Rencontres décisives

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3

L’ appel

Le lac resplendit sous le soleil matinal dont l’éclat sur les maisons blanches du quartier des pêcheurs et le sable lumineux de la plage éblouit. La brise craquèle son miroir azur et éparpille le vol des mouettes sur ses eaux paisibles.1

Allongé contre sa barque à l’ombre mouvante des voiles, un jeune pêcheur passe en revue ses filets tout en surveillant quelques chapelets de poissons mis à sécher sur des claies rustiques.2

Réparer des nœuds n’est pas une tâche agréable et moins encore après une nuit de travail infructueux.

Simon est las. Il laisse tomber le vieux filet sur le sable. Ses boucles mouillées lui collent au front. Du dos du bras, il les rejette vers l’arrière. La sueur perle sur son dos nu tanné par les intempéries. Il frémit un instant.

Chaque jour est pareil : pêcher la nuit, vendre au marché le jour, ensuite réparer les filets puis tenter de dormir un peu avant de reprendre le même cycle le soir… Et toujours la même routine jour après jour. Comme si sa vie était prise dans des filets encore plus emmêlés que ceux qu’il tient en mains.

« Si nous pouvions au moins acheter de nouveaux filets, nous ne devrions plus passer tant de temps chaque jour à réparer ceux-ci tout usés et déchirés. Mais les temps sont durs et les emprunts difficiles à rembourser… »

Simon reste immobile, le regard perdu à l’horizon. Les reflets aveuglants du soleil sur l’eau l’obligent à détourner ses yeux songeurs. Il ne voudrait pas rester toute sa vie un simple pêcheur chevillé à une vieille barque et à de fragiles filets. Surtout maintenant qu’il s’est marié et doit pourvoir à l’entretien de son épouse et de sa belle-mère.

Être pêcheur à Capharnaüm, c’est se condamner à une monotone succession de nuits de travail et de journées de luttes contre le manque de sommeil. C’est s’empêtrer dans un combat sans issue contre la misère. Cela ne peut satisfaire les désirs d’un cœur comme le sien, assoiffé d’aventures et pourquoi pas, de prouesses et de grandeur.

À l’instar de quelques-uns de ses compagnons, Simon rêve de quitter son humble coin natal et de remplir son vide intérieur par de l’extraordinaire. Mais l’unique attrait de chaque journée est la prise toujours aléatoire devant remplir les paniers que sa femme porte chaque matin au marché. Certains jours ils pèsent plus, d’autres moins. Mais c’est toujours la sempiternelle routine.

Sauf aujourd’hui. Car le maître que suit son frère André s’est approché de lui et lui a demandé de lui prêter sa barque. Il voulait parler plus en détails à un groupe de disciples qui boivent ses paroles mais le serrent de trop près. C’est que la réputation du Galiléen n’a pas cessé de se répandre dans la région. Et une foule hétéroclite veut entendre en personne l’homme dont on raconte des choses incroyables.

Ses paroles enchantent à tel point qu’elles enveloppent l’âme comme des filets.

Beaucoup restent encore là, incapables de prendre congé tandis que les enfants jouent et rient en pataugeant sur la plage.

Assis sur le bordage les pieds nus ballants dans l’eau, cet homme accueillant répond infatigablement aux gens qui affluent vers lui dans l’attente de paroles de vie. De temps à autre, il étend la main à la surface de l’eau et éclabousse les petits qui gambadent et qui le provoquent sans se préoccuper que le bord de son manteau se mouille.

Revenu à sa tâche, Simon reporte son attention sur ses nœuds enchevêtrés.

Le pêcheur continue à attendre l’évènement décisif qui dénouera ses liens et transformera sa morne existence en une aventure excitante. Quelque chose de semblable à ce que son frère croit avoir trouvé en suivant le nouveau maître, ce rabbi à l’enchantement envoûtant.

En dehors de cela, rien ne semble avoir changé dans sa dure vie. Aucun bateau marchand ne viendra jamais de ces terres lointaines où il aimerait voyager pour mouiller dans la petite crique du port de Capharnaüm d’où il n’a jamais pu s’échapper.

L’armée ? Peut-être. Les Romains continuent à recruter des soldats pour des expéditions de conquête dans des régions éloignées. Qui sait s’il ne pourrait obtenir un peu de gloire grâce à Rome, de sorte que son nom soit immortalisé à jamais dans l’histoire du monde ? Mais maintenant qu’il est marié, cette pensée lui paraît trop irréaliste et ces chimères disparaissent vite de son esprit, gommées comme les traces dans le sable sont lavées par les vagues qui se défont sans cesse à ses pieds.

Sa poitrine burinée par le travail et le soleil se soulève lentement dans un soupir de nostalgie puis s’affaisse, vaincue et impuissante, comme un torrent d’énergie contenue qui ne trouve – et qui craint ne jamais trouver – de canal par où déborder.

Assis sur le sable, Simon continue à réparer les filets tandis que le soleil glisse sur sa peau bronzée et y dessine des formes fluides au rythme du mouvement de ses bras robustes. Ses pensées vagabondent sans ordre ni concert, s’écrasant contre les murs invisibles de la prison de sa réalité : condamné à jamais à être pêcheur, il dépend au quotidien d’un panier de poissons. Comme les vagues sur lesquelles il risque chaque nuit sa vie pour arracher à la mer sa misérable subsistance, son futur se profile à la fois aussi prévisible qu’incertain.3

Mais ainsi vivent les rares habitants de ce quartier de pêcheurs : lui, son frère, leurs parents, le voisin Zébédée et ses enfants, leurs amis… Simon parle parfois avec eux de l’épine blessante que constitue pour lui son mécontentement et de ses espoirs fous de le surmonter. Ses amis partagent ses rêves. Mais le poids du travail les empêche de leur donner forme. Et ils se laissent porter par la routine sans plus penser à rien qu’au pain quotidien qu’il faut continuer à tout prix de se procurer sur les vagues de ce modeste lac.

Cette nuit même, les barques étaient en train d’opérer quand la lune pointa le nez. Son croissant était si mince que leur silhouette dansant sur les vagues était à peine visible. Simon avait attendu le moment opportun pour lancer le filet. Au signal convenu, en silence, il se mit à procéder comme d’habitude : lâcher les amarres puis laisser lentement tomber sans bruit les plombs le long de la coque plongée dans l’ombre.

Comme chaque nuit, des autres barques lui arrivait la rumeur étouffée de la même manœuvre. L’étape suivante plus délicate consistait à hisser rapidement les filets avant que les poissons ne s’en échappent. La prise dépendait en grande mesure de la rapidité et de l’habileté de cette manœuvre. Simon était un pêcheur adroit qui connaissait son métier mieux que personne.

Dès qu’il perçut le signe d’apparentes tractions, d’un coup brusque il leva le filet. Mais celui-ci était vide. Il fallait recommencer, le jeter à nouveau par-dessus bord. Le pêcheur frustré répéta l’opération tout au long de la nuit. Sans succès.

Simon était épuisé. Sur ses lèvres desséchées brûlait la saveur amère de la défaite. Les articulations des bras lui faisaient mal. Et cette vilaine douleur dorsale qui recommençait à se faire sentir…

Le vent frais de l’aube faisait frémir son corps en nage, accusant la fatigue et la rage de l’échec. Dans une ultime tentative, Simon lança encore son filet. Cette fois il sentit une résistance. Ses yeux exorbités s’écarquillèrent davantage pour voir émerger à la surface les reflets argentés de la prise tant attendue. Mais une sourde déchirure rompit le filet qu’il ramena vide, troué, peut-être déchiré par le mât d’un vieux navire coulé.

Jusqu’ici infructueuse, la pêche était maintenant impossible.

Le mince croissant de lune avait disparu. Protégé par l’obscurité, Simon se laissa tomber sur les filets mouillés sans pouvoir retenir quelques larmes de rage. Il se jura qu’il abandonnerait la pêche à la première occasion.

Le jour commençait à poindre. Les pêcheurs étaient taciturnes. Ils revinrent en silence à l’embarcadère dans les lueurs de l’aurore.

Simon y était resté avec son frère et quelques amis pour réparer les filets en essayant de retarder le terrible moment de rentrer à la maison les paniers vides de poissons et le cœur dépourvu de toute envie.

Ce fut alors qu’arriva le maître.

Les étrangers n’avaient pas l’habitude de venir si tôt sur cette plage. Mais André et Jean le reconnurent immédiatement et coururent à sa rencontre. Simon, interloqué, continua à regarder ce curieux rabbi qui, quelques jours auparavant, s’était risqué à jouer avec son nom…

« Voyons, tu t’appelles Simon Bar Jonas, lui avait-il dit. Quelle magnifique signification que “fils obéissant de la colombe” ou “fidèle disciple de Jonas” ! J’espère que tu es moins pessimiste que le vieux prophète… Tu me sembles plus dur que docile. Cela te conviendrait mieux de t’appeler “Kepa”,4 Pierre. Que penses-tu de “galet de plage” ? »

Déconcerté, Simon n’avait su que répondre. Parce qu’il se voyait réellement comme un galet usé par la routine, incapable de s’arracher du rivage par ses propres forces. Son frère lui expliqua plus tard que le nouveau maître osait changer les noms parce qu’il s’était lancé dans la transformation des vies.5

Intrigué par le charme du mystérieux rabbi, lui non plus ne put résister quand il lui demanda de lui prêter sa barque ce matin-là.

Qu’est-ce qui rend cet homme si irrésistible, si convaincant ? Son port, son assurance, cet air de savoir ce qu’il veut, un je ne sais quoi dans le regard… Ah ! Qu’il aimerait être ainsi ! Avoir comme lui cette personnalité saisissante !

En y pensant, il remarque que son cœur bat plus fort. Ce maître qui a déjà transformé la vie de son frère commence à le troubler lui aussi.

Le maître a enfin fini de parler aux gens et il s’avance d’un pas ferme le long du rivage. André et ses amis l’accompagnent. Sa tunique blanche ondoie au vent dans la splendeur joyeuse du matin comme la voile d’un navire sans amarres.

 

Promenant son regard autour de lui comme s’il scrutait l’horizon, le maître s’arrête soudain et se dirige vers Simon. Honteux d’avoir abandonné son travail pour épier le visiteur, celui-ci baisse la tête. Étourdi, il ramasse le filet et simule le réparer.

Une étrange émotion l’étreint au point de ne plus se sentir totalement maître de ses actes. Il ne comprend pas pourquoi l’arrivée du maître le trouble à ce point. Depuis qu’il a vu Jésus pour la première fois, son image ne cesse de hanter ses rêves. Chacune de ses phrases pénètre dans son cœur et le fait palpiter. Parce que ses paroles semblent être animées d’une vie propre6 et donnent des ailes à ses rêves.

Le maître s’approche résolument du pêcheur.

« Voici ta barque, Pierre. - Le maître s’entête à l’appeler ainsi. - Je te remercie de me l’avoir prêtée. »

Sans lui donner le temps de souffler, il le toise du regard, sourit et lui dit de but en blanc en impliquant ses compagnons dans le projet :

« Je vois que la pêche a été mauvaise. Pourquoi ne ramassez-vous pas les filets et n’avancez-vous pas en mer ? Essayez de les lancer encore une fois, mais du côté droit. »7

Dans d’autres circonstances, Simon aurait répliqué que tenter de pêcher à une heure aussi inopportune était de la folie. Mais cette fois il se contient et répond, laconique :

« Maître, nous avons trimé toute la nuit sans rien prendre. Mais si tu le demandes, en ton nom je jetterai le filet. »

Simon regarde avec méfiance autour de lui, espérant que personne du métier ne le voie. Il se sent quelque peu ridicule de reprendre la pêche en plein jour. Mais son frère et ses amis enthousiasmés le précèdent. Peut-être le désir inconscient d’échapper au magnétisme du Nazaréen le pousse-t-il contre toute logique à gréer la barque et à se mettre à ramer ?

Tandis qu’il s’éloigne du rivage, Simon ne peut éviter de tourner la tête vers la côte et d’observer du coin de l’œil l’étrange maître qui les suit à pied sur la plage en dirigeant l’opération. Un sourire flotte constamment sur ses lèvres, dévoilant la blancheur éclatante de ses dents, comme s’il voyait au-delà de ce que l’on peut voir d’ordinaire.

« Oui, là, à droite. »

Au signe du Nazaréen, les pêcheurs jettent les filets récemment réparés, du même geste habituel tant de fois répété cette nuit. Mais au moment de les sortir de l’eau, Simon n’en croit pas ses yeux : ils craquent de toutes parts ! Quelle prise incroyable ! Simon n’y comprend rien. Ce ne peut être qu’un miracle…

Les poissons argentés se trémoussent en scintillant sous les rayons du soleil et lui éclaboussent la figure. De sa vie il n’a vu meilleure pêche. S’ils arrivent à temps, ses voisins pourront lui prêter main forte pour traîner ensemble les poissons sur la plage avant que les mailles ne se rompent à nouveau. Il va enfin pouvoir s’acheter de nouveaux filets. Peut-être même une nouvelle barque.

En suivant les indications du mystérieux maître, le rêve de sa vie est en train de se réaliser. Cette prise dépasse tout ce qu’il a jamais pu imaginer. Ses amis arrivent avec deux barges supplémentaires pour l’aider. Les trois embarcations débordantes de poissons menacent de s’enfoncer sous le poids de leur précieuse cargaison. Après tout, la vie de pêcheur n’est peut-être pas si ingrate que cela.

L’accostage est triomphal. Simon exulte. Ses compagnons crient d’allégresse. La liesse est telle qu’une foule de voisines curieuses, de pêcheurs intrigués et de petits à demi nus accourent à la rencontre des barques pour remplir leurs paniers - toujours plus de paniers - débordants de poissons bondissants.

Simon exulte, jouissant de cette heure de gloire, de cette subite richesse qui fait de lui un héros.

Quand les filets qui ont résisté par miracle à la pression de tant de poids sont enfin vides et que les paniers ont disparu vers le marché sur la tête des femmes et dans les bras vigoureux des hommes, Simon se tourne vers le maître resté là sur la plage, comme s’il l’attendait. Pieds nus sur le sable, il s’amuse à remettre dans l’eau quelques poissons qui sautent sur les galets, scintillants et inquiets, dédaignés par les pêcheurs parce qu’ils étaient trop petits.

Simon entre dans l’eau du lac pour se débarbouiller un peu. Il savoure le plaisir de la fraîcheur de l’onde relaxante qui masse et nettoie son corps fatigué.

Lorsqu’il en sort propre et déjà dispos, son regard croise à nouveau les yeux rieurs et pénétrants du maître qui l’attend. Il l’entend alors formuler une invitation inattendue :

« Pierre, si tu me suis, un jour tu pêcheras des hommes. »

Simon hésite un instant. A-t-il bien entendu ? L’appel est pour le moins insolite. Non qu’il ne se fie pas au Nazaréen. Mais il réalise qu’il joue son futur sur une simple décision qu’il doit prendre ici et à l’instant même. Il en a le vertige. Il peut choisir de continuer à pêcher, peut-être même avec une barque neuve. Ou il peut décider de suivre le maître qui l’appelle et qui lui promet de lui apprendre à « pêcher des hommes », comme à son frère André et à ses amis Jean et Jacques.

« Qu’est-ce que tu désires vraiment le plus au monde ? »

Cette pêche miraculeuse lui révèle au moins clairement une chose : un seul moment avec Jésus vaut plus que toute la vie sans lui.

Troublé, Simon tombe à genoux devant lui et lui dit :

« Non, rabbi, je ne suis pas digne d’être ton disciple. Éloigne-toi de moi qui suis davantage pécheur que pêcheur. »

Le maître pose la main sur son épaule qui frémit légèrement à ce contact chaud. Puis il l’attire énergiquement vers lui et l’étreint comme on embrasse un ami.

Simon – n’était-il pas déjà Pierre ? – soutient le regard de celui qui lit dans les cœurs. Il y saisit une étincelle qui lui promet de combler ses plus beaux rêves. De quoi enfin donner un sens, une orientation, un but à sa vie. Il a l’intuition que pêcher des hommes l’impliquerait dans l’énorme mission du Nazaréen : tenter de sauver le monde.

Les étranges paroles du maître, aussi destinées à ses amis pêcheurs, résonnent pleines de force et de mystère aux oreilles émerveillées du nouveau disciple :

« Suis-moi et je te ferai pêcheur d’hommes. »

Simon, qui est désormais Pierre, comprend bien ce que Jésus lui demande :

« Abandonne tes filets et ta barque à ta famille. Celle-ci en aura besoin. Quant à toi, je te promets de t’embarquer sur un autre genre de bateau, de t’enseigner à utiliser d’autres filets et à chercher d’autres prises. Bien entendu, sur une autre mer. Sans rivages. »

Pêcheur d’hommes… Si cela correspond à être comme Jésus, alors c’est ce que Pierre désire. Il ne comprend pas le sens exact de cette formule troublante. Mais sachant de qui elle vient, il l’accepte.

Les empreintes du maître s’impriment sur le sable doré de la plage, telles un sillage lumineux invitant à le suivre. Les pas de celui qui ne veut pas rester un simple pêcheur de poissons viennent s’y confondre, tantôt vigoureux, tantôt encore hésitants.

Le soleil rayonne encore avec force sur le lac.

Le petit hameau de pêcheurs, sa maison, sa barque et ses filets rapetissent au loin. Là reste aussi sa famille, occupée au marché du port, profitant de la pêche miraculeuse. Pierre laisse tout derrière lui car il voit s’ouvrir à lui un avenir radieux, comme ce soleil dont les rayons aveuglants l’éblouissent sur les vagues.

Les siens ne comprennent pas qu’il leur abandonne tout maintenant. Ils ne savent pas que ce qui l’attend vaut beaucoup plus que tout ce qu’il laisse. Ils ne perçoivent pas encore l’abîme qui sépare l’incertaine satisfaction de prendre des poissons de la joie indicible qui consiste à guider des êtres humains vers le royaume de Dieu.

1 . La petite ville de Capharnaüm s’étalait sur la rive nord-ouest du lac de Génésareth, encore appelé lac de Tibériade. Depuis là, l’horizon nord-est est cadenassé par le haut plateau du Golan, surmonté par les versants enneigés du mont Hermon. Au sud s’étend la vallée verdoyante du Jourdain, bordée à l’ouest par le mont Thabor.

2 . Matthieu 4.18-22; voir aussi Marc 1.16-20.

3 . E. G. White, Jésus-Christ, p. 229, évoque cette scène en disant de Pierre que, « tandis qu’il regardait les filets vides, l’avenir lui parut sombre et décourageant ».

4 . Le terme grec petros (traduction de l’araméen kepa ou cefas, qui signifie “pierre”, “petit caillou”), a évolué en français donnant le nom de Pierre.

5 . Jean 1.42.

6 . Lorsque Jésus demande à ses disciples s’ils désirent l’abandonner pour reprendre leur ancienne vie, Pierre répond : « Seigneur, à qui irions-nous? Tu as des paroles de vie éternelle » (Jean 6.67-68).

7 . Passage inspiré de Luc 5.1-11.

4

La noce

Le village célèbre un mariage.

L’émotion bouillonne partout. Même les abords du hameau semblent s’être vêtus pour des noces avec cette enfilade de murs récemment blanchis qui s’étirent sur le versant de la colline.

Le maître et les siens longent des aires rougeâtres, et traversent des champs fleuris, d’étroites vignes et quelques jachères. Des tourterelles roucoulent derrière un rideau d’amandiers.

En s’approchant du lieu de la fête, un intense arôme de bois brûlé et de pain fraîchement cuit s’élève des fours, et des sentiers qui convergent vers le village monte un son joyeux de flûtes et de tambourins.

Une excitation fébrile flotte dans l’air.

Pour les fiancés et leurs proches, la noce est l’occasion de leur vie. Portés par l’euphorie, ils convient même au banquet les voyageurs de passage. Parce que, dans l’antique Cana de Galilée, les amis des amis sont aussi les vôtres.1 On le sait déjà : ceux qui possèdent beaucoup sont souvent avides, mais ceux qui ont peu partagent toujours. Et voilà comment le maître, connu ici comme « le charpentier de Nazareth » ou « le fils de Marie », a aussi été invité au mariage. Un groupe de jeunes gens qui le suivent avec admiration et qui l’appellent rabbi l’accompagnent.2

Le groupe se rend à la fête avec une joie toute naturelle.3 Le maître déclare être venu apporter une « vie abondante » et il se sent heureux là où règne la joie.4 Il guide les siens sur le chemin escarpé de certains renoncements et leur enseigne que la porte du Royaume est étroite.5 Mais cela ne signifie pas pour lui que toutes les privations mènent au ciel. Si le rêve de Dieu est de nous rendre éternellement heureux, le moins qu’il puisse désirer pour nous est notre bonheur dès maintenant, ici-bas.

La bénédiction d’un mariage paysan est une cérémonie familiale, simple et courte. Les amis du fiancé ont élevé sur la place du village une jupá6 blanche rustique, que les jeunes filles ont décorée de lierre et de fleurs. La fiancée s’y assied à l’abri du soleil sur ce qui représente un trône, à droite du siège prévu pour le fiancé. Elle attend là, vêtue de ses meilleurs atours et immanquablement parée de bijoux en or (empruntés si nécessaire), pour répondre au texte du psaume évoqué lors du rite nuptial : « La reine se tient à ta droite, parée d’or d’Ophir ».7

Aujourd’hui, si pauvre soit-elle, la fiancée sera « reine » pour un jour.

Lorsque le fiancé arrive escorté de sa suite, timide et nerveux, il soulève d’une main tremblante le voile de sa bien-aimée qu’il a à peine vue depuis leurs fiançailles. Après s’être assuré qu’il s’agit bien d’elle, il s’assied à son côté dans la joie générale.8 Elle tourne alors sept fois autour de lui9 avant de reprendre sa place sous le dais nuptial tandis que quelqu’un psalmodie l’oracle de Jérémie : « Car le Seigneur crée une chose nouvelle sur la terre : la femme recherche l’homme ».10

Vient alors le moment central du rite, la cérémonie de l’alliance au cours de laquelle les jeunes gens échangent des promesses et vœux et solennels par lesquels ils se livrent, se « consacrent »11 l’un à l’autre.

Rompant le halo de silence qui entoure ce moment, le fiancé, ému et tendu, s’adresse à la fiancée en plongeant son regard au fond de ses yeux :

 

« Voici que, par cette alliance propre à la loi d’Israël, tu te consacres à moi et moi à toi. »

Ce à quoi la fiancée répond, les joues en feu :

« Je suis à mon bien-aimé et mon bien-aimé est à moi ».12

Sans ambages, le fiancé signe la ketuba, le certificat de mariage où figurent les obligations des époux. Il le lit à voix haute et le remet à la fiancée qui en a désormais la garde.

Lors de l’étape suivante, l’ambiance est déjà plus détendue. Les fiancés reçoivent les sept bénédictions rituelles prononcées par le rabbin ou par les anciens de la famille :

« Béni soit celui qui a créé l’être humain à son image et à sa ressemblance, qui a pourvu à sa procréation et à sa félicité…

Béni soit le créateur du fiancé et de la fiancée, de la joie et de la fête, de la réjouissance et de l’allégresse, du plaisir et de la délectation, de l’amour et de la fraternité, de la paix et de l’amitié…

Seigneur, permets que ce couple soit très heureux, tout comme tu as rendu heureux tes enfants dans le jardin d’Éden ».

La septième bénédiction s’achève par une prière à laquelle tous s’unissent : « Béni sois-tu, Adonaï, notre Dieu, roi de l’univers, créateur du fruit de la vigne, parce qu’il n’y a jamais de joie sans vin… »13

Les fiancés boivent ensuite une gorgée au même gobelet de terre cuite, que le fiancé jette ensuite par terre et brise d’un puissant coup de talon pour rappeler la fragilité de toute joie humaine, y compris du bonheur conjugal.14

Cette partie du rite nuptial se conclut par un long applaudissement des assistants qui chantent le Mazal tov souhaitant aux fiancés bonne chance et bonheur.

Les musiciens profitent de cet attendrissant moment de joie et de bonne humeur pour faire résonner leurs flûtes, tambourins et tambours de basque, entraînant tout le monde à la suite des nouveaux époux.

Ceux-ci, nerveux et impatients, enflammés du désir mêlé de crainte de se retrouver enfin seuls, échangent des regards doux et étonnés. Car le moment est venu pour eux de se retirer sans plus attendre dans l’alcôve préparée pour l’acte de consommation du mariage.15 Ce qu’ils font accompagnés d’une part du chœur des femmes qui psalmodie pour l’épouse la bénédiction de Rebecca : « Sois mère de milliers de descendants et que ceux-ci prennent possession des villes de leurs ennemis !16 » , tandis que le chœur des hommes lui fait écho avec la bénédiction de Booz : « Que le Seigneur donne à la femme qui entre chez toi d’être comme Rachel et Léa qui, à elles deux, ont bâti la maison d’Israël ! Déploie ta force à Éphrata, fais-toi un nom à Bethléhem ! Puisse la descendance que le Seigneur te donnera par cette jeune femme rendre ta maison semblable à la maison de Pérets, que Tamar donna à Juda ! »17

En attendant que les époux reviennent de leur intime transe, les membres de la famille et les amis achèvent la préparation du banquet au milieu des rires et des plaisanteries. Les jeunes filles couronnées de marguerites, cheveux et tuniques au vent, s’adonnent à des rondes tandis que les jeunes gens enflammés de désir les regardent, scandant en chœur les romances traditionnelles typiques des noces :

« La grâce est trompeuse et la beauté futile ; la femme qui craint le Seigneur, voilà celle qui sera louée ».18

Lorsque la preuve de la consommation du mariage a joyeusement été hissée à une hampe, telle un drapeau blanc ondulant au vent, écartant toute éventuelle contestation, on passe à la partie la plus festive des noces.

Certaines choses ne sont guère affectées par le temps. Celles qui concernent la célébration des mariages telles que félicitations, cadeaux, plaisanteries des amis, etc., demeurent dans le fond plus ou moins identiques. Et bien entendu, il en va ainsi du banquet, présenté sur de rustiques tables de bois prêtées par les voisins, juste décorées de quelques fleurs sauvages.

Dès maintenant, on mange, on boit, on bavarde, on raconte des histoires, on chante et on danse.

Cependant… On ne sait pas combien de temps après, mais bien avant le moment prévu pour la fin des festivités,19 quelque chose se passe dans les cuisines. L’entrain de ceux qui servent fait place à un silence embarrassant. Marie, la mère de Jésus, est une proche des familles respectives des mariés. Elle aide à servir aux tables. Dans l’agitation qui règne, elle se rend compte du drame qui s’annonce. Avant que les mariés ne s’en aperçoivent, elle s’approche de son fils, contrite, et lui dit à voix basse :

« Il n’y a plus de vin. Jarres, amphores, outres, cruches, carafes… tout est vide… »

D’habitude, les noces rurales ont lieu en automne, après les récoltes et les vendanges, lorsqu’il n’y a plus aucune tâche urgente dans les champs. Généralement, le vin abonde à cette saison puisqu’on a fini de presser le nouveau moût. Voilà pourquoi le drame qui s’annonce est plus criant encore : il met en évidence la pauvreté des mariés. Ou la famille a fait de mauvais calculs et est tombée à court, ou les modestes moyens du jeune couple ne leur a pas permis plus, ou bien les convives ont bu plus que prévu à cause de la chaleur, ou encore trop d’invités imprévus se sont joints à la cérémonie. Peu importe, le résultat est le même. L’essentiel manque : la boisson. Il n’y a plus de vin dans la réserve et très vite il manquera aussi aux tables.

Dans la symbolique biblique, le vin représente la joie, le plaisir, la vie. S’il manque, la fête s’achève. Lésiner sur la boisson lors d’un mariage est mal vu. C’est aussi signe de mauvais présage car, comme la cérémonie nuptiale l’a rappelé, le jus de raisin évoque la bénédiction.

Les invités réclament encore à boire. Ils ont bu leurs verres sans pouvoir étancher leur soif. Les serviteurs ont vidé l’une après l’autre les outres de vieux vin puis celles du vin de l’année. Mais les convives ont encore soif… Soudain une voix malencontreuse lance quelque part d’un ton ébahi :

« Il n’y a plus de vin ! »

La panique se propage parmi le personnel le plus proche et commence à transparaître sur quelques visages qui pressentent la honte imminente. Ce « il n’y a plus de vin » va être très mal interprété par les invités. Ceux-ci vont se plaindre du manque de prévision ou du peu d’hospitalité. Les renvoyer la gorge sèche est une offense inacceptable. Si le vin manque, les moqueries et les commentaires cruels, eux, ne feront pas défaut. Et la joyeuse fête se terminera en catastrophe familiale.

Il n’est guère difficile d’imaginer ce qu’ont pu se dire les mariés se découvrant dans cette situation délicate :

« Te rends-tu compte de ce qui se passe ? C’est ta faute s’il n’y a pas assez de boisson. Tu aurais dû mieux planifier le banquet. Tu es un irresponsable. »

« Mais n’étaient-ce pas tes parents qui devaient se charger du vin ? Demande-leur donc des comptes plutôt qu’à moi ! »

« Leur demander des comptes ? Si tes parents n’étaient pas aussi radins, ils auraient davantage contribué aux frais de la fête ! »

« Ne touche pas à ma famille. Sinon, je vais te dire ce que je pense de la tienne… »

Nous savons que cette conversation n’a pas eu lieu puisque nous connaissons la suite du récit. Or, ce que nous oublions parfois, c’est que la première partie de cette histoire arrive tôt ou tard chez un nombre incalculable de couples. Un homme et une femme s’aiment et décident de commencer une nouvelle vie ensemble. Ils espèrent vivre un bonheur inaltérable et s’expriment leur amour par mille attentions, par des gestes affectueux et des cadeaux. Jusqu’au jour où quelque chose d’essentiel craque.

Personne ne doit oublier un détail, pas même le jour de ses noces. Surtout celui que rappelle le verre vide, jeté sur le sol, que le fiancé a brisé d’un coup de talon : les réserves humaines de bonheur, tout comme celles du vin des noces de Cana, ne sont pas inépuisables.

Toute la vie est parsemée de moments décisifs où le vin manque, de situations où s’évanouissent la santé, le travail, l’argent, la patience, la bonne humeur, l’émerveillement, l’attrait de l’autre ou l’envie de continuer à lutter ensemble. Alors notre bonheur individuel ou de couple est menacé. Tout simplement parce que nous sommes des êtres humains qui, mariés ou célibataires, amoureux ou non, continuons à vivre dans un monde réel.

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