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Le Château des Carpathes

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Pour être prêt à tout événement, Franz tira de sa gaine le couteau qu'il portait à sa ceinture et l'emmancha solidement dans sa main.

Si c'était un des serviteurs du baron de Gortz qui entrait, il se jetterait sur lui, il lui arracherait ses clefs, il le mettrait hors d'état de le suivre; puis, s'élançant par cette nouvelle issue, il tenterait d'atteindre le donjon.

Si c'était le baron Rodolphe de Gortz— et il reconnaîtrait bien l'homme qu'il avait aperçu au moment où la Stilla tombait sur la scène de San-Carlo— , il le frapperait sans pitié.

Cependant les pas s'étaient arrêtés au palier qui formait le seuil extérieur.

Franz, ne faisant pas un mouvement, attendait que la porte s'ouvrît…

Elle ne s'ouvrit pas, et une voix d'une douceur infinie arriva jusqu'au jeune comte.

C'était la voix de la Stilla… oui!… mais sa voix un peu affaiblie avec toutes ses inflexions, son charme inexprimable, ses caressantes modulations, admirable instrument de cet art merveilleux qui semblait être mort avec l'artiste.

Et la Stilla répétait là plaintive mélodie, qui avait bercé le rêve de Franz, lorsqu'il sommeillait dans la grande salle de l'auberge de Werst:

 
Nel giardino de' mille fiori,
Andiamo, mio cuore…
 

Ce chant pénétrait Franz jusqu'au plus profond de son âme… Il l'aspirait, il le buvait comme une liqueur divine, tandis que la Stilla semblait l'inviter à la suivre, répétant:

Andiamo, mio cuore… andiamo…

Et pourtant la porte ne s'ouvrait pas pour lui livrer passage!… Ne pourrait-il donc arriver jusqu'à la Stilla, la prendre entre ses bras, l'entraîner hors du burg?… «Stilla… ma Stilla…» s'écria-t-il.

Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets.

Déjà le chant semblait s'affaiblir… la voix s'éteindre… les pas s'éloigner…

Franz, agenouillé, cherchait à ébranler les ais, se déchirant les mains aux ferrures, appelait toujours la Stilla, dont la voix ne s'entendait presque plus.

C'est alors qu'une effroyable pensée lui traversa l'esprit comme un éclair.

«Folle!… s'écria-t-il, elle est folle, puisqu'elle ne m'a pas reconnu… puisqu'elle n'a pas répondu!… Depuis cinq ans, enfermée ici… au pouvoir de cet homme… ma pauvre Stilla… sa raison s'est égarée…»

Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en feu…

«Moi aussi… je sens que ma raison s'égare!… répétait-il. Je sens que je vais devenir fou… fou comme elle…»

Il allait et venait à travers la crypte avec les bonds d'un fauve dans sa cage…

«Non! répéta-t-il, non!… Il ne faut pas que ma tête se perde!… Il faut que je sorte du burg… J'en sortirai!»

Et il s'élança vers la première porte…

Elle venait de se fermer sans bruit.

Franz ne s'en était pas aperçu, pendant qu'il écoutait la voix de la Stilla…

Après avoir été emprisonné dans l'enceinte du burg, il était maintenant emprisonné dans la crypte.

XIV. Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de réfléchir…

Franz était atterré. Ainsi qu'il avait pu le craindre, la faculté de réfléchir, la compréhension des choses, l'intelligence nécessaire pour en déduire les conséquences, lui échappaient peu à peu. Le seul sentiment qui persistait en lui, c'était le souvenir de la Stilla, c'était l'impression de ce chant que les échos de cette sombre crypte ne lui renvoyaient plus.

Avait-il donc été le jouet d'une illusion? Non, mille fois non! C'était bien la Stilla qu'il avait entendue tout à l'heure, et c'était bien elle qu'il avait vue sur le bastion du château.

Alors cette pensée le reprit, cette pensée qu'elle était privée de raison, et ce coup horrible le frappa comme s'il venait de la perdre une seconde fois.

«Folle! se répéta-t-il. Oui!… folle… puisqu'elle n'a pas reconnu ma voix… puisqu'elle n'a pas pu répondre… folle… folle!»

Et cela n'était que trop vraisemblable!

Ah! s'il pouvait l'arracher de ce burg, l'entraîner au château de Krajowa, se consacrer tout entier à elle, ses soins, son amour sauraient bien lui rendre la raison!

Voilà ce que disait Franz, en proie à un effrayant délire, et plusieurs heures s'écoulèrent avant qu'il eût repris possession de lui-même.

Il essaya alors de raisonner froidement, de se reconnaître dans le chaos de ses pensées.

«Il faut m'enfuir d'ici… se dit-il. Comment?… Dès qu'on rouvrira cette porte!… Oui!… C'est pendant mon sommeil que l'on vient renouveler ces provisions… J'attendrai… je feindrai de dormir…»

Un soupçon lui vint alors: c'est que l'eau du broc devait renfermer quelque substance soporifique… S'il avait été plongé dans ce lourd sommeil, dans ce complet anéantissement dont la durée lui échappait, c'était pour avoir bu de cette eau… Eh bien! il n'en boirait plus… Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette table… Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt…

Bientôt?… Qu'en savait-il?… En ce moment, le soleil montait-il vers le zénith ou s'abaissait-il sur l'horizon?… Faisait-il jour ou nuit?

Aussi Franz cherchait-il à surprendre le bruit d'un pas, qui se fût approché de l'une ou de l'autre porte… Mais aucun bruit n'arrivant jusqu'à lui, il rampait le long des murs de la crypte, la tête brûlante, l'œil égaré, l'oreille bourdonnante, la respiration haletante sous l'oppression d'une atmosphère alourdie, qui se renouvelait à peine à travers le joint des portes.

Soudain, à l'angle de l'un des piliers de droite, il sentit un souffle plus frais arriver à ses lèvres.

En cet endroit existait-il donc une ouverture par laquelle pénétrait un peu de l'air du dehors?

Oui… il y avait un passage qu'on ne soupçonnait pas sous l'ombre du pilier.

Se glisser entre les deux parois, se diriger vers une assez vague clarté qui semblait venir d'en haut, c'est ce que le jeune comte eut fait en un instant.

Là s'arrondissait une petite cour, large de cinq à six pas, dont les murailles s'élevaient d'une centaine de pieds. On eût dit le fond d'un puits qui servait de préau à cette cellule souterraine, et par lequel tombait un peu d'air et de clarté.

Franz put s'assurer qu'il faisait jour encore. A l'orifice supérieur de ce puits se dessinait un angle de lumière, oblique au niveau de la margelle.

Le soleil avait accompli au moins la moitié de sa course diurne, car cet angle lumineux tendait à se rétrécir.

Il devait être environ cinq heures du soir.

De là cette conséquence, c'est que le sommeil de Franz se serait prolongé pendant au moins quarante heures, et il ne douta pas qu'il n'eût été provoqué par une boisson soporifique.

Or, comme le jeune comte et Rotzko avaient quitté le village de Werst l'avant-veille, 11 juin, c'était la journée du 13 qui allait s'achever…

Si humide que fût l'air au fond de cette cour, Franz l'aspira à pleins poumons, et se sentit un peu soulagé. Mais, s'il avait espéré qu'une évasion serait possible par ce long tube de pierre, il fut vite détrompé. Tenter de s'élever le long de ses parois, qui ne présentaient aucune saillie, était impraticable.

Franz revint à l'intérieur de la crypte. Puisqu'il ne pouvait s'enfuir que par l'une des deux portes, il voulut se rendre compte de l'état dans lequel elles se trouvaient.

La première porte— par laquelle il était arrivé était très solide, très épaisse, et devait être maintenue extérieurement par des verrous engagés dans une gâche de fer: donc inutile d'essayer d'en forcer les vantaux.

La seconde porte— derrière laquelle s'était fait entendre la voix de la Stilla— semblait moins bien conservée. Les planches étaient pourries par endroits… Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce côté.

«Oui… c'est par là… c'est par là!…» se dit Franz, qui avait repris son sang-froid.

Mais il n'y avait pas de temps à perdre, car il était probable que quelqu'un entrerait dans la crypte, dès qu'on le supposerait endormi sous l'influence de la boisson somnifère.

Le travail marcha plus vite qu'il n'aurait pu l'espérer, la moisissure ayant rongé le bois autour de l'armature métallique qui retenait les verrous contre l'embrasure. Avec son couteau, Franz parvint à en détacher la partie circulaire, opérant presque sans bruit, s'arrêtant parfois, prêtant l'oreille, s'assurant qu'il n'entendait rien au dehors.

Trois heures après, les verrous étaient dégagés, et la porte s'ouvrait en grinçant sur ses gonds.

Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins étouffant.

En ce moment, l'angle lumineux ne se découpait plus à l'orifice du puits, preuve que le soleil était déjà descendu au-dessous du Retyezat. La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. Quelques étoiles brillaient à l'ovale de la margelle, comme si on les eût regardées par le tube d'un long télescope. De petits nuages s'en allaient lentement au souffle intermittent de ces brises qui mollissent avec la nuit. Certaines teintes de l'atmosphère indiquaient aussi que la lune, à demi pleine encore, avait dépassé l'horizon des montagnes de l'est.

Il devait être à peu près neuf heures du soir.

Franz rentra pour prendre un peu de nourriture et se désaltérer à l'eau de la vasque, ayant d'abord renversé celle du broc. Puis, fixant son couteau à sa ceinture, il franchit la porte qu'il repoussa derrière lui.

Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l'infortunée Stilla, errant à travers ces galeries souterraines?… A cette pensée, son cœur battait à se rompre.

Dès qu'il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu'il l'avait pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en le montant,– soixante seulement, au lieu des soixante-dix-sept qu'il avait dû descendre pour arriver au seuil de la crypte. Il s'en fallait donc de quelque huit pieds qu'il fût revenu au niveau du sol.

 

N'imaginant rien de mieux, d'ailleurs, que de suivre l'obscur corridor, dont ses deux mains étendues frôlaient les parois, il continua d'avancer.

Une demi-heure s'écoula, sans qu'il eût été arrêté ni par une porte ni par une grille. Mais de nombreux coudes l'avaient empêché de reconnaître sa direction par rapport à la courtine, qui faisait face au plateau d'Orgall.

Après une halte de quelques minutes, pendant lesquelles il reprit haleine, Franz se remit en marche et il semblait que ce corridor fût interminable, quand un obstacle l'arrêta.

C'était la paroi d'un mur de briques.

Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture.

Il n'y avait aucune issue de ce côté.

Franz ne put retenir un cri. Tout ce qu'il avait conçu d'espoir se brisait contre cet obstacle. Ses genoux fléchirent, se jambes se dérobèrent, il tomba le long de la muraille.

Mais, au niveau du sol, la paroi présentait une étroite crevasse, dont les briques disjointes adhéraient à peine et s'ébranlaient sous les doigts.

«Par là… oui!… par là!…» s'écria Franz.

Et il commençait à enlever les briques une à une, lorsqu'un bruit se fit entendre de l'autre côté.

Franz s'arrêta.

Le bruit n'avait pas cessé, et, en même temps, un rayon de lumière arrivait à travers la crevasse.

Franz regarda.

Là était la vieille chapelle du château. A quel lamentable état de délabrement le temps et l'abandon l'avaient réduite: une voûte à demi effondrée, dont quelques nervures se raccordaient encore sur des piliers gibbeux, deux ou trois arceaux de style ogival menaçant ruine; un fenestrage disloqué où se dessinaient de frêles meneaux du gothique flamboyant; çà et là, un marbre poussiéreux, sous lequel dormait quelque ancêtre de la famille de Gortz; au fond du chevet, un fragment d'autel dont le retable montrait des sculptures égratignées, puis un reste de la toiture, coiffant le dessus de l'abside, qui avait été épargné par les rafales, et enfin au faîte du portail, le campanile branlant, d'où pendait une corde jusqu'à terre,– la corde de cette cloche, qui tintait quelquefois, à l'inexprimable épouvante des gens de Werst, attardés sur la route du col.

Dans cette chapelle, déserte depuis si longtemps, ouverte aux intempéries du climat des Carpathes, un homme venait d'entrer, tenant à la main un fanal, dont la clarté mettait sa face en pleine lumière.

Franz reconnut aussitôt cet homme.

C'était Orfanik, cet excentrique dont le baron faisait son unique société pendant son séjour dans les grandes villes italiennes, cet original que l'on voyait passer à travers les rues, gesticulant et se parlant à lui-même, ce savant incompris, cet inventeur toujours à la poursuite de quelque chimère, et qui mettait certainement ses inventions au service de Rodolphe de Gortz!

Si donc Franz avait pu conserver jusque-là quelque doute sur la présence du baron au château des Carpathes, même après l'apparition de la Stilla, ce doute se fût changé en certitude, puisque Orfanik était là devant ses yeux.

Qu'avait-il à faire dans cette chapelle en ruine, à cette heure avancée de la nuit?

Franz essaya de s'en rendre compte, et voici ce qu'il vit assez distinctement.

Orfanik, courbé vers le sol, venait de soulever plusieurs cylindres de fer,-auxquels il attachait un fil, qui se déroulait d'une bobine déposée dans un coin de la chapelle. Et telle était l'attention qu'il apportait à ce travail qu'il n'eût pas même aperçu le jeune comte, si celui-ci avait été à même de s'approcher;

Ah! pourquoi la crevasse que Franz avait entrepris d'élargir n'était-elle pas suffisante pour lui livrer passage! Il serait entré dans la chapelle, il se serait précipité sur Orfanik, il l'aurait obligé à le conduire au donjon…

Mais peut-être était-il heureux qu'il fût hors d'état de le faire, car, en cas que sa tentative eût échoué, le baron de Gortz lui aurait fait payer de sa vie les secrets qu'il venait de découvrir!

Quelques minutes après l'arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans la chapelle.

C'était le baron Rodolphe de Gortz.

L'inoubliable physionomie de ce personnage n'avait pas changé. Il ne semblait même pas avoir vieilli, avec sa figure pâle et longue que le fanal éclairait de bas en haut, ses longs cheveux grisonnants, rejetés en arrière, son regard étincelant jusqu'au fond de ses noires orbites.

Rodolphe de Gortz s'approcha pour examiner le travail dont s'occupait Orfanik.

Et voici les propos qui furent échangés d'une voix brève entre ces deux hommes.

XV. Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik? – je viens de l'achever…

«Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik?– je viens de l'achever.

– Tout est préparé dans les casemates des bastions?

– Tout.

– Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au donjon?

– Ils le sont.

– Et, après que l'appareil aura lancé le courant, nous aurons le temps de nous enfuir?

– Nous l'aurons.

– A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était libre?

– Il l'est.»

Il y eut alors quelques instants de silence, tandis que Orfanik, ayant repris son fanal, en projetait la clarté à travers les profondeurs de la chapelle.

«Ah! mon vieux burg, s'écria le baron, tu coûteras cher à ceux qui tenteront de forcer ton enceinte!»

Et Rodolphe de Gortz prononça ces mots d'un ton qui fit frémir le jeune comte.

«Vous avez entendu ce qui se disait à Werst? demanda-t-il à Orfanik.

Il y a cinquante minutes, le fil m'a rapporté les propos que l'on tenait dans l'auberge du Roi Mathias.

Est-ce que l'attaque est pour cette nuit?

– Non, elle ne doit avoir lieu qu'au lever du jour.

– Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst?– Depuis deux heures, avec les agents de la police qu'il a ramenés de Karlsburg.

Eh bien! puisque le château ne peut plus se défendre, répéta le baron de Gortz, du moins écrasera-t-il sous ses débris ce Franz de Télek et tous ceux qui lui viendront en aide.»

Puis, au bout de quelques moments:

«Et ce fil, Orfanik? reprit-il. Il ne faut pas que l'on puisse jamais savoir qu'il établissait une communication entre le château et le village de Werst…– On ne le saura pas; je détruirai ce fil.» A notre avis, l'heure est venue de donner l'explication de certains phénomènes, qui se sont produits au cours de ce récit, et dont l'origine ne devait pas tarder à être révélée.

A cette époque— nous ferons très particulièrement remarquer que cette histoire s'est déroulée dans l'une des dernières années du XIXe siècle, – l'emploi de l'électricité, qui est à juste titre considérée comme «l'âme de l'univers», avait été poussé aux derniers perfectionnements. L'illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur œuvre.

Entre autres appareils électriques, le téléphone fonctionnait alors avec une précision si merveilleuse que les sons, recueillis par les plaques, arrivaient librement à l'oreille sans l'aide de cornets. Ce qui se disait, ce qui se chantait, ce qui se murmurait même, on pouvait l'entendre quelle que fût la distance, et deux personnes, comme si elles eussent été assises en face l'une de l'autre [Elles pouvaient même se voir dans des glaces reliées par des fils, grâce à l'invention du téléphote.].

Depuis bien des années déjà, Orfanik, l'inséparable du baron Rodolphe de Gortz, était, en ce qui concerne l'utilisation pratique de l'électricité, un inventeur de premier ordre. Mais, on le sait, ses admirables découvertes n'avaient pas été accueillies comme elles le méritaient. Le monde savant n'avait voulu voir en lui qu'un fou au lieu d'un homme de génie dans son art. De là, cette implacable haine que l'inventeur, éconduit et rebuté, avait vouée à ses semblables.

Ce fut en ces conditions que le baron de Gortz rencontra Orfanik, talonné par la misère. Il encouragea ses travaux, il lui ouvrit sa bourse, et, finalement, il se l'attacha à la condition, toutefois, que le savant lui réserverait le bénéfice de ses inventions et qu'il serait seul à en profiter.

Au total, ces deux personnages, originaux et maniaques chacun à sa façon, étaient bien de nature à s'entendre. Aussi, depuis leur rencontre, ne se séparèrent-ils plus— pas même lorsque le baron de Gortz suivait la Stilla à travers toutes les villes de l'Italie.

Mais, tandis que le mélomane s'enivrait du chant de l'incomparable artiste, Orfanik ne s'occupait que de compléter les découvertes qui avaient été faites par les électriciens pendant ces dernières années, à perfectionner leurs applications, à en tirer les plus extraordinaires effets.

Après les incidents qui terminèrent la campagne dramatique de la Stilla, le baron de Gortz disparut sans que l'on pût savoir ce qu'il était devenu. Or, en quittant Naples, c'était au château des Carpathes qu'il était allé se réfugier, accompagné de Orfanik, très satisfait de s'y enfermer avec lui.

Lorsqu'il eut pris la résolution d'enfouir son existence entre les murs de ce vieux burg, l'intention du baron de Gortz était qu'aucun habitant du pays ne pût soupçonner son retour, et que personne ne fût tenté de lui rendre visite. Il va sans dire que Orfanik et lui avaient le moyen d'assurer très suffisamment la vie matérielle dans le château. En effet, il existait une communication secrète avec la route du col de Vulkan, et c'est par cette route qu'un homme sûr, un ancien serviteur du baron que nul ne connaissait, introduisait à dates fixes tout ce qui était nécessaire à l'existence du baron Rodolphe et de son compagnon.

En réalité, ce qui restait du burg— et notamment le donjon central— , était moins délabré qu'on ne le croyait et même plus habitable que ne l'exigeaient les besoins de ses hôtes. Aussi, pourvu de tout ce qu'il fallait pour ses expériences, Orfanik put-il s'occuper de ces prodigieux travaux dont la physique et la chimie lui fournissaient les éléments. Et alors l'idée lui vint de les utiliser en vue d'éloigner les importuns.

Le baron de Gortz accueillit la proposition avec empressement, et Orfanik installa une machinerie spéciale, destinée à épouvanter le pays en produisant des phénomènes, qui ne pouvaient être attribués qu'à une intervention diabolique.

Mais, en premier lieu, il importait au baron de Gortz d'être tenu au courant de ce qui se disait au village le plus rapproché. Y avait-il donc un moyen d'entendre causer les gens sans qu'ils puissent s'en douter? Oui, si l'on réussissait à établir une communication téléphonique entre le château et cette grande salle de l'auberge du Roi Mathias, où les notables de Werst avaient l'habitude de se réunir chaque soir.

C'est ce que Orfanik effectua non moins adroitement que secrètement dans les conditions les plus simples. Un fil de cuivre, revêtu de sa gaine isolante, et dont un bout remontait au premier étage du donjon, fut déroulé sous les eaux du Nyad jusqu'au village de Werst. Ce premier travail accompli, Orfanik, se donnant pour un touriste, vint passer une nuit au Roi Mathias, afin de raccorder ce fil à la grande salle de l'auberge. On le comprend, il ne lui fut pas difficile d'en ramener l'extrémité, plongée dans le lit du torrent, à la hauteur de cette fenêtre de la façade postérieure qui ne s'ouvrait jamais. Puis, ayant placé un appareil téléphonique, que cachait l'épais fouillis du feuillage, il y rattacha le fil. Or, cet appareil étant merveilleusement disposé pour émettre comme pour recueillir les sons, il s'en suivit que le baron de Gortz pouvait entendre tout ce qui se disait au Roi Mathias, et y faire entendre aussi tout ce qui lui convenait.

Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement troublée. La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en écarter les habitants de Werst. D'ailleurs, on le savait abandonné depuis la mort des derniers serviteurs de la famille. Mais, un jour, à l'époque où commence ce récit, la lunette du berger Frik permit d'apercevoir une fumée qui s'échappait de l'une des cheminées du donjon. A partir de ce moment, les commentaires reprirent de plus belle, et l'on sait ce qui en résulta.

C'est alors que la communication téléphonique fut utile, puisque le baron de Gortz et Orfanik purent être tenus au courant de tout ce qui se passait à Werst. C'est par le fil qu'ils connurent l'engagement qu'avait pris Nic Deck de se rendre au burg, et c'est par le fil qu'une voix menaçante se fit soudain entendre dans la salle du Roi Mathias pour l'en détourner. Dès lors, le jeune forestier ayant persisté dans sa résolution malgré cette menace,. le baron de Gortz décida-t-il de lui infliger une telle leçon qu'il perdît l'envie d'y jamais revenir. Cette nuit-là, la machinerie de Orfanik, qui était toujours prête à fonctionner, produisit une série de phénomènes purement physiques, de nature à jeter l'épouvante sur le pays environnant: cloche tintant au campanile de la chapelle, projection d'intenses flammes, mélangées de sel marin, qui donnaient à tous les objets une apparence spectrale, formidables sirènes d'où l'air comprimé s'échappait en mugissements épouvantables, silhouettes photographiques de monstres projetées au moyen de puissants réflecteurs, plaques disposées entre les herbes du fossé de l'enceinte et mises en communication avec des piles dont le courant avait saisi le docteur par ses bottes ferrées, enfin décharge électrique, lancée des batteries du laboratoire, et qui avait renversé le forestier, au montent où sa main se posait sur la ferrure du pont-levis.

 

Ainsi que le baron de Gortz le pensait, après l'apparition de ces inexplicables prodiges, après la tentative de Nic Deck qui avait si mal tourné, la terreur fut au comble, et, ni pour or ni pour argent, personne n'eût voulu s'approcher— même à deux bons milles de ce château des Carpathes, évidemment hanté par des êtres surnaturels.

Rodolphe de Gortz devait donc se croire à l'abri de toute curiosité importune, lorsque Franz de Télek arriva au village de Wertz.

Tandis qu'il interrogeait soit Jonas, soit maître Koltz et les autres, sa présence à l'auberge du Roi Mathias fut aussitôt signalée par le fil du Nyad. La haine du baron de Gortz pour le jeune comte se ralluma avec le souvenir des événements qui s'étaient passés à Naples. Et non seulement Franz de Télek était dans ce village, à quelques milles du burg, mais voilà que, devant les notables, il raillait leurs absurdes superstitions; il démolissait cette réputation fantastique qui protégeait le château des Carpathes, il s'engageait même à prévenir les autorités de Karlsburg, afin que la police vînt mettre à néant toutes ces légendes!

Aussi le baron de Gortz résolut-il d'attirer Franz de Télek dans le burg, et l'on sait par quels divers moyens il y était parvenu. La voix de la Stilla, envoyée à l'auberge du Roi Mathias par l'appareil téléphonique, avait provoqué le jeune comte à se détourner de sa route pour s'approcher du château; l'apparition de la cantatrice sur le terre-plein du bastion lui avait donné l'irrésistible désir d'y pénétrer; une lumière, montré à une des fenêtres du donjon, l'avait guidé vers la poterne qui était ouverte pour lui donner passage. Au fond de cette crypte, éclairée électriquement, de laquelle il avait encore entendu cette voix si pénétrante, entre les murs de cette cellule, où des aliments lui étaient apportés alors qu'il dormait d'un sommeil léthargique, dans cette prison enfouie sous les profondeurs du burg et dont la porte s'était refermée sur lui, Franz de Télek était au pouvoir du baron de Gortz, et le baron de Gortz comptait bien qu'il n'en pourrait jamais sortir.

Tels étaient les résultats obtenus par cette collaboration mystérieuse de Rodolphe de Gortz et de son complice Orfanik. Mais, à son extrême dépit, le baron savait que l'éveil avait été donné par Rotzko qui, n'ayant point suivi son maître à l'intérieur du château, avait prévenu les autorités de Karlsburg. Une escouade d'agents était arrivée au village de Werst, et le baron de Gortz allait avoir affaire à trop forte partie. En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se défendre contre une troupe nombreuse? Les moyens employés contre Nic Deck et le docteur Patak seraient insuffisants, car la police ne croit guère aux interventions diaboliques. Aussi tous deux s'étaient-ils déterminés à détruire le burg de fond en comble, et ils n'attendaient plus que le moment d'agir. Un courant électrique était préparé pour mettre le feu aux charges de dynamite qui avaient été enterrées sous le donjon, les bastions, la vieille chapelle, et l'appareil, destiné, à lancer ce courant, devait laisser au baron de Gortz et à son complice le temps de fuir par le tunnel du col de Vulkan. Puis, après l'explosion dont le jeune comte et nombre de ceux qui auraient escaladé l'enceinte du château seraient les victimes, tous deux s'enfuiraient si loin que jamais on ne retrouverait leurs traces.

Ce qu'il venait d'entendre de cette conversation avait donné à Franz l'explication des phénomènes du passé. Il savait maintenant qu'une communication téléphonique existait entre le château des Carpathes et le village de Werst. Il n'ignorait pas non plus que le burg allait être anéanti dans une catastrophe qui lui coûterait la vie et serait fatale aux agents de la police amenés par Rotzko. Il savait enfin que le baron de Gortz et Orfanik auraient le temps de fuir,– fuir en entraînant la Stilla, inconsciente…

Ah! pourquoi Frantz ne pouvait-il forcer l'entrée de la chapelle, se jeter sur ces deux hommes!… il les aurait terrassés, il les aurait frappés, il les aurait mis hors d'état de nuire, il aurait pu empêcher l'effroyable ruine!

Mais ce qui était impossible en ce moment, ne le serait peut-être pas après le départ du baron. Lorsque tous deux auraient quitté la chapelle, Franz, se jetant sur leurs traces, les poursuivrait jusqu'au donjon, et, Dieu aidant, il ferait justice!

Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir? Serait-ce une porte donnant sur l'une des cours de l'enceinte, ou quelque couloir intérieur qui devait raccorder la chapelle avec le donjon, car il semblait que toutes les constructions du burg communiquaient entre elles? Peu importait, si le jeune comte ne rencontrait pas un obstacle qu'il ne pourrait franchir.

En ce moment, quelques paroles furent encore échangées entre le baron de Gortz et Orfanik.

«Il n'y a plus rien à faire ici?

– Rien.

– Alors séparons-nous.

– Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le château?…

– Oui, Orfanik, et partez à l'instant par le tunnel du col de Vulkan.

– Mais vous?…

– Je ne quitterai le burg qu'au dernier instant.

– Il est bien convenu que c'est à Bistritz que je dois aller vous attendre?

– A Bistritz.

– Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c'est votre volonté.

– Oui… car je veux l'entendre… je veux l'entendre encore une fois pendant cette dernière nuit que j'aurai passée au château des Carpathes!»

Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitté la chapelle.

Bien que le nom de Stilla n'eût pas été prononcé dans cette conversation, Frantz l'avait bien compris, c'était d'elle que venait de parler Rodolphe de Gortz.

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