Buch lesen: «Le diable au corps»
Raymond Radiguet
LE DIABLE AU CORPS
Je vais encourir bien des reproches. Mais qu’y puis-je ? Est-ce ma faute si j’eus douze ans quelques mois avant la déclaration de la guerre ? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette période extraordinaire furent d’une sorte qu’on n’éprouve jamais à cet âge ; mais comme il n’existe rien d’assez fort pour nous vieillir malgré les apparences, c’est en enfant que je devais me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de l’embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont de cette époque un souvenir qui n’est pas celui de leurs aînés. Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances.
Nous habitions à F…, au bord de la Marne.
Mes parents condamnaient plutôt la camaraderie mixte. La sensualité, qui naît avec nous et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu de s’y perdre.
Je n’ai jamais été un rêveur. Ce qui me semble rêve aux autres, plus crédules, me paraissait à moi aussi réel que le fromage au chat, malgré la cloche de verre. Pourtant la cloche existe.
La cloche se cassant, le chat en profite, même si ce sont ses maîtres qui la cassent et s’y coupent les mains.
Jusqu’à douze ans, je ne me vois aucune amourette, sauf pour une petite fille, nommée Carmen, à qui je fis tenir, par un gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais mon amour. Je m’autorisai de cet amour pour solliciter un rendez-vous. Ma lettre lui avait été remise le matin avant qu’elle se rendît en classe. J’avais distingué la seule fillette qui me ressemblât, parce qu’elle était propre, et allait à l’école accompagnée d’une petite, comme moi de mon petit frère. Afin que ces deux témoins se tussent, j’imaginai de les marier, en quelque sorte. À ma lettre, j’en joignis donc une de la part de mon frère, qui ne savait pas écrire, pour Mlle Fauvette. J’expliquai à mon frère mon entremise, et notre chance de tomber juste sur deux soeurs de nos âges et douées de noms de baptêmes aussi exceptionnels. J’eus la tristesse de voir que je ne m’étais pas mépris sur le bon genre de Carmen, lorsque, après avoir déjeuné avec mes parents qui me gâtaient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe.
À peine mes camarades à leurs pupitres – moi en haut de la classe, accroupi pour prendre dans un placard, en ma qualité de premier, les volumes de la lecture à haute voix —, le directeur entra. Les élèves se levèrent. Il tenait une lettre à la main. Mes jambes fléchirent, les volumes tombèrent, et je les ramassai, tandis que le directeur s’entretenait avec le maître. Déjà, les élèves des premiers bancs se tournaient vers moi, écarlate, au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter mon nom. Enfin, le directeur m’appela, et pour me punir finement, tout en n’éveillant, croyait-il, aucune mauvaise idée chez les élèves, me félicita d’avoir écrit une lettre de douze lignes sans aucune faute. Il me demanda si je l’avais bien écrite seul, puis il me pria de le suivre dans son bureau. Nous n’y allâmes point. Il me morigéna dans la cour, sous l’averse. Ce qui troubla fort mes notions de morale, fut qu’il considérait comme aussi grave d’avoir compromis la jeune fille (dont les parents lui avaient communiqué ma déclaration), que d’avoir dérobé une feuille de papier à lettres. Il me menaça d’envoyer cette feuille chez moi. Je le suppliai de n’en rien faire. Il céda, mais me dit qu’il conservait la lettre, et qu’à la première récidive il ne pourrait plus cacher ma mauvaise conduite.
Ce mélange d’effronterie et de timidité déroutait les miens et les trompait, comme, à l’école, ma facilité, véritable paresse, me faisait prendre pour un bon élève.
Je rentrai en classe. Le professeur, ironique, m’appela Don Juan. J’en fus extrêmement flatté, surtout de ce qu’il me citât le nom d’une oeuvre que je connaissais et que ne connaissaient pas mes camarades. Son « Bonjour, Don Juan » et mon sourire entendu transformèrent la classe à mon égard. Peut-être avait-elle déjà su que j’avais chargé un enfant des petites classes de porter une lettre à une « fille », comme disent les écoliers dans leur dur langage. Cet enfant s’appelait Messager ; je ne l’avais pas élu d’après son nom, mais, quand même, ce nom m’avait inspiré confiance.
À une heure, j’avais supplié le directeur de ne rien dire à mon père ; à quatre, je brûlais de lui raconter tout. Rien ne m’y obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte de la franchise. Sachant que mon père ne se fâcherait pas, j’étais, somme toute, ravi qu’il connût ma prouesse.
J’avouai donc, ajoutant avec orgueil que le directeur m’avait promis une discrétion absolue (comme à une grande personne). Mon père voulait savoir si je n’avais pas forgé de toutes pièces ce roman d’amour. Il vint chez le directeur. Au cours de cette visite, il parla incidemment de ce qu’il croyait être une farce. – Quoi ? dit alors le directeur surpris et très ennuyé ; il vous a raconté cela ? Il m’avait supplié de me taire, disant que vous le tueriez.
Ce mensonge du directeur l’excusait ; il contribua encore à mon ivresse d’homme. J’y gagnai séance tenante l’estime de mes camarades et des clignements d’yeux du maître. Le directeur cachait sa rancune. Le malheureux ignorait ce que je savais déjà : mon père, choqué par sa conduite, avait décidé de me laisser finir mon année scolaire, et de me reprendre. Nous étions alors au commencement de juin. Ma mère ne voulant pas que cela influât sur mes prix, mes couronnes, se réservait de dire la chose, après la distribution. Ce jour venu, grâce à une injustice du directeur qui craignait confusément les suites de son mensonge, seul de la classe, je reçus la couronne d’or que méritait aussi le prix d’excellence. Mauvais calcul : l’école y perdit ses deux meilleurs élèves, car le père du prix d’excellence retira son fils.
Des élèves comme nous servaient d’appeaux pour en attirer d’autres.
Ma mère me jugeait trop jeune pour aller à Henri-IV. Dans son esprit, cela voulait dire : pour prendre le train. Je restai deux ans à la maison et travaillai seul.
Je me promettais des joies sans bornes, car, réussissant à faire en quatre heures le travail que ne fournissaient pas en deux jours mes anciens condisciples, j’étais libre plus de la moitié du jour. Je me promenais seul au bord de la Marne qui était tellement notre rivière que mes soeurs disaient, en parlant de la Seine, « une Marne ». J’allais même dans le bateau de mon père, malgré sa défense ; mais je ne ramais pas, et sans m’avouer que ma peur n’était pas celle de lui désobéir, mais la peur tout court. Je lisais, couché dans ce bateau. En 1913 et 1914, deux cents livres y passent. Point ce que l’on nomme de mauvais livres, mais plutôt les meilleurs, sinon pour l’esprit, du moins pour le mérite. Aussi, bien plus tard, à l’âge où l’adolescent méprise les livres de la Bibliothèque rose, je pris goût à leur charme enfantin, alors qu’à cette époque je ne les aurais voulu lire pour rien au monde.
Le désavantage de ces récréations alternant avec le travail était de transformer pour moi toute l’année en fausses vacances. Ainsi, mon travail de chaque jour était-il peu de chose, mais, comme, travaillant moins de temps que les autres, je travaillais en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose était le bouchon de liège qu’un chat garde toute sa vie au bout de la queue, alors qu’il préférerait sans doute un mois de casserole.
Les vraies vacances approchaient, et je m’en occupais fort peu puisque c’était pour moi le même régime. Le chat regardait toujours le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la cloche. Les maîtres eurent d’autres chats à fouetter et le chat se réjouit.
À vrai dire, chacun se réjouissait en France. Les enfants, leurs livres de prix sous le bras, se pressaient devant les affiches. Les mauvais élèves profitaient du désarroi des familles.
Nous allions chaque jour, après dîner, à la gare de J…, à deux kilomètres de chez nous, voir passer les trains militaires. Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats. Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et en répandaient des litres sur le quai jonché de fleurs. Tout cet ensemble me laisse un souvenir de feu d’artifice. Et jamais autant de vin gaspillé, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenêtres de notre maison.
Bientôt, nous n’allâmes plus à J… Mes frères et mes soeurs commençaient d’en vouloir à la guerre, ils la trouvaient longue. Elle leur supprimait le bord de la mer. Habitués à se lever tard, il leur fallait acheter les journaux à six heures. Pauvre distraction ! Mais vers le vingt août, ces jeunes monstres reprennent espoir. Au lieu de quitter la table où les grandes personnes s’attardent, ils y restent pour entendre mon père parler de départ. Sans doute n’y aurait-il plus de moyens de transport. Il faudrait voyager très loin à bicyclette. Mes frères plaisantent ma petite soeur. Les roues de sa bicyclette ont à peine quarante centimètres de diamètre : « On te laissera seule sur la route. » Ma soeur sanglote. Mais quel entrain pour astiquer les machines ! Plus de paresse. Ils proposent de réparer la mienne. Ils se lèvent dès l’aube pour connaître les nouvelles. Tandis que chacun s’étonne, je découvre enfin les mobiles de ce patriotisme : un voyage à bicyclette ! jusqu’à la mer ! et une mer plus loin, plus jolie que d’habitude. Ils eussent brûlé Paris pour partir plus vite. Ce qui terrifiait l’Europe était devenu leur unique espoir.
L’égoïsme des enfants est-il différent du nôtre ? L’été, à la campagne, nous maudissons la pluie qui tombe, et les cultivateurs la réclament.
* * *
Il est rare qu’un cataclysme se produise sans phénomènes avant-coureurs. L’attentat autrichien, l’orage du procès Caillaux répandaient une atmosphère irrespirable, propice à l’extravagance. Aussi mon vrai souvenir de guerre précède la guerre.
Voici comment :
Nous nous moquions, mes frères et moi, d’un de nos voisins, homme grotesque, nain à barbiche blanche et à capuchon, conseiller municipal, nommé Maréchaud. Tout le monde l’appelait le père Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nous défendions de le saluer, ce dont il enrageait si fort, qu’un jour, n’y tenant plus, il nous aborda sur la route et nous dit : « Eh bien ! on ne salue pas un conseiller municipal ? » Nous nous sauvâmes. À partir de cette impertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que pouvait contre nous un conseiller municipal ? En revenant de l’école, et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec d’autant plus d’audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge, n’était pas à craindre.
La veille du 14 juillet 1914, en allant à la rencontre de mes frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement devant la grille des Maréchaud. Quelques tilleuls élagués cachaient mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l’après-midi, leur jeune bonne étant devenue folle se réfugiait sur le toit et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud, épouvantés par le scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de cette folle sur un toit s’augmentait de ce que la maison parût abandonnée. Des gens criaient, s’indignaient que ses maîtres ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait sur les tuiles, sans, d’ailleurs, avoir l’air d’une ivrogne. J’eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notre bonne, envoyée par ma mère, vint nous rappeler au travail. Sans cela, je serais privé de fête. Je partis la mort dans l’âme, et priant Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j’irais chercher mon père à la gare.
Elle était à son poste, mais les rares passants revenaient de Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, et ne pas manquer le bal. Ils ne lui accordaient qu’une minute distraite.
Du reste, jusqu’ici, pour la bonne, il ne s’agissait encore que de répétition plus ou moins publique. Elle devait débuter le soir, selon l’usage, les girandoles lumineuses lui formant une véritable rampe. Il y avait à la fois celle de l’avenue et celles du jardin, car les Maréchaud, malgré leur absence feinte, n’avaient osé se dispenser d’illuminer, comme notables. Au fantastique de cette maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur un pont de navire pavoisé, une femme aux cheveux flottants, contribuait beaucoup la voix de cette femme : inhumaine, gutturale, d’une douceur qui donnait la chair de poule.
Les pompiers d’une petite commune étant des « volontaires », ils s’occupent tout le jour d’autre chose que de pompes. C’est le laitier, le pâtissier, le serrurier, qui, leur travail fini, viendront éteindre l’incendie, s’il ne s’est pas éteint de lui-même. Dès la mobilisation, nos pompiers formèrent en outre une sorte de milice mystérieuse faisant des patrouilles, des manoeuvres et des rondes de nuit. Ces braves arrivèrent enfin et fendirent la foule.
Une femme s’avança. C’était l’épouse d’un conseiller municipal, adversaire de Maréchaud, et qui, depuis quelques minutes, s’apitoyait bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine : « Essayez de la prendre par la douceur ; elle en est tellement privée, la pauvre petite, dans cette maison où on la bat. Surtout, si c’est la crainte d’être renvoyée, de se trouver sans place, qui la fait agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses gages. »
Cette charité bruyante produisit un effet médiocre sur la foule. La dame l’ennuyait. On ne pensait qu’à la capture. Les pompiers, au nombre de six, escaladèrent la grille, cernèrent la maison, grimpant de tous les côtés. Mais à peine l’un d’eux apparut-il sur le toit, que la foule, comme les enfants à Guignol, se mit à vociférer, à prévenir la victime.
– Taisez-vous donc ! criait la dame, ce qui excitait les « En voilà un ! En voilà un ! » du public. À ces cris, la folle, s’armant de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au faîte. Les cinq autres redescendirent aussitôt.
Tandis que les tirs, les manèges, les baraques, place de la Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientèle, une nuit où la recette devait être fructueuse, les plus hardis voyous escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre la chasse. La folle disait des choses que j’ai oubliées, avec cette profonde mélancolie résignée que donne aux voix la certitude qu’on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui préféraient ce spectacle à la foire, voulaient cependant combiner les plaisirs. Aussi, tremblant que la folle fût prise en leur absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois. D’autres, plus sages, installés sur les branches des tilleuls, comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d’allumer des feux de Bengale, des pétards.
On imagine l’angoisse du couple Maréchaud, chez soi, enfermé au milieu de ce bruit et de ces lueurs.
Le conseiller municipal, époux de la dame charitable, grimpé sur un petit mur de la grille, improvisait un discours sur la couardise des propriétaires. On l’applaudit.
Croyant que c’était elle qu’on applaudissait, la folle saluait, un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle remerciait qu’on l’eût enfin comprise. Je pensai à quelque fille, capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.
La foule se dispersait, un peu lasse. J’avais voulu rester avec mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal au coeur qu’ont les enfants, conduisait les siens au manège en montagnes russes. Certes, j’éprouvais cet étrange besoin plus vivement que mes frères. J’aimais que mon coeur batte plus vite et irrégulièrement. Ce spectacle, d’une poésie profonde, me satisfaisait davantage. « Comme tu es pâle », avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.
– Je crains tout de même que cela l’impressionne trop, dit-elle à mon père.
– Oh, répondit-il, personne n’est plus insensible. Il peut regarder n’importe quoi, sauf un lapin qu’on écorche.
Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce spectacle me bouleversait. Je sentais qu’il le bouleversait aussi. Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En réalité, j’allais m’évanouir, mes jambes ne me portaient plus.
Maintenant, on ne comptait qu’une vingtaine de personnes. Nous entendîmes les clairons. C’était la retraite aux flambeaux.
Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe d’adieu, et croyant à la fin du monde, ou simplement qu’on allait la prendre, elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un fracas épouvantable, pour venir s’aplatir sur les marches de pierre. Jusqu’ici j’avais essayé de supporter tout, bien que mes oreilles tintassent et que le coeur me manquât. Mais quand j’entendis des gens crier : « Elle vit encore », je tombai, sans connaissance, des épaules de mon père.
Revenu à moi, il m’entraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes très tard, en silence, allongés dans l’herbe.
Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche, le fantôme de la bonne ! C’était le père Maréchaud en bonnet de coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige détruit.
Si j’insiste sur un tel épisode, c’est qu’il fait comprendre mieux que tout autre l’étrange période de la guerre, et combien, plus que le pittoresque, me frappait la poésie des choses.
* * *
Nous entendîmes le canon. On se battait près de Meaux. On racontait que des uhlans avaient été capturés près de Lagny, à quinze kilomètres de chez nous. Tandis que ma tante parlait d’une amie, enfuie dès les premiers jours, après avoir enterré dans son jardin des pendules, des boîtes de sardines, je demandai à mon père le moyen d’emporter nos vieux livres ; c’est ce qu’il me coûtait le plus de perdre.
Enfin, au moment où nous nous apprêtions à la fuite, les journaux nous apprirent que c’était inutile.
Mes soeurs, maintenant, allaient à J… porter des paniers de poires aux blessés. Elles avaient découvert un dédommagement, médiocre, il est vrai, à tous leurs beaux projets écroulés. Quand elles arrivaient à J…, les paniers étaient presque vides !
Je devais entrer au lycée Henri-IV ; mais mon père préféra me garder encore un an à la campagne. Ma seule distraction de ce morne hiver fut de courir chez notre marchande de journaux, pour être sûr d’avoir un exemplaire du Mot, journal qui me plaisait et paraissait le samedi. Ce jour-là, je n’étais jamais levé tard.
Mais le printemps arriva, qu’égayèrent mes premières incartades. Sous prétexte de quêtes, ce printemps, plusieurs fois, je me promenai, endimanché, une jeune personne à ma droite. Je tenais le tronc ; elle, la corbeille d’insignes. Dès la seconde quête, des confrères m’apprirent à profiter de ces journées libres où l’on me jetait dans les bras d’une petite fille. Dès lors, nous nous empressions de recueillir, le matin, le plus d’argent possible, remettions à midi notre récolte à la dame patronnesse et allions toute la journée polissonner sur les coteaux de Chennevières. Pour la première fois, j’eus un ami. J’aimais à quêter avec sa soeur. Pour la première fois, je m’entendais avec un garçon aussi précoce que moi, admirant même sa beauté, son effronterie. Notre mépris commun pour ceux de notre âge nous rapprochait encore. Nous seuls, nous jugions capables de comprendre les choses ; et, enfin, nous seuls, nous trouvions dignes des femmes. Nous nous croyions des hommes. Par chance, nous n’allions pas être séparés. René allait au lycée Henri-IV, et je serais dans sa classe, en troisième. Il ne devait pas apprendre le grec ; il me fit cet extrême sacrifice de convaincre ses parents de le lui laisser apprendre. Ainsi nous serions toujours ensemble. Comme il n’avait pas fait sa première année, c’était s’obliger à des répétitions particulières. Les parents de René n’y comprirent rien, qui, l’année précédente, devant ses supplications, avaient consenti à ce qu’il n’étudiât pas le grec. Ils y virent l’effet de ma bonne influence, et, s’ils supportaient ses autres camarades, j’étais, du moins, le seul ami qu’ils approuvassent.
Pour la première fois, nul jour des vacances de cette année ne me fut pesant. Je connus donc que personne n’échappe à son âge, et que mon dangereux mépris s’était fondu comme glace dès que quelqu’un avait bien voulu prendre garde à moi, de la façon qui me convenait. Nos communes avances raccourcirent de moitié la route que l’orgueil de chacun de nous avait à faire.
Le jour de la rentrée des classes, René me fut un guide précieux.
Avec lui tout me devenait plaisir, et moi qui, seul, ne pouvais avancer d’un pas, j’aimais faire à pied, deux fois par jour, le trajet qui sépare Henri-IV de la gare de la Bastille, où nous prenions notre train.
Trois ans passèrent ainsi, sans autre amitié et sans autre espoir que les polissonneries du jeudi – avec les petites filles que les parents de mon ami nous fournissaient innocemment, invitant ensemble à goûter les amis de leur fils et les amies de leur fille —, menues faveurs que nous dérobions, et qu’elles nous dérobaient, sous prétexte de jeux à gages.
* * *
La belle saison venue, mon père aimait à nous emmener, mes frères et moi, dans de longues promenades. Un de nos buts favoris était Ormesson, et de suivre le Morbras, rivière large d’un mètre, traversant des prairies où poussent des fleurs qu’on ne rencontre nulle part ailleurs, et dont j’ai oublié le nom. Des touffes de cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasarde l’endroit où commence l’eau. La rivière charrie au printemps des milliers de pétales blancs et roses. Ce sont les aubépines.
Un dimanche d’avril 1917, comme cela nous arrivait souvent, nous prîmes le train pour La Varenne, d’où nous devions nous rendre à pied à Ormesson. Mon père me dit que nous retrouverions à La Varenne des gens agréables, les Grangier. Je les connaissais pour avoir vu le nom de leur fille, Marthe, dans le catalogue d’une exposition de peinture. Un jour, j’avais entendu mes parents parler de la visite d’un M. Grangier. Il était venu, avec un carton empli des oeuvres de sa fille, âgée de dix-huit ans. Marthe était malade. Son père aurait voulu lui faire une surprise : que ses aquarelles figurassent dans une exposition de charité dont ma mère était présidente. Ces aquarelles étaient sans nulle recherche ; on y sentait la bonne élève de cours de dessin, tirant la langue, léchant les pinceaux.
Sur le quai de la gare de La Varenne, les Grangier nous attendaient. M. et Mme Grangier devaient être du même âge, approchant de la cinquantaine. Mais Mme Grangier paraissait l’aînée de son mari ; son inélégance, sa taille courte, firent qu’elle me déplut au premier coup d’oeil.
Au cours de cette promenade, je devais remarquer qu’elle fronçait souvent les sourcils, ce qui couvrait son front de rides auxquelles il fallait une minute pour disparaître. Afin qu’elle eût tous les motifs de me déplaire, sans que je me reprochasse d’être injuste, je souhaitais qu’elle employât des façons de parler assez communes. Sur ce point, elle me déçut.
Le père, lui, avait l’air d’un brave homme, ancien sous-officier, adoré de ses soldats. Mais où était Marthe ? Je tremblais à la perspective d’une promenade sans autre compagnie que celle de ses parents. Elle devait venir par le prochain train, « dans un quart d’heure, expliqua Mme Grangier, n’ayant pu être prête à temps. Son frère arriverait avec elle ».
Quand le train entra en gare, Marthe était debout sur le marchepied du wagon. « Attends bien que le train s’arrête », lui cria sa mère… Cette imprudente me charma.
Sa robe, son chapeau, très simples, prouvaient son peu d’estime pour l’opinion des inconnus. Elle donnait la main à un petit garçon qui paraissait avoir onze ans. C’était son frère, enfant pâle, aux cheveux d’albinos, et dont tous les gestes trahissaient la maladie.
Sur la route, Marthe et moi marchions en tête. Mon père marchait derrière, entre les Grangier.
Mes frères, eux, bâillaient avec ce nouveau petit camarade chétif, à qui l’on défendait de courir.
Comme je complimentais Marthe sur ses aquarelles, elle me répondit modestement que c’étaient des études. Elle n’y attachait aucune importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs « stylisées ». Je jugeai bon, pour la première fois, de ne pas lui dire que je trouvais ces sortes de fleurs ridicules.
Sous son chapeau, elle ne pouvait bien me voir. Moi, je l’observais.
– Vous ressemblez peu à madame votre mère, lui dis-je. C’était un madrigal.
– On me le dit quelquefois ; mais, quand vous viendrez à la maison, je vous montrerai des photographies de maman lorsqu’elle était jeune, je lui ressemble beaucoup.
Je fus attristé de cette réponse, et je priai Dieu de ne point voir Marthe quand elle aurait l’âge de sa mère.
Voulant dissiper le malaise de cette réponse pénible, et ne comprenant pas que, pénible, elle ne pouvait l’être que pour moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mère avec mes yeux, je lui dis :
– Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses vous iraient mieux.
Je restai terrifié, n’ayant jamais dit pareille chose à une femme. Je pensais à la façon dont j’étais coiffé, moi.
– Vous pourrez le demander à maman (comme si elle avait besoin de se justifier !) ; d’habitude, je ne me coiffe pas si mal, mais j’étais déjà en retard et je craignais de manquer le second train. D’ailleurs, je n’avais pas l’intention d’ôter mon chapeau.
« Quelle fille était-ce donc, pensais-je, pour admettre qu’un gamin la querelle à propos de ses mèches ? »
J’essayais de deviner ses goûts en littérature ; je fus heureux qu’elle connût Baudelaire et Verlaine, charmé de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui n’était pourtant pas la mienne. J’y discernais une révolte. Ses parents avaient fini par admettre ses goûts. Marthe leur en voulait que ce fût par tendresse. Son fiancé, dans ses lettres, lui parlait de ce qu’il lisait, et s’il lui conseillait certains livres, il lui en défendait d’autres. Il lui avait défendu Les Fleurs du mal. Désagréablement surpris d’apprendre qu’elle était fiancée, je me réjouis de savoir qu’elle désobéissait à un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentir qu’il devait souvent choquer Marthe. Après la première surprise désagréable, je me félicitai de son étroitesse, d’autant mieux que j’eusse craint, s’il avait lui aussi goûté Les Fleurs du mal, que leur futur appartement ressemblât à celui de La Mort des amants. Je me demandai ensuite ce que cela pouvait bien me faire.
Son fiancé lui avait aussi défendu les académies de dessin. Moi qui n’y allais jamais, je lui proposai de l’y conduire, ajoutant que j’y travaillais souvent. Mais, craignant ensuite que mon mensonge fût découvert, je la priai de n’en point parler à mon père. Il ignorait, dis-je, que je manquais des cours de gymnastique pour me rendre à la Grande-Chaumière. Car je ne voulais pas qu’elle pût se figurer que je cachais l’académie à mes parents, parce qu’ils me défendaient de voir des femmes nues. J’étais heureux qu’il se fit un secret entre nous, et moi, timide, me sentais déjà tyrannique avec elle.
J’étais fier aussi d’être préféré à la campagne, car nous n’avions pas encore fait allusion au décor de notre promenade. Quelquefois ses parents l’appelaient : « Regarde, Marthe, à ta droite, comme les coteaux de Chennevières sont jolis », ou bien, son frère s’approchait d’elle et lui demandait le nom d’une fleur qu’il venait de cueillir. Elle leur accordait d’attention distraite juste assez pour qu’ils ne se fâchassent point.
Nous nous assîmes dans les prairies d’Ormesson. Dans ma candeur, je regrettais d’avoir été si loin, et d’avoir tellement précipité les choses. « Après une conversation moins sentimentale, plus naturelle, pensai-je, je pourrais éblouir Marthe, et m’attirer la bienveillance de ses parents, en racontant le passé de ce village. » Je m’en abstins. Je croyais avoir des raisons profondes, et pensais qu’après tout ce qui s’était passé, une conversation tellement en dehors de nos inquiétudes communes ne pourrait que rompre le charme. Je croyais qu’il s’était passé des choses graves. C’était d’ailleurs vrai, simplement, je le sus dans la suite, parce que Marthe avait faussé notre conversation dans le même sens que moi. Mais moi qui ne pouvais m’en rendre compte, je me figurais lui avoir adressé des paroles significatives. Je croyais avoir déclaré mon amour à une personne insensible. J’oubliais que M. et Mme Grangier eussent pu entendre sans le moindre inconvénient tout ce que j’avais dit à leur fille ; mais, moi, aurais-je pu le lui dire en leur présence ?
– Marthe ne m’intimide pas, me répétais-je. Donc, seuls, ses parents et mon père m’empêchent de me pencher sur son cou et de l’embrasser.
Profondément en moi, un autre garçon se félicitait de ces trouble-fête. Celui-ci pensait :
– Quelle chance que je ne me trouve pas seul avec elle ! Car je n’oserais pas davantage l’embrasser, et n’aurais aucune excuse.
Ainsi triche le timide.
Nous reprenions le train à la gare de Sucy. Ayant une bonne demi-heure à l’attendre, nous nous assîmes à la terrasse d’un café. Je dus subir les compliments de Mme Grangier. Ils m’humiliaient. Ils rappelaient à sa fille que je n’étais encore qu’un lycéen, qui passerait son baccalauréat dans un an. Marthe voulut boire de la grenadine ; j’en commandai aussi. Le matin encore, je me serais cru déshonoré en buvant de la grenadine. Mon père n’y comprenait rien. Il me laissait toujours servir des apéritifs. Je tremblai qu’il me plaisantât sur ma sagesse. Il le fit, mais à mots couverts, de façon que Marthe ne devinât pas que je buvais de la grenadine pour faire comme elle.
Arrivés à F…, nous dîmes adieu aux Grangier. Je promis à Marthe de lui porter, le jeudi suivant, la collection du journal Le Mot et Une saison en enfer.