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La Comédie humaine volume VI

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– Et comment avez-vous eu la preuve de ces horreurs?..

– Je les ai entendus causant pendant la nuit au sortir d'un cabaret. Vos deux petit-fils doivent chacun mille écus à Maxence. Le misérable a dit à ces pauvres enfants de tâcher de découvrir quelles sont nos intentions; en leur rappelant que vous aviez trouvé le moyen de cerner mon oncle par la prêtraille, il leur a dit que vous seul étiez capable de me diriger, car il me prend heureusement pour un sabreur.

– Comment, mes petits-enfants…

– Guettez-les, reprit Philippe, vous les verrez revenant sur la place Saint-Jean, à deux ou trois heures du matin, gris comme des bouchons de vin de Champagne, et en compagnie de Maxence…

– Voilà donc pourquoi mes drôles sont si sobres, dit monsieur Hochon.

– Fario m'a donné des renseignements sur leur existence nocturne, reprit Philippe; car, sans lui, je ne l'aurais jamais devinée. Mon oncle est sous le poids d'une oppression horrible, à en juger par le peu de paroles que mon Espagnol a entendu dire par Max à vos enfants. Je soupçonne Max et la Rabouilleuse d'avoir formé le plan de chipper les cinquante mille francs de rente sur le Grand-Livre, et de s'en aller se marier je ne sais où, après avoir tiré cette aile à leur pigeon. Il est grand temps de savoir ce qui se passe dans le ménage de mon oncle; mais je ne sais comment faire.

– J'y penserai, dit le vieillard.

Philippe et monsieur Hochon se séparèrent en voyant venir quelques personnes.

Jamais, en aucun moment de sa vie, Jean-Jacques Rouget ne souffrit autant que depuis la première visite de son neveu Philippe. Flore épouvantée avait le pressentiment d'un danger qui menaçait Maxence. Lasse de son maître, et craignant qu'il ne vécût très-vieux, en le voyant résister si longtemps à ses criminelles pratiques, elle inventa le plan très-simple de quitter le pays et d'aller épouser Maxence à Paris, après s'être fait donner l'inscription de cinquante mille livres de rente sur le Grand-Livre. Le vieux garçon, guidé, non point par intérêt pour ses héritiers ni par avarice personnelle, mais par sa passion, se refusait à donner l'inscription à Flore, en lui objectant qu'elle était son unique héritière. Le malheureux savait à quel point Flore aimait Maxence, et il se voyait abandonné dès qu'elle serait assez riche pour se marier. Quand Flore, après avoir employé les cajoleries les plus tendres, se vit refusée, elle déploya ses rigueurs: elle ne parlait plus à son maître, elle le faisait servir par la Védie qui vit ce vieillard un matin les yeux tout rouges d'avoir pleuré pendant la nuit. Depuis une semaine, le père Rouget déjeunait seul, et Dieu sait comme!

Or, le lendemain de sa conversation avec monsieur Hochon, Philippe, qui voulut faire une seconde visite à son oncle, le trouva très-changé. Flore resta près du vieillard, lui jeta des regards affectueux, lui parla tendrement, et joua si bien la comédie, que Philippe devina le péril de la situation par tant de sollicitude déployée en sa présence. Gilet, dont la politique consistait à fuir toute espèce de collision avec Philippe, ne se montra point. Après avoir observé le père Rouget et Flore d'un œil perspicace, le colonel jugea nécessaire de frapper un grand coup.

– Adieu, mon cher oncle, dit-il en se levant par un geste qui trahissait l'intention de sortir.

– Oh! ne t'en va pas encore, s'écria le vieillard à qui la fausse tendresse de Flore faisait du bien. Dîne avec nous, Philippe?

– Oui, si vous voulez venir vous promener une heure avec moi.

– Monsieur est bien malingre, dit mademoiselle Brazier. Il n'a pas voulu tout à l'heure sortir en voiture, ajouta-t-elle en se tournant vers le bonhomme qu'elle regarda de cet œil fixe par lequel on dompte les fous.

Philippe prit Flore par le bras, la contraignit à le regarder, et la regarda tout aussi fixement qu'elle venait de regarder sa victime.

– Dites donc, mademoiselle, lui demanda-t-il, est-ce que, par hasard, mon oncle ne serait pas libre de se promener seul avec moi?

– Mais si, monsieur, répondit Flore qui ne pouvait guère répondre autre chose.

– Hé! bien, venez, mon oncle? Allons, mademoiselle, donnez-lui sa canne et son chapeau…

– Mais, habituellement, il ne sort pas sans moi, n'est-ce pas, monsieur?

– Oui, Philippe, oui, j'ai toujours bien besoin d'elle…

– Il vaudrait mieux aller en voiture, dit Flore.

– Oui, allons en voiture, s'écria le vieillard dans son désir de mettre ses deux tyrans d'accord.

– Mon oncle, vous viendrez à pied et avec moi, ou je ne reviens plus; car alors la ville d'Issoudun aurait raison: vous seriez sous la domination de mademoiselle Flore Brazier. Que mon oncle vous aime, très-bien! reprit-il en arrêtant sur Flore un regard de plomb. Que vous n'aimiez pas mon oncle, c'est encore dans l'ordre. Mais que vous rendiez le bonhomme malheureux?.. halte là! Quand on veut une succession, il faut la gagner. Venez-vous, mon oncle?..

Philippe vit alors une hésitation cruelle se peignant sur la figure de ce pauvre imbécile dont les yeux allaient de Flore à son neveu.

– Ah! c'est comme cela, reprit le lieutenant-colonel. Eh! bien adieu, mon oncle. Quant à vous, mademoiselle, je vous baise les mains.

Il se retourna vivement quand il fut à la porte, et surprit encore une fois un geste de menace de Flore à son oncle.

– Mon oncle, dit-il, si vous voulez venir vous promener avec moi, je vous trouverai à votre porte: je vais faire à monsieur Hochon une visite de dix minutes… Si nous ne nous promenons pas, je me charge d'envoyer promener bien du monde…

Et Philippe traversa la place Saint-Jean pour aller chez les Hochon.

Chacun doit pressentir la scène que la révélation faite par Philippe à monsieur Hochon avait préparée dans cette famille. A neuf heures, le vieux monsieur Héron se présenta, muni de papiers, et trouva dans la salle du feu que le vieillard avait fait allumer contre son habitude. Habillée à cette heure indue, madame Hochon occupait son fauteuil au coin de la cheminée. Les deux petits-fils, prévenus par Adolphine d'un orage amassé depuis la veille sur leurs têtes, avaient été consignés au logis. Mandés par Gritte, ils furent saisis de l'espèce d'appareil déployé par leurs grands-parents, dont la froideur et la colère grondaient sur eux depuis vingt-quatre heures.

– Ne vous levez pas pour eux, dit l'octogénaire à monsieur Héron, car vous voyez deux misérables indignes de pardon.

– Oh! grand-papa! dit François.

– Taisez-vous, reprit le solennel vieillard, je connais votre vie nocturne et vos liaisons avec monsieur Maxence Gilet; mais vous n'irez plus le retrouver chez la Cognette à une heure du matin, car vous ne sortirez d'ici, tous deux, que pour vous rendre à vos destinations respectives. Ah! vous avez ruiné Fario? Ah! vous avez plusieurs fois failli aller en Cour d'Assises… Taisez-vous, dit-il en voyant Baruch ouvrant la bouche. Vous devez tous deux de l'argent à monsieur Maxence, qui, depuis six ans, vous en donne pour vos débauches. Écoutez chacun les comptes de ma tutelle, et nous causerons après. Vous verrez d'après ces actes si vous pouvez vous jouer de moi, vous jouer de la famille et de ses lois en trahissant les secrets de ma maison, en rapportant à un monsieur Maxence Gilet ce qui se dit et se fait ici… Pour mille écus, vous devenez espions; à dix mille écus, vous assassineriez sans doute?.. Mais n'avez-vous pas déjà presque tué madame Bridau? car monsieur Gilet savait très-bien que Fario lui avait donné le coup de couteau, quand il a rejeté cet assassinat sur mon hôte, Joseph Bridau. Si ce gibier de potence a commis ce crime, c'est pour avoir appris par vous l'intention où était madame Agathe de rester ici. Vous! mes petits-fils, les espions d'un tel homme? Vous des maraudeurs?.. Ne saviez-vous pas que votre digne chef, au début de son métier, a déjà tué, en 1806, une pauvre jeune créature? Je ne veux pas avoir des assassins ou des voleurs dans ma famille, vous ferez vos paquets, et vous irez vous faire pendre ailleurs!

Les deux jeunes gens devinrent blancs et immobiles comme des statues de plâtre.

– Allez, monsieur Héron, dit l'avare au notaire.

Le vieillard lut un compte de tutelle d'où il résultait que la fortune claire et liquide des deux enfants Borniche était de soixante-dix mille francs, somme qui représentait la dot de leur mère; mais monsieur Hochon avait fait prêter à sa fille des sommes assez fortes, et se trouvait, sous le nom des prêteurs, maître d'une portion de la fortune de ses petits-enfants Borniche. La moitié revenant à Baruch se soldait par vingt mille francs.

– Te voilà riche, dit le vieillard, prends ta fortune et marche tout seul! Moi, je reste maître de donner mon bien et celui de madame Hochon, qui partage en ce moment toutes mes idées, à qui je veux, à notre chère Adolphine: oui, nous lui ferons épouser le fils d'un pair de France, si nous le voulons, car elle aura tous nos capitaux!..

– Une très-belle fortune! dit monsieur Héron.

– Monsieur Maxence Gilet vous indemnisera, dit madame Hochon.

– Amassez donc des pièces de vingt sous pour de pareils garnements?.. s'écria monsieur Hochon.

– Pardon! dit Baruch en balbutiant.

– Pardon, et ferai plus, répéta railleusement le vieillard en imitant la voix des enfants. Si je vous pardonne, vous irez prévenir monsieur Maxence de ce qui vous arrive, pour qu'il se tienne sur ses gardes… Non, non, mes petits messieurs. J'ai les moyens de savoir comment vous vous conduirez. Comme vous ferez, je ferai. Ce ne sera point par une bonne conduite d'un jour ni celle d'un mois que je vous jugerai, mais par celle de plusieurs années!.. J'ai bon pied, bon œil, bonne santé. J'espère vivre encore assez pour savoir dans quel chemin vous mettrez les pieds. Et d'abord, vous irez, vous, monsieur le capitaliste, à Paris étudier la banque chez monsieur Mongenod. Malheur à vous, si vous n'allez pas droit: on y aura l'œil sur vous. Vos fonds sont chez messieurs Mongenod et fils; voici sur eux un bon de pareille somme. Ainsi, libérez-moi, en signant votre compte de tutelle qui se termine par une quittance, dit-il en prenant le compte des mains de Héron et le tendant à Baruch.

 

– Quant à vous, François Hochon, vous me redevez de l'argent au lieu d'en avoir à toucher, dit le vieillard en regardant son autre petit-fils. Monsieur Héron, lisez-lui son compte, il est clair… très-clair.

La lecture se fit par un profond silence.

– Vous irez avec six cents francs par an à Poitiers faire votre Droit, dit le grand-père quand le notaire eut fini. Je vous préparais une belle existence; maintenant, il faut vous faire avocat pour gagner votre vie. Ah! mes drôles, vous m'avez attrapé pendant six ans? apprenez qu'il ne me fallait qu'une heure, à moi, pour vous rattraper: j'ai des bottes de sept lieues.

Au moment où le vieux monsieur Héron sortait en emportant les actes signés, Gritte annonça monsieur le colonel Philippe Bridau. Madame Hochon sortit en emmenant ses deux petits-fils dans sa chambre afin de les confesser, selon l'expression du vieil Hochon, et savoir quel effet cette scène avait produit sur eux.

Philippe et le vieillard se mirent dans l'embrasure d'une fenêtre et parlèrent à voix basse.

– J'ai bien réfléchi à la situation de vos affaires, dit monsieur Hochon en montrant la maison Rouget. Je viens d'en causer avec monsieur Héron. L'inscription de cinquante mille francs de rente ne peut être vendue que par le titulaire lui-même ou par un mandataire; or, depuis votre séjour ici, votre oncle n'a signé de procuration dans aucune Étude; et, comme il n'est pas sorti d'Issoudun, il n'en a pas pu signer ailleurs. S'il donne une procuration ici, nous le saurons à l'instant; s'il en donne une dehors, nous le saurons également, car il faut l'enregistrer, et le digne monsieur Héron a les moyens d'en être averti. Si donc le bonhomme quitte Issoudun, faites-le suivre, sachez où il est allé, nous trouverons les moyens d'apprendre ce qu'il aura fait.

– La procuration n'est pas donnée, dit Philippe, on la veut, mais j'espère pouvoir empêcher qu'elle ne se donne; et – elle – ne – se – don – ne – ra – pas, s'écria le soudard en voyant son oncle sur le pas de la porte et le montrant à monsieur Hochon à qui il expliqua succinctement les événements, si petits et à la fois si grands, de sa visite. – Maxence a peur de moi, mais il ne peut m'éviter. Mignonnet m'a dit que tous les officiers de la vieille armée fêtaient chaque année à Issoudun l'anniversaire du couronnement de l'Empereur; eh! bien, dans deux jours, Maxence et moi, nous nous verrons.

– S'il a la procuration le premier décembre au matin, il prendra la poste pour aller à Paris, et laissera là très-bien l'anniversaire…

– Bon, il s'agit de chambrer, mon oncle; mais j'ai le regard qui plombe les imbéciles, dit Philippe en faisant trembler monsieur Hochon par un coup d'œil atroce.

– S'ils l'ont laissé se promener avec vous, Maxence aura sans doute découvert un moyen de gagner la partie, fit observer le vieil avare.

– Oh! Fario veille, répliqua Philippe, et il n'est pas seul à veiller. Cet Espagnol m'a découvert aux environs de Vatan un de mes anciens soldats à qui j'ai rendu service. Sans qu'on s'en doute, Benjamin Bourdet est aux ordres de mon Espagnol, qui lui-même a mis un de ses chevaux à la disposition de Benjamin.

– Si vous tuez ce monstre qui m'a perverti mes petits-enfants, vous ferez certes une bonne action.

– Aujourd'hui, grâce à moi, l'on sait dans tout Issoudun ce que monsieur Maxence a fait la nuit depuis six ans, répondit Philippe. Et les disettes, selon votre expression, vont leur train sur lui. Moralement, il est perdu!..

Dès que Philippe sortit de chez son oncle, Flore entra dans la chambre de Maxence pour lui raconter les moindres détails de la visite que venait de faire l'audacieux neveu.

– Que faire? dit-elle.

– Avant d'arriver au dernier moyen, qui sera de me battre avec ce grand cadavre-là, répondit Maxence, il faut jouer quitte ou double en essayant un grand coup. Laisse aller notre imbécile avec son neveu!

– Mais ce grand mâtin-là ne va pas par quatre chemins, s'écria Flore, il lui nommera les choses par leur nom.

– Écoute-moi donc, dit Maxence d'un son de voix strident. Crois-tu que je n'aie pas écouté aux portes et réfléchi à notre position? Demande un cheval et un char-à-bancs au père Cognet, il les faut à l'instant! tout doit être paré en cinq minutes. Mets là-dedans toutes tes affaires, emmène la Védie et cours à Vatan, installe-toi là comme une femme qui veut y demeurer, emporte les vingt mille francs qu'il a dans son secrétaire. Si je te mène le bonhomme à Vatan, tu ne consentiras à revenir ici qu'après la signature de la procuration. Moi, je filerai sur Paris pendant que vous retournerez à Issoudun. Quand, au retour de sa promenade, Jean-Jacques ne te trouvera plus, il perdra la tête, il voudra courir après toi… Eh! bien, moi, je me charge alors de lui parler…

Pendant ce complot, Philippe emmenait son oncle bras dessus bras dessous et allait se promener avec lui sur le boulevard Baron.

– Voilà deux grands politiques aux prises, se dit le vieil Hochon en suivant des yeux le colonel qui tenait son oncle. Je suis curieux de voir la fin de cette partie dont l'enjeu est de quatre-vingt-dix mille livres de rente.

– Mon cher oncle, dit au père Rouget Philippe dont la phraséologie se ressentait de ses liaisons à Paris, vous aimez cette fille, et vous avez diablement raison, elle est sucrement belle! Au lieu de vous chouchoûter, elle vous a fait aller comme un valet, c'est encore tout simple; elle voudrait vous voir à six pieds sous terre, afin d'épouser Maxence, qu'elle adore…

– Oui, je sais cela, Philippe, mais je l'aime tout de même.

– Eh! bien, par les entrailles de ma mère, qui est bien votre sœur, reprit Philippe, j'ai juré de vous rendre votre Rabouilleuse souple comme mon gant, et telle qu'elle devait être avant que ce polisson, indigne d'avoir servi dans la Garde Impériale, ne vînt se caser dans votre ménage…

– Oh! si tu faisais cela? dit le vieillard.

– C'est bien simple, répondit Philippe en coupant la parole à son oncle, je vous tuerai Maxence comme un chien… Mais… à une condition, fit le soudard.

– Laquelle? demanda le vieux Rouget en regardant son neveu d'un air hébété.

– Ne signez pas la procuration qu'on vous demande avant le 3 décembre, traînez jusque-là. Ces deux carcans veulent la permission de vendre vos cinquante mille francs de rente, uniquement pour s'en aller se marier à Paris, et y faire la noce avec votre million…

– J'en ai bien peur, répondit Rouget.

– Hé! bien, quoi qu'on vous fasse, remettez la procuration à la semaine prochaine.

– Oui, mais quand Flore me parle, elle me remue l'âme à me faire perdre la raison. Tiens, quand elle me regarde d'une certaine façon, ses yeux bleus me semblent le paradis, et je ne suis plus mon maître, surtout quand il y a quelques jours qu'elle me tient rigueur.

– Hé! bien, si elle fait la sucrée, contentez-vous de lui promettre la procuration, et prévenez-moi la veille de la signature. Cela me suffira: Maxence ne sera pas votre mandataire, ou bien il m'aura tué. Si je le tue, vous me prendrez chez vous à sa place, je vous ferai marcher alors cette jolie fille au doigt et à l'œil. Oui, Flore vous aimera, tonnerre de Dieu! ou si vous n'êtes pas content d'elle, je la cravacherai.

– Oh! je ne souffrirai jamais cela. Un coup frappé sur Flore m'atteindrait au cœur.

– Mais c'est pourtant la seule manière de gouverner les femmes et les chevaux. Un homme se fait ainsi craindre, aimer et respecter. Voilà ce que je voulais vous dire dans le tuyau de l'oreille. – Bonjour, messieurs, dit-il à Mignonnet et à Carpentier, je promène mon oncle, comme vous voyez, et je tâche de le former; car nous sommes dans un siècle où les enfants sont obligés de faire l'éducation de leurs grands-parents.

On se salua respectivement.

– Vous voyez dans mon cher oncle les effets d'une passion malheureuse, reprit le colonel. On veut le dépouiller de sa fortune, et le laisser là comme Baba; vous savez de qui je veux parler. Le bonhomme n'ignore pas le complot, et il n'a pas la force de se passer de nanan pendant quelques jours pour le déjouer.

Philippe expliqua net la situation dans laquelle se trouvait son oncle.

– Messieurs, dit-il en terminant, vous voyez qu'il n'y a pas deux manières de délivrer mon oncle: il faut que le colonel Bridau tue le commandant Gilet ou que le commandant Gilet tue le colonel Bridau. Nous fêtons le couronnement de l'Empereur après-demain, je compte sur vous pour arranger les places au banquet de manière à ce que je sois en face du commandant Gilet. Vous me ferez, je l'espère, l'honneur d'être mes témoins.

– Nous vous nommerons président, et nous serons à vos côtés. Max, comme vice-président, sera votre vis-à-vis, dit Mignonnet.

– Oh! ce drôle aura pour lui le commandant Potel et le capitaine Renard, dit Carpentier. Malgré ce qui se dit en ville sur ces incursions nocturnes, ces deux braves gens ont été déjà ses seconds, ils lui seront fidèles…

– Vous voyez, mon oncle, dit Philippe, comme cela se mitonne; ainsi ne signez rien avant le 3 décembre, car le lendemain vous serez libre, heureux, aimé de Flore, et sans votre Cour des Aides.

– Tu ne le connais pas, mon neveu, dit le vieillard épouvanté. Maxence a tué neuf hommes en duel.

– Oui, mais il ne s'agissait pas de cent mille francs de rente à voler, répondit Philippe.

– Une mauvaise conscience gâte la main, dit sentencieusement Mignonnet.

– Dans quelques jours d'ici, reprit Philippe, vous et la Rabouilleuse, vous vivrez ensemble comme des cœurs à la fleur d'orange, une fois son deuil passé; car elle se tortillera comme un ver, elle jappera, elle fondra en larmes; mais… laissez couler l'eau!

Les deux militaires appuyèrent l'argumentation de Philippe et s'efforcèrent de donner du cœur au père Rouget avec lequel ils se promenèrent pendant environ deux heures. Enfin Philippe ramena son oncle, auquel il dit pour dernière parole: – Ne prenez aucune détermination sans moi. Je connais les femmes, j'en ai payé une qui m'a coûté plus cher que Flore ne vous coûtera jamais!.. Aussi m'a-t-elle appris à me conduire comme il faut pour le reste de mes jours avec le beau sexe. Les femmes sont des enfants méchants, c'est des bêtes inférieures à l'homme, et il faut s'en faire craindre, car la pire condition pour nous est d'être gouvernés par ces brutes-là!

Il était environ deux heures après midi quand le bonhomme rentra chez lui. Kouski vint ouvrir la porte en pleurant, ou du moins d'après les ordres de Maxence, il avait l'air de pleurer.

– Qu'y a-t-il, demanda Jean-Jacques.

– Ah! monsieur, madame est partie avec la Védie!

– Pa…artie dit le vieillard d'un son de voix étranglé.

Le coup fut si violent que Rouget s'assit sur une des marches de son escalier. Un moment après, il se releva, regarda dans la salle, dans la cuisine, monta dans son appartement, alla dans toutes les chambres, revint dans la salle, se jeta dans un fauteuil et se mit à fondre en larmes.

– Où est-elle? criait-il en sanglotant. Où est-elle? Où est Max?

– Je ne sais pas, répondit Kouski, le commandant est sorti sans me rien dire.

Gilet, en très-habile politique, avait jugé nécessaire d'aller flâner par la ville. En laissant le vieillard seul à son désespoir, il lui faisait sentir son abandon et le rendait par là docile à ses conseils. Mais pour empêcher que Philippe n'assistât son oncle dans cette crise, Max avait recommandé à Kouski de n'ouvrir la porte à personne. Flore absente, le vieillard était sans frein ni mors, et la situation devenait alors excessivement critique. Pendant sa tournée en ville, Maxence Gilet fut évité par beaucoup de gens qui, la veille, eussent été très-empressés à venir lui serrer la main. Une réaction générale se faisait contre lui. Les œuvres des Chevaliers de la Désœuvrance occupaient toutes les langues. L'histoire de l'arrestation de Joseph Bridau, maintenant éclaircie, déshonorait Max dont la vie et les œuvres recevaient en un jour tout leur prix. Gilet rencontra le commandant Potel qui le cherchait et qu'il vit hors de lui.

– Qu'as-tu, Potel?

– Mon cher, la Garde Impériale est polissonnée dans toute la ville!.. Les péquins t'embêtent, et par contre-coup, ça me touche à fond de cœur.

– De quoi se plaignent-ils? répondit Max.

– De ce que tu leur faisais les nuits.

 

– Comme si l'on ne pouvait pas s'amuser un petit peu?..

– Ceci n'est rien, dit Potel.

Potel appartenait à ce genre d'officiers qui répondaient à un bourguemestre: – Eh! on vous la payera, votre ville, si on la brûle! Aussi s'émouvait-il fort peu des farces de la Désœuvrance.

– Quoi, encore? dit Gilet.

– La Garde est contre la Garde! voilà ce qui me crève le cœur. C'est Bridau qui a déchaîné tous ces Bourgeois sur toi. La Garde contre la Garde?.. non, ça n'est pas bien! Tu ne peux pas reculer, Max, et il faut s'aligner avec Bridau. Tiens, j'avais envie de chercher querelle à cette grande canaille-là, et de le descendre; car alors les bourgeois n'auraient pas vu la Garde contre la Garde. A la guerre, je ne dis pas: deux braves de la Garde ont une querelle, on se bat, il n'y a pas là de péquins pour se moquer d'eux. Non, ce grand drôle n'a jamais servi dans la Garde. Un homme de la Garde ne doit pas se conduire ainsi, devant des bourgeois, contre un autre homme de la Garde! Ah! la Garde est embêtée, et à Issoudun, encore! où elle était honorée!..

– Allons, Potel, ne t'inquiète de rien, répondit Maxence. Quand même tu ne me verrais pas au banquet de l'anniversaire…

– Tu ne serais pas chez Lacroix après-demain?.. s'écria Potel en interrompant son ami. Mais tu veux donc passer pour un lâche, avoir l'air de fuir Bridau? non, non. Les Grenadiers à pied de la Garde ne doivent pas reculer devant les Dragons de la Garde. Arrange tes affaires autrement, et sois là!..

– Encore un à mettre à l'ombre, dit Max. Allons, je pense que je puis m'y trouver et faire aussi mes affaires! Car, se dit-il en lui-même, il ne faut pas que la procuration soit à mon nom. Comme l'a dit le vieux Héron, ça prendrait trop la tournure d'un vol.

Ce lion, empêtré dans les filets ourdis par Philippe Bridau, frémit entre ses dents; il évita les regards de tous ceux qu'il rencontrait et revint par le boulevard Vilate en se parlant à lui-même: – Avant de me battre, j'aurai les rentes, se disait-il. Si je meurs, au moins cette inscription ne sera pas à ce Philippe. Je l'aurai fait mettre au nom de Flore. D'après mes instructions, l'enfant ira droit à Paris, et pourra, si elle le veut, épouser le fils de quelque Maréchal de l'Empire qui sera dégommé. Je ferai donner la procuration au nom de Baruch, qui ne transférera l'inscription que sur mon ordre.

Max, il faut lui rendre cette justice, n'était jamais plus calme en apparence que quand son sang et ses idées bouillonnaient. Aussi jamais ne vit-on à un si haut degré, réuni chez un militaire, les qualités qui font le grand général. S'il n'eût pas été arrêté dans sa carrière par la captivité, certes, l'Empereur aurait eu dans ce garçon un de ces hommes si nécessaires à de vastes entreprises. En entrant dans la salle où pleurait toujours la victime de toutes ces scènes à la fois comiques et tragiques, Max demanda la cause de cette désolation: il fit l'étonné, il ne savait rien, il apprit avec une surprise bien jouée le départ de Flore, il questionna Kouski pour obtenir quelques lumières sur le but de ce voyage inexplicable.

– Madame m'a dit comme ça, fit Kouski, de dire à monsieur qu'elle avait pris dans le secrétaire les vingt mille francs en or qui s'y trouvaient en pensant que monsieur ne lui refuserait pas cette somme pour ses gages, depuis vingt-deux ans.

– Ses gages? dit Rouget.

– Oui, reprit Kouski. – «Ah! je ne reviendrai plus,» qu'elle s'en allait disant à la Védie (car la pauvre Védie, qui est bien attachée à monsieur, faisait des représentations à madame). «Non! non! qu'elle disait, il n'a pas pour moi la moindre affection, il a laissé son neveu me traiter comme la dernière des dernières!» Et elle pleurait!.. à chaudes larmes.

– Eh! je me moque bien de Philippe! s'écria le vieillard que Maxence observait. Où est Flore? Comment peut-on savoir où elle est?

– Philippe, de qui vous suivez les conseils, vous aidera, répondit froidement Maxence.

– Philippe, dit le vieillard, que peut-il sur cette pauvre enfant?.. Il n'y a que toi, mon bon Max, qui saura trouver Flore, elle te suivra, tu me la ramèneras…

– Je ne veux pas être en opposition avec monsieur Bridau, fit Max.

– Parbleu! s'écria Rouget, si c'est ça qui te gêne, il m'a promis de te tuer.

– Ah! s'écria Gilet en riant, nous verrons…

– Mon ami, dit le vieillard, retrouve Flore et dis-lui que je ferai tout ce qu'elle voudra!..

– On l'aura bien vue passer quelque part en ville, dit Maxence à Kouski, sers-nous à dîner, mets tout sur la table, et va t'informer, de place en place, afin de pouvoir nous dire au dessert quelle route a prise mademoiselle Brazier.

Cet ordre calma pour un moment le pauvre homme qui gémissait comme un enfant qui a perdu sa bonne. En ce moment, Maxence, que Rouget haïssait comme la cause de tous ses malheurs, lui semblait un ange. Une passion, comme celle de Rouget pour Flore, ressemble étonnamment à l'enfance. A six heures, le Polonais, qui s'était tout bonnement promené, revint et annonça que la Rabouilleuse avait suivi la route de Vatan.

– Madame retourne dans son pays, c'est clair, dit Kouski.

– Voulez-vous venir ce soir à Vatan? dit Max au vieillard, la route est mauvaise, mais Kouski sait conduire, et vous ferez mieux votre raccommodement ce soir à huit heures que demain matin.

– Partons, s'écria Rouget.

– Mets tout doucement les chevaux, et tâche que la ville ne sache rien de ces bêtises-là, pour l'honneur de monsieur Rouget. Selle mon cheval, j'irai devant, dit-il à l'oreille de Kouski.

Monsieur Hochon avait déjà fait savoir le départ de mademoiselle Brazier à Philippe Bridau, qui se leva de table chez monsieur Mignonnet pour courir à la place Saint-Jean; car il devina parfaitement le but de cette habile stratégie. Quand Philippe se présenta pour entrer chez son oncle, Kouski lui répondit par une croisée du premier étage que monsieur Rouget ne pouvait recevoir personne.

– Fario, dit Philippe à l'Espagnol qui se promenait dans la Grande-Narette, va dire à Benjamin de monter à cheval; il est urgent que je sache ce que deviendront mon oncle et Maxence.

– On attelle le cheval au berlingot, dit Fario qui surveillait la maison de Rouget.

– S'ils vont à Vatan, répondit Philippe, trouve-moi un second cheval, et reviens avec Benjamin chez monsieur Mignonnet.

– Que comptez-vous faire? dit monsieur Hochon qui sortit de sa maison en voyant Philippe et Fario sur la place.

– Le talent d'un général, mon cher monsieur Hochon, consiste, non-seulement à bien observer les mouvements de l'ennemi, mais encore à deviner ses intentions par ses mouvements, et à toujours modifier son plan à mesure que l'ennemi le dérange par une marche imprévue. Tenez, si mon oncle et Maxence sortent ensemble dans le berlingot, ils vont à Vatan; Maxence lui a promis de le réconcilier avec Flore qui fugit ad salices! car cette manœuvre est du général Virgile. Si cela se joue ainsi, je ne sais ce que je ferai; mais j'aurai la nuit à moi, car mon oncle ne signera pas de procuration à dix heures du soir, les notaires sont couchés. Si, comme les piaffements du second cheval me l'annoncent, Max va donner à Flore des instructions en précédant mon oncle, ce qui paraît nécessaire et vraisemblable, le drôle est perdu! vous allez voir comment nous prenons une revanche au jeu de la succession, nous autres vieux soldats… Et, comme pour ce dernier coup de la partie il me faut un second, je retourne chez Mignonnet afin de m'y entendre avec mon ami Carpentier.

Après avoir serré la main à monsieur Hochon, Philippe descendit la Petite-Narette pour aller chez le commandant Mignonnet. Dix minutes après, monsieur Hochon vit partir Maxence au grand trot, et sa curiosité de vieillard fut alors si puissamment excitée qu'il resta debout à la fenêtre de sa salle, attendant le bruit de la vieille demi-fortune qui ne se fit pas attendre. L'impatience de Jean-Jacques lui fit suivre Maxence à vingt minutes de distance. Kouski, sans doute sur l'ordre de son vrai maître, allait au pas, au moins dans la ville.