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A quoi tient l'amour?

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Le Mariage d'Octave

I

Ma cousine Édith me dédaignait profondément et j'admirais profondément ma cousine Édith. Et, certes, nous méritions bien, elle, cette profonde admiration, moi, ce profond dédain.

Portrait de ma cousine: mignonne à ressusciter Ronsard; pas plus grande que Cendrillon, mais princesse jusqu'au bout des doigts; avec des yeux d'un brun doré et un tout petit front de déesse, autour duquel ondulaient, flottaient, volaient de légers cheveux blonds, plus aériens que les spirales de fumée d'une cigarette orientale.

Ma cousine savait merveilleusement s'habiller. Sa mise lui était aussi personnelle que l'éclat de son regard et le rayonnement de son sourire. Et sous ses toilettes, les plus simples ou les plus splendides, elle s'épanouissait aussi naturellement qu'une noble fleur parmi sa frondaison capricieuse.

II

Telle était ma belle cousine, qui me dédaignait, non sans raison. Moi? figurez-vous un grand diable très ébouriffé, ni laid ni joli, habillé par le tailleur paternel, à peine sorti de l'âge bête, moitié étudiant, moitié homme, Parisien de la rive gauche, avide de toute science, de tout plaisir, dévergondé au cabaret, et n'osant pas parler à une jeune fille dans un salon. J'idolâtrais follement, frénétiquement, sottement, les femmes en général et en particulier ma cousine Édith; et comme tous ceux qui idolâtrent follement, frénétiquement, sottement, les femmes en général et leur cousine en particulier, j'étais aussi malheureux que maladroit en amour.

Les femmes n'aiment guère que les hommes qui commencent par s'aimer eux-mêmes. Il faut leur donner l'exemple. Pour ma part, je manquais totalement de cette confiance imperturbable qui fascine les faibles et les ignorants. Puis je ne savais ni bostonner, ni chanter au piano, ni inventer une charade, ni organiser de petits jeux innocents. Une fois, dans un bal, en voulant prendre avec les dents, à cloche-pied (une figure de cotillon me l'imposait, hélas!) un sac de bonbons posé sur un tabouret, il m'était arrivé de glisser et de tomber lourdement, de tout mon long, aux pieds de ma cousine.

Jadis mon oncle avait vaguement parlé d'un mariage possible entre elle et moi; ma tante avait souri, mais Édith avait fait la moue.

III

Je ne lui inspirais décidément que de la pitié. Je ne l'ignorais pas. J'en vins à me dire: «Mon bon ami, ta belle cousine n'est point faite pour toi.» Et je me mis à travailler, à m'amuser, comme travaillent et s'amusent les écoliers parisiens. Je n'étais malheureux que de loin en loin, et j'avais pour me consoler d'assez nombreux camarades des deux sexes. Je finis réellement, j'en demande pardon aux personnes sentimentales, par ne plus trop penser à ma cousine. «Ça n'est ni coeur, ni chair, ces petites créatures-là, m'écriais-je; c'est tout taffetas!»

Les jours, les mois passèrent. J'obtins mon dernier diplôme. Je pris des vacances, je voyageai. Je revins me faire inscrire comme avocat stagiaire au Palais de Justice. Ma cousine Édith devenait de plus en plus adorable et de plus en plus hautaine. Mais je ne pensais plus, oh! plus au tout à elle. Cela ne m'empêchait pas d'aller régulièrement, en bon neveu, voir mon oncle et dîner chez ma tante. Mon oncle me battait au billard, ma tante m'humiliait au whist; et j'étais bien vu dans la maison, sauf par la princesse Tout-Taffetas, par cette inaccessible Édith.

IV

En voyage, à Genève, dans une pension bourgeoise du quai des Eaux-Vives, fréquentée par les touristes de toutes les nations, j'avais fait la connaissance d'un jeune Athénien, répondant au nom sonore de Philippe Sébastopoulos et passant pour archimillionnaire. Ce grand gaillard brun, à la barbe touffue, à la taille athlétique, à la physionomie calme et forte, aux yeux très noirs, très doux et paresseusement passionnés, à la voix singulièrement pénétrante, m'avait pris en affection à table d'hôte, après plusieurs conversations où nous nous étions trouvés du même sentiment et du même avis. Pendant trois semaines, il m'avait entraîné à travers les monts et les lacs, citant des vers d'Homère, et célébrant la beauté des jeunes Anglaises voyageuses. Nous nous étions quittés excellents amis, et nous étions retournés, lui à Londres, chez un grand négociant de la Cité, son compatriote, et moi à Paris, après avoir échangé nos photographies et juré par le Styx de nous écrire toutes les semaines. Je n'avais jamais reçu depuis lors une ligne de lui, il n'avait jamais reçu un mot de moi.

Mais un matin, comme j'ouvrais ma porte pour aller déjeuner, je tombai soudain dans les bras de Sébastopoulos. Nous criâmes sept fois: Hourra! Et je lui dis gravement:

«Salut, Philippe aux pieds légers. Par Hercule, sois le bienvenu sous mon toit. Quelles nouvelles m'apportes-tu des charmeresses britanniques?

– Octave, elles ne me charment plus, ces grandes filles d'Albion à la poitrine plate et aux pieds kilométriques. Elles sont belles et bêtes comme des dahlias. Vive la France! j'aime à Paris.

– A Paris!

– Oui, je suis ici depuis quinze jours, et depuis quatorze j'idolâtre une créature aussi adorable que peu farouche.

– Qui s'appelle?

– Noëmi de Riol.

– Oh! la fine fleur du panier parisien; une reine du monde où l'on aime vite!

– Il y a treize jours au moins que j'aurais dû me présenter ici. Mais elle m'a fait perdre la tête. Il a fallu pour me rendre la mémoire, que sa petite amie, Céline Orange, vînt tout à l'heure s'inviter à passer la journée avec nous, ayant à se distraire de je ne sais quel chagrin d'amour. «Va chercher un ami, m'a dit Noëmi aussitôt; je n'aime pas avoir un cavalier pour deux.» Alors j'ai songé à toi, et me voilà. Viens-tu déjeuner sans façons?»

V

Ce jour-là, justement, j'avais toutes sortes d'affaires très sérieuses; je n'en trouvai que plus de charme à accepter cette invitation dépouillée d'artifice.

On déjeuna chez Noëmi. On se grisa légèrement. Au dessert, Céline s'épancha dans mon sein. Noëmi me reprocha de ne pas être assez consolant. Je devins affectueux. «Trop affectueux!» objecta alors Noëmi. Elle fit atteler; et fouette, cocher! Oh! le beau cocher à fourrures! A la place de Sébastopoulos, j'aurais été jaloux.

Les roues tournaient, ma tête aussi; l'église de la Madeleine vint majestueusement à notre rencontre; de chaque côté les maisons défilaient, les passants fourmillaient. Puis les arbres des Champs-Elysées s'ébranlèrent; puis l'Arc-de-Triomphe, tel qu'un gigantesque éléphant de pierre, se dressa sur ses hautes jambes massives; puis les buissons du Bois s'agitèrent devant nos chevaux. Les deux dames bavardaient comme des perruches; et de temps en temps, à propos de rien, tous les quatre à la fois, nous éclations de rire. Je fumai un londrès exquis. Mais tout à coup j'eus un soubresaut, et la jeune Céline s'écria: «Qu'a-t-il donc? Est-il malade? Le voilà pâle comme la vertu.»

J'alléguai un éblouissement. J'avais été brusquement dégrisé. Notre voiture venait de croiser celle de mon oncle! Ma tante, en chapeau de velours grenat, m'avait jeté un coup d'oeil terrible; et ma cousine, en rubans bleus, avait promené sur nous un regard de stupéfaction. J'en restai longtemps rêveur.

A dîner, cette vision rapide s'effaça peu à peu de mon esprit. Céline était irrésistible, la petite sainte nitouche, avec ses airs de perversité ingénue. Je me sentis de nouveau grisé. Tout ce que j'avais de drôleries dans la cervelle partit comme un feu d'artifice. On me permit un baiser sur une joue, un baiser sur l'autre joue, un troisième baiser sur les lèvres. Je redevenais tendre. Noëmi proposa d'aller au théâtre. Personne ne voulait. Elle tint bon. Était-elle éprise d'un ténor? On jouait Faust à l'Opéra. Il fallut y aller. La voiture roula dans la nuit sur le pavé des rues; puis, subitement, nous nous trouvâmes en pleine lumière, dans une loge de face, au milieu d'une assistance silencieuse, qui écoutait avec recueillement le premier duo de Faust et de Méphisto.

VI

«Ayons de la tenue!» me souffla ce bon Sébastopoulos. Nous nous efforçâmes d'être calmes. Mais en vain. On nous chuta du parterre. Un monsieur faillit me provoquer en duel. L'ouvreuse vint mielleusement nous conseiller d'échanger nos observations un peu moins haut. A l'entr'acte j'allai chercher des bonbons, et nous nous apaisâmes à les croquer. Céline les trouva si doux, qu'elle n'eut pas honte de me donner un baiser sonore au fond de la loge. On se retourna vers nous; je m'avançai pour payer d'aplomb et je me mis par contenance à lorgner vaguement.

Fatalité! Au bout de ma lorgnette, dans une loge peu éloignée de la nôtre, que vois-je? Est-ce une hallucination? Je suis gris, ce n'est pas possible. Mais si! c'est bien eux. Hélas! oui. Eux! vous devinez qui. Mon oncle, ma tante, ma fière cousine Édith! Mon oncle me regarde du coin de l'oeil. Ma tante est rouge comme une botte de pivoines; ma belle cousine semble toute pensive. Vainement j'écarte l'impitoyable lorgnette. Ils sont là, ils y restent.

Décontenancé, je me rejetai vivement dans l'ombre. Céline, curieuse comme la police et maligne comme la fièvre, devina vite. «Octave a des parents dans la salle; on a reconnu Octave, nous compromettons Octave. Jeune homme, où siège ta tribu?»

Et, des yeux, elle fouilla toutes les loges avec la plus scrupuleuse impertinence. Je ne savais comment la modérer. Heureusement la toile se relevait. Siebel chanta ses couplets timides et passionnés:

 
Dites-lui que je l'aime!..
 

J'avais envie de pleurer. Cette musique m'énervait. Il me semblait, chose étonnante! que mon coeur chantait avec Siebel, non pour Céline, mais pour Édith. Je n'osai la regarder, mais son image me hantait.

 

Tout l'acte me parut divin, de fraîcheur, d'harmonie, de passion.

L'entr'acte suivant fut terrible! On me taquina, on me questionna à outrance. Je voulus filer. Impossible! Je dus prendre les dames par la douceur et leur faire de fausses révélations.

Vers la fin, une angoisse me saisit: «Si nous allions nous rencontrer dans l'escalier!»

Je fis tout pour éviter ce qui me semblait le comble de l'opprobre, hâtant d'abord le départ, puis le retardant, et, après la lorgnette, cherchant les gants que préalablement j'avais fait disparaître dans mes poches. Tout fut inutile. Céline prit mon bras, m'entraîna vers le grand escalier, et je me trouvai nez à nez avec ma belle cousine. J'hésitai une seconde. Puis, par une hardiesse qui, à moi-même, me parut étrange, je passai mon chemin, n'ayant de regards que pour ma compagne et affectant des prévenances infinies. Enfin, nous sortîmes du théâtre. Ouf! je respirai.

Sébastopoulos voulut souper. Je me grisai cette fois si effroyablement qu'on fut obligé de me faire reconduire chez moi.

VII

Je ne me décidai que quinze jours plus tard à retourner chez mon oncle.

Ma tante eut une manière de me recevoir qui m'enrhuma du cerveau instantanément. Mais ma cousine eut l'air de ne pas me garder rancune.

Je restai à dîner. Ma cousine fut avec moi d'une amabilité singulière.

Elle parla joyeusement du bal où elle devait aller le soir même.

Mon oncle était taciturne. Après le repas, il me prit à part et me dit: «Tu mériterais!.. Tiens! tu aurais mieux fait de ne pas revenir… On ne se montre pas comme ça en public. Ma femme est furieuse.»

J'allais me retirer, l'oreille basse, quand Édith vint à moi, riante, coquette, pimpante, et roucoula d'un ton infiniment câlin:

«Est-ce que M. Octave daignera danser avec nous ce soir?

– Oh! fit sa mère.

– M. Octave est peut-être engagé ailleurs,» reprit la douce créature.

Ma tante était stupéfaite; mon oncle réfléchit, puis il me dit:

«Viens!»

Et je les suivis, ayant, moi aussi, une invitation pour ce bal.

Ma cousine semblait ne vouloir valser qu'aux bras de son cousin. Ma tante était de plus en plus ahurie.

Huit jours plus tard, après dîner, Édith ouvrit le piano. Nous étions en famille, nous quatre seulement. Je lui demandai si elle ne chanterait pas. Elle fit une moue gracieuse. J'avais beaucoup étudié la musique depuis quelque temps. Je me mis sur le petit tabouret, devant le clavier blanc et noir. Faust me vint par hasard sous les doigts. Édith chanta l'air de Siebel, et je l'accompagnai jusqu'au bout, sans faute, mais non sans émotion:

«Dites-lui que je l'aime!..»

Mon oncle réfléchissait de nouveau, ma tante n'en revenait pas.

A Noël, je conduisis le cotillon avec Édith.

Au jour de l'an, je me réconciliai avec mon oncle; au carnaval, avec ma tante.

A la mi-carême, je demandai à ma cousine si elle me détestait toujours comme autrefois. Elle me répondit: «Oh! bien plus!» et rougit en riant.

A Pâques, mon oncle me dit: «Farceur! tu ne mérites pas ton bonheur!» Et ma tante: «Au moins, vous êtes bien sûr d'aimer Édith? Vous avez fait de telles folies, Octave!» Je jurai que j'étais devenu sage.

Au mois de mai, mois des roses, j'épousai ma belle cousine.

Sébastopoulos est secrétaire d'ambassade à Rome.

Noëmi joue la comédie sur je ne sais plus quelle scène subventionnée.

Céline Orange est duchesse de la main gauche.

Et la musique de Gounod sera toujours pour moi la plus belle musique du monde.

La Renaissance artistique et littéraire. 26 avril 1873.

La Demoiselle du moulin

I

Quand les Allemands investirent Paris, en 1870, ils occupèrent le bourg de Marfleury, sur la petite rivière l'Yvrine, à sept ou huit lieues de la capitale. La garnison s'y renouvela fréquemment pendant les premiers jours du siège. Au bout de quelque temps, on y laissa à demeure un corps d'occupation peu nombreux, sous les ordres d'un résident civil et d'un lieutenant.

Les soldats essayèrent de se familiariser avec les habitants et les habitantes. D'abord, ils apprivoisèrent les petits enfants par leurs caresses et leur apparente bonhomie; mais ils virent bientôt les enfants même s'écarter d'eux, et, sauf quelques rares exceptions, ils ne rencontrèrent partout qu'un accueil parfaitement glacial. On les voyait errer au bord de l'eau ou sous les grands arbres de la promenade, les pieds symétriquement lourds, le corps roide, la tête droite et carrée sous la casquette de petite tenue, une branche cassée à la main, un cigare noir à la bouche, et dans les yeux une sorte de lente et machinale rêverie.

Le lieutenant, jeune homme de famille noble, était sérieux, bien fait, suffisamment instruit, avait des manières distinguées et parlait sans accent notre langue. Il s'ennuyait de cette interminable guerre, écrivait le plus de lettres qu'il pouvait, et trouvait encore de nombreux loisirs. Souvent il prenait un bateau et descendait le cours de l'Yvrine en compagnie d'un sous-officier favori, avec lequel il partageait les cigares qu'il se faisait adresser.

Sur l'Yvrine, il y a un moulin. Le meunier était un gros courtaud, tête dans les épaules, cheveux ras et grisonnants, large face, large bouche, teint sanguin sous le hâle, menton empâté, oeil à fleur de tête. La famille du meunier se composait simplement de sa femme et de sa fille. Madame la meunière, personne d'une quarantaine d'années, longue et maigre, avait le visage mat, l'oeil clair et sec, les lèvres minces, le front étroit, l'air âpre et envieux. Pour la demoiselle du moulin (c'est ainsi qu'on disait dans le pays), elle ne ressemblait guère à ses parents. Amédine était fraîche comme le mois de mai, belle comme la première rose du printemps et douce comme une petite fauvette. Sous ses fins cheveux blonds, elle avait la grâce et le charme. Sa mère, fort ambitieuse, l'avait mise, à douze ans, dans un couvent de premier ordre; elle y était restée trois années sans apprendre ni oublier beaucoup de choses, et était revenue, aussi franche, aussi naïve, aussi simplement belle, mais un peu plus songeuse, régner, comme une petite fée, sur l'écume argentée qui sortait de la roue du moulin.

II

Le lieutenant Karl descendit un jour la rivière jusqu'à la prairie du meunier et vit la jeune fille. Il revint souvent, la revit plusieurs fois et se sentit bientôt tout à fait épris d'elle.

D'abord il ne voulut pas se l'avouer. Quand il ne lui fut plus possible de se cacher son amour, il s'efforça de le vaincre. Tout conquérant qu'il fût, il n'y réussit pas. Les petites boulottes, qui avaient jusque-là brillé dans sa mémoire, pâlirent, s'évanouirent devant les yeux bleus de l'étrangère. C'en était fait: il était amoureux, profondément amoureux.

Il en fut humilié, il en fut irrité. Il songea à enlever Amédine de vive force; cela lui parut vite absurde. Il tâcha d'oublier, puis il voulut demander un changement de résidence. Mais l'image d'Amédine lui restait au coeur, et il entendait en rêve le son de sa voix fraîche et pure.

Quand la passion eut complètement envahi l'envahisseur, quand elle eut exterminé les souvenirs gênants, les scrupules et les hésitations, il ne pensa plus qu'à une chose, il n'eut plus qu'un but: se faire aimer. Pour s'introduire dans la maison, il déploya une diplomatie digne du premier ministre de son roi. Il fit espionner, espionna lui-même, apprit les habitudes de la famille, sut le caractère du père, celui de la mère, leurs côtés faibles, se concilia les deux paysans qui travaillaient au moulin, caressa les animaux, échelonna ses progrès et finalement parvint à entrer dans la place.

Le meunier avait une passion, celle de l'argent. La meunière n'était pas moins intéressée que son mari. Elle caressait un idéal: faire de sa fille une dame, une riche et belle dame, qui pût mépriser père et mère.

Les temps qu'on traversait étaient durs, en vérité.

On était singulièrement gêné au moulin; une mauvaise spéculation avait emporté la plupart des économies de la maison. Les avarices et les ambitions aigries fermentaient au coeur de ces petites gens. Amédine fleurissait sans souci de telles choses, mais parfois, la nuit, elle pleurait, en entendant les coups redoublés des canons du siège.

Karl gagna vite les bonnes grâces du père et de la mère. Il les flatta, leur força la main pour leur faire gagner de l'argent, se montra désolé de la guerre, dit du mal des rois et des empereurs, du bien de la France et de l'Allemagne, et soupira longuement après une paix loyale et prochaine.

Il devint l'hôte coutumier du moulin. Amédine sentit tout de suite qu'elle était aimée de lui, que c'était pour elle seule qu'il venait. Elle perdit sa gaîté, n'eut pas l'air de comprendre, et ne cessa de se montrer froidement réservée, dédaigneusement distraite.

Elle eut beau faire; Karl, oisif et déconcerté, s'enfonçait de plus en plus dans son amour. Il avait d'abord songé à un enlèvement, puis à une séduction; il était absorbé maintenant par une sérieuse et mélancolique rêverie. Amédine restait indifférente.

III

Cependant Paris affamé capitula; la paix fut signée. Les Allemands durent évacuer Marfleury. Avant de partir, car il fallait absolument partir, Karl ne put résister à la tentation d'ouvrir son coeur à la jeune fille. Il s'était toujours montré si respectueux envers elle, qu'on ne faisait plus scrupule de les laisser ensemble.

Ils étaient donc seuls dans le pré, sur le bord de l'eau. Karl dit:

«Mademoiselle, nous allons bientôt vous quitter.

– Ah! fit-elle simplement, avec une intonation qui signifiait: «Plût à

Dieu que vous ne fussiez jamais venus!»

– J'en suis désespéré, reprit-il, après un silence.

– Désespéré d'être victorieux?

– Comme vous dites cela! on croirait que c'est moi qui ai déchaîné cette guerre.»

Elle ne répliqua rien.

«Oh! vous ne nous aimez pas!»

Nouveau silence.

«Si l'un de nous vous aimait cependant… de tout son coeur… de toute son âme!.. Est-ce que vous ne voudriez même pas l'écouter?

– Si l'un de vous avait ce mauvais goût, il ferait mieux de se taire.

– Pourtant, il faut que je vous parle. Oh! ne vous éloignez point; que craignez-vous de moi? N'entendez-vous pas que ma voix tremble? C'est que je vous aime; oui, le mot est dit, je vous aime.»

Elle fit un mouvement d'incrédulité.

«Vous ne le croyez pas, vous ne voulez pas le croire. Hélas! je quitte demain votre pays. Quand le temps aura commencé à faire oublier les misères de cette lutte funeste, je reviendrai. Je n'aurai plus cet uniforme, qui maintenant vous irrite encore. Je vous reverrai, si vous le permettez. J'aurai l'assentiment de ma famille, et peut-être obtiendrai-je l'assentiment de la vôtre, pour vous aimer. Adieu; pensez à tout cela. Je ne saurais être heureux que par vous, et pour vous je sacrifierai tout ce qu'un honnête homme peut sacrifier à une femme.»

Amédine le regardait fixement. Elle ne répondit pas un seul mot.

Une rougeur monta au front du jeune homme; il baissa les yeux, avança un instant sa main comme pour prendre celle d'Amédine et la porter à ses lèvres. Mais il n'osa pas, salua gauchement et partit.