Buch lesen: «Pastels: dix portraits de femmes»
I
Gladys Harvey
A LUIGI GUALDO.
GLADYS HARVEY
RÉCIT DE CLAUDE LARCHER
On parle beaucoup de démocratie, par le temps qui court, – ou qui dégringole, comme disait un misanthrope de ma connaissance. Je ne crois pas cependant que nos mœurs soient devenues aussi égalitaires que le répètent les amateurs de formules toutes faites. Je doute, par exemple, qu'une duchesse authentique, – il en reste, – étale aujourd'hui moins de morgue que sa trisaïeule d'il y a cent et quelques années. Le faubourg Saint-Germain, quoi qu'en puissent penser les railleurs, existe encore. Il est seulement un peu plus «noble faubourg» qu'autrefois, par réaction. Parmi les femmes qui le composent, telle qui habite un second étage de la rue de Varenne et qui s'habille tout simplement, comme une bourgeoise, faute d'argent, déploie un orgueil égal à celui de la Grande Mademoiselle à traiter de grimpettes les reines de la mode et du Paris élégant. Cette élégance même dont on proclame la vulgarisation en disant: «aujourd'hui tout le monde s'habille bien,» demeure, elle aussi, un privilège. A quelque point de vue que l'on se place, de fond ou de forme, de principe ou de décor, la prétendue confusion des classes, objet ordinaire des dithyrambes ou de la satire des moralistes, n'apparaît telle qu'à des yeux superficiels. L'aristocratie de titres et celle des mœurs, – elles sont deux, – restent fermées autant, sinon plus, qu'au siècle dernier où un simple talent de causeur permettait à un Rivarol, à un Chamfort, de souper avec les meilleurs des gentilshommes, où le prince de Ligne traitait l'aventurier Casanova, où les grands seigneurs préludaient à la nuit du Quatre Août par d'autres nuits d'une licence impurement égalitaire. Ce qu'il est juste de dire, c'est que la démocratie a, d'une part, compensé l'inégalité forcée des noms et du passé en établissant une réelle inégalité politique au profit de ceux qui sont les fils de leurs œuvres et à qui elle attribue toutes les fonctions d'État; c'est aussi qu'elle a multiplié et mis à la portée de tous et de toutes un à peu près de luxe, d'élégance et de haute vie qui fait illusion, – de loin. Cet à peu près a son symbole et son principal moyen d'action dans ces grands magasins de nouveautés d'où une femme sort habillée comme chez Worth, munie de meubles de style, enrichie de bibelots curieux. Mais la toilette, mais les meubles, mais les bibelots sont «presque cela,» – et ce «presque» suffit à maintenir la distance.
Cette différence entre l'authentique et l'à peu près ne m'est jamais apparue aussi nette qu'à fréquenter, comme je l'ai fait à diverses périodes, les jeunes Parisiens qui s'amusent. Je les vois devant mes yeux, en ce moment, comme rangés sur un tableau symbolique. Il y a d'abord en haut le véritable viveur, celui qui possède réellement les cent cinquante mille francs par an que suppose la grande fête, comme ils disent, – ou qui se les procure. Celui-là joint à cet or un nom déjà connu, des relations toutes faites dans le monde, et cette espèce de précoce entente de la dépense qui fait qu'un jeune homme, s'il se ruine, sait du moins pourquoi. Sa place était marquée d'avance dans l'annuaire des deux ou trois grands cercles que les Snobs de la bourgeoisie mettent des années à forcer. Ce jeune homme peut être, avec cela, un garçon très fort ou très médiocre, traverser Paris sans y perdre pied ou sombrer aussitôt dans l'océan des tentations qui l'environnent. En attendant, il est le roi de ce Paris. C'est pour lui que travaille l'énorme ville, à lui qu'aboutit l'effort entier de cette colossale usine de plaisirs. S'il a des aventures dans le monde ou le demi-monde, c'est avec des femmes comme lui, de celles dont la lingerie intime représente seule une fortune et dont le raffinement ne saurait être surpassé à l'heure présente, first class ladies, des femmes de première classe, disent les Anglo-Saxons du commun, habitués à tout étiqueter comme des marchandises. Que ce jeune homme conduise un phaéton attelé de ses propres chevaux, ou qu'il emploie, par goût du sens pratique, des fiacres de cercle, soyez assuré que son appartement est aussi confortable que celui d'un grand seigneur anglais, aussi encombré de bibelots et de fleurs que celui d'une courtisane à la mode, qu'il ne mange qu'à des tables princièrement servies, que les moindres brimborions attenant à sa personne supposent la plus fastueuse des dissipations. Enfin, il y a beaucoup de chances pour qu'il se ruine à l'ancienne méthode, dans ce siècle positif, par une fantaisie d'existence à réjouir l'ombre du vieux Lauzun, quitte à suivre jusqu'au bout l'ancienne méthode, et vers la quarantième année, à reprendre au sexe féminin sous la forme d'une belle dot tout l'argent qu'il lui aura prodigué.
Immédiatement au-dessous de ce viveur de la grande espèce, vous trouverez son à peu près dans un personnage presque semblable, mais auquel il manquera un je ne sais quoi en noblesse ou en situation, en fortune ou en tact personnel. Celui-ci sera un bourgeois honteux d'être bourgeois, un timide qui voudra jouer au cynique, un étranger en train de se naturaliser Parisien, un régulier qui s'amusera par devoir, ou tout simplement un de ces indéfinissables maladroits auxquels une histoire ridicule arrive de toute nécessité dans un temps donné. Cet à peu près de maître viveur aura lui-même son à peu près. Ce sera le fils du commerçant pour qui le cercle de la rue Royale est l'ultima Thule, la terre inaccessible du navigateur ancien, et qui se contente du café de la Paix, le soir, en sortant du théâtre. Celui-là fréquente bien les premières représentations comme les autres, mais sans avoir son entrée dans aucune des loges où trônent les grandes élégantes. Il se paie les femmes les plus haut cotées à la bourse de la galanterie, mais il n'a jamais pu en lancer une, ni s'organiser quelque liaison mondaine dont il soit parlé dans les cercles comme d'une espèce de mariage morganatique. Et cet à peu près d'à peu près a son à peu près dans l'étudiant riche, venu de province pour s'initier à la haute vie et qui entre en corruption, comme on entrait autrefois en religion. Cet étudiant porte bien les mêmes cols raides comme du marbre, les mêmes chapeaux luisants comme un sabre, le même habit et les mêmes bottines. Mais son restaurant favori est situé sur la Rive gauche. Il a, répandu sur toute sa personne, quelque chose qui trahit «l'autre côté de l'eau.» On sent, à le regarder, qu'il s'élance vers le Paris des fêtes du fond d'un appartement meublé de la rue des Écoles. Ses maîtresses aussi sont des à peu près d'à peu près, des filles du boulevard Saint-Michel, jalouses d'imiter les filles des Folies-Bergères, – tandis qu'au-dessus de ces créatures s'échelonne toute la suite des femmes entretenues, depuis celle qui continue la tradition de la lorette, – un appartement de trois mille francs et le reste dans le même prix, – jusqu'à la courtisane d'ordre ou de désordre supérieur que des amis complaisants peuvent présenter à un prince étranger de passage sans que l'Altesse, habituée aux minuties des somptuosités royales, soit choquée d'un seul détail de toilette et d'installation. Et c'est ainsi que la nature sociale, invincible en ses moindres décrets comme la nature physique, impose cette loi de la hiérarchie, méconnue par les doctrinaires d'égalité, dans le domaine le plus fantaisiste en apparence, le plus abandonné au libre caprice.
Parmi les spectacles auxquels se puisse complaire la curiosité du moraliste, un des plus curieux est assurément celui des métamorphoses d'un personnage en train de passer d'un de ces à peu près dans un autre. Ce spectacle, je me le suis donné bien souvent, à retrouver un ancien camarade après quelques années, après quelques mois. Rarement j'ai pu suivre les étapes diverses de cette sorte d'évolution sociale, – si le mot n'est pas trop gros pour une très petite chose, – comme à l'occasion d'un jeune homme du nom de Louis Servin, que des circonstances particulières m'avaient permis de prendre à l'œuf. Voici douze ans, Louis en avait quatorze alors, j'étais, moi, séparé de ma famille, les vivres coupés et obligé d'utiliser, en vue de «faire de la littérature,» le bagage de latin et de grec qui me restait du collège. Quelques répétitions le jour et force papier noirci le soir, – tel était mon sort à cette époque. Parmi mes élèves de hasard se trouvait Louis Servin. Son père, excellent homme et d'une activité presque américaine, avait fait et défait deux fois, sa fortune. Il avait fondé enfin une maison de confection qui, sous cette rubrique toute simple: Au bon drap, constitua la plus forte concurrence qu'ait eue à subir la célèbre Belle Jardinière. Louis était le fils unique, follement gâté, de ce robuste travailleur et d'une femme à prétentions qui avait eu une grand'mère noble. Dès cet âge tendre, il s'annonçait comme le plus vaniteux des garçons que j'eusse connus. Il suivait les cours du lycée Charlemagne et il en souffrait, – parce que c'était un collège démocratique. Ses yeux brillaient quand il parlait d'un de ses petits camarades qui suivaient, eux, les cours de Bonaparte. Mais voilà, le père Servin avait ses magasins rue Saint-Antoine. Cet enfant était déjà si étrangement perdu de mesquinerie instinctive qu'il savait l'étage où habitait chacun de ses compagnons de jeu, et je ne l'ai jamais entendu me parler avec sympathie d'un ami qui logeât plus haut que le second. L'ingénuité de cette sottise me divertissait dans l'entre-deux de nos explications latines, au point que je ne me décidai pas à perdre de vue un sujet aussi bien doué pour devenir un Snob de la grande espèce. Étudiant en droit, Louis tint les promesses de son adolescence. Il fut un des premiers à importer dans les brasseries du quartier Latin les costumes et les attitudes des gommeux, – c'était le nom à la mode en ces temps lointains, – qu'il avait pu remarquer au théâtre ou aux courses. Le hasard le favorisa. Son père, dont il rougissait, mourut subitement; et d'accord avec sa mère, aussi vaniteuse que lui, le fils vendit la maison. Il vit avec ivresse disparaître, sur les vitrages des portes et sur l'enseigne, ce nom de Servin, qu'il projetait déjà de modifier en y joignant celui de Figon. Ainsi s'appelait l'aïeule maternelle. Il partit pour l'Italie sur ces entrefaites, en compagnie d'une certaine Pauline Marlv qui avait été, à une époque, l'objet des faveurs d'un assez grand personnage. Il en revint après quelques mois avec des cartes de visite sur lesquelles se lisaient en toutes lettres ces syllabes magiques: Servin de Figon, et je fus invité à dîner par sa mère, qui signa son billet: Thérèse Servin de Figon, elle aussi! Ce fut pour Louis le signal d'une nouvelle vie qu'il inaugura par une rupture absolue avec toutes ses anciennes connaissances, exception faite pour ceux qu'il savait, comme moi, un peu attachés à tous les mondes. Ce fut la période des «Premières,» du Boulevard, et des soupirs nostalgiques vers le grand cercle. Dans quel bar à la mode connut-il le beau marquis de Vardes, et à la suite de combien de cock-tails bus ensemble ce véritable élégant s'intéressa-t-il aux efforts de ce jeune bourgeois en train de se déserviniser? Toujours est-il que, pendant des années, Servin de Figon, devenu S. de Figon, suivant la formule, s'attacha au marquis comme les Scapins de l'ancienne comédie s'attachaient aux Léandres, avec une de ces persistances de flatterie qui supportent toutes les rebuffades, acceptent toutes les servilités et triomphent de toutes les répugnances. Philippe de Vardes, chez qui l'abus des succès faciles n'a pas détruit la bonhomie native, alla jusqu'à donner à son admirateur des leçons de toilette et aussi quelques sages conseils sur la conduite de ses relations. «C'est encore jeune,» disait-il, quand on le questionnait sur S. de Figon, «mais dans deux ou trois ans il sera fait…» Il en parlait comme de son bordeaux. Cependant, l'influence de cet aimable protecteur n'allait pas jusqu'à forcer en faveur du protégé les portes du paradis de la rue Royale. Le Servin était encore trop près, et surtout Louis avait voulu aller trop vite. Quelques dîners trop réussis offerts à de nobles décavés lui avaient attiré de sourdes envies. Un dernier reste de sens pratique, héritage du père Servin, lui fit comprendre cette faute, d'autres encore, et il prit la résolution, désormais, d'obéir aveuglément à Vardes. Deux séjours en Angleterre, à la suite de cet indulgent protecteur, lui avaient ouvert une vue sur le monde cosmopolite, et maintenant sa mère, morte à son tour, devait se retourner de joie dans sa tombe. Il ne fréquentait plus que des gens titrés ou millionnaires, – et le prince de Galles savait son nom!
Si intéressant qu'un pareil échantillon de la vanité bourgeoise puisse paraître à un auteur, il est vite connu, classé, défini, étiqueté. Et pourtant, lorsque mon vieux domestique Ferdinand, par un soir du mois de juillet, voici deux ans, m'apporta une carte anglaise sur laquelle il y avait un simple Louis de Figon, je ne répondis point par un énergique: «dites que je n'y suis pas…» Au contraire, je me frottai les mains et je le priai d'introduire mon visiteur inattendu avec la plus joyeuse impatience. Il est vrai d'ajouter que j'avais fortement travaillé tout le jour, et quand un écrivain a dix heures d'allègre copie dans le cerveau et dans les doigts, sa béatitude intellectuelle est si complète qu'elle le rend indulgent aux pires raseurs. Mais le faux de Figon n'est pas seulement un raseur, il est aussi un catoblépas. C'est un mot que je demande au lecteur de vouloir bien me pardonner. Je l'ai emprunté à la Tentation de saint Antoine par Flaubert, où il est parlé de cet animal, si parfaitement bête qu'il s'est une fois dévoré les pattes sans s'en apercevoir. «Sa stupidité m'attire…» dit l'ermite. Il se rencontre ainsi, de par le monde, des fantoches d'un sérieux si profond dans la niaiserie, d'une sincérité si entière dans le ridicule, qu'une espèce d'incompréhensible fascination émane de leur sottise, comme du catoblépas de la Tentation. La littérature en a créé un certain nombre, dont le plus remarquable est Joseph Prudhomme. Le catoblépas n'est pas simplement le personnage comique, il faut que ce caractère de comique s'accompagne chez lui d'une déformation de la nature humaine si absolument constitutionnelle qu'il équivaille dans l'ordre moral aux nains monstrueux dont raffolaient les princes d'autrefois. Il doit correspondre en nous à ce goût singulier de la laideur dont l'art de l'Extrême-Orient atteste la prédominance définitive chez certaines races. En suis-je moi-même pénétré? Toujours est-il que la visite de mon ancien élève, par le soir d'été dont je parle, me causa un réel plaisir et que je donnai l'ordre de le recevoir, avec une soif de le retrouver pareil à lui-même dans son ridicule, qui ne fut pas déçue quand il entra dans mon cabinet de travail. Amené par quel motif? Je ne pensai pas à me le demander.
Le physique est excellent. Servin de Figon est grand et mince, avec un visage au nez allongé, un front petit, et comme une inexprimable suffisance répandue autour de sa bouche et de ses joues. Invinciblement, en sa présence on pense au proverbe «vaniteux comme un paon,» et l'on constate une extraordinaire identité de physionomie entre cet oiseau et cette figure. De chaque côté de ce visage tout en pointe partent deux oreilles trop détachées. Une raie tracée au milieu de la tête divise les cheveux noirs en deux plaques luisantes et cosmétiquées savamment. La moustache est d'une autre couleur que les cheveux, presque rousse, et sa tournure atteste le coup de fer quotidien. Mais ce qui achève de donner à Louis la plus étonnante expression de vanité heureuse, c'est une certaine façon de porter la tête en arrière dans un abaissement dédaigneux des paupières qui se déploient ensuite avec lenteur, tandis que la bouche parle et sourit de ses propres paroles. C'est sur des airs pareils que le premier venu dirait de ce jeune homme: «quel poseur!..» sans même prendre garde à sa mise plus qu'affectée. Louis copie Philippe de Vardes, son maître, avec une fidélité si gênante qu'il faut toute la bonne humeur du marquis pour ne pas détester cette caricature. Philippe est athlétique et sanguin. Il porte des redingotes et des jaquettes ajustées qui font valoir ses muscles. Ces mêmes redingotes et ces mêmes jaquettes, mises sur le grand long corps de Louis, en exagèrent encore la maigreur. Philippe, avec son teint presque trop coloré, peut supporter les couleurs claires qui donnent au visage en papier mâché de Louis des nuances verdâtres de précoce cadavre. Le léger accent britannique du marquis s'explique par ce fait que sa mère était Écossaise et qu'il a lui-même vécu à Londres autant qu'à Paris, au lieu que le fils du patron du Bon drap n'a jamais su de la langue anglaise que les termes de courses qu'il prononce mal. Et puis, ce sont des tics du maître apparus dans la bouche de l'élève comme un certain «ça est…» qui revient sans cesse.
– «Mais ça est gentil chez vous,» me dit-il en entrant, comme tout étonné de ne pas trouver son ancien répétiteur dans le pire des galetas; et tirant de sa poche un étui à cigarettes en argent où la couronne de comte commence à se dessiner: «Vous n'en prenez pas? D'excellentes cigarettes d'Égypte… Philippe et moi nous les faisons venir du Caire directement… C'est lord *** (ici un des plus beaux noms du Peerage) qui nous a donné l'adresse… Vous ne le connaissez pas? Ah! charmant, mon cher, charmant, et un chic!.. Nous faisions la fête ensemble, l'autre jour, chez Philippe… Un seul vin à dîner, du château-margaux 75… Enfin, Bob était parti… (ses paupières se déplièrent tandis qu'il appelait ainsi ce grand seigneur, qui n'aurait pas voulu du père Servin pour habiller sa maison). Il y avait là Viollas, le cousin de la petite Dutacq, cette jolie blonde qui ressemble à lady *** (ici un autre souvenir du Peerage). Voilà que Bob demande tout haut, avec son grand air et son accent: – «La petite Dutacq, délicieuse… Qui est son amant? – Monsieur, interrompt Viollas, Mme Dutacq est ma cousine…» Et savez-vous ce que Bob a répondu: – «Je ne vous demande pas cela, monsieur, je vous demande si elle a un amant…» Est-ce assez ancien régime, ce mot-là?.. Ce que nous avons ri!..»
Comment traduire la mimique dont s'accompagnait ce discours et le respect profond avec lequel la voix se faisait familière pour dire Philippe et Bob, puis le lancer dédaigneux des noms plébéiens: Viollas, Dutacq, et les rappels des intonations du marquis dans certains passages? J'eus un moment de pure joie à voir mon catoblépas s'imiter lui-même avec cette perfection, et se pavaner devant un écrivain sans blason dans le reflet du blason des autres. Tout cela ne m'expliquait pas encore sa visite ni l'invitation qu'il me lança subitement, lui que je ne connaissais plus guère depuis dix ans que pour lui serrer la main au théâtre ou échanger un coup de chapeau dans la rue.
– «A propos, êtes-vous libre ce soir?» me demanda-t-il; et, sur ma réponse affirmative: «Voulez-vous venir dîner avec moi, au cabaret, à huit heures? Il y aura là Toré, Saveuse, Machault, côté des hommes; et puis Christine Anroux et Gladys, côté des femmes…»
– «Quelle Gladys?» interrogeai-je, étonné par ce nom qui me rappelait une des plus adorables jeunes filles que j'aie rencontrées, une Anglaise du pays de Galles avec des yeux bleu de roi, des cheveux couleur d'or et un teint à faire paraître brunes les carnations des Rubens.
– «Quelle Gladys?..» s'écria Louis, «mais il n'y en a qu'une, notre Gladys, la créole, celle qui a ruiné le petit Bonnivet, celle qui disait si joliment: – «Elle marque mal, ma belle-mère, la duchesse…» Enfin, Gladys Harvey… Je suis avec elle depuis cette année (ici, nouveau jeu de paupières). Je l'ai soufflée à Jose *** (ici, un des beaux noms d'Espagne), vous savez, le Jose qui avait organisé les courses de taureaux à l'Hippodrome, et puis cet infect ministère a refusé l'autorisation. Il disait toujours: – «Ce n'est pas du chien qu'elle a, cette Gladys, c'est une meute…» Il vous faut sortir, mon cher, voir un peu la vie (cette fois, le catoblépas acheva de me fasciner en me protégeant). Ah! ce que j'en aurais de sujets de romans à vous proposer!.. Vous acceptez?..»
Et j'acceptai, pour le déplorer d'ailleurs, avec la logique étonnante qui caractérise les écrivains, tandis que je m'acheminais vers le lieu de notre rendez-vous, un restaurant près du cirque, deux heures plus tard. «J'ai été vraiment trop bête,» me disais-je, «de me mettre en habit dans cette saison!.. Je ne suis pas un gentleman accompli, moi, comme Figon, qui prétend que l'habit le repose…»
Je traversais l'esplanade des Invalides, remuant ces pensées, me renfonçant de mon mieux dans tous mes préjugés de mauvaise humeur bohémienne contre la vie prétendue élégante, – et distrait néanmoins par les voitures qui filaient si lestes! C'était un de ces soirs du commencement de l'été, à Paris, où il flotte dans l'air comme une vapeur de plaisir. Les Parisiens et les Parisiennes qui sont demeurés en ville, y sont demeurés pour s'amuser. Étrangers ou provinciaux, les hôtes de hasard ne sont pas ici pour un autre motif. Cela fait, par ces transparents crépuscules du mois de juillet, une population vraiment heureuse. Le feuillage des arbres plutôt fanoché que fané, la brûlante langueur de l'atmosphère, les magnificences des couchers de soleil derrière les grêles tours du Trocadéro ou la masse imposante de l'Arc, une sorte de nonchalance et comme de détente dans l'activité des passants, tout contribue à cette impression d'une ville de plaisir, particulièrement dans ce quartier à demi exotique, avec la prodigalité de ses hôtels privés et le faste tapageur de son architecture. «Ces gens sont tous gais…» pensai-je en regardant les promeneurs, «essayons de faire comme eux…» Et je m'appliquai à me représenter les convives que j'allais rejoindre dans quelques minutes. Toré d'abord? Albert Toré, un vieux beau plus blond que nature, très rouge, avec une espèce de sourire de fantôme dessiné mécaniquement sur sa vieille bouche, le plus anglomane de tous les Français. Il a ce ridicule délicieux de se croire irrésistible, parce qu'il a été, quinze ans durant, le fancy-man attitré d'une duchesse anglaise. Son culte posthume pour cette grande dame, morte et enterrée depuis des années, se traduit par les familiarités les plus hardies avec les femmes qu'il rencontre aujourd'hui et qui ne sauraient évidemment repousser un homme distingué jadis par lady ***. C'est encore un catoblépas, mais triste. – Saveuse, le baron de Saveuse? Celui-là n'a aucun ridicule. Il est joli garçon, quoique un peu marqué, spirituel et même instruit; mais il faudrait ne pas savoir que son élégance vit d'expédients et que ses amis l'appellent volontiers la Statue du Quémandeur. Combien en aura-t-il coûté à Louis Servin de Figon pour l'avoir à sa table? – Quant à Machault, c'est un géant qui n'a d'autre goût ici-bas que l'escrime, un gladiateur en habit noir et en gilet blanc qui s'entraîne d'assauts en assauts et de salle en salle. Excellent homme d'ailleurs, mais qui ne peut pas causer avec vous cinq minutes sans que le contre de quarte apparaisse. C'est celui que je préfère aux autres et je dînerais avec lui seul sans m'ennuyer, car s'il est un monomane de l'épée, il faut ajouter qu'il est brave comme cette épée elle-même et qu'il ne lui est jamais venu à l'idée de se servir de son talent extraordinaire pour justifier une insolence. S'il est athlète, c'est par plaisir et non par mode. Eh bien! le dîner sera passable avec les hommes, mais les femmes? – Christine Anroux?.. Je la connais trop bien. Avec ses cheveux en bandeaux, ses yeux candides, sa physionomie de fausse vierge, c'est le type de la fille qui se donne des airs de femme du monde et chez laquelle on devine un fond affreux de positivisme bourgeois. Cela sort de chez la procureuse et vous permet à peine de dire un mot leste. A cinquante ans, Christine aura un million et davantage, elle se sera fait épouser classiquement par un honorable nigaud; elle jouera à la châtelaine bienfaisante quelque part en province. Rien de plus banal qu'une pareille créature et rien aussi à quoi les hommes résistent moins. Et Gladys sera comme Christine. Bah! Je m'en irai aussitôt après le dîner… Et je songeais encore: «Mais pourquoi Louis m'a-t-il invité là, à brûle-pourpoint, moi, Claude Larcher, qui n'ai même plus pour moi la vogue de mes deux malheureuses premières pièces et qui besogne dans les journaux, comme un pauvre diable d'ouvrier de lettres? Est-ce qu'une femme titrée lui aurait dit du bien de ma dernière chronique?..»
Je calomniais le pauvre garçon, comme je pus m'en convaincre dès les premiers mots que me dit sa maîtresse, à mon entrée dans le salon du cabaret élégant où se tenaient déjà tous les invités. J'arrivais le dernier. Il donnait, ce petit salon que le chasseur avait désigné, en m'y conduisant, du nom poétique de «salon des roses,» sur une terrasse couverte autour de laquelle frémissaient des feuillages fantastiquement éclairés par en bas. Sous les arbres du jardin du restaurant se tenait un orchestre de tsiganes qui jouaient des airs de leur pays, avec ce mélange de langueur et de frénésie qui fait de cette musique la plus lassante mais aussi la plus énervante de toutes. La lumière des bougies luttait dans la pièce contre le dernier reste de jour qui traînait dans le crépuscule. Les chandeliers et le lustre où brûlaient ces bougies se perdaient dans un enguirlandement de fleurs. D'autres fleurs paraient la table. Elles révélaient le goût de Saveuse dont le regard inquisiteur surveillait involontairement chaque détail. A voir la correction des hommes et la toilette des deux femmes, Christine tout en bleu, Gladys tout en blanc, il était impossible de se croire sur les terres ouvertes du demi-monde. Des perles admirables se tordaient autour de leur cou, elles étaient à demi décolletées, avec un air délicieusement aristocratique, et la beauté jeune dans un décor de raffinement aura toujours pour mes nerfs d'artiste plébéien un attrait si puissant que je cessai du coup de philosopher et de regretter ma complaisance devant l'invitation improvisée du sire de Figon, d'autant plus qu'à peine présenté, Gladys me dit avec un léger accent anglais et du bout de ses dents, qu'elle a charmantes:
– «Votre ami vous a-t-il raconté que je lui demande de me faire dîner avec vous depuis au moins six mois? Et cela a failli manquer. Il ne vous a su à Paris que ce matin, mais il a fallu qu'il allât chez vous aujourd'hui même. Si vous n'aviez pas été libre, j'en aurais eu une vraie peine…»
J'en appelle à de plus sages. Qui n'eût été heureux d'être interpellé ainsi par une créature du plus caressant aspect? Gladys est grande. Ses bras nus, – elle portait sur le droit et tout près de l'épaule un nœud de velours noir, – sont d'un admirable modelé. Sa taille est fine sans être trop mince, son corsage laisse deviner un buste de jeune fille, quoiqu'elle soit toute voisine de sa trentième année; comme à la manière dont sa robe tombe, sans tournure, on reconnaît la femme souple et agile, la joueuse de tennis qu'elle est restée, célèbre parmi les paumiers. Ses rivales les plus jalouses lui accordent une élégance accomplie dans l'art de porter la toilette. Ses mains souples et menues révèlent son origine créole. Elles étaient gantées de suède en ce moment, ces petites mains, et remuaient un éventail de plumes sombres d'où s'échappait un vague et doux parfum. Cette origine créole est aussi reconnaissable à toutes sortes de traits d'une grâce très personnelle. La bouche est un peu forte. Les yeux noirs, aussitôt qu'ils s'animent, s'ouvrent un peu trop. «Ils sont fendus en amande,» dit Gladys en riant, «mais c'est dans l'autre sens!..» L'expression de ces yeux, tour à tour étonnés et tristes, futés et romanesques, la palpitation rapide des narines, le frémissement du sourire, donnent à ce visage une mobilité de physionomie qui dénonce la femme de fantaisie et de passion. Il semble qu'il y ait de la courtisane du XVIIIe siècle dans Gladys, et pas trop de la fille férocement calculatrice de notre âge positiviste et brutal. Ce soir-là, elle portait une robe blanche attachée d'un saphir à la naissance de la gorge. Dans ses cheveux châtains à reflets blonds tremblait un nœud de rubans rouges. En me parlant, j'avais vu ses joues délicates se roser, l'éventail s'agiter entre ses doigts. J'eus un mouvement de fatuité dont je fus bientôt puni, mais qui me fit prendre place à côté d'elle avec un très vif plaisir, quand Figon donna le signal de nous mettre à table avec la cérémonie qu'il apporte aux moindres fonctions de sa carrière d'élégant. Que c'est étrange de faire une fonction de ce qui devrait être un plaisir, et de s'amuser par métier!
– «Voyons le menu,» disait Machault gaiement, tandis que les chaises achevaient de se ranger, les serviettes de se déplier et que s'établissait l'espèce de silence dont s'accompagne tout début de repas. «J'ai deux assauts dans le bras…» Et il fit saillir les muscles de son biceps sous le mince lasting de son habit d'été. «Ah! j'ai tiré avec un gaucher de régiment… Ce que j'ai eu de mal!.. Cristi! Je voudrais bien trouver le fleuret qui touche tout seul…» Il rit très haut de sa plaisanterie, puis consultant le menu: «A la bonne heure! Voilà un dîner qui a du bon sens.» Et il détailla les plats à voix haute. «On pourra manger. Mes compliments, Figon…»
– «Faites-les au maître,» dit Figon en montrant Saveuse.
– «Mon Dieu!» répondit ce dernier, «c'est si simple! Il s'agit, dans ces mois-ci, de trouver des animaux dont la chair ne soit pas tourmentée par l'amour… Le bœuf, il ne l'est plus… Le dindonneau, il ne l'est pas encore… C'est la base de ce menu, et pour le reste, il suffit d'un peu d'idée et de venir en causer soi-même avec le chef…»
– «En aurais-tu à me recommander?» interrompit Christine, «si je me marie, il m'en faudra un…»