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Sodome et Gomorrhe

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Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. De quelque jalousie qu’en eût été torturée la Patronne, il était sans exemple que les plus assidus de ses fidèles ne l’eussent « lâchée » une fois. Les plus casaniers se laissaient tenter par un voyage ; les plus continents avaient eu une bonne fortune ; les plus robustes pouvaient attraper la grippe, les plus oisifs être pris par leurs vingt-huit jours, les plus indifférents aller fermer les yeux à leur mère mourante. Et c’était en vain que Mme Verdurin leur disait alors, comme l’impératrice romaine, qu’elle était le seul général à qui dût obéir sa légion, comme le Christ ou le Kaiser, que celui qui aimait son père et sa mère autant qu’elle et n’était pas prêt à les quitter pour la suivre n’était pas digne d’elle, qu’au lieu de s’affaiblir au lit ou de se laisser berner par une grue, ils feraient mieux de rester près d’elle, elle, seul remède et seule volupté. Mais la destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille », vivant dans une pension et changeant de « pension » quand les Verdurin déménageaient, les suivant dans leurs villégiatures, la princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny :

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l’autre. Vis-à-vis des étrangers – parmi lesquels il faut toujours compter celui à qui nous mentons le plus parce que c’est celui par qui il nous serait le plus pénible d’être méprisé : nous-même, – la princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner. « Je ne vois personne d’autre », disait-elle en insistant sur le caractère inflexible de ce qui avait plutôt l’air d’une règle qu’on s’impose que d’une nécessité qu’on subit. Elle ajoutait : « Je ne fréquente que trois maisons », comme les auteurs qui, craignant de ne pouvoir aller jusqu’à la quatrième, annoncent que leur pièce n’aura que trois représentations. Que M. et Mme Verdurin ajoutassent foi ou non à cette fiction, ils avaient aidé la princesse à l’inculquer dans l’esprit des fidèles. Et ceux-ci étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur de la princesse.

À leurs yeux, la princesse, trop supérieure à son milieu d’origine pour ne pas s’y ennuyer, entre tant de gens qu’elle eût pu fréquenter ne trouvait agréables que les seuls Verdurin, et réciproquement ceux-ci, sourds aux avances de toute l’aristocratie qui s’offrait à eux, n’avaient consenti à faire qu’une seule exception, en faveur d’une grande dame plus intelligente que ses pareilles, la princesse Sherbatoff.

La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître ; la « coterie » dans une « baignoire » était pour elle ce qu’est pour certains animaux l’immobilité quasi cadavérique en présence du danger. Néanmoins, le goût de nouveauté et de curiosité qui travaille les gens du monde faisait qu’ils prêtaient peut-être plus d’attention à cette mystérieuse inconnue qu’aux célébrités des premières loges, chez qui chacun venait en visite. On s’imaginait qu’elle était autrement que les personnes qu’on connaissait ; qu’une merveilleuse intelligence, jointe à une bonté divinatrice, retenaient autour d’elle ce petit milieu de gens éminents. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. S’il était fort médiocre, chacun s’étonnait. « Quelle chose singulière que la princesse, qui ne veut connaître personne, aille faire une exception pour cet être si peu caractéristique. » Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.

Cottard disait beaucoup plus souvent : « Je le verrai mercredi chez les Verdurin », que : « Je le verrai mardi à l’Académie. » Il parlait aussi des mercredis comme d’une occupation aussi importante et aussi inéluctable. D’ailleurs Cottard était de ces gens peu recherchés qui se font un devoir aussi impérieux de se rendre à une invitation que si elle constituait un ordre, comme une convocation militaire ou judiciaire. Il fallait qu’il fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Encore, dans ce cas, disait-il à sa femme : « Excuse-moi bien auprès de Mme Verdurin. Préviens que j’arriverai en retard. Cette Excellence aurait bien pu choisir un autre jour pour être enrhumée. » Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée : « Mais je ne peux pas, Léontine, s’était-il écrié en gémissant ; tu vois bien que j’ai mon gilet blanc. » Pour ne pas impatienter son mari, Mme Cottard avait fait chercher au plus vite le chef de clinique. Celui-ci, pour aller plus vite, avait pris une voiture, de sorte que la sienne entrant dans la cour au moment où celle de Cottard allait sortir pour le mener chez les Verdurin, on avait perdu cinq minutes à avancer, à reculer. Mme Cottard était gênée que le chef de clinique vît son maître en tenue de soirée. Cottard pestait du retard, peut-être par remords, et partit avec une humeur exécrable qu’il fallut tous les plaisirs du mercredi pour arriver à dissiper.

Si un client de Cottard lui demandait : « Rencontrez-vous quelquefois les Guermantes ? » c’est de la meilleure foi du monde que le professeur répondait : « Peut-être pas justement les Guermantes, je ne sais pas. Mais je vois tout ce monde-là chez des amis à moi. Vous avez certainement entendu parler des Verdurin. Ils connaissent tout le monde. Et puis eux, du moins, ce ne sont pas des gens chics décatis. Il y a du répondant. On évalue généralement que Mme Verdurin est riche à trente-cinq millions. Dame, trente-cinq millions, c’est un chiffre. Aussi elle n’y va pas avec le dos de la cuiller. Vous me parliez de la duchesse de Guermantes. Je vais vous dire la différence : Mme Verdurin c’est une grande dame, la duchesse de Guermantes est probablement une purée. Vous saisissez bien la nuance, n’est-ce pas ? En tout cas, que les Guermantes aillent ou non chez Mme Verdurin, elle reçoit, ce qui vaut mieux, les d’Sherbatoff, les d’Forcheville, et tutti quanti, des gens de la plus haute volée, toute la noblesse de France et de Navarre, à qui vous me verriez parler de pair à compagnon. D’ailleurs ce genre d’individus recherche volontiers les princes de la science », ajoutait-il avec un sourire d’amour-propre béat, amené à ses lèvres par la satisfaction orgueilleuse, non pas tellement que l’expression jadis réservée aux Potain, aux Charcot, s’appliquât maintenant à lui, mais qu’il sût enfin user comme il convenait de toutes celles que l’usage autorise et, qu’après les avoir longtemps piochées, il possédait à fond. Aussi, après m’avoir cité la princesse Sherbatoff parmi les personnes que recevait Mme Verdurin, Cottard ajoutait en clignant de l’œil : « Vous voyez le genre de la maison, vous comprenez ce que je veux dire ? » Il voulait dire ce qu’il y a de plus chic. Or, recevoir une dame russe qui ne connaissait que la grande-duchesse Eudoxie, c’était peu. Mais la princesse Sherbatoff eût même pu ne pas la connaître sans qu’eussent été amoindries l’opinion que Cottard avait relativement à la suprême élégance du salon Verdurin et sa joie d’y être reçu. La splendeur dont nous semblent revêtus les gens que nous fréquentons n’est pas plus intrinsèque que celle de ces personnages de théâtre pour l’habillement desquels il est bien inutile qu’un directeur dépense des centaines de mille francs à acheter des costumes authentiques et des bijoux vrais qui ne feront aucun effet, quand un grand décorateur donnera une impression de luxe mille fois plus somptueuse en dirigeant un rayon factice sur un pourpoint de grosse toile semé de bouchons de verre et sur un manteau en papier. Tel homme a passé sa vie au milieu des grands de la terre qui n’étaient pour lui que d’ennuyeux parents ou de fastidieuses connaissances, parce qu’une habitude contractée dès le berceau les avait dépouillés à ses yeux de tout prestige. Mais, en revanche, il a suffi que celui-ci vînt, par quelque hasard, s’ajouter aux personnes les plus obscures, pour que d’innombrables Cottard aient vécu éblouis par des femmes titrées dont ils s’imaginaient que le salon était le centre des élégances aristocratiques, et qui n’étaient même pas ce qu’étaient Mme de Villeparisis et ses amies (des grandes dames déchues que l’aristocratie qui avait été élevée avec elles ne fréquentait plus) ; non, celles dont l’amitié a été l’orgueil de tant de gens, si ceux-ci publiaient leurs mémoires et y donnaient les noms de ces femmes et de celles qu’elles recevaient, personne, pas plus Mme de Cambremer que Mme de Guermantes, ne pourrait les identifier. Mais qu’importe ! Un Cottard a ainsi sa marquise, laquelle est pour lui la « baronne », comme, dans Marivaux, la baronne dont on ne dit jamais le nom et dont on n’a même pas l’idée qu’elle en a jamais eu un. Cottard croit d’autant plus y trouver résumée l’aristocratie – laquelle ignore cette dame – que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge. « La princesse sera à Maineville. Elle voyagera avec nous. Mais je ne vous présenterai pas tout de suite. Il vaudra mieux que ce soit Mme Verdurin qui fasse cela. À moins que je ne trouve un joint. Comptez alors que je sauterai dessus. – De quoi parliez-vous, dit Saniette, qui fit semblant d’avoir été prendre l’air. – Je citai à Monsieur, dit Brichot, un mot que vous connaissez bien de celui qui est à mon avis le premier des fins de siècle (du siècle 18 s’entend), le prénommé Charles-Maurice, abbé de Périgord. Il avait commencé par promettre d’être un très bon journaliste. Mais il tourna mal, je veux dire qu’il devint ministre ! La vie a de ces disgrâces. Politicien peu scrupuleux au demeurant, qui, avec des dédains de grand seigneur racé, ne se gênait pas de travailler à ses heures pour le roi de Prusse, c’est le cas de le dire, et mourut dans la peau d’un centre gauche. »

 

À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Je ne pouvais détacher mes yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Au bout d’une seconde elle voulut ouvrir une glace, car il faisait un peu chaud dans le compartiment, et ne voulant pas demander la permission à tout le monde, comme seul je n’avais pas de manteau, elle me dit d’une voix rapide, fraîche et rieuse : « Ça ne vous est pas désagréable, Monsieur, l’air ? » J’aurais voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Je répondis : « Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvait être. Car, stupidement, croyant qu’on ne peut aimer qu’une chose, jaloux de l’attitude d’Albertine à l’égard de Robert, j’étais rassuré quant aux femmes. Albertine me dit, je crois très sincèrement, qu’elle ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver, m’écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours », répondit Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait ; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne l’ai pas oubliée. Il m’arrive souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bien entendu, qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, ni parler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son visage et tous ses cheveux blonds de jeune homme ! On ne peut plus assumer la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse. Tant pis si le désir charnel redouble au lieu de s’amortir ! On fait venir pour lui une femme à qui l’on ne se souciera pas de plaire, qui ne partagera qu’un soir votre couche et qu’on ne reverra jamais.

« On doit être toujours sans nouvelles du violoniste », dit Cottard. L’événement du jour, dans le petit clan, était en effet le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la permission de minuit. Or, l’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. « Il a été sûrement fourré au bloc, il n’y a pas d’autre explication de sa fugue. Ah ! dame, vous savez, dans le métier militaire, avec ces gaillards-là, il suffit d’un adjudant grincheux. – Ce sera d’autant plus mortifiant pour Mme Verdurin, dit Brichot, s’il lâche encore ce soir, que notre aimable hôtesse reçoit justement à dîner pour la première fois les voisins qui lui ont loué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. – Ce soir, le marquis et la marquise de Cambremer ! s’écria Cottard. Mais je n’en savais absolument rien. Naturellement je savais comme vous tous qu’ils devaient venir un jour, mais je ne savais pas que ce fût si proche. Sapristi, dit-il en se tournant vers moi, qu’est-ce que je vous ai dit : la princesse Sherbatoff, le marquis et la marquise de Cambremer. » Et après avoir répété ces noms en se berçant de leur mélodie : « Vous voyez que nous nous mettons bien, me dit-il. N’importe, pour vos débuts, vous mettez dans le mille. Cela va être une chambrée exceptionnellement brillante. » Et se tournant vers Brichot, il ajouta : « La Patronne doit être furieuse. Il n’est que temps que nous arrivions lui prêter main forte. » Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dans l’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle prétendait avoir une telle terreur, se faire un tel monstre d’un dîner avec des gens qui n’étaient pas du petit groupe, qu’elle le remettait toujours. Il l’effrayait, du reste, un peu pour les motifs qu’elle proclamait, tout en les exagérant, si par un autre côté il l’enchantait pour des raisons de snobisme qu’elle préférait taire. Elle était donc à demi sincère, elle croyait le petit clan quelque chose de si unique au monde, un de ces ensembles comme il faut des siècles pour en constituer un pareil, qu’elle tremblait à la pensée d’y voir introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit à briser. « De plus, ils doivent être tout ce qu’il y a de plus anti, et galonnards, avait dit M. Verdurin. – Ah ! ça, par exemple, ça m’est égal, voilà assez longtemps qu’on en parle de cette histoire-là », avait répondu Mme Verdurin qui, sincèrement dreyfusarde, eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art. D’ailleurs d’Indy, Debussy, n’étaient-ils pas « mal » dans l’Affaire ? « Pour ce qui est de l’Affaire, nous n’aurions qu’à les mettre à côté de Brichot, dit-elle (l’universitaire étant le seul des fidèles qui avait pris le parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin). On n’est pas obligé de parler éternellement de l’affaire Dreyfus. Non, la vérité, c’est que les Cambremer m’embêtent. » Quant aux fidèles, aussi excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir, ils reprenaient chaque jour, en causant avec elle, les vils arguments qu’elle donnait elle-même en faveur de cette invitation, tâchaient de les rendre irrésistibles. « Décidez-vous une bonne fois, répétait Cottard, et vous aurez les concessions pour le loyer, ce sont eux qui paieront le jardinier, vous aurez la jouissance du pré. Tout cela vaut bien de s’ennuyer une soirée. Je n’en parle que pour vous », ajoutait-il, bien que le cœur lui eût battu une fois que, dans la voiture de Mme Verdurin, il avait croisé celle de la vieille Mme de Cambremer sur la route, et surtout qu’il fût humilié pour les employés du chemin de fer, quand, à la gare, il se trouvait près du marquis. De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de millions. C’est en silence et sans plaisanteries de mauvais goût qu’ils se préparaient au jour fatal. Les fidèles n’espéraient plus qu’il vînt jamais, tant de fois Mme Verdurin en avait déjà fixé devant eux la date, toujours changée. Ces fausses résolutions avaient pour but, non seulement de faire ostentation de l’ennui que lui causait ce dîner, mais de tenir en haleine les membres du petit groupe qui habitaient dans le voisinage et étaient parfois enclins à lâcher. Non que la Patronne devinât que le « grand jour » leur était aussi agréable qu’à elle-même, mais parce que, les ayant persuadés que ce dîner était pour elle la plus terrible des corvées, elle pouvait faire appel à leur dévouement. « Vous n’allez pas me laisser seule en tête à tête avec ces Chinois-là ! Il faut au contraire que nous soyons en nombre pour supporter l’ennui. Naturellement nous ne pourrons parler de rien de ce qui nous intéresse. Ce sera un mercredi de raté, que voulez-vous ! »

 

– En effet, répondit Brichot, en s’adressant à moi, je crois que Mme Verdurin, qui est très intelligente et apporte une grande coquetterie à l’élaboration de ses mercredis, ne tenait guère à recevoir ces hobereaux de grande lignée mais sans esprit. Elle n’a pu se résoudre à inviter la marquise douairière, mais s’est résignée au fils et à la belle-fille.

– Ah ! nous verrons la marquise de Cambremer ? dit Cottard avec un sourire où il crut devoir mettre de la paillardise et du marivaudage, bien qu’il ignorât si Mme de Cambremer était jolie ou non. Mais le titre de marquise éveillait en lui des images prestigieuses et galantes. « Ah ! je la connais, dit Ski, qui l’avait rencontrée, une fois qu’il se promenait avec Mme Verdurin. – Vous ne la connaissez pas au sens biblique, dit, en coulant un regard louche sous son lorgnon, le docteur, dont c’était une des plaisanteries favorites. – Elle est intelligente, me dit Ski. Naturellement, reprit-il en voyant que je ne disais rien et appuyant en souriant sur chaque mot, elle est intelligente et elle ne l’est pas, il lui manque l’instruction, elle est frivole, mais elle a l’instinct des jolies choses. Elle se taira, mais elle ne dira jamais une bêtise. Et puis elle est d’une jolie coloration. Ce serait un portrait qui serait amusant à peindre », ajouta-t-il en fermant à demi les yeux comme s’il la regardait posant devant lui. Comme je pensais tout le contraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, je me contentai de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur très distingué, M. Legrandin. « Hé bien, vous voyez, vous serez présenté à une jolie femme, me dit Brichot, et on ne sait jamais ce qui peut en résulter. Cléopâtre n’était même pas une grande dame, c’était la petite femme, la petite femme inconsciente et terrible de notre Meilhac, et voyez les conséquences, non seulement pour ce jobard d’Antoine, mais pour le monde antique. – J’ai déjà été présenté à Mme de Cambremer, répondis-je. – Ah ! mais alors vous allez vous trouver en pays de connaissance. – Je serai d’autant plus heureux de la voir, répondis-je, qu’elle m’avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et je vais pouvoir lui rappeler sa promesse. Je m’intéresse à ce prêtre et aussi aux étymologies. – Ne vous fiez pas trop à celles qu’il indique, me répondit Brichot ; l’ouvrage, qui est à la Raspelière et que je me suis amusé à feuilleter, ne me dit rien qui vaille ; il fourmille d’erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot Bricq entre dans la formation d’une quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave ecclésiastique a eu l’idée passablement biscornue qu’il vient de Briga, hauteur, lieu fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le suit jusque dans les noms comme Briand, Brion, etc… Pour en revenir au pays que nous avons le plaisir de traverser en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de la hauteur, Bricqueville l’habitation de la hauteur, Bricquebec, où nous nous arrêterons dans un instant avant d’arriver à Maineville, la hauteur près du ruisseau. Or ce n’est pas du tout cela, pour la raison que bricq est le vieux mot norois qui signifie tout simplement : un pont. De même que fleur, que le protégé de Mme de Cambremer se donne une peine infinie pour rattacher tantôt aux mots scandinaves floi, flo, tantôt au mot irlandais ae et aer, est au contraire, à n’en point douter, le fiord des Danois et signifie : port. De même l’excellent prêtre croit que la station de Saint-Martin-le-Vêtu, qui avoisine la Raspelière, signifie Saint-Martin-le-Vieux (vetus). Il est certain que le mot de vieux a joué un grand rôle dans la toponymie de cette région. Vieux vient généralement de vadum et signifie un gué, comme au lieu dit : les Vieux. C’est ce que les Anglais appelaient « ford » (Oxford, Hereford). Mais, dans le cas particulier, vieux vient non pas de vetus, mais de vastatus, lieu dévasté et nu. Vous avez près d’ici Sottevast, le vast de Setold ; Brillevast, le vast de Berold. Je suis d’autant plus certain de l’erreur du curé, que Saint-Martin-le-Vieux s’est appelé autrefois Saint-Martin-du-Gast et même Saint-Martin-de-Terregate. Or le v et le g dans ces mots sont la même lettre. On dit : dévaster mais aussi : gâcher. Jachères et gâtines (du haut allemand wastinna) ont ce même sens : Terregate c’est donc terra vastata. Quant à Saint-Mars, jadis (honni soit qui mal y pense) Saint-Merd, c’est Saint-Medardus, qui est tantôt Saint-Médard, Saint-Mard, Saint-Marc, Cinq-Mars, et jusqu’à Dammas. Il ne faut du reste pas oublier que, tout près d’ici, des lieux, portant ce même nom de Mars, attestent simplement une origine païenne (le dieu Mars) restée vivace en ce pays, mais que le saint homme se refuse à reconnaître. Les hauteurs dédiées aux dieux sont en particulier fort nombreuses, comme la montagne de Jupiter (Jeumont). Votre curé n’en veut rien voir et, en revanche, partout où le christianisme a laissé des traces, elles lui échappent. Il a poussé son voyage jusqu’à Loctudy, nom barbare, dit-il, alors que c’est Locus sancti Tudeni, et n’a pas davantage, dans Sammarçoles, deviné Sanctus Martialis. Votre curé, continua Brichot, en voyant qu’il m’intéressait, fait venir les mots en hon, home, holm, du mot holl (hullus), colline, alors qu’il vient du norois holm, île, que vous connaissez bien dans Stockholm, et qui dans tout ce pays-ci est si répandu, la Houlme. Engohomme, Tahoume, Robehomme, Néhomme, Quettehon, etc. » Ces noms me firent penser au jour où Albertine avait voulu aller à Amfreville-la-Bigot (du nom de deux de ses seigneurs successifs, me dit Brichot), et où elle m’avait ensuite proposé de dîner ensemble à Robehomme. Quant à Montmartin, nous allions y passer dans un instant. « Est-ce que Néhomme, demandai-je, n’est pas près de Carquethuit et de Clitourps ? – Parfaitement, Néhomme c’est le holm, l’île ou presqu’île du fameux vicomte Nigel dont le nom est resté aussi dans Néville. Carquethuit et Clitourps, dont vous me parlez, sont, pour le protégé de Mme de Cambremer, l’occasion d’autres erreurs. Sans doute il voit bien que carque, c’est une église, la Kirche des Allemands. Vous connaissez Querqueville, sans parler de Dunkerque. Car mieux vaudrait alors nous arrêter à ce fameux mot de Dun qui, pour les Celtes, signifiait une élévation. Et cela vous le retrouverez dans toute la France. Votre abbé s’hypnotisait devant Duneville repris dans l’Eure-et-Loir ; il eût trouvé Châteaudun, Dun-le-Roi dans le Cher ; Duneau dans la Sarthe ; Dun dans l’Ariège ; Dune-les-Places dans la Nièvre, etc., etc. Ce Dun lui fait commettre une curieuse erreur en ce qui concerne Doville, où nous descendrons et où nous attendent les confortables voitures de Mme Verdurin. Doville, en latin donvilla, dit-il. En effet Doville est au pied de grandes hauteurs. Votre curé, qui sait tout, sent tout de même qu’il a fait une bévue. Il a lu, en effet, dans un ancien Fouillé Domvilla. Alors il se rétracte ; Douville, selon lui, est un fief de l’Abbé, Domino Abbati, du mont Saint-Michel. Il s’en réjouit, ce qui est assez bizarre quand on pense à la vie scandaleuse que, depuis le Capitulaire de Saint-Clair-sur-Epte, on menait au mont Saint-Michel, et ce qui ne serait pas plus extraordinaire que de voir le roi de Danemark suzerain de toute cette côte où il faisait célébrer beaucoup plus le culte d’Odin que celui du Christ. D’autre part, la supposition que l’n a été changée en m ne me choque pas et exige moins d’altération que le très correct Lyon qui, lui aussi, vient de Dun (Lugdunum). Mais enfin l’abbé se trompe. Douville n’a jamais été Douville, mais Doville, Eudonis Villa, le village d’Eudes. Douville s’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers 1233, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour la Terre-Sainte ; au moment de partir il fit remise de l’église à l’abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés : le village prit son nom, d’où actuellement Douville. Mais j’ajoute que la toponymie, où je suis d’ailleurs fort ignare, n’est pas une science exacte ; si nous n’avions ce témoignage historique, Douville pourrait fort bien venir d’Ouville, c’est-à-dire : les Eaux. Les formes en ai (Aigues-Mortes), de aqua, se changent fort souvent en eu, en ou. Or il y avait tout près de Douville des eaux renommées, Carquebut. Vous pensez que le curé était trop content de trouver là quelque trace chrétienne, encore que ce pays semble avoir été assez difficile à évangéliser, puisqu’il a fallu que s’y reprissent successivement saint Ursal, saint Gofroi, saint Barsanore, saint Laurent de Brèvedent, lequel passa enfin la main aux moines de Beaubec. Mais pour tuit l’auteur se trompe, il y voit une forme de toft, masure, comme dans Criquetot, Ectot, Yvetot, alors que c’est le thveit, essart, défrichement, comme dans Braquetuit, le Thuit, Regnetuit, etc. De même, s’il reconnaît dans Clitourps le thorp normand, qui veut dire : village, il veut que la première partie du nom dérive de clivus, pente, alors qu’elle vient de cliff, rocher. Mais ses plus grosses bévues viennent moins de son ignorance que de ses préjugés. Si bon Français qu’on soit, faut-il nier l’évidence et prendre Saint-Laurent-en-Bray pour le prêtre romain si connu, alors qu’il s’agit de saint Lawrence Toot, archevêque de Dublin ? Mais plus que le sentiment patriotique, le parti pris religieux de votre ami lui fait commettre des erreurs grossières. Ainsi vous avez non loin de chez nos hôtes de la Raspelière deux Montmartin, Montmartin-sur-Mer et Montmartin-en-Graignes. Pour Graignes, le bon curé n’a pas commis d’erreur, il a bien vu que Graignes, en latin Grania, en grec crêné, signifie : étangs, marais ; combien de Cresmays, de Croen, de Gremeville, de Lengronne, ne pourrait-on pas citer ? Mais pour Montmartin, votre prétendu linguiste veut absolument qu’il s’agisse de paroisses dédiées à saint Martin. Il s’autorise de ce que le saint est leur patron, mais ne se rend pas compte qu’il n’a été pris pour tel qu’après coup ; ou plutôt il est aveuglé par sa haine du paganisme ; il ne veut pas voir qu’on aurait dit Mont-Saint-Martin comme on dit le mont Saint-Michel, s’il s’était agi de saint Martin, tandis que le nom de Montmartin s’applique, de façon beaucoup plus païenne, à des temples consacrés au dieu Mars, temples dont nous ne possédons pas, il est vrai, d’autres vestiges, mais que la présence incontestée, dans le voisinage, de vastes camps romains rendrait des plus vraisemblables même sans le nom de Montmartin qui tranche le doute. Vous voyez que le petit livre que vous allez trouver à la Raspelière n’est pas des mieux faits. » J’objectai qu’à Combray le curé nous avait appris souvent des étymologies intéressantes. « Il était probablement mieux sur son terrain, le voyage en Normandie l’aura dépaysé. – Et ne l’aura pas guéri, ajoutai-je, car il était arrivé neurasthénique et est reparti rhumatisant. – Ah ! c’est la faute à la neurasthénie. Il est tombé de la neurasthénie dans la philologie, comme eût dit mon bon maître Pocquelin. Dites donc, Cottard, vous semble-t-il que la neurasthénie puisse avoir une influence fâcheuse sur la philologie, la philologie une influence calmante sur la neurasthénie, et la guérison de la neurasthénie conduire au rhumatisme ? – Parfaitement, le rhumatisme et la neurasthénie sont deux formes vicariantes du neuro-arthritisme. On peut passer de l’une à l’autre par métastase. – L’éminent professeur, dit Brichot, s’exprime, Dieu me pardonne, dans un français aussi mêlé de latin et de grec qu’eut pu le faire M. Purgon lui-même, de moliéresque mémoire ! À moi, mon oncle, je veux dire notre Sarcey national… » Mais il ne put achever sa phrase. Le professeur venait de sursauter et de pousser un hurlement : « Nom de d’là, s’écria-t-il en passant enfin au langage articulé, nous avons passé Maineville (hé ! hé !) et même Renneville. » Il venait de voir que le train s’arrêtait à Saint-Mars-le-Vieux, où presque tous les voyageurs descendaient. « Ils n’ont pas dû pourtant brûler l’arrêt. Nous n’aurons pas fait attention en parlant des Cambremer. – Écoutez-moi, Ski, attendez, je vais vous dire « une bonne chose », dit Cottard qui avait pris en affection cette expression usitée dans certains milieux médicaux. La princesse doit être dans le train, elle ne nous aura pas vus et sera montée dans un autre compartiment. Allons à sa recherche. Pourvu que tout cela n’aille pas amener de grabuge ! » Et il nous emmena tous à la recherche de la princesse Sherbatoff. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. Je la reconnus aussitôt ; cette femme, qui pouvait avoir perdu sa situation mais n’en était pas moins d’une grande naissance, qui en tout cas était la perle d’un salon comme celui des Verdurin, c’était la dame que, dans le même train, j’avais cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Sa personnalité sociale, si incertaine, me devint claire aussitôt quand je sus son nom, comme quand, après avoir peiné sur une devinette, on apprend enfin le mot qui rend clair tout ce qui était resté obscur et qui, pour les personnes, est le nom. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison. Les grands restaurants, les casinos, les « tortillards » sont le musée des familles de ces énigmes sociales. « Princesse, nous vous aurons manquée à Maineville ! Vous permettez que nous prenions place dans votre compartiment ? – Mais comment donc », fit la princesse qui, en entendant Cottard lui parler, leva seulement alors de sur sa revue des yeux qui, comme ceux de M. de Charlus, quoique plus doux, voyaient très bien les personnes de la présence de qui elle faisait semblant de ne pas s’apercevoir. Cottard, réfléchissant à ce que le fait d’être invité avec les Cambremer était pour moi une recommandation suffisante, prit, au bout d’un moment, la décision de me présenter à la princesse, laquelle s’inclina avec une grande politesse, mais eut l’air d’entendre mon nom pour la première fois. « Cré nom, s’écria le docteur, ma femme a oublié de faire changer les boutons de mon gilet blanc. Ah ! les femmes, ça ne pense à rien. Ne vous mariez jamais, voyez-vous », me dit-il. Et comme c’était une des plaisanteries qu’il jugeait convenables quand on n’avait rien à dire, il regarda du coin de l’œil la princesse et les autres fidèles, qui, parce qu’il était professeur et académicien, sourirent en admirant sa bonne humeur et son absence de morgue. La princesse nous apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin, nous dit-elle d’une voix rapide où le roulement des r, de l’accent russe, était doucement marmonné au fond de la gorge, comme si c’étaient non des r mais des l. « Ah ! vous avez déjeuné ce matin avec elle, dit Cottard à la princesse ; mais en me regardant, car ces paroles avaient pour but de me montrer combien la princesse était intime avec la Patronne. Vous êtes une fidèle, vous ! – Oui, j’aime ce petit celcle intelligent, agléable, pas méchant, tout simple, pas snob et où on a de l’esplit jusqu’au bout des ongles. – Nom d’une pipe, j’ai dû perdre mon billet, je ne le retrouve pas », s’écria Cottard sans s’inquiéter d’ailleurs outre mesure. Il savait qu’à Douville, où deux landaus allaient nous attendre, l’employé le laisserait passer sans billet et ne s’en découvrirait que plus bas afin de donner par ce salut l’explication de son indulgence, à savoir qu’il avait bien reconnu en Cottard un habitué des Verdurin. « On ne me mettra pas à la salle de police pour cela, conclut le docteur. – Vous disiez, Monsieur, demandai-je à Brichot, qu’il y avait près d’ici des eaux renommées ; comment le sait-on ? – Le nom de la station suivante l’atteste entre bien d’autres témoignages. Elle s’appelle Fervaches. – Je ne complends pas ce qu’il veut dil », grommela la princesse, d’un ton dont elle m’aurait dit par gentillesse : « Il nous embête, n’est-ce pas ? » « Mais, princesse, Fervaches veut dire, eaux chaudes, fervidae aquae… Mais à propos du jeune violoniste, continua Brichot, j’oubliais, Cottard, de vous parler de la grande nouvelle. Saviez-vous que notre pauvre ami Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient de mourir ? C’est effrayant. – Il était encore jeune, répondit Cottard, mais il devait faire quelque chose du côté du foie, il devait avoir quelque saleté de ce côté, il avait une fichue tête depuis quelque temps. – Mais il n’était pas si jeune, dit Brichot ; du temps où Elstir et Swann allaient chez Mme Verdurin, Dechambre était déjà une notoriété parisienne, et, chose admirable, sans avoir reçu à l’étranger le baptême du succès. Ah ! il n’était pas un adepte de l’Évangile selon saint Barnum, celui-là. – Vous confondez, il ne pouvait aller chez Mme Verdurin à ce moment-là, il était encore en nourrice. – Mais, à moins que ma vieille mémoire ne soit infidèle, il me semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de notre Odette nationale. – C’est impossible, la sonate de Vinteuil a été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus », dit le docteur qui, comme les gens qui travaillent beaucoup et croient retenir beaucoup de choses qu’ils se figurent être utiles, en oublient beaucoup d’autres, ce qui leur permet de s’extasier devant la mémoire de gens qui n’ont rien à faire. « Vous faites tort à vos connaissances, vous n’êtes pourtant pas ramolli », dit en souriant le docteur. Brichot convint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Ce nom m’intriguait. « Comme j’aimerais savoir ce que veulent dire tous ces noms, dis-je à Cottard. – Mais demandez à M. Brichot, il le sait peut-être. – Mais la Sogne, c’est la Cicogne, Siconia », répondit Brichot que je brûlais d’interroger sur bien d’autres noms.