Buch lesen: «Choix de contes et nouvelles traduits du chinois»
AVERTISSEMENT
Au point où en sont aujourd'hui les études orientales, ce qu'on attendrait d'elles, ce serait sans doute quelque chose de mieux qu'un volume de nouvelles et de contes. – Les Chinois d'ailleurs ne font pas entrer dans le domaine de leur littérature des ouvrages d'une aussi mince importance, et la magnifique bibliothèque des Empereurs exclut de ses rayons de simples histoires, des romans d'imagination, bons tout au plus à occuper les loisirs d'un étudiant. Pour nous, moins capables de juger et moins à même de faire un choix, nous avons lu avec un certain plaisir et comme délassement de travaux plus sérieux, ces récits un peu dédaignés: après les avoir parcourus, nous avons senti le désir de les étudier plus à fond, puis bientôt l'envie de les traduire, dans l'espoir que peut-être, tout en passant sous le joug d'une langue étrangère, ils ne perdraient pas la gracieuse naïveté qui les distingue dans l'original.
D'ailleurs, même en écrivant les ouvrages les plus futiles au premier abord, les Chinois s'inspirent presque toujours d'un fait historique, d'une légende, d'un axiome emprunté à l'une de leurs trois religions; et ces collections de nouvelles si abondantes, si multipliées, formées à des époques diverses, traversant ainsi les siècles sans nom d'auteur, pourraient à la rigueur se comparer à tant d'autres recueils anonymes du même genre, vers ou prose, communs à toutes les nations, et qui sont d'ordinaire la plus fidèle et la plus piquante peinture des mœurs et des croyances du peuple chez lequel ils ont pris naissance.
Aussi, dans le but de varier les tableaux, et de faire passer sous les yeux du lecteur plusieurs exemples de ce style facile et soigné, qui témoigne du goût des Chinois pour les contes et les nouvelles, nous avons puisé à des sources différentes, que nous croyons devoir faire connaître ici:
LES PIVOINES, placées en tête du volume, appartiennent au recueil intitulé Kin-Kou-Ky-Kwan (Faits remarquables, anciens et modernes). Le même conte se trouve aussi dans les Histoires à réveiller le monde, dont la bibliothèque de l'Arsenal possède un exemplaire incomplet: cet ouvrage, qui semble un extrait des meilleures collections de ce genre, a fourni de plus le conte fantastique des RENARDS-FÉES.
La nouvelle de l'illustre poète de la dynastie des Tangs, LY-TAI-PE, laquelle peut être considérée comme historique (jusqu'au dénouement toutefois), est empruntée au Kin-Kou-Ky-Kwan déjà cité, ainsi que celle du LUTH BRISÉ qui termine le volume.
C'est du roman bouddhique Sy-Yeou-Ky, Voyage dans l'Ouest, (c'est-à-dire dans l'Inde, quand ce sont des Bouddhistes chinois qui parlent) qu'ont été tirés les deux épisodes: LE BONZE SAUVÉ DES EAUX et LE ROI DES DRAGONS.
Ils forment, dans deux éditions dissemblables en plusieurs points, le neuvième chapitre de ce roman trop long et trop diffus pour être traduit en entier, mais très riche en détails géographiques et en aventures curieuses. Malheureusement l'exemplaire in-8° de la bibliothèque de l'Arsenal est fort défectueux.
Enfin, LE LION DE PIERRE est aux yeux des Chinois une cause célèbre. Elle se trouve dans le Long-Tou-Kong-Ngan, recueil des plus fameux jugements de Pao-Chy, réunis sous la forme de trente deux histoires plus ou moins merveilleuses. Ce petit volume, très rare et imprimé à Canton, sous le règne de l'Empereur actuel Tao-Kwang, fait partie de la rare collection de M. le professeur Stanislas Julien qui a bien voulu nous le communiquer.
Malgré le grand soin apporté à cette traduction, nous sommes loin de croire notre travail irréprochable. Les personnes qui s'occupent de la langue chinoise savent toutes quelles insurmontables difficultés se rencontrent inopinément au milieu des textes les plus simples, et combien de pièges sont cachés au coin de chaque page. Ce sont toujours des lettrés qui écrivent, et ils se gardent bien d'épargner les allusions historiques, les expressions poétiques ou consacrées, les sentences religieuses qu'amènent chemin faisant la suite du récit. Maintes fois il nous eût fallu renoncer à ce travail, quelque facile qu'il paraisse à de plus expérimentés, si nous n'avions eu pour secours les conseils du savant professeur dont nous suivons les leçons: enfin grâce à ses vastes connaissances, à son habileté infaillible devant laquelle tout obstacle disparaît; grâce à sa bienveillante complaisance toujours active, toujours prête à venir au-devant de l'élève en danger et à le soutenir en dépit de ses découragements, nous avons pu réunir ce petit faisceau d'histoires éparses et le présenter au public.
Peut-être avons-nous trop présumé de nos forces et tenté avant l'heure: toutefois nous nous consolerions un peu en songeant que, dans des ouvrages de fantaisie et d'imagination, les erreurs n'ont pas un résultat bien grave. Ces pages sont donc un essai, le fruit de quelques années de lecture et d'étude; car sans être aussi inextricable qu'on l'a pensé long-temps, la langue chinoise, mystérieuse et sévère, ne cède que peu à peu aux plus persévérants efforts. Le chemin qui conduit à la connaissance de cet idiome est long et pénible, et ne saurait se parcourir tout d'un trait; il faut donc s'arrêter quelque fois pour prendre haleine.
Arrivé à cette première halte, encore bien rapprochée du point de départ, nous adressons non sans effroi, ces Nouvelles, et ces Contes, ces Épisodes, ce mince volume enfin, à la classe impartiale de lecteurs que n'effraie ou n'indispose ni l'étrangeté d'un mot inconnu, ni la bizarrerie capricieuse de l'imagination chinoise.
LES PIVOINES 1,
CONTE
Sous le règne de Jin-Tsong2, de la dynastie des Song Méridionaux, au village de Tchang-Yo, situé à deux lys3 de la porte orientale de Ping-Kiang, chef-lieu du département de Kiang-Nan, vivait un homme dont le nom de famille était Tsieou et le petit nom Sien. Il descendait d'une famille de cultivateurs; quelques arpents de terre et une cabane couverte en chaume composaient son patrimoine: sa femme était morte sans lui laisser d'enfant.
Dès sa jeunesse, Tsieou-Sien aimant avec passion planter les fleurs et semer les fruits, avait abandonné complètement la culture de ses terres pour se livrer tout entier à son passe-temps favori. Si, après bien des recherches, il obtenait une fleur rare, alors sa joie était plus grande que s'il eût ramassé sur sa route une pierre précieuse. Vous accompagnait-il dehors pour une affaire très importante, quand chemin faisant se présentait quelqu'un qui possédât un jardin, sans s'informer même si cela plaisait ou non au maître de la maison, Tsieou-Sien le suivait d'un air riant, entrait flâner dans son parterre et demandait avec instance la permission de voir à loisir. Quand c'étaient des fleurs et des arbres ordinaires, et qu'il avait lui-même dans son jardin, si cependant à cette époque tout était épanoui, il se faisait un grand plaisir d'y revenir. Mais y avait-il une fleur extraordinaire, une fleur qui lui manquât ou qui fût déjà passée chez lui; alors, sans penser à autre chose, il négligeait toutes les occupations du moment, restait attaché à cette plante sans pouvoir la quitter, et oubliait chaque jour de rentrer dans sa demeure. Aussi l'avait-on surnommé Hoa-Tchy (le Fou des fleurs). Rencontrait-il un marchand qui eût des plantes précieuses, sans songer à s'assurer s'il avait sur lui de quoi payer, il fallait absolument qu'il achetât; et lorsqu'il était sans argent, il se dépouillait de ses vêtements et les laissait en gage.
Aussi certains marchands, bien au fait de la bizarrerie de Tsieou-Sien, en prenaient occasion d'augmenter leurs prix; et celui-ci ne faisait aucune difficulté de payer les choses au-dessus de leur valeur. D'autres encore, gens de mauvaise foi, exploitaient à leur profit la passion de Tsieou-Sien: ils s'en allaient chercher de toutes parts de belles fleurs, les coupaient, puis, à l'aide d'un peu de boue, dissimulant l'absence de racines, ils trompaient ce pauvre homme qui n'en achetait pas moins. Mais, chose extraordinaire, il avait à peine remis en terre ces plantes mutilées, qu'elles redevenaient vivantes.
Les jours et les mois s'étant accumulés, Tsieou-Sien était parvenu à former un grand jardin, renfermé par des treillages de bambous; sur cette haie factice, l'églantier, le putchuk, l'hibiscus, le chèvre-feuille, le calycanthe, le corchorus, le bouton d'or s'appuyaient en confondant leurs rameaux; et tout autour de l'enclos, l'althæa, la balsamine, l'amaranthe, la ketmie à fleurs changeantes, le pavot et bien d'autres plantes couvraient le sol. On y voyait aussi le glaïeul doré, le lis, l'œillet qui fleurit au printemps et celui qui fleurit en automne, l'ipomée, le lychnis couronné, la pivoine en arbre4 et une foule de fleurs impossible à énumérer. Au printemps elles jetaient, même à quelque distance hors de l'enclos, un éclat pareil à celui d'un paravent enrichi de mille couleurs. Partout on voyait des plantes rares, et l'une était à peine fanée qu'une autre commençait à s'ouvrir.
En face du soleil était disposée une porte en bois à deux battants; après avoir passé cette porte, on trouvait une double haie de bambous, aux deux côtés de laquelle s'élevait une rangée de cyprès, très rapprochés, pour servir d'abri. Cette allée conduisait à trois salles couvertes en chaume; mais malgré ces grossiers éléments, elles étaient élevées, spacieuses, bien aérées, et recevaient des fenêtres une lumière abondante. Dans l'appartement principal était suspendu un petit tableau sans nom d'auteur; les lits, les tables et les autres meubles, tous en bois uni, se faisaient remarquer par un brillant et une propreté extraordinaires: on eût balayé le sol sans rencontrer un atome de poussière. Par-derrière, il y avait encore d'autres jolis petits appartements, dont la chambre à coucher faisait partie.
Or, comme nous l'avons dit, toutes les fleurs sans exception décoraient ce jardin, elles y brillaient en abondance; dans les quatre saisons elles se succédaient à l'envi, et les huit divisions de l'année n'étaient qu'un éternel printemps. On y voyait donc:
«Le prunier qui lève une tige luisante; la vanille dont le parfum se trahit dans l'ombre; le thé qui inspire de belles rimes, le prunier sauvage qui secoue peu à peu sa riche parure; l'amandier dont les pluies printanières doublent l'éclat; la matricaire qui brave la rigueur des gelées; l'immortelle des eaux à l'écorce glacée, au corps de jade; la pivoine, ornement de la terre, et dont l'arôme vient des cieux; l'hémérocalle toujours debout sur les degrés de marbre; le lotus argenté, abondant au milieu des bassins; la pæonia dont rien n'égale le parfum et la beauté; la grenade fière et pompeuse qui n'a pas de rivale; la canelle qui exhale au souffle de la brise une odeur dérobée à la lune; l'hibiscus à la grâce sévère comme les bords neigeux du fleuve Kiang; le poirier à la fleur pure et blanche ainsi que la lune au milieu de la nuit; le pêcher aux pétales rouges, éclatant comme s'ils reflétaient le soleil; la mussænda dont les boutons, pareils à des diamants, sont nommés précieux; le calycanthe qui embaume avec son calice ouvert en carré comme la clochette de pierre; le poirier du Japon, souverain dans les palais de l'occident; le daphné, si beau avec ses bordures dorées; la rose panachée, l'azalea pareils à des écharpes aux nuances vaporeuses, la petite prune Yo-Ly, surnommée le ballon de soie brodée.
On ne saurait décrire toutes ces plantes, ces arbres mêlant leurs magnifiques couleurs, ces mille fleurs qui répandent en foule leur éclat et leur parfum. »
En dehors et précisément en face de cette haie, se trouvait un lac appelé Tchao-Tien-Hou (l'Etang du Soleil levant), et vulgairement, la Pièce d'eau du Nénuphar (Ho-Hoa-Tang). La perspective en était ravissante, en toutes saisons; que le soleil parût ou que la pluie tombât, c'était toujours même beauté. Tsieou-Sien avait amassé de la terre et formé une digue sur le rivage; là étaient plantés, dans toute la longueur du lac, des pêchers et des saules. A chaque retour du printemps, quand brillait le rouge des fleurs et le vert des feuilles, c'était un coup-d'œil aussi charmant que celui du lac Sy-Hou5. La rive était complètement entourée d'hibiscus; et au milieu des eaux apparaissaient des nénuphars magnifiques; quand ils venaient à s'épanouir, les fleurs, ouvertes par milliers, donnaient au lac l'aspect d'une nuée étincelante: c'était un parfum à enivrer les promeneurs.
On allait dans de petits bateaux à rames cueillir des châtaignes d'eau, et la voix des chanteurs retentissait comme le bruit de la brise et des flots. Lorsqu'il s'élevait un vent oblique, les bateliers s'exerçaient volontiers à traverser le lac à la voile, et passaient d'une rive à l'autre, comme s'ils eussent eu des ailes. Sous les saules, les pêcheurs abritaient leurs barques et faisaient sécher leurs filets; ceux-ci se livraient à des jeux, ceux-là travaillaient aux instruments de la pêche; les uns, après avoir bu, se couchaient à la proue des nacelles, les autres se défiaient à la nage: le bruit joyeux des cris et des chants ne cessait jamais. Des passants, qui prenaient plaisir au milieu des nénuphars, se promenaient sur des bateaux peints, en jouant de la flûte, par troupes nombreuses; puis quand le ciel était devenu obscur, ils s'en retournaient en ramant; et les dix mille lumières de leurs lanternes étaient telles, qu'il était difficile de ne pas les confondre avec la clarté des étoiles et l'étincelle des vers luisants.
Vers le milieu de l'automne, quand le vent qui porte la gelée a commencé à souffler, et que les arbres des forêts se teignent d'une nuance dorée et violette, les hibiscus et les saules du rivage, mêlés aux plantes de toutes couleurs, dérobaient aux regards les limites du lac. Au milieu des roseaux, les oies sauvages et les grues réunies en troupes poussaient leurs cris vers les nuages, et leurs voix tristes faisaient une impression profonde. Au temps de l'hiver, quand des nuées roses se pressent sur le ciel, la neige6 sautillait et dansait, le ciel et la terre se confondaient en une même teinte: c'était pendant toute l'année un ravissant paysage que les paroles ne peuvent exprimer.
Il y a des vers qui en font foi:
Dans le lac Tchao-Tien, les eaux semblent toucher la
voûte des cieux;
Sans que personne leur marque la mesure, les pêcheurs
chantent en cueillant les lotus;
Peu à peu une foule de plantes et de fleurs magnifiques
s'y sont multipliées à l'infini;
Chaque jour le maître du lieu vient se reposer en face de
son jardin et de son lac.
Mais rentrons dans les limites de notre récit. » – Tsieou-Sien, levé chaque jour de grand matin, lavait les fleurs et enlevait les feuilles tombées; il puisait de l'eau pour arroser, et vers le soir il les rafraîchissait une seconde fois. Y en avait-il une près de s'ouvrir, tout hors de lui, il chantait et dansait; tantôt il faisait chauffer une coupe de vin, tantôt il faisait bouillir une tasse de thé, et s'inclinant vers ses fleurs avec de profondes révérences, il faisait devant elles des libations, en répétant par trois fois: Fleurs, soyez heureuses! puissiez-vous vivre dix siècles! Ensuite, assis à leurs pieds, il vidait son verre en le savourant goutte à goutte. Lorsque le vin lui avait monté l'imagination, il chantait et sifflait au gré de sa fantaisie; puis, quand la fatigue le prenait, faisant d'une pierre son oreiller, il s'endormait à la racine de ses plantes. Ainsi, depuis le moment où le bouton se cache encore jusqu'à celui où il est bien ouvert, il demeurait à poste fixe dans son parterre: l'éclat trop vif du soleil desséchait-il une fleur, à l'aide d'un petit balai de millet, il l'aspergeait d'eau fraîche; lorsque la lune brillait, il passait toutes les nuits sans se coucher; et venait-il à souffler un vent nuisible, tombait-il une pluie violente, Tsieou-Sien endossait son habit d'écorce, déployait son parasol et parcourait le jardin pour tout examiner en détail; s'il y avait une branche lésée, il l'étayait avec un roseau; au milieu même de la nuit, il se relevait à plusieurs reprises pour faire son inspection.
Quand enfin tout était passé, fané, c'étaient, pendant bien des jours, des soupirs qui allaient jusqu'aux larmes; il ne pouvait se séparer de l'objet de ses affections. Ramassant donc les fleurs tombées, il les essuyait délicatement avec le balai de millet, et les déposait sur des bassins de faïence; après en avoir bien nourri ses regards, jusqu'à ce qu'elles fussent entièrement desséchées, il les plaçait dans des cruches très propres, et faisait en leur honneur une seconde libation de thé et de vin. Comme il eût été trop cruel pour Tsieou-Sien de les jeter, il prenait alors avec tendresse ses cruches pleines, et les allait enfouir sous un grand amas de terre: il appelait cela «enterrer les fleurs ».
Les pétales que la pluie avait salis, il les lavait trois ou quatre fois dans une eau limpide, et les plongeait ensuite respectueusement dans le lac: cela s'appelait «baigner les fleurs ».
Monter sur les arbres et cueillir les branches fleuries, destinées à fructifier, voilà deux choses qui lui avaient toujours singulièrement déplu; et il avait coutume de formuler sa pensée par ce raisonnement: – Dans toute l'année, les fleurs n'ont qu'une fois à s'épanouir; sur quatre saisons, elles n'en prennent qu'une pour elles, et sur cette saison même il ne leur revient que quelques jours. Après avoir souffert les alternatives cruelles de trois saisons, quand elles ont enfin obtenu la bienfaisante température des quelques jours qui leur sont accordés, vous les voyez danser au gré de la brise et venir au-devant de vous en souriant, comme des hommes satisfaits dont l'attente est remplie. Mais si on les tourmente, si on les maltraite violemment, avec quelle facilité ne sera pas détruit en un matin ce qui, à si grande peine, avait obtenu quelques jours à vivre? Oh! si les fleurs pouvaient parler, n'exhaleraient-elles pas des soupirs de douleur!
Et d'ailleurs, pendant ce rapide instant d'éclat «si d'abord le bouton a été épargné, dans la suite, au milieu de leur plus grande beauté, les fleurs ont à souffrir des calamités auxquelles elles ne résistent pas long-temps: les insectes les percent, les abeilles cueillent leur suc, les oiseaux les becquètent, les vers les piquent, le soleil les brûle, le vent les secoue, le brouillard les fatigue, la pluie les bat. C'est donc à l'homme qu'il est réservé de les défendre, c'est à lui d'en prendre pitié.
Si au contraire, par un caprice condamnable, il les coupe et les mutile, comment supporteront-elles ce traitement? – Voyez: c'est du germe que se développe la racine de la plante, de la racine sort la tige; la partie la plus robuste constitue le tronc, la plus faible, les branches; ce tronc et ces branches, on ne sait combien d'années il faudra pour leur accroissement. Aussi à l'époque des fleurs, patiemment attendue, quel délicieux spectacle ces plantes présenteront à l'homme! De quelle beauté ne se pareront-elles pas à ses regards! Si donc vous les coupez, la fleur détachée de la branche ne pourra plus y être replacée, la branche arrachée du tronc ne pourra plus y chercher son appui: tel un homme mort qui ne peut être rappelé à la vie, un supplicié dont on ne peut racheter le châtiment. Ah! si les fleurs parlaient, ne verseraient-elles pas des larmes d'indignation!
D'autres personnes encore qui coupent les fleurs, s'en vont tout simplement chercher les plus belles, préférant les branches mieux garnies; puis les plantent dans un vase, les étalent sur une table, soit pour alimenter un instant la joie parmi les convives, et les exciter à boire, soit pour orner pendant un jour la toilette d'une jeune fille: comme si les convives ne pouvaient savourer le même plaisir en admirant la fleur sur sa tige, comme si la toilette des jeunes filles ne devait pas emprunter tout son éclat au talent de l'artisan! Celle branche coupée, c'en est une de moins sur l'arbre; et le tronc ainsi mutilé pourra-t-il prolonger son existence avec la même vigueur, et renouveler chaque année l'incessant spectacle dont il réjouit vos regards? D'ailleurs, au milieu de ces fleurs épanouies, il se trouve parfois des boutons encore fermés, pauvres êtres qui meurent d'une mort prématurée.
On voit aussi des gens qui, étrangers à tout sentiment d'affection envers les plantes, montent sur les branches pour cueillir les fleurs, jetant les mauvaises, gardant les bonnes; ils les donneront au premier passant qui les leur demandera; ou bien ils s'en iront en les semant sur leur route, sans même détourner la tête; ainsi, victime d'une injustice, un homme meurt sans pouvoir obtenir de vengeance. Si les fleurs avaient le don de la parole, n'exprimeraient-elles pas leur ressentiment!
Tsieou-Sien avait donc eu toute sa vie pour règle constante de ne cueillir jamais une fleur, de ne jamais toucher un bouton. Lorsque, par exemple, il se trouvait dans le jardin d'un étranger, c'était avec amour qu'il examinait chaque fleur, et il serait resté volontiers tout le jour plongé dans cette contemplation. Si le maître du lieu, prétextant la richesse de son parterre, voulait cueillir une fleur pour la lui donner, Tsieou criait au meurtre, et n'y consentait d'aucune façon. Il arrivait également que des voisins curieux venaient chez lui dans l'intention de faire un bouquet; tant que Tsieou ne les voyait pas, cela passait, mais s'il s'en apercevait, il les engageait deux ou trois fois à cesser; et quand ils ne tenaient pas compte de ses avertissements, Tsieou inclinant respectueusement sa tête, faisait de grandes politesses, intercédait du fond de son cœur pour ses pauvres plantes. Aussi, bien qu'on l'appelât le Fou des fleurs, on était vraiment touché de sa sincère bonhomie; car dès qu'on s'abstenait de tourmenter les objets de son affection, il se confondait en saluts et en remerciements.
Les domestiques avaient bien envie parfois de gagner quelques deniers aux dépens de l'enclos, mais Tsieou aimait mieux leur donner de l'argent; et s'ils profitaient de son absence pour prendre quelque chose, le maître ne manquait pas de voir à son retour la tige endommagée, et alors, pénétré de douleur et de compassion, il appliquait un peu de boue sur la blessure; c'est ce qu'il appelait «traiter les fleurs ».
A cause de tous ces motifs, depuis qu'il était retiré dans ce jardin, Tsieou n'en accordait pas volontiers l'entrée; les parents et les amis qui demandaient à le voir, obtenaient difficilement une réponse favorable; il ne les laissait pénétrer qu'après leur avoir fait ses recommandations, et, comme s'il eût redouté pour ses fleurs l'effet d'un air nuisible, il exigeait qu'on les regardât à distance: s'approcher était chose défendue. Quelqu'un profitait-il de ce que Tsieou était occupé ailleurs pour dérober une fleur, celui-ci ne tardait pas à le remarquer; alors son front se colorait, son visage devenait pourpre; il poussait de grands soupirs d'impatience, murmurait quelques imprécations, et pour ce téméraire le jardin restait à jamais fermé. Dans la suite, connaissant bien le caractère bizarre de Tsieou, chacun s'abstenait de toucher même une feuille.
D'ordinaire, les plantes touffues et les arbres épais sont la retraite des animaux et les oiseaux y font leurs nids: aussi dans ce lieu, rempli à la fois de fleurs et de fruits, ils se trouvaient en bien plus grand nombre encore. Tant qu'ils se bornaient à manger les fruits, c'était peu de chose; mais s'ils se laissaient aller à becqueter et à endommager les fleurs, Tsieou-Sien arrivait avec du millet et du grain qu'il plaçait dans un endroit bien net, afin que ces animaux le mangeassent; il leur adressait des prières dont ces êtres privés de raison comprenaient clairement le sens: chaque jour bien repus, ils abaissaient leur vol et sautillaient délicatement parmi les fleurs, et sans plus jamais becqueter une seule baie, ils chantaient d'une voix flexible et harmonieuse.
Les fruits étant aussi respectés, le verger en contenait une foule d'espèces d'un volume, d'un goût et d'une beauté remarquables. A l'époque de la maturité, Tsieou faisait d'abord une offrande au génie des fleurs, n'osant toucher qu'après cette oblation aux productions de son jardin; puis il envoyait à la ronde à tous ses voisins les prémices de sa récolte. Le surplus était confit, et c'était là son revenu de chaque année.
Comme il avait goûté le charme des fleurs, Tsieou-Sien, malgré ses cinquante ans, ne ressentait ni fatigue ni affaiblissement, il était au contraire bien portant, robuste et alerte. Vêtu d'habits très simples, usant d'une nourriture frugale, il vivait dans l'aisance et dans le contentement de son sort, possédait encore du superflu et savait venir au secours des pauvres du village. Aussi il n'y avait personne dans le voisinage qui ne lui témoignât du respect; on l'appelait Monsieur Tsieou7, et lui-même se désignait par le nom du Vieillard qui arrose son jardin (Kouan-Youen-Seou).
Les vers disent:
Le matin, il arrosait son jardin, le soir il l'arrosait encore,
A force de soins, il y fit éclore cent plantes rares et précieuses;
Quand elles étaient fleuries, il ne pouvait en rassasier ses
regards,
Et il tenait tant à son parterre, qu'il aimait mieux le contempler
à loisir que d'aller prendre du repos.
Ici l'histoire se divise. – Dans la ville de Ping-Kiang, dont ce village de Tchang-Yo était voisin, vivait un jeune homme d'une famille de mandarins, appelé Tchang-Oey. C'était un individu corrompu, astucieux, cruel, tyrannique et arrogant. Plein de confiance dans l'influence de sa famille, il s'occupait uniquement à opprimer ses voisins, à les épouvanter par ses violences, et à vexer les gens de bien sous divers prétextes; et quand une fois il avait entrepris quelqu'un, il lui suscitait jusqu'au bout de dangereuses affaires, se faisant un jeu de le ruiner de fond en comble: alors seulement il lâchait sa victime. Une troupe de valets, d'esclaves, vrais loups, vrais tigres, accomplissait ses volontés. Beaucoup d'autres vauriens aussi, sans être sous la dépendance de Tchang-Oey, restaient nuit et jour dans sa compagnie, formant ainsi une troupe occupée à chercher en tous lieux l'occasion de nuire et à faire naître les désastres sur ses pas. Combien de personnes avaient eu à souffrir de leur despotisme!
Or, contre toute attente, il se trouva un personnage pire encore, qui n'eut pas de peine à saisir et à battre vertement ce méchant homme. Tchang-Oey alla porter plainte devant les tribunaux, mais son adversaire fit tant de ses pieds et de ses mains, qu'il le déjoua et porta même une plainte contre lui. Alors, pour dissimuler sa honte et son affront, Tchang emmena avec lui cinq ou six domestiques de sa maison et une bande de mauvais sujets, avec lesquels il s'en alla à la campagne passer son chagrin. Or, cette maison de plaisance se trouvait précisément située au village de Chang-Yo, non loin de la demeure du vieux Tsieou-Sien.
Un jour donc après le déjeuner, et ils avaient bu au point d'être à moitié ivres, Tchang-Oey et les siens firent par hasard une promenade dans le village, et ne tardèrent pas à se trouver en face du jardin de Tsieou-Sien. Ils aperçoivent par-dessus la haie des fleurs brillantes qui réjouissent le regard; tout autour sont des arbres répandant un épais ombrage. D'une voix unanime ils demandent à qui appartient ce jardin si frais et si élégant: un domestique leur répond que ces plantations font partie de l'enclos de Monsieur Tsieou, celui-là même que l'on appelle le Fou des fleurs. En effet, ajouta Tchang-Oey, j'ai entendu dire qu'il y a dans les environs de ma maison de campagne une personne de ce nom, un certain Tsieou qui possède une collection de plantes rares et de belles fleurs; puisque c'est là sa demeure, que n'entrons-nous? C'est que, interrompt le domestique, mon maître est un peu bizarre; il ne permet guère que l'on voie son jardin. Pour tout autre, c'est possible, reprend Tchang-Oey, mais pour moi, cette défense peut-elle avoir lieu? Et aussitôt il pousse la porte.
A cette époque les pivoines étaient en pleine fleur. Tsieou avait à peine fini d'arroser; assis dans le parterre, avec une cruche de vin et deux plats couverts de fruits, il commençait à remplir son verre; il n'avait pas eu le temps de le vider trois fois depuis qu'il se livrait à cet innocent plaisir, lorsque le bruit des portes roulant sur leurs gonds frappa son oreille: il laisse là son vin, court vers la porte, regarde et voit cinq ou six personnes debout devant lui. La fumée du vin monte au cerveau de Tsieou; il s'imagine que ce sont en effet des curieux qui sont venus pour voir son jardin, mais les arrêtant à la porte, il leur adresse cette question: Que demandent ces Messieurs? Ne savez-vous pas qui je suis, vieillard? répond Tchang; je suis connu dans la ville sous le nom de Tchang-Yâ-Nouy (Tchang de l'intérieur du palais). La maison de campagne qui est ici près, et qu'on appelle Tchang-Kia, appartient à ma famille; j'ai appris que vous possédez une multitude de belles fleurs, et je viens tout exprès pour les admirer. J'observerai à sa Seigneurie, répliqua le vieillard, que je n'ai rien de curieux maintenant: ce sont des pêchers, des abricotiers que vous voyez ici, et rien de plus; tout est fané; il n'y a plus rien du tout que cela.
Tchang-Oey se mit à regarder de travers le vieux jardinier, et s'écria: Qu'a-t-il donc, ce vieillard? y a-t-il un si grand mal à regarder des fleurs? vous me répondez qu'il n y a plus rien: est-ce que je veux vous les manger? Non vraiment, reprit encore Tsieou-Sien, le vieux Chinois n'en impose point à votre Seigneurie: en vérité, tout est fini.
Tchang-Oey n'était pas homme à écouter tout cela. Il s'avance donc, ouvre brusquement les bras, et pousse au milieu de la poitrine le vieillard, qui, assez peu solide sur ses pieds, chancelle, trébuche, est jeté à l'écart; et toute sa bande entre tumultueusement. Le pauvre jardinier voit qu'il a affaire à des vauriens abusant de leur force, et il est contraint de leur livrer passage. Puis il ferme la porte de l'enclos, va chercher le vin et les fruits qu'il a laissés à terre, et se tient auprès des jeunes gens, les accompagnant dans leur promenade.