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Ici l'imitation, si loin qu'elle fut poussée, était naturellement accidentelle. Dans le cas qui va suivre, elle fut consciente. En 1879, alors que je venais de quitter Oxford, je rencontrai à une réception, dans une ambassade, une femme d'une beauté exotique, très curieuse. Nous devînmes de grands amis; nous étions toujours ensemble. Et cependant, ce qui m'intéressait le plus en elle, ce n'était pas tant sa beauté que son caractère, son absolue indécision de caractère. Elle semblait n'avoir aucune personnalité, mais possédait simplement la faculté d'en représenter de nombreuses. Parfois, elle se vouait tout entière à l'Art, transformait son salon en atelier et passait deux ou trois jours par semaine dans les galeries de peintures ou les musées. Puis elle se mettait à suivre les courses, portait les vêtements les plus sportifs, et ne parlait plus que de paris. Elle délaissait la religion pour le mesmérisme, le mesmérisme pour la politique et la politique pour les émotions de mélodrame de la philanthropie. Elle était, en somme, une façon de Protée, et connut le même échec en toutes ses métamorphoses que cet étonnant dieu marin quand Odysseus s'empara de lui. Un jour, un roman commença dans une revue française. A cette époque je lisais ce genre de récits, et je me souviens de mon intense surprise en arrivant à la description de l'héroïne. Elle ressemblait si parfaitement à mon amie que je portai la revue à celle-ci qui se reconnut immédiatement et en parut fascinée. Je dois vous dire, en passant, que l'histoire était traduite d'un écrivain russe décédé, si bien que l'auteur n'avait pu prendre mon amie comme type. J'abrège: quelques mois plus tard, étant à Venise, je trouvai la revue dans le salon de l'hôtel et la pris au hasard, voulant connaître le sort de l'héroïne. C'était une bien pitoyable histoire. La jeune fille avait fini par fuir avec un homme inférieur à elle en tous points, non seulement par sa position sociale, mais par son caractère et son intelligence. J'écrivis ce même soir à mon amie une lettre donnant mon opinion sur Jean Bellini, les glaces admirables de Florio et la valeur artistique des gondoles, mais j'ajoutai un post-scriptum pour lui dire que son double de l'histoire s'était conduite de façon bien sotte. Je ne sais pourquoi j'écrivis ces lignes mais je me souviens d'avoir été hanté par la crainte de la voir imiter l'héroïne. Avant que ma lettre lui parvînt, elle s'était enfuie avec un homme qui l'abandonna six mois après. Je la revis en 1884, à Paris, où elle demeurait avec sa mère et je lui demandai si le récit était pour quelque chose dans son action. Elle m'avoua s'être sentie poussée par une force irrésistible à suivre pas à pas l'héroïne dans sa marche étrange et fatale et qu'elle avait été la proie d'une terreur réelle en attendant impatiemment les quelques chapitres de la fin. Quand ils parurent, il lui sembla qu'elle était contrainte de les reproduire dans la vie et elle céda à cette contrainte. C'est là un exemple très clair de cet instinct d'imitation dont je parle, et un exemple tragique à l'extrême.

Je ne veux pas toutefois m'appesantir davantage sur des exemples individuels. L'expérience personnelle est un cercle vicieux et très limité. Tout ce que je désire montrer, c'est ce principe général que la Vie imite l'Art beaucoup plus que l'Art n'imite la Vie et j'ai cette conviction que, si vous y réfléchissez sérieusement, vous trouverez que cela est vrai. La Vie tend le miroir à l'Art et reproduit quelque type étrange imaginé par le peintre ou le sculpteur ou réalise en fait ce qui a été rêvé en fiction. Scientifiquement parlant, la base de la vie – l'énergie de la vie, dirait Aristote – est simplement le désir de l'expression et l'Art présente toujours des formes variées par lesquelles cette expression peut se réaliser. La Vie s'en empare et les met en œuvre, même si elles devaient la blesser. Des jeunes hommes se sont suicidés parce que Rolla et Werther se sont suicidés. Songez à ce que nous devons à l'imitation du Christ, à l'imitation de César.

Cyrille. – La théorie est certainement très curieuse, mais pour la compléter, il vous faut me montrer que la Nature n'est pas moins que la Vie une imitation de l'Art. Êtes-vous prêt à m'en donner la preuve?

Vivian. – Cher ami, je suis prêt à tout prouver.

Cyrille. – Alors, la Nature suit le paysagiste et lui emprunte ses effets?

Vivian. – Certainement. De qui nous vient, si ce n'est des impressionnistes, les merveilleux brouillards bruns qui viennent se traîner dans nos rues, estompant les becs de gaz et changeant les maisons en ombres monstrueuses? A qui, si ce n'est à eux et à leur maître, devons-nous les délicates nuées d'argent qui flottent sur notre fleuve, et font de frêles formes d'une grâce moribonde avec le pont courbé et la barque penchante?

L'extraordinaire changement survenu dans le climat de Londres pendant ces dix dernières années est dû entièrement à cette école particulière d'Art. Vous souriez? Considérez la question à un point de vue scientifique ou métaphysique et vous trouverez que j'ai raison. Qu'est-ce donc que la Nature? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l'on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l'existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J'ose même dire qu'il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d'eux. Ils n'existèrent qu'au jour où l'art les inventa. Maintenant, il faut l'avouer, nous en avons à l'excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d'une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme d'esprit inculte attrape un rhume.

Soyons donc humains et prions l'Art de tourner ailleurs ses admirables yeux. Il l'a déjà fait, du reste. Cette blanche et frissonnante lumière que l'on voit maintenant en France, avec ses étranges granulations mauves et ses mouvantes ombres violettes, est sa dernière fantaisie et la Nature, en somme, la produit d'admirable façon. Là où elle nous donnait des Corot ou des Daubigny, elle nous donne maintenant des Monet exquis et des Pissaro enchanteurs. En vérité, il y a des moments, rares il est vrai, mais qu'on peut cependant observer de temps à autre, où la Nature devient absolument moderne. Il ne faut pas évidemment s'y fier toujours. Le fait est qu'elle se trouve dans une malheureuse position. L'Art crée un effet incomparable et unique et puis il passe à autre chose. La Nature, elle, oubliant que l'imitation peut devenir la forme la plus sincère de l'insulte, se met à répéter cet effet jusqu'à ce que nous en devenions absolument las. Il n'est personne, aujourd'hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d'un coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de l'art. Les admirer est un signe marquant de provincialisme. D'autre part, ils disparaissent. Hier soir Mrs. Arundel insista pour que j'aille à la fenêtre regarder un ciel de gloire, suivant son expression. Bien entendu, j'obéis. C'est une de ces Philistines absurdement jolies à qui on ne peut rien refuser. Qu'ai-je donc vu? Tout simplement un Turner de second ordre, un Turner d'une mauvaise époque avec tous les défauts du peintre, les pires, exagérés, étonnamment accentués. Je suis d'ailleurs tout prêt à reconnaître que la Vie très souvent, commet la même erreur. Elle produit ses faux Renés et ses Vautrins truqués, tout comme la Nature nous donne un jour un Cuyp douteux et un autre un Rousseau plus que contestable. Cependant la Nature, quand elle fait des choses de ce genre, nous irrite davantage. Elle semble si stupide, si évidente, si inutile. Un pseudo Vautrin peut être délicieux. Un Cuyp douteux est insupportable. Je ne veux cependant pas me montrer trop sévère pour la Nature. J'espère que le Détroit, surtout à Hastings, n'a pas ressemblé trop souvent à un Henry Moore, gris perle avec des feux jaunes, mais aussi quand l'Art sera plus varié, la Nature sans doute sera plus variée, elle aussi. Qu'elle imite l'Art, je ne pense pas que même son pire ennemi puisse le nier. C'est la seule chose qui la garde en contact avec l'homme civilisé. Mais ai-je prouvé ma théorie à votre satisfaction?

Cyrille. – Vous l'avez prouvée, ce qui est mieux, à ma dissatisfaction. Mais en admettant même cet étrange instinct d'imitation dans la Vie et dans la Nature, vous admettrez, j'en suis sûr, que l'Art exprime le caractère de son époque, l'esprit de son temps, les conditions morales et sociales qui l'entourent et sous l'influence desquelles il est produit.

Vivian. – Certes non, l'Art n'exprime jamais que lui-même. C'est le principe de ma nouvelle esthétique et c'est le principe qui, mieux que sa liaison essentielle entre la forme et la substance sur laquelle insiste M. Pater, qui fait de la musique le type de tous les arts. Naturellement, les nations et les individus, avec cette robuste vanité naturelle qui est le secret de l'existence, sont toujours sous l'impression que c'est d'eux que parlent les Muses, cherchant toujours à trouver dans la dignité calme de l'art imaginatif quelque miroir de leurs passions troubles, oubliant toujours que le chantre de la vie n'est pas Apollon, mais Marsyas. Loin de la réalité, et les yeux détournés des ombres de la caverne, l'Art révèle sa propre perfection, et la foule étonnée qui épie l'éclosion de la merveilleuse rose aux multiples pétales, rêve que c'est son histoire à elle que l'on raconte ainsi et que c'est son propre esprit trouvant son expression dans une forme nouvelle. Mais il n'en est pas ainsi. L'art supérieur rejette le fardeau de l'esprit humain, et profite bien plus d'un nouveau procédé ou de matériaux inédits que d'un enthousiasme quelconque pour l'art, ou de quelque haute passion, ou d'un grand éveil de la conscience humaine. Il se développe purement d'après ses propres lignes. Il n'est symbolique d'aucune époque. Ce sont les époques qui sont ses symboles.

 

Ceux-là même qui tiennent l'art pour représentatif d'un temps, d'un lieu et d'un peuple, ne peuvent s'empêcher d'admettre que plus un art est imitatif, moins il nous représente l'esprit de son époque. Les figures méchantes des empereurs romains nous regardent en ce porphyre sombre et ce jaspe tacheté qu'aimaient à travailler les artistes réalistes du temps et l'idée nous vient qu'en ces lèvres cruelles et ces mâchoires puissantes et sensuelles nous pouvons découvrir le secret de la ruine de l'Empire. Mais non. Les vices de Tibère ne pouvaient détruire cette civilisation suprême, pas plus que ne pouvaient la sauver les vertus des Antonins. Sa chute eut d'autres causes, moins intéressantes. Les sybilles et les prophètes de la Sixtine peuvent en vérité servir à interpréter pour quelques-uns cette nativité nouvelle de l'esprit émancipé que nous nommons la Renaissance. Mais que peuvent nous dire sur la grande âme de la Hollande les rustres ivrognes et les paysans querelleurs des artistes de ce pays. Plus un art est abstrait, plus il est idéal, plus il nous révèle le caractère de son époque. Si nous voulons comprendre une nation d'après son art, étudions son architecture ou sa musique.

Cyrille. – Je suis pleinement d'accord avec vous. L'esprit d'une époque peut trouver sa meilleure expression dans les arts abstraits, idéals, car l'esprit lui-même est idéal et abstrait. Mais pour l'aspect visible d'une époque, pour son air, comme on dit, nous devons naturellement nous adresser aux arts d'imitation.

Vivian. – Je ne le crois pas. Après tout, ce que les arts imitatifs nous donnent en réalité, c'est simplement les divers styles d'artistes spéciaux ou de certaines écoles d'artistes. Vraiment, vous ne vous imaginez pas que les gens du Moyen Age avaient quelque ressemblance avec les figures reproduites sur les vitraux, dans la pierre ou le bois sculpté, sur les métaux travaillés ou les tapisseries, ou les manuscrits enluminés du temps. C'était, il est probable, des gens d'aspect très ordinaire, sans rien de grotesque, de remarquable ou de fantastique. Le Moyen Age, tel que nous le connaissons en art, est simplement une forme déterminée de style et il n'y a aucune raison pour qu'un artiste possédant ce style ne le reproduise pas au xixe siècle. Nul grand artiste ne voit les choses telles qu'elles sont en réalité. S'il les voyait ainsi, il cesserait d'être un artiste. Prenons un exemple de nos jours. Je crois que vous aimez les japonaiseries. Mais vous imaginez-vous vraiment que les Japonais, tels que leur art vous les représente, aient jamais existé? Si vous le croyez, vous n'avez jamais rien compris de l'art japonais. Les Japonais sont la création réfléchie et consciente de certains artistes. Mettez une peinture d'Hokusaï ou d'Hokkeï ou de l'un des grands peintres de ce pays devant un Japonais ou une Japonaise et vous verrez s'il y a le plus léger trait de ressemblance. Les gens qui vivent au Japon ne diffèrent pas des Anglais en général; c'est-à-dire qu'ils sont d'une banalité extrême et n'ont rien de curieux ou d'extraordinaire. En somme, le Japon tout entier est une invention pure. Il n'existe pas de pays semblable, ni de telles gens. Récemment, un de nos plus charmants peintres se rendit au pays des chrysanthèmes dans l'espoir insensé d'y voir des Japonais. Tout ce qu'il vit et eut l'occasion de peindre ce fut quelques lanternes et des éventails. 11 fut tout à fait incapable de découvrir les habitants; sa délicieuse exposition à la galerie Dowdeswell ne le montre que trop bien.

Il ne savait pas que les Japonais sont, comme je l'ai dit, simplement un mode de style, une exquise fantaisie d'art. Donc, si vous désirez voir un effet japonais, ne vous rendez pas en touriste à Tokio. Restez chez vous, au contraire, et plongez-vous dans l'œuvre de certains artistes japonais, et alors, quand vous vous serez pénétré de l'esprit de leur style et que vous aurez saisi leur mode imaginatif de vision, allez quelque après-midi vous asseoir dans le «Park» ou flâner dans Piccadilly et si vous n'y voyez pas un effet absolument japonais, vous n'en verrez nulle part. Ou bien, pour retourner au passé, prenez un autre exemple: les anciens Grecs. Pensez-vous que l'art grec nous ait jamais dit ce qu'étaient les habitants de la Grèce? Croyez-vous que les femmes athéniennes ressemblaient aux majestueuses figures des frises du Parthénon ou à ces merveilleuses déesses assises aux frontons triangulaires de cet édifice? Si vous en jugez d'après l'art, cette ressemblance fut réelle. Mais lisez un auteur faisant autorité, Aristophane, par exemple. Vous trouverez que les dames d'Athènes se laçaient étroitement, portaient des chaussures à hauts talons, teignaient leurs cheveux en jaune, se fardaient et mettaient du rouge, exactement comme une fashionable imbécile ou une femme légère de nos jours. La vérité, c'est que la vision rétrospective des siècles passés nous est donnée toute par l'art, et, très heureusement, l'art ne nous a jamais dit la vérité.

Cyrille. – Mais les portraits modernes par les peintres anglais, qu'en dites-vous? Ils ressemblent sans aucun doute à ceux qu'ils veulent représenter?

Vivian. – Oui, tout à fait. Ils ressemblent tellement aux modèles que dans cent ans personne ne croira plus à l'existence de ceux-ci. Les seuls portraits auxquels on croit sont ceux où il y a peu du modèle et beaucoup de l'artiste. Les dessins faits par Holbein d'hommes et de femmes de son temps nous donnent le sentiment de leur absolue réalité. Mais c'est simplement parce que Holbein força la Vie à accepter ses conditions, à se contenir dans les limites qu'il lui fixa, à reproduire son type et à paraître ce qu'il voulait qu'elle parût. C'est le style qui nous fait croire en quelque chose, rien que le style. La plupart de nos portraitistes modernes sont voués à l'oubli absolu. Ils ne peignent que ce qu'ils voient. Ils peignent ce que voit le public et le public ne voit jamais rien.

Cyrille. – Eh bien, après cela, j'aimerais entendre la fin de votre article.

Vivian. – Avec plaisir. Fera-t-il du bien, je ne saurais le dire. Notre siècle est certainement le plus borné et le plus prosaïque qui fut jamais. Voyez, le Sommeil lui-même nous trompe; il a fermé les portes d'ivoire et ouvert celles de corne. Les rêves des nombreuses classes moyennes de ce pays, tels qu'ils sont racontés dans les deux gros volumes écrits sur ce sujet par M. Myers et dans les «Transactions of the Physical Society», sont ce que j'ai jamais lu de plus déprimant. Il n'y a pas même un beau cauchemar. C'est banal, sordide et ennuyeux. Quant à l'Eglise, je ne puis concevoir un meilleur élément de culture pour un pays que la présence d'un corps d'hommes dont le devoir est de posséder la foi au surnaturel, d'accomplir des miracles quotidiens, et de garder vivante cette faculté de création mythique si essentielle pour l'imagination. Or, dans l'Eglise d'Angleterre, un homme réussit, non par la foi, mais par l'incroyance. Notre Eglise est la seule où le sceptique est à l'autel et où saint Thomas est tenu pour l'idéal de l'apôtre. Plus d'un digne pasteur dont la vie s'écoule en d'admirables labeurs de tendre charité, vit dans l'ombre et meurt inconnu, mais il suffit à quelque étudiant, sorti de l'une ou l'autre de nos Universités, d'esprit léger et sans éducation, de monter en chaire et d'exprimer des doutes sur l'arche de Noé, l'âne de Balaam ou Jonas et la baleine, pour que la moitié de Londres vienne en foule l'écouter et s'asseoir bouche béante d'admiration pour sa superbe intelligence. Il faut beaucoup regretter le développement du sens commun dans l'Eglise d'Angleterre. C'est en réalité une concession dégradante à une forme impérieuse de réalisme. Et c'est stupide aussi. La cause en est une entière ignorance de la psychologie. L'homme peut croire à l'impossible, il ne peut jamais croire à l'improbable. Mais il me faut lire la fin de mon article:

«Ce que nous avons à faire, ce qu'il est, en tout cas, de notre devoir de faire, c'est de ressusciter cet art ancien du Mensonge. Les amateurs, dans le cercle domestique, aux lunchs littéraires, aux thés d'après-midi seront à même de faire beaucoup pour l'éducation du public. Mais ce n'est là que le côté léger et gracieux du mensonge, tel qu'on l'entendait sans doute aux dîners de Crète. Il y a bien d'autres formes. Mentir dans le but de se procurer quelque avantage personnel immédiat, par exemple mentir dans un but moral, comme on dit, bien que plutôt déprécié par la suite fut extrêmement populaire dans le monde antique. Athena rit en écoutant Odysseus lui dire «ses mots de plaisanterie sournoise», suivant l'expression de M. William Morris; la gloire du mensonge illumine le front pâle du héros sans tache de la tragédie d'Euripide et met au rang des plus nobles femmes du passé la jeune épouse de l'une des odes d'Horace les plus exquises. Plus tard, ce qui d'abord n'avait été qu'un instinct naturel s'éleva jusqu'à devenir une science raisonnée. Des règles minutieuses furent établies pour guider l'humanité et une importante école de littérature se groupa pour l'étude de ce sujet. Vraiment, quand on se rappelle l'excellent traité philosophique de Sanchez sur toute la question, on ne peut se défendre du regret que personne n'ait jamais pensé à publier une édition résumée et bon marché des œuvres de ce grand casuiste. Un petit bréviaire ayant pour titre: «Quand et comment doit-on mentir», édité sous une forme attrayante, et pas trop coûteux, serait sans doute de très grande vente et rendrait un vrai service pratique à bien des gens sérieux et de pensée profonde. Mentir dans le but de faire progresser la jeunesse, ce qui est la base de l'éducation familiale, est un art qui végète encore, et ses avantages sont mis en lumière de si admirable façon dans les premiers livres de la République de Platon qu'il est superflu de s'y attarder. C'est un mode de mensonge pour lequel toutes les bonnes mères ont des capacités spéciales, mais il est susceptible d'être développé bien davantage et il est triste que le «School Board» l'ait tenu pour méprisable. Mentir pour un salaire mensuel est une chose bien connue dans Fleet-Street et la profession de leader politique n'est pas sans avantages. Mais on donne cet emploi comme étant un peu morne et certes il ne mène guère au delà d'une sorte d'obscurité de parade. La seule forme du mensonge qui soit absolument au-dessus du reproche, c'est le Mensonge pour lui-même, et le plus haut développement qu'elle puisse atteindre, nous l'avons indiqué déjà, c'est le Mensonge en Art. De même que ceux qui n'aiment pas Platon plus que la Vérité ne peuvent franchir le seuil d'Académus, ceux qui n'aiment pas la Beauté plus que la Vérité ne connaissent pas le tabernacle secret de l'Art. Le solide et lourd intellect Britannique gît dans le désert de sable comme le Sphinx du conte merveilleux de Flaubert et la fantaisie, la Chimère, danse autour de lui et l'appelle de sa voix menteuse au son de flûte. Il ne peut maintenant l'entendre, mais quelque jour, cela est sûr, quand nous serons tous fatigués à mourir de la banalité de la fiction moderne, il l'entendra et tentera de lui emprunter ses ailes.

Et quand poindra ce jour ou que rougeoira ce couchant, quelle joie sera la nôtre! Les faits seront méprisés, on verra la Vérité pleurer sur ses entraves et le Roman merveilleux revisitera la terre. L'aspect du monde, même, changera pour l'étonnement de nos regards. Behemoth et Leviathan surgiront de la mer et nageront autour des galères à haute poupe, comme sur les cartes délicieuses de ces temps où les livres de géographie pouvaient se lire. Les dragons parcourront les déserts et le phénix, hors de son nid de flamme, ira planer dans l'air. Nous poserons nos mains sur le basilic et verrons la pierre précieuse cachée dans la tête du crapaud. Mâchant son avoine d'or, l'Hippogriffe sera notre docile monture et l'Oiseau bleu planera sur nos têtes, chantant les choses impossibles et belles, les choses adorables et qui n'arrivent jamais, les choses qui ne sont pas et qui devraient être. Mais avant que ceci ne vienne, il nous faut cultiver l'art perdu du mensonge.»

Cyrille. – Alors, il faut le cultiver de suite. Mais pour éviter toute erreur, dites-moi, je vous prie, en peu de mots, les doctrines de l'esthétique nouvelle.

 

Vivian. – Les voici donc, brièvement. L'Art n'exprime jamais que lui. Il a une vie indépendante, comme la pensée, et se développe purement dans un sens qui lui est propre. Il n'est pas nécessairement réaliste dans un siècle de réalisme, ni spirituel dans un âge de foi. Bien loin d'être la création de son temps, il est d'ordinaire en opposition directe avec lui, et la seule histoire qu'il nous conserve est celle de la marche qu'il a suivi. Parfois, il revient sur ses pas et ressuscite quelque forme antique, ainsi qu'il advint dans le mouvement archaïstique du dernier art grec et dans le préraphaélisme de nos jours. D'autres fois, il devance absolument son époque et l'œuvre qu'il produit exige qu'un autre siècle encore se passe pour qu'elle soit comprise, appréciée et goûtée. Dans aucun cas, il ne représente son temps. Passer de l'art d'une époque à l'époque elle-même est la grande erreur de tous les historiens.

La seconde doctrine est celle-ci. Tout art mauvais vient d'un retour à la Vie et à la Nature et de leur élévation au titre d'idéal. La Vie et la Nature peuvent être quelquefois utilisé comme faisant partie des matériaux de l'Art, mais pour qu'elles rendent à celui-ci quelque service, il faut les traduire tout d'abord en conventions artistiques. Quand l'Art abandonne son procédé imaginatif, il abandonne tout.

Le Réalisme, comme méthode, est un complet insuccès et les deux choses que doit éviter tout artiste sont la modernité de la forme et la modernité du sujet. Pour nous, qui vivons au dix-neuvième siècle, n'importe quel siècle peut offrir un sujet convenable pour l'art, excepté le nôtre. Les seules choses qui soient belles sont celles qui ne nous concernent pas. C'est, pour avoir le plaisir de me citer moi-même, justement parce que Hécube ne nous est rien, que ses douleurs sont un motif excellemment tragique. D'ailleurs, ce n'est que le moderne qui devient démodé. M. Zola s'asseoit pour nous donner un tableau du second Empire. Qui se soucie maintenant du second Empire? Cela est suranné. La Vie va plus vite que le Réalisme, mais le Romantisme précède toujours la Vie.

La troisième doctrine est que la Vie imite l'Art beaucoup plus que l'Art n'imite la Vie. Cela vient non seulement de l'instinct imitateur de la Vie, mais du fait que le but raisonné de la vie est de trouver expression et que l'Art lui offre certaines formes de beauté pour la réalisation de cette énergie. C'est une théorie qu'on n'a jamais émise, mais elle est extrêmement féconde et jette une lumière tout à fait nouvelle sur l'histoire de l'Art.

Il s'ensuit, comme corollaire, que la Nature extérieure imite l'Art. Les seuls effets qu'elle puisse nous montrer sont ceux que nous avons déjà vus en poésie ou en peinture. C'est le secret du charme de la Nature aussi bien que l'explication de sa faiblesse.

La révélation finale est que le Mensonge, le récit de belles choses fausses, est le but même de l'Art. Mais de ceci je crois avoir assez longuement parlé. Et maintenant, allons sur la terrasse où «le paon blanc erre comme un fantôme,» tandis que l'étoile du soir «glace d'argent le gris du ciel.» Au crépuscule, la nature devient un effet merveilleusement suggestif et n'est pas sans beauté, bien que peut-être elle serve surtout à illustrer des citations de poètes. Venez! nous avons assez longtemps parlé.