lieu où Isabelle se trouvait, enfermée avec un homme dont l'histoire, qu'elle venait d'apprendre, n'offrait rien qui pût la rassurer, et dont la conformation hideuse était bien capable d'inspirer une terreur superstitieuse. Il s'était assis vis-à-vis d'elle, de l'autre côté de la cheminée, et la regardait en silence, d'un air qui annonçait que des sentiments opposés se livraient un combat violent dans son coeur.

Isabelle restait assise, pâle comme la mort; ses longs cheveux avaient perdu dans l'humidité de la nuit les formes gracieuses de leurs boucles, ils tombaient sur ses épaules et sur son sein, semblables aux pavillons d'un navire que la pluie d'orage a pliés autour de leurs mâts.

Le Nain fut le premier à rompre le silence.

– Jeune fille, dit-il, quel mauvais destin t'a amenée dans ma demeure?

– Le danger de mon père et la permission que vous m'avez donnée de m'y présenter, répondit-elle du ton le plus ferme qu'il lui fut possible de prendre.

– Et tu te flattes que je pourrai te secourir?

– Vous me l'avez fait espérer.

– Et comment as-tu pu le croire? Ai-je l'air d'un redresseur de torts? Habité-je un château où la beauté puisse venir en suppliante implorer mes secours? Vieux, pauvre, hideux, que puis-je pour toi? Je t'ai raillée en te faisant une telle promesse.

– Il faut donc que je parte, et que je subisse ma destinée? dit-elle en se levant.

– Non, dit le Nain en se plaçant entre elle et la porte et en lui faisant un signe impératif de se rasseoir; non! nous ne nous séparerons pas ainsi: j'ai encore à te parler. Pourquoi l'homme a-t-il besoin du secours des autres hommes? pourquoi ne sait-il pas se suffire à lui-même? Regarde autour de toi: l'être le plus méprisé de l'espèce humaine n'a demandé à personne ni aide, ni compassion. Cette maison, je l'ai construite; ces meubles, je les ai fabriqués, et avec ceci, tirant en même temps à demi hors du fourreau un long poignard qu'il portait à son côté, et dont la lame brilla à la lueur du feu, – avec ceci, répéta-t-il en le replongeant dans le fourreau, je puis défendre l'étincelle de vie qui anime un misérable comme moi, contre quiconque viendrait m'attaquer.

Rien n'était moins rassurant pour la pauvre Isabelle; elle réussit pourtant à cacher sa frayeur et son agitation.

– Voilà la vie de la nature, continua le solitaire. – Vie indépendante, et se suffisant à elle-même. Le loup n'appelle pas le loup à son aide pour creuser son antre, et le vautour n'attend pas pour saisir sa proie l'assistance du vautour.

– Et quand ils ne peuvent y réussir, dit Isabelle, qui espéra se faire écouter plus favorablement de lui en employant son style métaphorique, que faut-il donc qu'ils deviennent?

– Qu'ils meurent et qu'ils soient oubliés! N'est-ce pas le sort général de tout ce qui respire?

– C'est le sort des êtres dépourvus de raison, dit Isabelle, mais il n'en est pas de même du genre humain. Les hommes disparaîtraient bientôt de la terre, s'ils cessaient de s'entr'aider les uns les autres. Le faible a droit à la protection du plus fort, et celui qui peut secourir l'opprimé est coupable s'il lui refuse son assistance.

– Et c'est dans cet espoir frivole, pauvre fille, que tu viens trouver au fond du désert un être que la race humaine a rejeté de son sein, et dont le seul désir serait de la voir disparaître de la surface du globe, comme tu viens de le dire? N'as-tu pas frémi en te présentant ici?

– Le malheur ne connaît pas la crainte, dit Isabelle avec fermeté.

 

– N'as-tu donc pas entendu dire que je suis ligué avec des êtres surnaturels aussi difformes que moi, et, comme moi, ennemis du genre humain? Comment as-tu osé venir la nuit dans ma retraite?

– Le Dieu que j'adore me soutient contre de vaines terreurs, dit Isabelle, dont le sein de plus en plus ému démentait la tranquillité qu'elle affectait.

– Oh! oh dit le Nain: tu prétends avoir de la philosophie! mais jeune et belle comme tu l'es, n'aurais-tu pas dû craindre de te livrer au pouvoir d'un être si dépité contre la nature, que la destruction d'un de ses plus beaux ouvrages doit être un plaisir pour lui?

Les alarmes d'Isabelle croissaient à chaque mot qu'il prononçait. Elle lui répondit pourtant avec fermeté: – Quelques injures que vous puissiez avoir éprouvées dans le monde, vous êtes incapable de vouloir vous en venger sur quelqu'un qui ne vous a jamais offensé.

– Tu ignores donc, reprit-il en fixant sur elle des yeux brillants d'un malin plaisir, – tu ignores donc les plaisirs de la vengeance? Crois-tu que l'innocence de l'agneau calme la fureur du loup altéré de sang?

– Monsieur Elsender, dit Isabelle avec dignité, les horribles idées que vous me présentez ne peuvent entrer dans mon esprit. Qui que vous puissiez être, vous ne voudriez pas, vous n'oseriez pas faire insulte à une malheureuse que sa confiance en vous a amenée sous votre toit.

– Tu as raison, jeune fille, reprit-il d'un ton calme; je ne le voudrais ni ne l'oserais. Retourne chez toi. Quels que soient les maux qui te menacent, cesse de les craindre. Tu m'as demandé ma protection, tu en éprouveras les effets.

– Mais c'est cette nuit même que je dois consentir à épouser un homme que je déteste, ou sceller la perte de mon père!

– Cette nuit même?.. A quelle heure?

– A minuit.

– Il suffit. Ne crains rien, ce mariage ne s'accomplira point.

– Et mon père? dit Isabelle d'un ton suppliant.

– Ton père! s'écria le Nain en fronçant le sourcil: il a été et il est encore mon plus cruel ennemi. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus doux, les vertus de sa fille le protégeront. – Va-t'en maintenant. Si je te gardais plus long-temps près de moi, je craindrais de retomber dans ces rêves absurdes sur les vertus humaines, après lesquels le réveil est si pénible. – je te le répète, ne crains rien. Présente-toi devant l'autel, c'est à ses pieds que tu verras mes promesses se réaliser. – Adieu; le temps presse, il faut que je me dispose à agir.

Il ouvrit la porte de sa chaumière, et laissa miss Vere remonter à cheval, sans paraître s'inquiéter de ce qu'elle deviendrait. Cependant, comme elle partait, elle l'aperçut à la lucarne qui lui servait de fenêtre, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue.

Isabelle pressa le pas de son cheval, et eut bientôt rejoint M. Ratcliffe, qui l'attendait, non sans inquiétude, à l'endroit où elle l'avait laissé.

– Hé bien! lui dit-il dès qu'il l'aperçut, avez-vous réussi?

– Il m'a fait des promesses, répondit-elle; mais comment pourra-t-il les accomplir?

– Dieu soit loué! s'écria Ratcliffe: ne doutez pas qu'il ne les accomplisse.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre.

– C'est moi qu'il appelle, dit Ratcliffe. Miss Vere, il faut que je vous quitte, et que vous retourniez seule au château; votre intérêt l'exige. Ayez soin de ne pas fermer la porte du jardin par où vous allez rentrer.

Un second coup de sifflet, plus fort et plus prolongé, se fit encore entendre.

– Adieu! dit Ratcliffe; – et, tournant la bride de son cheval, il prit au galop la route de la demeure du solitaire. Miss Vere regagna le château le plus promptement possible, et n'oublia pas de laisser la porte du parc ouverte, comme Ratcliffe le lui avait recommandé.

Elle remonta dans son appartement par l'escalier dérobé, et en ayant tiré les verrous, elle sonna pour avoir de la lumière.

Son père arriva quelques instants après. – Je suis venu plusieurs fois pour vous voir, ma chère enfant, lui dit-il: trouvant votre porte fermée, je craignais que vous ne fussiez indisposée; mais j'ai pensé que vous désiriez être seule, et je n'ai pas voulu vous contrarier.

– Je vous remercie, mon père, lui dit-elle, mais permettez-moi de réclamer l'exécution de la promesse que vous m'avez faite. Souffrez que je jouisse en paix et dans la solitude des derniers moments de liberté qui m'appartiennent. – A minuit, je serai prête à vous suivre.

– Tout ce qui vous plaira, ma chère Isabelle. – Mais ces cheveux en désordre, cette parure négligée…! Mon enfant, pour que le sacrifice soit méritoire, il doit être volontaire: que je ne vous retrouve pas ainsi, je vous prie, quand je reviendrai.

– Le désirez-vous, mon père? je vous obéirai, et vous trouverez la victime parée pour le sacrifice.

CHAPITRE XVII

 
«Cela ne ressemble guère à une noce.»
 
Shakespeare. Beaucoup de bruit pour rien.

Le château d'Ellieslaw était fort ancien, mais la chapelle qui en faisait partie, et où devait se célébrer la cérémonie fatale, remontait à une antiquité bien plus reculée. Avant que les guerres entre l'Écosse et l'Angleterre fussent devenues si fréquentes que presque tous les châteaux situés sur les frontières des deux pays se convertirent en forteresses, il y avait à Ellieslaw un petit couvent de moines qui dépendait, à ce que prétendent les antiquaires, de la riche abbaye de Jedburgh. Les ravages des guerres et les révolutions politiques avaient changé la face de ce domaine. Un château fortifié s'était élevé sur les ruines du cloître, mais la chapelle avait été conservée.

Cet édifice avait un aspect sombre et lugubre; la forme demi-circulaire de ses arceaux et la simplicité de ses piliers massifs en faisaient remonter la construction au temps de ce qu'on appelle l'architecture saxonne; il avait servi de sépulture aux moines et aux barons qui en étaient devenus successivement propriétaires. Quelques torches qu'on avait allumées près de l'autel écartaient l'obscurité plutôt qu'elles ne répandaient la lumière, et l'oeil ne pouvait mesurer l'étendue de cette enceinte. Des ornements, assez mal choisis pour la circonstance, ajoutaient encore à l'aspect déjà si lugubre de ce lieu. De vieux lambeaux de tapisserie, arrachés aux murailles d'autres appartements, avaient été disposés à la hâte autour de la chapelle, et ne cachaient qu'à demi les écussons et les emblèmes funéraires. De chaque côté de l'autel était un monument dont la forme prêtait à un contraste non moins étrange. Sur l'un était la figure en pierre d'un vieil ermite ou moine, mort en odeur de sainteté. Il était représenté incliné, dans une attitude pieuse, avec son froc et son scapulaire, et à ses mains jointes pendait un chapelet; de l'autre côté s'élevait un tombeau, dans le goût italien, du plus beau marbre statuaire, et regardé par tous les connaisseurs comme un véritable chef-d'oeuvre: il avait été élevé à la mémoire de la mère d'Isabelle. Elle y était représentée à l'instant de rendre le dernier soupir, et un chérubin pleurant éteignait une lampe en détournant les yeux, symbole de sa mort prématurée. Bien des gens étaient surpris qu'Ellieslaw, dont la conduite envers son épouse, pendant sa vie, n'avait été rien moins qu'exemplaire, lui eût fait ériger, après sa mort, un monument si dispendieux; mais quelques personnes éloignaient de lui tout soupçon d'hypocrisie, et disaient tout bas qu'il avait été élevé par les ordres et aux dépends de M. Ratcliffe.

C'est en ce lieu que se rassemblèrent, quelques minutes avant minuit, les personnes dont la présence était nécessaire pour la cérémonie qui allait avoir lieu. Ellieslaw, ne désirant pas avoir d'autres témoins de cette scène que ceux qui étaient nécessaires, avait laissé dans la salle du festin ceux de ses hôtes qui n'avaient pas encore quitté le château, et il était monté dans l'appartement de sa fille pour l'aller chercher. Sir Frédéric Langley et Mareschal, suivis de quelques domestiques, étaient descendus dans la chapelle, où ils attendaient l'arrivée d'Ellieslaw et d'Isabelle. Sir Frédéric était sérieux et pensif: l'étourderie et la gaîté imperturbable de Mareschal semblaient faire ressortir encore le sombre nuage qui couvrait ses traits.

– La mariée n'arrive pas, dit tout bas Mareschal à sir Frédéric; j'espère que ma jolie cousine n'aura pas été enlevée deux fois en deux jours, quoique je ne connaisse personne qui mérite mieux cet honneur.

Sir Frédéric ne répondit rien, fredonna quelques notes, et jeta les yeux d'un autre côté.

– Ce délai n'arrange pas le docteur Hobbler, continua Mareschal; mon cousin est venu l'interrompre dans le moment où il débouchait sa troisième bouteille, et il voudrait bien que la cérémonie fût terminée, pour aller la retrouver. J'espère que… Mais j'aperçois Ellieslaw et ma jolie cousine… plus jolie que jamais, sur ma foi!.. Mais comme elle est pâle! elle peut à peine se soutenir!.. Sir Frédéric, songez bien que si elle ne dit pas un Oui bien ferme, bien prononcé, il n'y a point de mariage.

– Point de mariage! monsieur, répéta sir Frédéric d'un ton qui annonçait qu'il avait peine à contenir sa colère.

– Non, point de mariage! répliqua Mareschal, j'en jure sur mon honneur.

– Mareschal, lui dit à voix basse sir Frédéric en lui serrant la main fortement, vous me rendrez raison de ce propos.

– Très volontiers, répliqua Mareschal: ma bouche n'a jamais prononcé un mot que mon bras ne soit prêt à soutenir… Puis élevant la voix: Ma belle cousine, ajouta-t-il, parlez-moi librement, franchement: est-ce bien volontairement que vous venez accepter sir Frédéric pour époux? Si vous avez la centième partie d'un scrupule, n'allez pas plus loin: il est encore temps de reculer, et fiez-vous à moi pour le reste.

– Êtes-vous fou, monsieur Mareschal? lui dit Ellieslaw, qui, ayant été son tuteur, prenait quelquefois avec lui un ton d'autorité; croyez-vous que j'amènerais ma fille à l'autel contre son gré?

– Allons donc, dit Mareschal, regardez-la; ses yeux sont rouges, ses joues plus blanches que sa robe! J'insiste au nom de l'humanité, pour que la cérémonie soit remise à demain. D'ici là, nous verrons! ajouta-t-il entre ses dents.

– Il faut donc, jeune écervelé, dit Ellieslaw en colère, que vous vous mêliez toujours de ce qui ne vous concerne en rien. Au surplus, elle va nous dire elle-même qu'elle désire que la cérémonie ait lieu sur-le-champ. Parlez, ma chère enfant, le voulez-vous ainsi?

– Oui, dit Isabelle ayant à peine la force de parler, puisque je ne puis attendre de secours ni de Dieu, ni des hommes.

Elle ne prononça distinctement que le premier mot, et personne ne put entendre les autres. Mareschal leva les épaules, et se détourna d'un autre côté en maudissant les caprices des femmes. Ellieslaw conduisit sa fille devant l'autel: sir Frédéric s'avança, et se plaça près d'elle. Le docteur ouvrit son livre, et regarda Ellieslaw comme pour lui dire qu'il attendait ses ordres avant de procéder à la cérémonie.

– Commencez, dit Ellieslaw.

Au même instant, une voix aigre et forte qui semblait sortir du tombeau de la mère d'Isabelle, et qui retentit sous les voûtes de la chapelle, s'écria: – Arrêtez!

Chacun restait muet et immobile, quand un bruit éloigné, qui ressemblait à un cliquetis d'armes, se fit entendre dans les appartements du château. Il ne dura qu'un instant.

– Que veut dire tout ceci? dit sir Frédéric en regardant Mareschal et Ellieslaw d'un air qui annonçait la méfiance et le soupçon.

– Quelque dispute parmi nos convives, dit Ellieslaw, affectant une tranquillité qu'il était loin d'éprouver; nous le saurons après la cérémonie. Continuez, docteur.

Mais, avant que le docteur pût lui obéir, la même voix prononça une seconde fois, et plus fortement encore, le mot: – Arrêtez! Et, au même instant, le Nain, sortant de derrière le monument, se plaça en face de M. Ellieslaw. Cette apparition subite effraya tous les spectateurs, mais elle parut anéantir le père d'Isabelle. Il laissa échapper la main de sa fille, et, s'appuyant contre un pilier, y reposa sa tête sur ses mains, comme pour s'empêcher de tomber.

– Que veut cet homme? dit sir Frédéric; qui est-il?

– Quelqu'un qui vient vous annoncer, dit le Nain avec le ton d'aigreur qui lui était ordinaire, qu'en épousant miss isabelle Vere vous n'épousez pas l'héritière des biens de sa mère, parce que j'en suis seul propriétaire. Elle ne les obtiendra qu'en se mariant avec mon consentement, et ce consentement, jamais il ne sera donné pour vous. A genoux, misérable, à genoux; remercie le ciel, remercie-moi, qui viens te préserver du malheur d'épouser la jeunesse, la beauté, la vertu sans fortune. Et toi, vil ingrat, dit-il à Ellieslaw, quelle excuse me donneras-tu? Tu voulais vendre ta fille pour te sauver d'un danger, comme tu aurais dévoré ses membres dans un temps de famine pour assouvir ta faim. Oui, cache-toi, tu dois rougir de regarder un homme dont la main s'est souillée d'un meurtre pour toi, que tu as chargé de chaînes pour récompense de ses bienfaits, et que tu as condamné au malheur pour toute sa vie. La vertu de celle qui t'appelle son père peut seule obtenir ton pardon. Retire-toi, et puissent les bienfaits que je t'accorderai encore se convertir en charbons ardents sur ta tête! Puisses-tu à la lettre te sentir dévoré par leur feu comme je le sens moi-même!

 

Ellieslaw sortit de la chapelle avec un geste de désespoir.

– Je n'entends rien à tout cela, dit sir Frédéric Langley; mais nous sommes ici un corps de gentilshommes qui avons pris les armes au nom et sous l'autorité du roi Jacques; ainsi, monsieur, que vous soyez réellement ce sir Edouard Mauley qu'on a cru mort depuis si long-temps, ou peut-être un imposteur qui voulez vous emparer de son nom et de ses biens, nous prendrons la liberté de vous retenir en prison, jusqu'à ce que vous ayez donné des preuves bien claires de ce que vous pouvez être. Saisissez-le, mes amis.

Mais les domestiques reculèrent d'un air de doute et d'alarme.

Sir Frédéric, voyant qu'il n'était pas obéi, s'avança vers le Nain pour le saisir lui-même; mais il n'eut pas fait trois pas qu'il fut arrêté par le canon d'une pertuisane qu'il vit briller sur sa poitrine. C'était le robuste Hobby Elliot qui la lui présentait.

– Un instant, lui dit-il: avant que vous le touchiez, je verrai le jour à travers votre corps. Personne ne mettra la main sur Elsy, tant que je vivrai: il faut secourir ceux qui nous ont secourus. Ce n'est pas qu'il en ait besoin; s'il vous serrait le bras, il vous ferait sortir le sang des ongles. C'est un rude joûteur, j'en sais quelque chose: son poing vaut les meilleures tenailles.

– Et par quel hasard vous trouvez-vous ici, Hobby? lui demanda Mareschal.

– En conscience, monsieur Mareschal Wells, je suis venu ici avec une trentaine de bons compagnons du roi, ou de la reine, comme on l'appelle, pour maintenir la paix; pour secourir Elsy au besoin, et pour payer mes dettes à M. Ellieslaw. On m'a donné un fameux déjeuner, il y a quelques jours, et je sais qu'il y était pour quelque chose: hé bien! je suis venu lui servir à souper. Vous n'avez pas besoin de mettre la main sur vos épées: le château est à nous à bon marché. Les portes étaient ouvertes; vos gens avaient bu du punch; nous leur avons ôté leurs armes des mains aussi aisément que nous aurions écossé des pois.

Mareschal sortit précipitamment de la chapelle, et y rentra à l'instant même.

– De par le ciel, sir Frédéric, cela n'est que trop vrai! le château est rempli de gens armés; nos ivrognes sont tous désarmés, nous n'avons d'autre ressource que de nous faire jour l'épée à la main.

– Là, là, dit Hobby, pas de violence! Écoutez-moi un instant: nous ne voulons de mal à personne. Vous êtes en armes pour le roi Jacques, dites-vous? eh bien! quoique nous les portions pour la reine Anne, si vous voulez vous retirer paisiblement, nous ne vous ôterons pas un cheveu de la tête. C'est ce que vous pouvez faire de mieux, car je veux bien vous dire qu'il est arrivé des nouvelles de Londres. L'amiral Bang…Bing… je ne sais comment on l'appelle… a empêché la descente des Français: ils ont remmené leur jeune roi, et vous ferez bien de vous contenter de notre vieille Anne, à défaut d'une meilleure.

Ratcliffe, qui rentrait en ce moment dans la chapelle, confirma cette nouvelle si peu favorable aux Jacobites, et sir Frédéric, sans prendre congé de personne, sortit à l'instant du château.

– Et quelles sont vos intentions maintenant, monsieur Mareschal? dit Ratcliffe.

– Ma foi, dit-il en souriant, je n'en sais rien. J'ai le coeur trop fier et une fortune trop médiocre pour suivre notre brave fiancé, ce n'est pas mon caractère; je ne me donnerai pas la peine d'y penser.

– Croyez-moi, dit Ratcliffe, dispersez promptement tous vos gens, calmez l'esprit des mécontents, restez tranquillement chez vous, et, comme il n'y a pas eu d'acte public de rébellion, vous ne serez pas inquiété.

M. Mareschal suivit son avis, et n'eut pas lieu de s'en repentir.

– Eh oui! dit Hobby: que ce qui est passé soit passé, et soyons tous amis. Le diable m'emporte si j'en veux à personne qu'à Westburnflat; mais il vient de l'échapper belle. Je n'avais échangé avec lui que deux ou trois coups de claymore, qu'il a sauté dans le fossé du château par une fenêtre, et s'est échappé en nageant comme un canard. C'est un fier gaillard, vraiment! enlever une jeune fille le matin et une autre le soir, cela lui suffit à peine; mais, s'il ne s'absente pas du pays, je lui en ferai voir de cruelles; notre rendez-vous de Castleton est manqué; ses amis ne l'y accompagneront plus.

Pendant cette scène de confusion, Isabelle s'était jetée aux pieds de son parent, sir Edouard Mauley, car c'est ainsi que nous appellerons désormais le solitaire. Elle lui avait témoigné sa reconnaissance, et avait imploré le pardon de son père. Elle était à genoux devant la tombe de sa mère, avec les traits de laquelle les siens avaient beaucoup de ressemblance. Elle tenait la main de sir Edouard, la baisait et la baignait de larmes. Celui-ci, debout et immobile, portait alternativement ses yeux sur Isabelle et sur la statue. Enfin de grosses larmes, sortant de ses yeux, l'obligèrent à retirer sa main pour les essuyer.

– Je croyais, dit-il, que je ne pouvais plus connaître les larmes; mais nous en versons à l'heure de notre naissance, et il paraît que la source ne s'en tarit que dans la tombe. Cet attendrissement n'ébranlera pourtant pas ma résolution. Je fais en ce moment mes derniers adieux aux objets dont le souvenir, dit-il en jetant un coup-d'oeil sur le monument, et dont la présence, ajouta-t-il en serrant la main d'Isabelle, me sont encore bien chers. – Ne me parlez pas! n'essayez pas de changer ma détermination! elle est invariable. Cette figure hideuse ne se présentera plus à vos yeux. Je veux être mort pour vous, comme si j'étais dans le tombeau, et je veux que vous ne pensiez à moi que comme à un ami débarrassé du fardeau de l'existence et du spectacle des crimes qui l'accompagnent.

Il embrassa Isabelle sur le front, en fit autant à la statue de sa mère, aux pieds de laquelle miss Vere était agenouillée, puis il sortit de la chapelle, suivi par Ratcliffe.

Isabelle, épuisée par toutes les émotions qu'elle avait éprouvées dans le cours de cette journée si fertile en événements, se retira dans son appartement, appuyée sur le bras d'une femme de chambre, pour essayer d'y goûter quelque repos.

Quelques-uns des hôtes qu'Ellieslaw avait rassemblés dans le château s'y trouvaient encore; mais ils se retirèrent tous, après avoir exprimé à ceux qui voulurent les écouter, combien ils étaient éloignés de vouloir prendre part à aucune conspiration contre le gouvernement.

Hobby Elliot prit le commandement du château pour la nuit, et y établit une garde régulière. Il se fit gloire de la promptitude avec laquelle il s'était rendu; ainsi que ses amis, à l'avis qu'Elsy lui avait fait donner par le fidèle Ratcliffe. Le hasard y avait contribué pour beaucoup; car, ayant appris que Westburnflat n'avait pas dessein de se trouver au rendez-vous qu'il lui avait donné à Castleton, il avait réuni ses amis ce soir même à Heugh-Foot dans le dessein d'aller faire, pendant la nuit, une visite à la tour du bandit. Ils s'étaient donc trouvés prêts à partir à l'instant où l'avis lui était parvenu.