Couscous Crème fraîche

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Je veux me tirer d’ici



Le Havre, avril 1963

 +++++ Le père est sorti, la mère remet la viande dans le torchon. Les deux grands jouent au foot dans la cour et ce petit pisseux de Laurent court comme un fou dans la cuisine, poussant un cri de victoire à chaque fois qu’il réussit à couper un cafard en deux. A la télé, le président gesticule en parlant du nucléaire, bla bla bla. La chanson « Je suis d’accord » de Françoise Hardy, qui passe à la radio, n’a malheureusement aucune chance. Le niveau sonore dans l’appartement de la famille Ben Ali bat décidément des records. Personne en vue, la petite Katy n’a le champ libre. Elle referme doucement la porte de la salle de bain, enfonce soigneusement une feuille de papier toilette roulée en boule dans le trou de la serrure et en coince une autre sous la porte pour la bloquer. Il ne faut pas que Katy se fasse prendre, dans cette maison, l’hygiène, on ne voit pas à quoi ça sert. Pour le père, si on se lave, c’est qu’il nous manque une case. Mais il le faut aujourd’hui, c’est décidé. Madame Doucelle a annoncé sa visite pour l’après-midi et Katy veut être toute propre en l’honneur de cette dame très chic, comme une petite princesse. Eh merde. C’est dingue, complètement dingue. Oh non, la baignoire est pleine de linge sale, plusieurs chemises à carreaux sont en train de sécher sur une corde à linge au-dessus, et des serviettes hygiéniques usagées trempent dans la bassine, une espèce de bouillon à l’odeur infâme. Il ne reste plus que le lavabo, mais il déborde de la vaisselle sale des deux derniers jours. Bon, ben je vais faire la vaisselle, alors. La petite Katy suit son plan. Elle prend le liquide vaisselle et se met à trimer et à trimer. +++ Katy a grimpé sur une chaise pour ranger les deux dernières assiettes quand on sonne à la porte. « Katy, va ouvrir. » De la chambre des parents s’échappe une voix plaintive : « Mal au ventre, mal au dos, déprimée. Ah ! Nom d’un chien, mais tu vas aller l’ouvrir, cette porte, petite salope ? » A chaque fois que quelqu’un vient chez eux, la petite Katy est morte de honte. Si elle pouvait, elle se sauverait. On sonne une nouvelle fois. Katy saute de sa chaise et fonce vers la porte : c’est le facteur, qui lui met un document officiel sous le nez. « Il n’y a personne pour signer ? » « Je ne sais pas, monsieur. » « Il me faut un adulte. » « Hé, la mère ! » « Il apporte de l’argent ? » La voix qui sort de la chambre se fait confiante. « Non, madame, malheureusement, il me faut juste votre signature. » « C’est mon mari qui signe, et il est pas là ! » +++ « Veuillez nous excuser, monsieur », chuchote Katy du ton sage qui plaît aux maîtres à l’école, « on ne peut rien y faire, malheureusement. » Oh non, si seulement c’était tout, mais paf, voilà la prochaine catastrophe. Derrière elle – Katy n’a pas d’yeux derrière la tête – Laurent s’avance d’un pas chancelant vers le facteur, les bras tendus, et une couche humide, énorme, pleine de sang, vole dans les airs, fouette le formulaire avant de s’écraser dans le couloir. Beurk, c’est vraiment dégueulasse. Le facteur a un sursaut de dégoût, il n’en croit pas ses yeux. Il met le formulaire humide et maculé de sang dans les mains de Katy : « Ce n’est plus utilisable, mademoiselle. » Et il s‘en va en secouant la tête, sans se retourner. « Je suis complètement désolée, monsieur », lui lance encore Katy. Elle ne sait plus où se mettre. La mère, la couche, le sang ? La petite Katy ne sait encore rien des règles. Mais s’il y a une chose qu’elle comprend, c’est que chez elle, tout déconne. « Tu es gravement malade, maman ? » « Laisse-moi tranquille, p’tit monstre. » +++ Dans quelques années, quand elle aura neuf ans et qu’elle s’occupera de tout dans la maison, elle trouvera régulièrement ces couches dans le linge. Pour l’instant, Katy jette ce truc plein de sang à la poubelle et nettoie le couloir. Que va penser Madame Doucelle ? +++++ La petite Katy a quatre ans lorsqu’elle en a pour la première fois tellement marre de la saleté, des immondices, de la poussière, de la graisse, du linge sale, de la puanteur et de toute cette foutue merde dans l’appartement des Ben Ali, qu’elle se met à faire le ménage. Au début, elle le fait volontairement, mais à peine quelques années plus tard, la corvée lui revient entièrement. Quand on pense au reste de la famille, son sens de l’ordre et de la propreté tient du miracle. Katy arrive toujours à se débrouiller. Elle fait son chemin. D’où est-ce que ça lui vient ? Je le fais pour moi, se dit-elle au début, mais je le fais aussi pour les miens. Pendant de longues années, la vie, pour Katy, ce sera ça : baigner dans sa propre crasse, les privations, la souffrance, beaucoup de larmes et peu de rires, la survie au sein de la meute, vaille que vaille. Sa mère, cette larve, s’enfile des romans-photos à longueur de journée. Des histoires italiennes à l’eau de rose avec des gueules d’anges dans un monde parfait. Désolée, mais pourquoi ces histoires n’ont jamais déteint sur cette larve ? Pourquoi elle ne prend jamais sa petite fille dans ses bras ? Pourquoi elle ne fait jamais de bisous à Katy ? Pourquoi elle ne peut pas la blairer ? Cette mère n’en a rien à foutre de ses enfants, on ne peut pas le dire autrement. +++ Dès qu’elle est assez débrouillarde pour le faire, Katy donne à Laurent son biberon du soir avec le truc rose, et change sa couche le matin. Complètement dingue, Katy a à peine quatre ans, et son petit frère trois. Le biberon, c’est l’arme secrète de la mère Ben Ali, un sirop ultra-sucré qu’elle utilise comme somnifère pour avoir la paix et ne pas être réveillée par un môme qui pleure la nuit. Tous les soirs c’est pareil : « Katy, n’oublie pas le sirop ! » Jusqu’à ce que Katy en ait tellement ras le bol qu’un soir, elle couche son frère sans truc rose dans le biberon. Madre mio, qu’est-ce qu’il a gueulé. La moitié de la nuit, comme si on l’écorchait vif. « Espèce de sale bête », la mère engueule Katy à deux heures du matin. Elle lui arrache sa couverture : « Salope, t’as pas donné le sirop à Laurent ! » +++ Bon, comme tu voudras. Katy bondit hors de son lit, va chercher le biberon, y ajoute la potion magique et permet ainsi à son petit frère de dormir à poings fermés pour le reste de la nuit. Katy lui caresse le dos jusqu’à ce que ses propres paupières se ferment, et elle se met à roupiller par terre, à côté du lit à barreaux. Katy est plutôt une tendre, elle est gentille avec tout le monde. Le reste de la famille est plutôt brusque. Mais parfois, son père la laisse lui laver les pieds, et lui donne même quelques centimes. Cet argent, elle l’économise. Elle ne gaspille pas un seul centime pour acheter des bonbons ou autres futilités. Comme toujours, Katy a un plan. Lorsqu’elle a enfin rassemblé une bonne petite somme – elle a l’impression d’avoir au moins cent francs – elle va toute seule au marché du quartier et s’en donne à cœur joie : elle trouve un roman-photo d’occasion pour sa mère, achète un paquet de Gauloises à son père. C’est déjà pas mal. Katy fait une véritable affaire pour ses frères : elle dégote un 45 tours de Johnny Hallyday, « L‘idole des Jeunes », qui n’est sorti qu’en janvier et a tout de suite été numéro un, du moins c’est ce qu’affirme le vendeur. C’est la classe, elle s’est vraiment bien débrouillée. La petite Katy est contente d’elle. Oh oui, elle est vraiment heureuse. Mais ça ne dure pas. On accepte ses cadeaux, mais ils ne font pas vraiment d’effet. Personne ne lui dit vraiment merci. Ils sont comme ça, les Ben Ali. Mais Katy, elle, est différente. +++++ Mon étoile dans le ciel – la voilà enfin. Tailleur crème, petit chapeau de paille, gants en cuir avec des petits trous, bas tout fins, et chaussures à talons super chic. C’est une Katy propre comme un sou neuf qui ouvre la porte de l’appartement à cette impressionnante apparition. La dame entre en souriant aimablement, et commence par poser par terre un gros carton. « Bonjour, madame Doucelle ! » « Bonjour, mon enfant ! » +++ Madame Doucelle est envoyée par le secours protestant, elle est assistante sociale bénévole. Epouse respectée du riche premier adjoint au maire et avocat Jean Doucelle, elle ressent une obligation élémentaire envers la société, comme pour compenser un bonheur familial sans nuage. Les Ben Ali comptent parmi ses protégés depuis des années, même si c’est uniquement pour les enfants qu’elle va chez eux. Et plus précisément pour leur petite fille. La vie n’est vraiment pas facile pour elle entre ses trois frères, un père alcoolique et une mère complètement demeurée, qui se laisse manifestement aller depuis la naissance de son dernier fils. Les trois sœurs mort-nées entre ses deux grands frères auraient été d’une grande aide pour Katy. Pas de chance. Pauvre petite fille. A chaque fois que la famille menace de sombrer dans le chaos, parce que le père pète un plomb, parce qu’il a perdu au jeu tout l’argent de l’assistance, parce que les factures s’accumulent, parce qu’on vient une fois de plus de leur couper l’eau ou l’électricité, donc à chaque fois que c’est l’anarchie totale, la mère Ben Ali l’appelle à l’aide. Madame Doucelle ressent toujours une répugnance face aux suppliques de la mère, mais elle fait son devoir, et s’occupe d’eux. +++ « Katy, ça va, toi ? » Katy reste muette comme une carpe, elle n’y arrive pas. Il y a tant de choses qu’elle aimerait raconter à cette belle dame, mais elle n’ose pas, elle a trop honte, elle est trop timide. Madame Doucelle est tellement loin au-dessus d’elle que Katy doit d’abord surmonter la timidité qui la paralyse. Katy y va pas à pas. Ouf. Elle inspire profondément, puis elle s’approche en ronronnant comme un chaton qui va avoir droit à des caresses. « Katy, tout va bien ? » « Oui, madame. » « Ta maman est là ? » « Oui, madame. Elle est au lit, elle a une maladie qui fait saigner. » « Qu’est-ce que tu dis » ? Madame Doucelle se précipite vers la chambre des Ben Ali, où elle entre sans frapper. Elle en ressort quelques instants après, rassurée sur la situation. « Katy, Laurent, venez me voir tous les deux ! » Curieux, Katy et Laurent examinent le contenu du carton : des conserves, des biscuits, des boîtes de sardines, un set de badminton, une écharpe de l’AC Le Havre ainsi que des affaires de sport pour les grands. « Merci, madame. Il y a vachement de choses ! Merci, madame », dit Katy poliment. +++ Laurent se barre avec l’écharpe du Havre. Le gamin sait parfaitement qu’il ne va pas pouvoir la garder longtemps, mais pour l’instant, elle est à lui. Katy tourne autour de madame Doucelle et, prenant son courage à deux mains, elle se colle contre sa jupe. Mh-hm, comme elle sent bon, cette fois encore ! Katy suit, comme ensorcelée, le parfum de madame Doucelle. Les yeux fermés, ravie, elle s’exclame : « Vous sentez tellement bon, madame, oh oui. » « Tu es gentille. » Katy sursaute lamentablement lorsque madame Doucelle pose sa main droite sur sa tête et dit tendrement « ma chère petite. » Katy sent qu’elle ne la laisse pas indifférente, qu’elle l’aime vraiment bien. Mon ange vêtu de soie. Parfumée. Poudrée. Ah oui, voilà qui ferait une bonne mère ! Si seulement elle pouvait m’adopter, se dit Katy, je me tirerais d’ici avec madame Sent-bon. Où alors, je n’ai qu’à monter dans le coffre de sa voiture bleu ciel. Comme ça, ils pourront tous aller se faire voir. Mais Katy est vite tirée de sa rêverie, car madame Doucelle doit déjà repartir. « J’ai encore quelque chose pour toi, ma petite. » L’idole de Katy lui donne en douce un autre petit paquet : un savon, un chemisier de sa plus jeune fille que celle-ci ne porte plus, et des fournitures scolaires qui coûtent la peau des fesses. « Merci, madame, merci ! » « Range-ça tout de suite, Katy », chuchote Madame Doucelle. « Merci, madame, merci mille fois ! » « Tu connais une bonne cachette ? » « Oui, madame, je sais où tout planquer. » « C’est bien. » +++ Stop, ça recommence. Comme lors des visites précédentes. Katy sait parfaitement ce qui va se passer, parce qu’à chaque fois, madame Doucelle hésite. Et elle émet des signaux assez clairs. Comme toujours, elle finit par prendre sur elle, s’éclaircit la voix plusieurs fois : hm-hm, et sort l’habituelle enveloppe blanche de son sac à main. Mais peut-être aussi qu’elle se racle la gorge à cause de cette puanteur qu’elle n’arrive plus à supporter au bout d’un moment ? C’est bien possible. Pas étonnant qu’on tousse, avec une odeur pareille. Katy ne la remarque plus, logique, quand on est dans cette puanteur jour et nuit. Ce qu’elle remarque très bien, en revanche, c’est quand ils n’ont plus de fric. Là, on prend le fusil, le mixeur, et on emmène tout chez ma tante. Pas la télé, mais à part ça tout ce qu’il est possible de monnayer. Et quand le père se plaint que même les chevaux n’ont plus rien à bouffer, là c’est la fin des haricots. Quand il ne peut même plus aller faire son tiercé, la mère Ben Ali appelle madame Doucelle : « Allô, madame, vous savez, on… » Eh merde, ça y est. Madame Doucelle va venir apporter du fric à la grosse larve. Le père va se remettre à boire et à taper. Et la larve va encore raconter des conneries à madame Doucelle. Les factures, les vêtements pour les enfants, son mari qui n’a toujours pas de travail alors qu’il en cherche tous les jours, bla bla bla. Katy aurait bien envie de tout raconter à madame Doucelle, absolument tout, de lui dire ce qui se passe vraiment. N’importe quoi. Cette fois encore, elle n’y arrive pas. Et lorsqu’elle revient à elle, après un moment de choc, mélange de déception et de tristesse à cause du départ de madame Doucelle, celle-ci est déjà au volant de sa Dauphine, en route vers une autre famille à problèmes.

 





Quai de l’oubli



Le Havre, février 1974

+++++ Sur un débarcadère isolé du port du Havre, le France, ancienne fierté du pays, est désarmé. Depuis son bateau-pilote, le capitaine du port manœuvre longuement l’ancien paquebot de luxe pour trouver son emplacement définitif. La coque craque, gronde, se dresse dans l’ombre d’une grue à la peinture écaillée. Dans ses pistons, toujours la résistance inébranlable du transatlantique à l’épreuve de toutes les tempêtes. Sur le quai, parmi les badauds, on trouve les Ben Ali en bonne place – le père, les fils aînés, Gérard et Denis, Laurent, le petit dernier, et Katy, qui a quatorze ans. Le père Ben Ali observe le géant fatigué. « En 1960, il avait une autre allure, le rafiot. Votre mère et moi, on était là », se vante-t-il devant ses enfants, « quand le président de Gaulle l’a inauguré, le général aussi était avec son épouse. C’était un sacré événement, je vous le dis. Le président a claqué une bouteille de champagne de six litres sur la proue, quel gâchis, à sa place j’aurais préféré me l’envoyer derrière la cravate. » « Les grands n’avaient pas eu le droit de venir ? » Demande Katy. « La ferme ! » Le père Ben Ali déteste qu’on lui coupe la parole. « C’était un sacré événement à l’époque, vous pouvez me croire. Les journaux en ont fait leurs choux gras : une prouesse technique et autres expressions ronflantes. J'étais mort de rire, le pire, c’étaient les ouvriers du chantier naval. En principe, leur spécialité à ces gauchistes, c’est la grève, mais pour le baptême du bateau ils étaient fiers comme des poux lorsque le président a donné les détails techniques. Tant de mètres de long, tant de millions de francs, plus de 10 000 chevaux dans le moteur, etc., etc. Le France vient d’épouser la mer – c’est sur cette phrase débile que s’est finie cette comédie. De Gaulle a toujours été fort pour la guimauve. » +++ « Super, papa ! » Les trois garçons sont hyper impressionnés par les détails techniques. « Sacrée performance, confirme le père. Ça fumait sévère, les deux machins qui ressemblent à des parties d’avion là-haut. » « Les vieilles cheminées toutes rouillées, là ? », s’exclame Katy. Vlan. Le père lui met direct une tape sur le cul. Pas grave, Katy a déjà connu des punitions bien pires. Ça ne lui fait rien du tout. « Jamais entendu parler de fierté nationale ? » Le ton qui laisse présager d’autres coups. « N’importe quoi, rétorque Katy, nous, on n’est que des Arabes, alors ! » Ouah, là, rien ne va plus. Katy ne le fait pas exprès, mais elle a le chic pour lui casser les couilles. Elle ne le fait pas exprès, mais ça ne lui facilite pas la vie. Denis éloigne Katy du père d’un coup de coude pour sauver la situation. « Tu fais chier, Katy, ferme-la, sinon il va t’en remettre une ! » « T’es conne ou quoi, Katy, nous on est des Algériens, pas des Arabes », ajoute Gérard. « T’en sais des choses, toi », rétorque Katy d’un ton moqueur. « Et pourquoi on n’y était pas nous, à l’inauguration, papa ? » Gérard a envie de savoir. Il se dit qu’en tant qu’aîné, il a droit à une explication. « T’es trop bête, toi », répond le père avec impatience, « fais le calcul : vous les grands, vous faisiez encore dans votre froc, on pouvait vous emmener nulle part, ça puait tout de suite comme dans une porcherie. Katy était toujours pendue aux nichons de la mère, et elle voulait avoir la paix pour une fois. Toi, gamine, tu chialais jour et nuit. » Tandis que Gérard, Denis et Katy font semblant d’en avoir quelque chose à foutre de cette vieille histoire, le père prend le petit dernier sur ses épaules pour qu’il voie mieux : « Regarde bien, Laurent, p’tit gnome ! T’es le seul qui étais là avec nous à l’époque, mais tu pouvais rien voir, t’étais encore dans le ventre de ta mère » Le père se tord de rire et se touche les couilles en un geste incroyablement vulgaire. « Vous êtes vraiment trop cons, allez vous faire foutre ! Je vais aller boire un coup ! » Il repose Laurent par terre et prend le chemin du café. Siffler quelques bières avec les habitués. Jouer au tiercé.  +++ « Allez, les gosses, on rentre ! » les commande Gérard, « et plus vite que ça ! Arabes, non mais ça va pas la tête, Katy ? T’as pas honte ?! » « Arrête de faire ton important ! » Le remballe Katy. Elle passe sous le bras de Gérard qui lui barrait le chemin. Katy en a ras le bol. Et tous ces gens, là, ils font chier ! Katy n’a pas l’habitude d’en voir autant à la fois. Ceux de gauche la bousculent, ceux de derrière la poussent. Non mais quels cons ! Mais le plus chiant, c’est encore sa propre meute. Y a pas quelqu’un qui peut réagir normalement dans cette famille ? Non. Cette bande d’abrutis ne connaît qu’une chose : les coups, de haut en bas. Brasil, lalalalalalalala. Ça fait des semaines que Katy n’arrive plus à dormir. Jusqu’à présent, elle s’est dite que c’était comme ça, c’est tout. On s’en fout. Après le père, c’est le frère aîné qui commande. Des frères, elle en a trois, dont deux qui viennent dans son lit quand les parents roupillent. C’est pas qu’elle est d’accord, hein ! Ah ça non. Elle n’est pas d’accord, mais elle ne peut pas les en empêcher. Ça peut plus durer. Je me casse. Je ne laisserai plus aucun de ces salauds me faire du mal. Cette histoire de rafiot rouillé a touché Katy, ça lui a fait peur, ça l’a horrifiée. Quatorze ans et le bateau est bon à mettre à la poubelle. Foutu. Quatorze ans, comme elle.



Le Havre, mai 1974

 +++++ Elle ne peut plus reculer, ni avancer. Katy rumine sa décision de se casser. Elle se trouve lâche. Peut-être qu’elle en est incapable ? Katy est complètement paumée. Pour se consoler, elle se colle devant la télé. La mère peut péter un câble, elle s’en fout. La larve peut se mettre debout sur la tête, elle ne l’empêchera pas de regarder chaque épisode de « Nans le berger ». Katy ne s’était encore jamais permis un truc pareil, mais elle a besoin de cette évasion. L’émouvante histoire se passe dans la région d’Aups, dans les montagnes. Nans vit dans une maison très ancienne, qui a toujours l’air bien tenue. Ce qui plaît particulièrement à Katy. On y voit des grottes dans lesquelles vont se perdre ces abrutis de moutons, et il y a aussi un lac magnifique, des oliviers et des sangliers. Plusieurs décennies d’histoires d’amour et de souffrances, et le cœur de Katy, en pleine puberté, aime et souffre avec les personnages. Oh oui. +++ Et puis un beau jour, Katy jette l’éponge, et se confie à l’assistante sociale de son école. Et voilà ! Katy ignore elle-même où elle a trouvé la force mentale de le faire. Elle est prête, c’est tout. Mademoiselle Brunou, une femme d’âge moyen, énergique, qui ne s’en laisse pas conter, attrape Katy pour l’examiner. « Mon Dieu, pauvre petite ! » Katy a des bosses énormes à la tête, des hématomes sur tout le corps, bleu-violet, des récents et des moins récents. Mademoiselle Brunou a déjà vu pas mal de choses dans sa carrière, mais la petite Ben Ali est vraiment brisée. On l’a brisée. Elle s’est fait tabasser pendant des années. Très probablement violer aussi. « Abus sexuels ? » chuchote l’assistante sociale. « Quoi ? » Katy ne connaît pas ce mot. « Est-ce que quelqu’un t’a touchée d’une manière que tu ne voulais pas, Katy ? » « Non, mademoiselle ! » Katy ne démolit pas ses frères, elle n’est pas comme ça. Katy ne souffle pas un mot des visites nocturnes des deux aînés. Madre mio, Katy ne parle pas non plus du papy branlette. Mademoiselle Brunou épargne l’adolescente bouleversée, elle ne lui pose pas d’autres questions. Décidée, courageuse, en bon défenseur de la justice, mademoiselle Brunou va droit vers son bureau, elle décroche son téléphone et appelle la police : « Brunou à l’appareil. J’ai besoin d’une intervention. Tout de suite ! » Une histoire banale, constate mademoiselle Brunou, ce n’est pas un enfant de l’amour, mais un enfant de l’assistance, qu’on traite comme une merde. « On va t’aider, ma petite. »  +++ Katy n’en revient pas. C’est donc comme ça que ça marche ! C’est tout un programme qui se met en place, auquel Katy doit se soumettre. C’est elle-même qui l’a déclenché. Deux flics arrivent, ils disent à Katy de monter avec eux en voiture, et on la conduit à la maison. Katy tremble comme une feuille, tellement elle a peur. Le vieux va me réduire en bouillie. Qui sait si les deux flics vont réussir à lui tenir tête. +++ « Police ! Ouvrez ! » Pas difficile de deviner ce qui se passe de l’autre côté de la porte. On entend d’abord les pas du père, puis la porte de l’armoire, il prend sa carabine. Puis le pas chancelant de la mère. La porte s’ouvre brusquement. Au beau milieu de ses cris hystériques : « S’il vous plaît, s’il vous plaît messieurs, aidez-moi, mon mari est devenu fou… », la mère découvre Katy. « Qu’est-ce que ça veut dire ? Non mais regardez-moi cette petite pétasse qui nous met les flics au cul ! » « Rassemble tes affaires » les policiers font signe à Katy de s’activer. En même temps, ils sortent leurs flingues et se précipitent sur Ben Ali : « Lâchez ce fusil ! Visage contre le mur ! Un pas en arrière ! », crie l’un. « Ecartez les jambes ! », crie l’autre. Katy traverse l’appartement, comme en transe, elle attrape un carton vide sous le lit de ses parents, y jette les quelques fringues qu’elle possède et revient vers la porte. « Ça y est ! » Et tandis que les deux policiers vérifient une dernière fois que Ben Ali ne cache pas un couteau ou une autre arme sur lui, la mère chuchote à sa fille : « Alors comme ça tu veux te barrer, espèce de sale bête. Tu finiras sur le trottoir à faire la pute, c’est tout ! » « Et ben c’est bien ! » Lui crie Katy en remontant dans la voiture des policiers, « je ferai la pute, alors. » Brasil. Ça ne pourra pas être plus terrible qu’ici. +++++ Le fait que les gens appellent l’embarcadère de l’énorme tas de rouille, dans le port du Havre, le « quai de l’oubli », semble justifier le départ de Katy. Sa fuite loin du délabrement, de la ruine, de l’abrutissement. Tout laisser derrière soi. Tout oublier. Une nouvelle vie. On installe Katy dans un petit appartement avec deux autres filles, Malou et Isa, dans le foyer de jeunes filles « Les Algues ». Le premier soir, lorsque Katy va se coucher, morte de fatigue, après le repas à la cantine, elle trouve sur son lit un drap propre, une taie d’oreiller, une couverture et deux serviettes de toilette. Trois lits, trois fois la même parure. Chacune des filles a ses propres affaires. Plus un compartiment dans l’armoire. Les lits de ses deux voisines ne sont pas faits, mais Katy s’en tape complètement. Si rien de pire n’arrive. Comment elles vont être, les deux autres ? En tout cas, deux filles, c’est déjà ça, pas de frère à l’horizon. Sur la porte de la chambre, on a agrafé une feuille A4 avec les règles et les obligations auxquelles les locataires doivent se soumettre. Les moins de seize ans peuvent sortir jusqu’à 22 heures, entre seize et dix-huit ans, c’est permission de minuit, à partir de dix-huit ans, on sort quand on veut. Pas de visites de garçons. Interdiction de fumer… etc. Hé, les gars, je n’y crois vraiment pas. Katy n’en revient pas. Elle se sent comme une princesse, elle est en sécurité. Personne ne viendra la déranger quand elle dort, personne ne la frappera, personne ne l’empêchera de se laver. Dans la douche, il y a une troisième brosse à dents pour Katy, la première de sa vie. Et au cas où quelqu’un voudrait savoir si elle est triste à cause de sa famille : pas le moins du monde, niente. Quand on réchappe à l’enfer, on ne va pas se mettre à chialer au paradis, non ? Et puis, elle n’a pas grand-chose à faire. Le petit-déjeuner et le repas du soir, elles le prennent au foyer. Les filles achètent elles-mêmes de quoi manger et boire dans la journée. Elles se paient des boîtes de conserve, des pâtes, grâce à l’argent de poche qu’elles reçoivent pour la semaine. Pas de conneries, les comptes sont faits au plus juste. Les plus jeunes, celles qui doivent encore aller à l’école, savent qu’elles ont eu une sacrée veine qu’on vienne les tirer de leur vie pourrie. Aucune envie d’arnaquer la direction du foyer. Pas sur la nourriture, en tout cas. Quant aux plus vieilles, celles qui travaillent, elles ont leur propre fric. Mais elles ne peuvent pas rester éternellement au foyer. Tout dépend de combien de places on a besoin pour les cas sociaux. +++ Encore un miracle. Après quelques jours de lutte, Katy obtient qu’on la laisse aller à l’école. Ses résultats n’ont rien de glorieux, elle en a parfaitement conscience, pas besoin qu’on le lui dise. Est-ce qu’elle va devoir retourner en CM1 ? Jusqu’à la fin de l’année scolaire, on ne sait pas si elle va devoir redoubler ou pas. Elle a d’énormes difficultés à apprendre, n’arrive jamais vraiment à terminer quelque chose, ne comprend que la moitié dans toutes les matières. Katy sait à peu près écrire, mais elle écrit tout attaché. Elle forme des serpents de plusieurs lignes de long, sans pause, les mots collés les uns aux autres. Katy n’a pas la moindre idée de

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