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Un Cadet de Famille, v. 2/3

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LXXVI

«Dès que les premières lueurs du jour eurent fait disparaître les étoiles qui diamantaient le ciel, je cherchai d'un regard inquiet à découvrir la terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti dans la morne stupeur d'un profond désespoir. La mer était si houleuse, que ses vagues agitées remplissaient à chaque instant mon pauvre bateau, et j'étais dans l'obligation, malgré mon excessive faiblesse, de vider l'eau goutte à goutte, car ma casquette n'offrait pas, pour cette opération, une ressource bien grande.

Je me sentais mourir, et de minute en minute mon désespoir prenait une nouvelle énergie, énergie sombre, et qui me disait de hâter sans hésitation l'heure dernière de ma misérable vie.

Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le profond découragement qui s'empara de moi lorsque je m'aperçus que, pendant l'obscurité de la nuit, j'avais rasé le rivage de plusieurs îles, et que je n'avais plus devant moi que l'immensité de la mer, mer isolée, sublime de grandeur, mais sans horizon.

Je fis de vains efforts pour virer afin de regagner les îles que je laissais derrière moi, mais la violence du vent et l'agitation de la mer entravèrent si complétement le succès de mes tentatives, que je fus obligé de mettre le bateau sous vent afin de ne pas couler à fond.

Quelques heures s'écoulèrent ainsi, car je me pliais forcément aux variations de la brise. Rendu presque fou par la douleur, je faisais de vains efforts pour maintenir mes regards sur les brumes de l'horizon, espérant y voir poindre l'unique espérance qui me retenait à la vie, un morceau de terre pour diriger vers elle ma fiévreuse course. Mais la faim dévorante qui rongeait mon estomac attirait involontairement toute mon attention sur la tortue.

J'essayais vainement de porter mes pensées loin d'elle, mes yeux s'y trouvaient si invinciblement attachés, que je fus forcé de comprendre qu'il eût été presque aussi logique de secouer une boussole que d'en éloigner mon attention. Comme l'aiguille magnétique, ma prunelle se tournait toujours vers le même point.

Après avoir longuement réfléchi sur les moyens à employer pour enlever la carapace du crustacé, je lui détachai les pattes et je l'apportai à l'avant du bateau.

Quand j'eus bien examiné les lignes confuses et coloriées peintes sur son dos, examen presque aussi attentif que celui auquel on se livre sur une carte maritime la veille d'un grand voyage sur mer, je compris avec désespoir qu'il me serait impossible de briser, avec le seul secours de mes faibles mains, ce granit d'écaille.

Je n'avais de ma vie vu une chose aussi bien claquemurée, à l'exception toutefois de la caisse en fer du bureau de mon père, et il me semblait que le fer seul avait la puissance de se rendre maître de l'une ou de l'autre.

Malgré l'inutilité de mes observations, je ne renonçai pas à la conquête de ce pauvre mais bien nécessaire repas. En conséquence, je mis tous mes soins à chercher dans le bateau la possibilité d'extraire, sans danger de destruction, un fort clou, une pointe ou un morceau de fer qui pût remplir l'office de couteau; malheureusement mes recherches furent inutiles et je ne découvris absolument rien.

Les extrémités du corps de la tortue étaient bien en mon pouvoir, mais ces extrémités se trouvaient sous la dure protection de sa tête calleuse et de ses nageoires, dont la peau était plus coriace que la semelle de mon soulier. Sans nul doute, un pressentiment secret avertissait la tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne se hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la carapace.

La colère de l'insuccès faisait bouillir mon sang, et, dans le transport d'une irritation bien excusable chez un malheureux affamé, je frappai la tortue contre le plat-bord du bateau, dans l'espoir, sinon de la briser en mille pièces, du moins de fendre ou d'écailler sa dure carapace; mais je crois vraiment que j'aurais plutôt fracassé ma barque qu'entamé, même légèrement, cette espèce de pierre. Après une lutte acharnée, lutte de violence, d'adresse et de ruse, je parvins à saisir la tête de la tortue, je l'attachai fortement avec une corde, et à l'aide de ce dernier moyen je la tuai.»

– Je ne m'explique pas de quelle manière, dis-je au capitaine.

«En rongeant la peau de sa gorge, malgré la défense vigoureuse qu'elle m'opposa, car je fus presque aveuglé par ses nageoires. Quand la tortue se trouva sans vie, j'enfonçai mes doigts dans sa poitrine et j'arrachai ses nageoires; mais mon empressement ou mon ignorance me fit répandre le fiel, car, malgré les soins que j'avais de laver les chairs, le goût m'en parut très-amer. Le corps de la tortue était rempli de petits œufs d'une excessive délicatesse, et l'absorption de ces œufs calma tout à fait mes douleurs d'estomac.

Une fois bien rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de la terre, et bientôt un cri de joie s'échappa de mes lèvres: elle se montrait à ma gauche.»

En me faisant le récit de l'égorgement de la tortue, les gestes et les regards du capitaine étaient devenus si féroces et si véhéments que je poussai devant lui les restes du jambon qui se trouvaient encore sur la table, et, par excès de prudence, je tins ma gorge à une distance respectable de ses mains, dont les lignes noires et tatouées ressemblaient à des griffes de vautour.

« – À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes défaillantes espérances se relevèrent radieuses; mais la brise augmenta, et, dans la crainte terrible de voir éclater en orage les sombres nues qui couraient dans le ciel, je mis toutes mes forces à diriger ma barque vers l'île qui se montrait devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma barque, qui volait sur l'eau en m'inondant de l'écume des vagues, je croyais, dans la fièvre de mon impatience, que je flottais sur l'eau avec autant de lenteur et de nonchalance qu'une bûche de bois mort. Le soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour distinguer le ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent désir de gagner la terre me fit commettre l'imprudence de laisser marcher mon bateau sans le diriger le long du rivage, ainsi que j'aurais dû le faire, afin de chercher une descente ou une berge, et d'éviter, par cette précaution, les rochers ou les bancs de sable.

Je continuai donc étourdiment ma course, et j'atteignis un endroit où le ressac était d'une prodigieuse hauteur. Tout d'un coup je me trouvai encaissé entre des rochers au-dessus desquels les vagues se précipitaient avec violence et sans trêve. Dans mon empressement à fuir les dangers de la mer, je me jetai entre des rochers où je pouvais trouver une mort plus douloureuse encore.

Les mouettes volaient au-dessus de moi en jetant de hauts cris, et ma petite barque, presque ensevelie dans l'écume, était jetée, tournée de tous les côtés, et si pleine d'eau, que je ne savais plus si j'étais dans le bateau ou dans la mer.

Bientôt ma barque fut emportée par une haute lame contre un des rochers; je me vis perdu, mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit en arrière en me ballottant comme un jouet. Le cri des mouettes, le bruit des vents, le sonore murmure des vagues, faisaient entendre un si étourdissant concert, que ma tête vacillait, étourdie, sur mes épaules inondées par l'écume des vagues. L'espace qui me séparait du rivage était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en ébullition. Ce rivage était proche, et je n'avais cependant aucun espoir de l'atteindre. Tout d'un coup, une lame furieuse balaya devant elle mon frêle esquif.

Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement vers la terre, mais les vagues me prirent, et je me trouvai porté par elles si près des rochers, qu'il m'eût été facile de les toucher avec les mains. De là, je fus emporté plus loin; comme les démons du mal, ces lames furieuses semblaient se jouer de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue, ensanglanté par les blessures que j'avais reçues en me heurtant contre les rochers, je sentis que je coulais à fond.

Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la submersion n'est point aussi douloureuse qu'on veut bien le dire; il faut peut-être attribuer mes paroles et le sentiment qui me remplit alors le cœur plutôt de joie que de tristesse à l'ennui mortel qui m'accablait depuis quelques jours, à la désolante perspective d'une vie d'abandon et d'insupportable misère. Toujours est-il qu'une ineffable sensation de bien-être inonda mon corps quand l'eau l'enveloppa comme un linceul mortuaire. Je me souviens cependant que je me débattis mécaniquement ou convulsivement; que je recommandai mon âme à Dieu, puis que j'éprouvai une sensation d'angoisse comme si mon cœur eut éclaté dans ma poitrine; puis, enfin, je perdis entièrement connaissance.»

LXXVII

L'étranger suspendit pendant quelques instants le cours de sa narration, puis, lorsqu'il eut achevé d'utiliser ce laps de temps en vidant le contenu de son verre et en remplissant le bassin de sa pipe, il me dit d'un air moitié grave, moitié souriant:

« – Je n'étais pas mort, monsieur, mais je n'avais ni plus de force ni plus de connaissance qu'un cadavre. Combien de temps suis-je resté dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les vagues bondissantes, je l'ignore.

La première sensation que je ressentis, et dont je me rappelle très-faiblement la douleur, car elle prend dans mon esprit la forme d'un rêve, fut une suffocation. Il me semblait – car j'étais incapable de me rendre compte de ce qui se passait en moi et autour de moi – qu'on essayait malgré ma résistance, résistance morale et partant imaginaire, qu'on essayait, dis-je, de comprimer les élans de mes derniers efforts, et cela en enveloppant toute ma personne dans l'avalanche des eaux torrentielles qui tombaient des rochers. Le froid glacial de l'eau, le bruit sonore par lequel elle étouffait mes cris, me jetaient dans le désespoir d'une impuissance complète.

 

Quand je repris un peu la connaissance des choses, j'aperçus autour de moi des personnages aux physionomies bizarres, à l'accoutrement plus bizarre encore. Plus surpris qu'effrayé, je les contemplai un instant; mais la faiblesse de mon corps dompta cette curiosité, et je refermai machinalement les yeux. Je souffrais, j'étais étourdi, malade et tout tremblant de froid. Les gens qui m'entouraient m'accablaient de pressantes questions, à en juger par la volubilité des paroles et par l'intérêt qu'exprimait la voix; mais le langage qui traduisait leurs sentiments m'était parfaitement inconnu. J'augurais bien de mes sauveurs, car les soins les plus attentifs m'étaient prodigués pour me rappeler à la vie.

Je m'oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et votre attention si bienveillante sur ces infimes détails, et qui n'avancent point la narration de mon histoire, puisqu'ils ne font que vous révéler les impressions d'un homme qui, par un miracle providentiel, a eu le bonheur d'échapper aux tourments d'une misérable mort.

En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je me vis couché sur des nattes et couvert d'étoffes de coton. Trois femmes presque nues, – mon premier regard les avaient vues habillées, et les bonnes créatures s'étaient dépouillées de leurs vêtements pour m'en couvrir, – me considéraient avec l'anxieuse attention de l'espoir.

La figure, le cou et les bras de ces femmes étaient couverts de lignes noires, et des anneaux d'or, des cercles du même métal entouraient leurs poignets ainsi que le bas de leurs jambes.

Jeunes et presque blanches, ces femmes eussent été très-belles, si le tatouage étrange qui rayait leur peau n'en eût pas voilé l'éclat et la fraîcheur.

Après avoir essayé de me soulever, j'adressai à mon tour quelques questions aux jeunes sauvages; le son de ma voix et le langage qu'elle exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou d'effroi.

La parole étant inutile entre nous, j'eus recours aux signes, et leur fis comprendre, non sans peine, que je mourais de faim.

Toutes les trois coururent à la recherche d'un aliment réparateur, et bientôt leurs mains mignonnes mirent entre les miennes une abondante moisson de fruits et de racines. Je dévorais tout, et les pauvres filles ouvrirent de grands yeux effrayés en considérant la voracité avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas.

Quand la faim qui me dévorait les entrailles fut entièrement satisfaite, je songeai non à découvrir par quels moyens j'avais échappé à la mort, chose impossible par l'interrogation, mais à savoir dans quel endroit je me trouvais.

La natte qui me servait de lit était posée sur le bord d'une petite rivière calme et transparente; mais, à côté du calme enchanteur de cette eau limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et ce bruit sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne pouvais voir cependant l'endroit où il se produisait, car de hauts rochers se trouvaient placés entre la mer et moi.

J'appris plus tard de quelle manière j'avais échappé à la fureur des vagues. Un fort tournant m'avait emporté dans ses innombrables détours jusqu'à l'embouchure de cette petite rivière, qui, aussi calme qu'un lac et protégée contre les vents par un rempart de rochers, n'était pas visible sur la mer, quoiqu'elle y versât ses eaux, dont elle prenait la source dans des jungles.

Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière en canot, pour y faire une pêche de poissons, avaient aperçu mon corps à la surface de l'eau.

Courageuses et bonnes, les pauvres enfants, quoique effrayées et surprises, avaient réuni toutes leurs forces pour me traîner jusqu'au rivage.

Pendant quelques heures les pêcheuses m'avaient cru mort; néanmoins, après avoir allumé du feu, elles m'avaient frictionné et enfin rendu à la vie.

Maintenant, monsieur, je vais vous parler du lendemain de ce mémorable jour, car toute la nuit je restai sans force, couché sur ma natte, et attentivement veillé par mes jeunes protectrices.

Le lendemain donc, assez fort pour me lever, je pus m'établir dans le canot. J'avoue qu'une vive répugnance me fit reculer de quelques pas lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière. J'obéis cependant à leurs désirs, et, comme je l'ai déjà dit, je m'établis au fond de la petite barque.

Quand nous eûmes quitté le lac formé par la rivière et entouré de rochers, de cocotiers et de mousse jaune, nous suivîmes le cours de l'eau en remontant vers la source.

Cette rivière, semblable à un miroir limpide, glissait entre deux rives si épaissement fournies de bambous et d'arbres fruitiers, que par moments l'enchevêtrement des branches formait sur nos têtes un dôme impénétrable même pour les rayons du soleil. Sur quelques-uns de ces arbres, si luxurieusement développés, pendaient en grappes et comme des fruits animés de petits singes noirs pas plus gros qu'une pomme.

L'odeur aromatique des arbres et des fleurs, les bienveillants et doux regards des jeunes filles qui m'accompagnaient, furent de si puissants remèdes, que les dernières traces de mon mal s'effacèrent non-seulement de mon corps, mais encore de mon souvenir. La rivière faisait, de droite à gauche et de gauche à droite, une infinité de détours, et par moments elle devenait tellement étroite, que deux barques de front eussent été incapables de marcher.

Dans plusieurs endroits, l'eau avait franchi le rivage, s'y était divisée en petits cours d'eau, et cet arrosement naturel se révélait au regard par la fraîcheur des arbres, au feuillage d'un vert d'émeraude, et par la croissance extraordinaire de la végétation.

Après deux heures de promenade, car la lenteur de notre marche ressemblait fort peu à un voyage, nous atteignîmes un large filet d'eau. Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce ruisseau, presque aussi profond que la rivière, et m'engagèrent à débarquer. J'obéis avec empressement; mais la végétation était si épaisse, l'herbe qui couvrait la terre paraissait tellement vierge de tout contact, que je n'y pus découvrir aucun sentier.

Mon embarras fit rire mes protectrices, et d'un signe elles m'invitèrent à les suivre.

Après avoir suivi pendant quelques minutes la partie la moins profonde du ruisseau, nous arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords.

Au bout de ce sentier, et au milieu d'un bouquet de grands arbres tout à fait débarrassés de taillis, je vis une multitude de petites huttes construites en bois et couvertes en feuilles. Trois de ces huttes étaient réunies dans un même espace et semblaient appartenir à un seul propriétaire.

Ce fut vers ce groupe que mes conductrices me conduisirent. Quand elles m'eurent fait entrer dans la plus grande de ces cabines, entourées d'une haie de poiriers épineux, elles frappèrent leurs mains l'une contre l'autre.

À cet appel répondit une apparition de vieilles femmes, de jeunes filles et d'enfants demi-nus; tout ce monde fit entendre des cris de joie, des acclamations de surprise, questionna mes amies, m'examina curieusement, et finit enfin par toucher mes cheveux, mes mains, mes pieds, en demandant le récit de mon histoire. Averties par la rumeur, les matrones du village accoururent avec un empressement qui donnait à leur marche pesante une sorte de légèreté; elles m'entourèrent et me considérèrent en jetant des cris de ravissement.

La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un peu de liberté, et mes hôtesses profitèrent de ce repos pour placer devant moi des viandes rôties, des fruits, du maïs et du riz.

Une chose qui m'étonna singulièrement le jour de mon installation au milieu de cette peuplade fut l'absence des hommes. Je n'en vis pas un seul, à l'exception de trois ou quatre vieillards.

– La nuit s'avance, me dit tout à coup le capitaine; j'abuse de votre bonté, monsieur, et je dois autant que possible abréger le récit d'une vie qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant elle est vide d'accidents. – Je trouvai donc un asile dans le domaine des êtres les plus bienveillants et les plus naïfs du monde, et j'appris plus tard que j'étais arrivé dans le pays quelques jours après le départ du roi et de ses sujets, qui faisaient ensemble une grande chasse autour de l'île. Ces chasses avaient lieu deux fois par an.

Les jeunes femmes à la bonté desquelles je devais la vie étaient les filles du roi.

À la nuit tombante, je fis comprendre à mes hôtesses que je désirais dormir. La jeune fille à laquelle j'adressai la demande d'un lit de repos disposa promptement dans un coin de la hutte un tapis de roseaux et de nattes, causa pendant quelques minutes avec ses sœurs, et, lorsqu'elles m'eurent conduit toutes les trois vers ma couche, je fus tout surpris de voir que l'aînée venait prendre place auprès de moi.»

– Ah! ah! m'écriai-je en riant; mais mon intempestive gaieté ne plut pas au Zaoo anglais, car il dit d'un ton froid:

– Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi de ses pères: la fille aînée d'une maison partage, si elle n'est pas mariée, la couche de l'étranger recueilli.

– Continuez, mon cher capitaine, je trouve cette habitude charmante, et mon hilarité n'exprime que ma joie; en vérité, je désire de tout mon cœur que cette admirable coutume devienne universelle.

« – Le lendemain, reprit le narrateur, cette jeune fille fut déclarée ma femme.»

– Diable! pensai-je, c'est autre chose, et je pris un air grave.

« – Quand le roi reparut dans ses domaines, accompagné de sa suite, il fut joyeusement surpris, et me traita en fils bien-aimé.

Je m'habituai peu à peu aux mœurs douces et naïves de ce peuple primitif. J'appris à parler la langue qui lui était familière, et je fus, en peu de temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi lui-même.

Porté par mes goûts, dès ma plus tendre enfance, vers tout ce qui a rapport à la construction des navires, il me fut très-agréable d'utiliser mon savoir en le mettant au service du chef de ce petit État.

Le bon vieillard conçut alors pour moi une amitié si tendre, une reconnaissance si profonde, qu'à la prière de ses deux filles, mes belles-sœurs, il consentit à me les donner pour femmes. À ce don il ajouta une hutte spacieuse, dans laquelle je pus m'établir avec ma nouvelle famille; mais le roi supportait mal cette apparente séparation, et m'appelait auprès de lui à chaque heure du jour.

Comme vous le voyez, monsieur, j'ai perdu tout vestige de civilisation, ou, pour mieux dire, je suis véritablement un natif de l'île.»

– Vous oubliez de me dire, capitaine, pour quel port vous êtes destiné.

– Votre remarque est fort juste, monsieur, et je ne connais aucune raison qui puisse m'empêcher de vous le dire. Depuis deux ou trois ans, plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et aux Hollandais ont touché à notre île, et, non contents de ravager, de piller nos côtes, ils ont saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples sans défense.

Ces vaisseaux sont venus des îles Philippines. Je vais donc, monsieur, solliciter l'assistance du gouvernement anglais, acheter des armes et des munitions pour soutenir l'assaut s'ils reviennent.

– Mon cher capitaine, l'achat des armes et des munitions est très-utile, mais la pensée et le fait d'adresser à la Compagnie une pétition pour lui demander un secours personnel sont choses absurdes et infaisables. Qu'avez-vous fait pour intéresser la Compagnie au sort de ces peuplades? ou plutôt que pouvez-vous lui donner? L'intérêt seul guide ses démarches, et, dans celui de l'humanité, elle ne fera absolument rien.

– Je puis enrichir la Compagnie, monsieur; je connais un banc de perles d'une incommensurable valeur, et nulle personne au monde, excepté moi, ne sait dans quel coin de la mer gît ce trésor.

– Taisez-vous! m'écriai-je en posant ma main sur les lèvres du capitaine, ne parlez de ce secret à personne, si vous ne voulez pas perdre votre île, et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil d'un ami, d'un frère, d'un compatriote. Ramassez vos perles en cachette, échangez-les pour des armes, ou, si ce mode de commerce ne vous sourit pas, laissez ces grains précieux où ils se trouvent.

Je ne sais si le brave Anglais a gardé le silence, mais je sais bien que je n'ai pas trahi son admirable confiance.

– Cependant, reprit le capitaine, il faut que j'aille à Calcutta; j'ai l'espoir d'y apprendre quelques nouvelles de ma famille, et je désire l'informer de mon sort, et lui faire savoir qu'en tout point il est parfaitement heureux. Je ne rentrerai jamais en Europe, non-seulement parce que j'ai des femmes et des enfants, mais parce que je suis si aimé de ce pauvre peuple, que mon départ serait le témoignage de la plus odieuse ingratitude; outre cela, il est impossible que je reparaisse dans ma patrie tatoué comme un sauvage, et tout à fait sauvage par mes goûts, mes mœurs, mes habitudes.

 

Ces signes, qui vous paraissent si étranges, monsieur, servent ici à me faire respecter, car ils montrent que je suis fils de roi. À Londres, ils seraient la risée du peuple, le bonheur des gamins, et je serais suivi et pourchassé, dans ma ville natale, comme une bête fauve échappée de sa cage.