Le Manoir De Mondello

Text
0
Kritiken
Leseprobe
Als gelesen kennzeichnen
Wie Sie das Buch nach dem Kauf lesen
Le Manoir De Mondello
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

SALVATORE SAVASTA

Le Manoir

de Mondello

Inspiré

d’une histoire vraie

Traduit par Pascale Leblon

Copyright © 2020 Salvatore Savasta

salvatoresavasta@live.it Page Facebook de l’auteur : https://www.facebook.com/iosonogayalmenocosicredo

Illustration de couverture © Daniela Barisone : https://ko-fi.com/queenseptienna Crédit Photo : https://unsplash.com

TOUS DROITS RÉSERVÉS : Cette œuvre littéraire ne peut être reproduite ou transmise sous aucune forme et en aucune façon que ce soit, électroniquement, mécaniquement, photocopiée, sur support magnétique ou autre sans l’autorisation écrite de l’auteur. Ce livre ne peut être converti en aucun format, vendu ou transmis en aucune façon d’un dispositif à l’autre via le téléchargement sur des programmes de partage de fichiers pair à pair, gratuitement ou contre paiement. De tels actes sont illégaux et enfreignent la loi sur les droits d’auteur.

Ceci est une œuvre inspirée d’une histoire vraie. Les noms et les personnages sont le fruit de l’imagination de l’auteur, mais les évènements se sont réellement produits, bien que romancés et mêlés à la fantaisie de l’auteur. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou mortes, des entreprises commerciales, des évènements ou localités est purement fortuite.

À ce que je suis.

À ce que je ne serai jamais.

À ce que j’aurais voulu être.

À ce que j’aurais pu être.

À ce que je serai.

À moi et à tous ceux qui,

comme moi,

sont libres d’être eux-mêmes.

Pablo Neruda, “Sonnet XVII”

Je ne t'aime pas comme si tu étais rose de sel, de topaze,

Ou la flèche d'œillets qui propagent le feu,

Je t'aime comme l'on aime certaines choses obscures

Secrètement : entre l'ombre et l'âme.

Je t'aime comme une plante qui ne fleurit pas et qui porte

En soi, cachée, la lumière de ses fleurs

Et grâce à ton amour, dans mon corps vit obscur

L'arôme et concentré venu de la terre.

Je t'aime sans savoir comment, ni quand, ni où

Je t'aime d'un amour discret et sans orgueil :

Je t'aime ainsi car je ne sais pas comment aimer autrement

Si ce n'est cette façon dans laquelle je ne suis ni tu es

Si proches, que ta main sur ma poitrine est mienne

Si proches que lorsque tes yeux se ferment à mes rêves.

 Chapitre I

ne m’appelle pas "fils"

sauf si tu es sur le point de me coucher sur ton testament.

Cit. Al Mcguire

Lorsque je sortis de l’ascenseur, je me dirigeai vers la dame assise derrière un bureau : sur le mur, un panneau indiquait : “Casati, Gattai et Pavesi, Docteurs en Droit”.

Je me présentai et la secrétaire m’invita en souriant à m’installer. Je pris place sur un divan en cuir et regardai autour de moi. Je me trouvais dans un environnement agréable : les portes en verre fumé, le carrelage caché sous de précieux tapis et les murs constellés de tableaux représentant Palerme au XIXème siècle me firent comprendre que je me trouvais dans un cabinet d’avocats reconnu et à la riche clientèle.

Ce serait pour moi une journée douce et amère à la fois : douce parce que je reverrais bientôt Angelo Pavesi après plus d’un an, et amère car l’occasion était triste. La lecture du testament de mon grand-père. Tous les avoirs des Biondi auraient un nouveau propriétaire.

Je m’efforçai de penser à quelque chose de joyeux car, bien que je sache depuis longtemps que ce jour arriverait tôt ou tard, mon grand-père me manquait vraiment. Il avait été un père. Ma famille ne comptait que moi, mon frère Alex, mon grand-père Giovanni dont j’avais hérité le prénom, un grand-oncle et une grand-tante. Mon grand-père, avec ses frère et sœur, était revenu d’Amérique après s’y être rendu en quête de fortune. C’était un émigré qui, après avoir trouvé sa marmite d’or au pied de l’arc-en-ciel, avait choisi de rentrer dans sa patrie une fois devenu père.

Je pensai donc à ma vie, à mon mariage brisé à vingt-cinq ans et à combien j’avais changé depuis. Aujourd’hui, trentenaire, je me sentais sûr de moi et relativement heureux de ce que j’étais et avais. Deux semaines plus tôt, j’avais rencontré une femme qui me plaisait beaucoup : elle m’avait été présentée lors d’une fête sur le bord de mer de Capaci. Federica, une personne charmante, intelligente et sympathique. Une écrivaine qui habitait Capaci depuis moins de deux mois. Après quelques rendez-vous, j’avais compris que j’avais rencontré une vraie femme, la tête bien pleine au-dessus de son décolleté, avec laquelle pouvoir concevoir une relation durable et solide. Au-delà de cela, je venais d’être promu agent en chef dans le fast food où je travaillais. Je repensai ainsi à la façon tendre et compatissante avec laquelle on me regardait le premier jour de travail : encore un diplômé qui finit par travailler dans un fast food. Je savais aujourd’hui avoir fait le bon choix. Bien entendu, mes amis du lycée qui étaient devenus médecins, avocats, enseignants et architectes avaient haussé les sourcils de surprise quand j’avais parlé de mon nouvel emploi et de combien il m’enthousiasmait. Mais j’avais mis un moment avant de comprendre qu’ils n’étaient pas de vrais amis. Ils ne pouvaient pas l’être s’ils me jugeaient uniquement sur mon statut social.

Depuis quelque temps, j’avais également compris combien il était important de suivre mon instinct, sans me préoccuper de ce que pensaient les gens. Ce matin-là aussi, j’avais suivi mon instinct en me rendant au cabinet d’avocats. Mon grand-père n’était pas très riche et il avait eu de gros problèmes financiers les dernières années, mais il avait toujours possédé une imagination fantasque et je pensais que son testament serait pour le moins intéressant.

Une porte du bureau de Casati, Gattai et Pavesi s’ouvrit et une charmante jeune femme, sortie de la pièce dont la porte affichait le nom d’Angelo Pavesi, vint vers moi.

« L’avocat a dû s’absenter un moment, monsieur Biondi. Mais vous pouvez patienter dans son bureau, si vous le souhaitez. Vous attendez d’autres personnes, n’est-ce pas ?»

— Je pense que oui » répondis-je, certain que mon frère avait été appelé, peut-être avec nos grand-oncle et grand-tante.

Un instant plus tard, je me retrouvai seul dans le bureau d’Angelo. C’était une pièce accueillante, avec des tapis orientaux, des tableaux de maîtres et de précieux meubles anciens. Je ne m’attendais pas à une telle décoration de la part d’Angelo, pas de celui que j’avais connu au lycée du moins.

Je me souvenais de lui comme d’un garçon plein de vie et d’énergie à l’horrible accent de Catane, sa ville natale. Il était du genre à aimer rester dehors et à pratiquer tous les types de sport possibles. L’hiver, il allait skier sur l’Etna, y retournait l’été pour escalader le volcan et durant les demi-saisons, il se “contentait” de longues promenades dans les bois qui entourent l’arrière-pays sicilien. Je me rappelais très bien son esprit rebelle et idéaliste, toujours prêt à défendre les droits des plus faibles. Et il me semblait le voir faire partie de ce genre de corporation et de classe sociale qu’il refusait et combattait. Il paraissait aujourd’hui lutter pour des causes beaucoup plus proches de l’argent que de ses chers idéaux, auxquels il s’agrippait avec énormément de ferveur.

Après son diplôme, lorsqu’il avait épousé Agata, une amie commune, il avait changé du tout au tout et était devenu ambitieux. Il cachait sa personnalité originelle comme si elle n’avait jamais existé. Je ne l’avais pas supporté et mon amitié, avec Agata et avec Angelo ensuite, s’était peu à peu éteinte.

Ce qu’il s’était passé avec Angelo était arrivé avec Marianna également, ma femme, bien que beaucoup d’autres problèmes se soient créés avec elle. La principale raison de mon divorce était le manque de passion sous les draps. Nous pouvions rester plus de six mois sans faire l’amour, ni en ressentir le besoin. Sans se sentir attirés l’un par l’autre. Et cela nous amena à la décision de divorcer.

Je ne sais si ce fut le motif de la rupture entre Angelo et Agata, mais ce fut le seul qui naquit dans mon esprit. L’unique chose dont j’étais sûr était la douleur que j’éprouvais face au changement si radical que je voyais dans le bureau de celui que j’avais considéré comme mon meilleur ami pour la vie.

L’unique fois où je l’avais récemment rencontré était dans un restaurant où je m’étais rendu en compagnie d’une jeune femme. Angelo était entré quelques minutes plus tard, alors que nous étions déjà assis. Il était avec une jeune femme très tape-à-l’œil, blonde et grande, et il me suffit d’un regard pour constater qu’elle était l’exact opposé d’Agata. Le hasard voulut que nous soyons assis à des tables proches. Nous nous étions salués d’un Salut aussi poli que froid. Nous avions, selon le rituel, présenté nos partenaires respectives avant de glisser dans un silence extrêmement long et embarrassant lorsque nous avions réalisé que la proximité était excessive et ne permettait aucune intimité.

J’en étais à mon second rendez-vous avec ma compagne et je fus très embarrassé quand j’entendis Angelo commencer à parler. J’en restai inconsolable. Contrait d’écouter Angelo, le nouveau et méconnaissable Angelo, qui cherchait à faire bonne impression sur sa nouvelle petite amie en citant toutes les qualités qu’il avait acquises : une fervente ambition, la connaissance de tout ce qui fascine les gens et les femmes en particulier, et un amour aussi incroyable que hors de propos pour les joies de la vie de célibataire. Ses mots sonnaient faux. Je compris que c’était son premier rendez-vous et qu’il essayait de faire mouche de façon positive, mais sa façon de faire était déprimante. Il passait pour le type classique, désespéré et ivre, que l’on s’attendrait à trouver dans un bar, en train d’offrir à boire à une femme pour la mettre dans son lit.

 

Là, dans le bureau où je me trouvais, j’espérai de tout mon être faire face à l’ancien et cher Angelo, et nous serions au moins tous les deux à l’aise.

Je me levai et m’approchai de la grande fenêtre derrière le bureau. La vue qu’elle offrait était magnifique, on y voyait l’entièreté du golfe et la marina de la Cala, limpide, bleu, infini et lumineux.

Lorsque la porte s’ouvrit dans mon dos, je me retournai. Angelo apparut sur le seuil, bronzé, athlétique et sportif jusque dans son complet gris clair. Le scintillement de ses yeux marron foncé était celui de toujours ; ses cheveux châtains brillants n’avaient pas changé depuis que j’étais à peine plus qu’un adolescent. Il souriait de son habituel et merveilleux sourire cordial et totalement sincère. Je crus un instant être revenu à l’époque du lycée, comme si les années n’étaient jamais passées.

« Johnny, dit-il doucement en venant vers moi pour m’étreindre et m’embrasser sur les joues. Nous nous éloignâmes un moment pour nous regarder.

— Tu es splendide.

— Toi aussi » répondis-je.

Nous réalisâmes que nous étions encore enlacés, ses mains sur ma taille. Nous nous regardâmes encore un moment dans les yeux, puis nous lâchâmes peu à peu. Il rit, ses yeux noisette brillaient :

« C’est tellement bon de te revoir. J’ai beaucoup pensé à toi ces derniers temps. Par rapport au testament de Giovanni et tout le reste. Je suis désolé que nous nous soyons perdus de vue.

— Oui, mais tu sais comment c’est. Beaucoup de choses ont changé depuis le lycée » je répondis. Je ne pus ajouter après que nous nous soyons mariés, parce que le sens aurait pu être mal compris.

Nous avions été bons amis. Notre amitié était profonde, presque exclusive. Bien entendu, nous sortions souvent en compagnie d’autres personnes, mais nous avions passé les plus beaux moments seuls : à se promener en bord de mer et discuter de tout, de la politique aux problèmes privés avec les filles ; à étudier ensemble toute la nuit, jusqu’à quatre heures du matin, fatigués et affamés, et nous rendre dans le quartier du tribunal sur nos Piaggio 50 cc pour dévorer des croissants à peine sortis du four. Il y avait également eu des moments tristes, lorsque mes parents étaient morts dans un accident de bateau. Je n’allai pas chez ma petite amie, mais chez Angelo, la seule personne au monde que j’avais envie de voir dans ces circonstances. Il m’avait serré dans ses bras, et évacuer mes larmes avait été facile. Il m’avait accompagné en ville discuter devant un café et était resté à mes côtés aussi longtemps que j’en avais eu besoin. Il avait rendu mon deuil un peu moins douloureux. Il m’avait appris que les problèmes doivent être divisés par deux et les joies multipliées par deux : c’était cela notre amitié, une façon de me soulager quand j’avais des soucis et de profiter de joies qui n’étaient pas les miennes. Il y eut des occasions où il aurait été naturel d’approfondir notre relation, si nous n’avions pas été deux hommes. Nous en avions parlé, convaincus de nous être un jour aimés. Nous étions ivres et étions parvenus à prononcer ces étranges mots : Je t’aime. Mais nous en avions ri nerveusement, ne sachant trop quoi penser. Nous ne voulions pas gâcher notre relation alors. J’avais besoin de lui, exactement comme il était. C’était une amitié pure, solide et merveilleuse. On pouvait parler de tout, sans risquer d’être jugés ou raillés.

Mais aujourd’hui, en le rencontrant après tant d’années, je me demandai comment nous avions fait pour limiter notre relation à la simple amitié lorsque nous étions au lycée. Tout en lui me fascinait. Sa beauté sombre, sa voix gentille, ses yeux qui me regardaient avec une admiration visible. Il me semblait le voir pour la première fois.

« Je suis désolé, Johnny, de te rencontrer à cause du décès de ton grand-père. En le disant, une lueur de tristesse apparut dans son regard. Tu sais que je le connaissais très bien moi aussi.

J’acquiesçai :

— Je me souviens du jour où il t’a vu, chez mes parents. Je ris en me rappelant. Après ton départ, mon grand-père a dit que tu serais son avocat parce qu’il en voulait un avec des idées neuves.

Il sourit également et ajouta :

— Il a été mon premier client, avant d’arriver à tout ceci ». Il indiqua la pièce d’un geste de la main.

Le téléphone sur le bureau sonna et il prit le combiné. Je le regardai alors qu’il disait : « Oui, fais-le asseoir, s’il te plaît », et il donna des instructions sur d’autres choses à traiter.

Il était aussi beau qu’à l’époque du lycée, je ne pouvais m’empêcher d’y penser. Il était alors le plus âgé du groupe parce qu’il avait redoublé la quatrième année. Aujourd’hui cependant, il avait atteint un âge qui lui donnait un étrange halo de maturité. La mâchoire volontaire, les épaules larges. Il était fascinant, pas beau. Voilà ce qu’il avait acquis avec l’âge.

Il posa le combiné et dit : « Ton frère est arrivé.

Il avait l’air soucieux.

— Qu’est-ce que tu as, Angelo ?

Il soupira, hésita et dit ensuite :

— Je lui ai parlé la semaine passée et il ne semblait pas content du tout de venir jusqu’ici ».

La porte s’ouvrit et la secrétaire entra, suivie de mon frère. Alex me regarda à peine et se concentra immédiatement sur Angelo.

« Bien, je suis là. Alex caressa nerveusement ses cheveux courts.

— Je suis content que tu aies pu venir. Angelo ignora délibérément le ton irrité de mon frère. C’est bon de te revoir après autant de temps. Vous n’avez pas du tout changé, aucun de vous deux ».

Je crus un instant percevoir un léger sourire derrière le masque grossier et courroucé d’Alex. Nous n’avions pas changé, en effet, et nous continuions à nous ressembler beaucoup, bien que physiquement seulement. Nous avions tous deux les pommettes hautes, les yeux bleu clair, presque gris, des cheveux noirs et des lèvres sombres et pleines. Et tous deux préférions laisser pousser notre barbe plusieurs jours avant de nous raser parce que nous aimions l’air plus âgé qu’elle nous donnait. Nous avions des visages presque enfantins et, depuis nos vingt ans, la laisser pousser était la seule façon de montrer que nous étions désormais plus que de simples adolescents.

« Bien, dit Angelo, nous pouvons commencer. Vos grand-oncle et grand-tante n’ont pas pu venir, même s’ils le voulaient, mais ils sont repartis vivre en Amérique et ne pouvaient pas affronter un voyage aussi long. Vous serez donc les seuls à assister à la lecture du testament. »

Alex haussa les sourcils : « Alors ? Qu’est-ce que tu attends pour lire ce truc ? Il approcha une chaise du bureau et s’assit à mes côtés.

— Pourquoi tu ne te détends pas ? je répliquai, gêné de le voir se plaindre comme toujours. Aie au moins du respect pour celui qui l’a écrit. »

Alex se tourna vers Angelo : « Ne fais pas attention à mon frère. Il est d’humeur sentimentale, mais il ne fait que jouer les saints.

— Alex ! je criai.

— Johnny n’est pas le seul dans cette pièce à qui Giovanni manque. Je l’aimais beaucoup moi aussi, le réprimanda Angelo.

Alex secoua la tête :

— Non, je ne me suis pas expliqué. Je ne parle pas de notre grand-père. Je l’aimais autant que vous, voire plus. Je parle de mon frère, convaincu que le deuil doit être porté comme un étendard à montrer au monde. »

Je le regardai dans les yeux tandis qu’il parlait et n’eus pas le courage de répliquer lorsque je remarquai qu’il était sur le point de pleurer. Alex avait toujours essayé de cacher ses émotions, parce qu’il pensait qu’elles le rendaient faible. Il avait toujours été le plus fort de nous deux, celui qu’on appellerait si on devait se battre et voulait être sûr d’en sortir vainqueur.

« Je crois que c’est mieux que je commence à lire le testament, dit Angelo, vous aurez probablement beaucoup de choses à discuter par après. »

Je le regardai d’un air interrogateur, mais il prit une pile de feuilles sur le bureau et commença à lire : « Moi, Giovanni Biondi, résidant à Palerme, en pleine possession de mes facultés mentales, rédige ci-après mes dernières volontés par lesquelles j’annule tout autre testament précédent. Premier point : Giovanni et Alex, mes petits-fils bien-aimés, ne savent pas que je n’ai jamais vendu le Manoir de Mondello, domaine que nous possédons depuis de nombreuses années le long de la route qui mène à la plage de Mondello. »

Bouleversé, je lançai un regard de travers à Alex, mais il fixait Angelo, dans l’attente qu’il reprenne sa lecture.

« Je me souviens très bien des années durant lesquelles Giovanni et Alex jouaient heureux. Ils se disputaient comme chien et chat, mais faisaient semblant. Ils s’aimaient. C’est différent aujourd’hui, ils ne jouent plus et ne font plus semblant. Il y a des années, j’ai été sur le point de vendre le Manoir de Mondello. J’avais besoin d’argent et n’arrivais pas à en trouver. Mais Giovanni et Alex étaient restés seuls après le décès de leurs parents et j’ai compris que je ne pouvais pas vendre le domaine. Notre famille aurait perdu son histoire et, avec elle, tous ses souvenirs. Maintenant que je vais mourir, le Manoir de Mondello est tout ce que j’ai. Je vous le laisse. Naturellement, je désirerais que vous le rameniez à sa splendeur d’autrefois, mais uniquement si vous en avez envie. Autrement, vendez-le et profitez de l’argent pour moi. La seule clause (merci Angelo de m’avoir suggéré le mot correct) est qu’aucun de vous deux ne peut vendre sa part sans le consentement de l’autre. Je sais qu’un jour ou l’autre, vous arrêterez de vous disputer. »

Angelo posa les feuilles et me regarda dans les yeux. Il reprit sa lecture un instant plus tard. Mon grand-père m’avait laissé sa vieille voiture d’époque, plusieurs meubles sculptés à la main à Alex, ses vêtements griffés à ses frères et les nombreux albums photos et de souvenirs qu’il avait écrits durant sa jeunesse répartis entre nous tous.

Angelo s’appuya contre le dossier de son fauteuil et il y eut un instant de silence. Puis il soupira et dit : « Lorsqu’il a écrit ce testament, il a fait mille tentatives. Il m’a expliqué qu’il n’avait aucune intention de vous obliger à agir dans un sens plutôt que dans l’autre. Il me répétait qu’il vous aimait et qu’il ne voulait pas que vous vous sentiez contraints, en aucune façon. Il l’a refait des centaines de fois, mais chaque fois qu’il le réécrivait, il pensait que la première version était la meilleure. » Il sourit et continua : « Il voulait que vous gardiez le Manoir de Mondello. Et il l’a donc laissé comme il était. Je pense que c’est important que vous sachiez ce qu’il désirait en vous laissant cet héritage. Nous avons beaucoup ri pendant qu’on l’écrivait, votre grand-père était vraiment sympathique. »

Je souris mais regardai Alex, tendu de colère : « Très émouvant » dit-il d’un ton sarcastique alors qu’Angelo le regardait surpris. « Tu me dis à quel point mon grand-père était sympathique. Mais en attendant, de quoi avons-nous hérité, nous ? »

Angelo et moi le regardâmes déconcertés : « Vous héritez du Manoir de Mondello naturellement. Ou d’argent comptant. Vous pouvez choisir de vendre ou non. »

Alex le regarda : « Nous n’héritons que d’un grand sentiment de culpabilité, dit-il en colère. Même toi, tu penses que nous ne devrions pas vendre parce que notre grand-père ne l’aurait pas voulu. Bien, écoutez-moi une bonne fois : si vous pensez que j’ai envie de me risquer dans une aventure bizarre pour ramener ce domaine à la vie, vous vous trompez lourdement. Je ne roule pas sur l’or et je ne pourrai pas investir dans cette baraque, alors qu’une vente me rapporterait immédiatement de l’argent.

— Maintenant, c’est toi qui me comprends mal, Alex. Je l’ai dit à monsieur Giovanni et je vous le dis aussi : mon conseil est de vendre. Et il savait que je vous le conseillerais.

— Tu plaisantes ? je hurlai incrédule alors que tous deux me regardaient d’un air étonné. Je n’en crois pas mes oreilles. On vient juste d’apprendre que ce que voulait mon grand-père était que nous gardions le Manoir de Mondello et toi tu nous conseilles de la vendre sans hésitation.

 

— Je ne suis pas complètement d’accord avec Alex mais une chose est sûre. De nos jours, il faut vivre et pour le faire, il est nécessaire de prendre des décisions difficiles qui vont à l’encontre des rêves d’enfance ou des sentiments » soupira Angelo.

Je tentai d’influencer les sentiments d’Alex encore une fois : « Tu le veux vraiment ? Tu ne désires vraiment pas avoir un souvenir de notre famille ?

Alex s’assombrit :

— Tu ne me comprends pas, comme d’habitude. Ça me plairait, mais on ne peut pas garder en vie des souvenirs… aussi coûteux !

— Mais on ne peut pas non plus les effacer d’un coup d’éponge ! Je criai. Alex, je ne dis pas qu’il faut le garder. Mais donnons-nous le temps d’y penser. Jetons-y un œil et on décidera ensuite quoi en faire.

Angelo haussa les épaules.

— Ça me semble une bonne idée.

— Bien, lâcha enfin Alex, appelle-moi après avoir vu le Manoir de Mondello. Il n’y aura rien à discuter, mais appelle-moi. »

Il se leva de sa chaise, salua Angelo d’un signe de tête et referma la porte derrière lui.

Alex sorti, Angelo fit le tour du bureau et s’y appuya, face à moi.

« Désolé, ça ne s’est pas très bien passé. Je suis aussi désolé d’avoir suggéré de vendre, Johnny, mais il m’avait semblé…

— Oh, pas de souci. Ce n’est pas ta faute. Je suis sûr qu’un autre à ta place aurait dit la même chose. »

Le silence tomba subitement alors que nous nous regardions. Chacun de nous voyait quelque chose de différent dans les yeux de l’autre. Il n’était plus le jeune garçon que je connaissais quand nous étions amis, il était désormais un homme attirant. Le silence me parut soudain embarrassant et je dis :

« C’est tellement étrange de se voir après tout ce temps. Tant de choses se sont passées entretemps.

Angelo me regarda et je crus lire de la nostalgie dans son regard :

— Je suis vraiment content de t’avoir revu. Tu es superbe. »

Le téléphone sonna et Angelo, contrarié, s’empressa de répondre. J’en profitai pour me lever. Je savais que je me sentirais plus détendu en m’éloignant de lui, parce que sa proximité rendait son charme difficile à supporter.

Je me dirigeai vers la fenêtre, certain de me sentir plus à l’aise en profitant du panorama de la ville, plutôt que de continuer à le fixer, lui. Son sourire captivant, ses mouvements athlétiques alors qu’il tournait autour du bureau et s’asseyait pour prendre des notes. Toutes ces choses devenaient dangereuses.

La lumière dans ses yeux était celle qui brillait à l’époque du lycée. Elle m’était familière et m’apparaissait pourtant totalement différente à la fois. C’était quelqu’un que je connaissais à moitié, quelqu’un qui me troublait subitement.

La silhouette vague et impersonnelle de la ville, avec sa mer et son horizon, était beaucoup plus simple à regarder, et je préférai me focaliser dessus. Mais lorsque j’entendis Angelo saluer et raccrocher le téléphone, je me retournai instinctivement.

Nos regards se croisèrent en un impact violent que je ne pus ignorer. J’eus la sensation que je ce que je sentais n’était pas bien, que nous ne devions pas nous regarder de cette façon. Mais cela me semblait également délicieux et juste.

Les yeux d’Angelo renfermaient une lumière chaude, comme des langues de feu qui paraissaient me crier Je te veux.

« Viens ici. » Sans cesser de me regarder, Angelo s’approcha de moi et, lorsqu’il m’attira à lui d’un bras, je vis son désir reflété dans mon regard. Avec force, il m’enlaça de son autre bras, de la surprise dans les yeux, et me passa un doigt sur la nuque.

Lorsque nos lèvres s’unirent, toutes les hésitations, les étranges incertitudes, tombèrent. Le baiser fut doux, du bout des lèvres. Mais ce léger contact suffit à allumer mon désir. Je passai les bras autour de son cou et le serrai contre moi. Angelo se détacha et me regarda un instant, étonné et effrayé. Ses yeux étaient emplis d’une excitation ardente. Il ferma les yeux et posa de nouveau ses lèvres sur les miennes. Je ne me demandai pas la raison de ce qu’il se passait. Ce contact m’apportait plus de plaisir, plus d’excitation, plus de force que tout autre baiser ne m’en avait jamais donné. Et il se fit plus profond, nos langues plus audacieuses, et notre désir s’accrut, accélérant notre souffle. Angelo s’éloigna ce qu’il fallait pour me regarder dans les yeux avec l’expression de celui qui émerge d’un très beau rêve. Il respira à fond et sourit. Sa joie semblait incertaine.

« Mon Dieu ! Je ne l’aurais jamais imaginé ! En fait, je n’aurais jamais imaginé que ce serait ainsi. Je voulais seulement te prendre dans mes bras mais… » Il sourit et secoua la tête.

Je le fixais, le plaisir de ce baiser encore dans le regard.

« Je ne savais vraiment pas que ce serait ainsi » répéta-t-il.

Je me rendis subitement compte que c’était incongru. Il y avait quelque chose d’étrange dans ce qu’il s’était passé.

« Que se passe-t-il ? me demanda-t-il quand il remarqua que mon expression avait changé.

— Je ne sais pas, Angelo, mais c’est bizarre. Après autant de temps, ça m’a semblé… normal.

— Écoute, il me tenait toujours par la taille, ça m’a semblé bizarre à moi aussi. Nous avons été amis si longtemps que ça paraît absurde. »

Je ris et m’éloignai de ses bras.

« Je veux te revoir. Je ne veux pas que tu te sentes obligé, mais je voudrais, dit-il dans un filet de voix en me fixant dans les yeux.

— Je ne sais pas si c’est une bonne chose, Angelo.

— Tu dois aller au Manoir de Mondello. Je t’accompagnerai. En bons amis et c’est tout !

— D’accord » répondis-je en me demandant en silence comment il était possible d’être heureux et de se sentir coupable à la fois.