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LA FOSSE DE L'AVARE

(Lieu de la scène: un village près Badajoz, le cimetière. – Sept heures du soir.)

GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSÉ, SON VALET.

JOSÉ.

Maître, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide! Ouf! je suis las!

GARCIAS.

Un peu de courage, garçon; tu seras payé de ta peine: va toujours, José, va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq bons pieds de terre à jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer à sa parole, ni attraper une vieille pratique. Mon marché est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses engagemens en honnête chrétien.

JOSÉ.

Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maître? Il a voulu quinze pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si vous lui avez donné son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'être cité devant le corrégidor.

GARCIAS.

C'est pourtant vrai, José, qu'il a voulu, le vieil avare, être enterré aussi loin des hommes que possible.

JOSÉ.

Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps?

GARCIAS.

Ou espère-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la résurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort pour l'atteindre?

JOSÉ.

C'est peut-être son idée… peut-être qu'il a raison.

GARCIAS.

Pauvre niais! tu crois que l'ange de la résurrection est fossoyeur.

JOSÉ.

Je penserai à cela… ou je le demanderai au curé.

GARCIAS.

Creuse, creuse, José; tu n'es bon qu'à ton métier. Creuse, tu ne trouveras pas le bon sens que tu as perdu.

JOSÉ.

Du bon sens, maître! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui dont nous préparons le domicile? A propos, maître, pendant que nous sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci? pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a donnée? Cela me taquine. Cette histoire doit être drôle; notre homme était assurément un imbécile.

GARCIAS.

Oui, José.

JOSÉ.

J'aime les contes d'imbéciles; ils m'amusent plus que tous les autres. Et celui-là en était un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bête d'être avare! n'est-ce pas, maître? Avoir de l'argent et ne pas manger; être riche et se faire pâtir! c'est plus niais que moi.

GARCIAS.

Tu as trop d'esprit aujourd'hui, José. Mais, tiens, nous sommes las; apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens t'asseoir près de moi; là. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme le bon Dieu n'en a jamais créé qu'un seul.

JOSÉ.

Diable!

GARCIAS.

Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien à ton aise, et écoute.

JOSÉ.

Oui, maître.

GARCIAS, d'un ton de prédicateur.

Aucune des créatures que Dieu a faites à son image ne ressemblait à don Ferrero.

JOSÉ.

Maître, permettez que je vous arrête ici. Le diable a-t-il donc été fait à l'image de Dieu?

GARCIAS.

Oui… non… – Tu es un sot, José.

JOSÉ.

En attendant, vous ne me répondez pas.

GARCIAS.

Je ne te dirai pas l'histoire d'Andréa Ferrero, dont le cercueil est là, tout à côté de nous.

JOSÉ.

Si fait, si fait; je vais me taire. J'écoute de toutes mes oreilles. C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir à la veillée, et je commencerai par leur dire: Écoutez, mes camarades, la grande, la nouvelle histoire de la Fosse de l'avare. C'est un beau commencement.

GARCIAS.

Écoute donc et profite.

JOSÉ.

J'écoute, maître.

GARCIAS, toujours d'un ton solennel.

C'est une grande leçon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil dont nous allons confier le dépôt à la terre. Le maigre squelette qui bientôt va reposer dans le trou profond que nous venons de lui préparer n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marché de notre ville, jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui; quelque chose de démoniaque émanait de ce regard. Je m'étonnais qu'il pût s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andréa Ferrero était timide. La cupidité jointe au courage fait le brigand; jointe à la lâcheté, elle fait l'avare.

JOSÉ.

Maître fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi bien que le curé.

GARCIAS.

Les morts instruisent. Tu as dû remarquer cet oeil d'un gris verdâtre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient comme des griffes; alors même que leur étreinte ne saisissait que l'air et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour enserrer leur métal chéri. Etait-il obligé de changer une pièce, il semblait vous dévorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez effrayé. Pas un sentiment de bienveillance, pas un éclair de générosité dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dédaignait les femmes, et ne s'est jamais marié. Il ne s'intéressait à personne qu'à lui-même et au monceau de doublons, bien trébuchans, qu'il avait entassés. Il restait enfermé en lui, occupé à contempler l'image intérieure de sa fortune, et à ronger son propre coeur, tourmenté par la crainte du vol et le chagrin de ne pas accroître plus rapidement ses gains. Dans ce coeur en proie à une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de l'avarice continuait jour et nuit ses morsures.

Il y a quinze jours, ou à peu près, Ferrera vint chez moi. Il commença par se plaindre de la cupidité des hommes, de la difficulté de gagner sa vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais à quoi il en voulait venir. Puis il me dit: «Garcias, tu es honnête homme, autant qu'on peut l'être aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de quinze pieds de profondeur?

– Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui répondis-je, quand vous en aurez besoin.

– Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-même avant de mourir; autrement mes pauvres héritiers seraient dupes. On leur demanderait une somme d'argent énorme; c'est ce que je veux empêcher. C'est par pitié pour eux.

– Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne détruise votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le même travail, ce qui vous coûtera bien davantage.

– Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur prétend m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent. Je ne le donnerai pas à toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant en colère, et ta main décharnée ne recevra pas mes écus. Fossoyeur, voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance le prix convenu, et tu t'engageras par un acte légal à creuser, quand j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux hommes, pas davantage. Deux journées suffisent, et le travail n'est pas cher aujourd'hui: on trouve plutôt des hommes que de l'ouvrage. Parle, j'ai besoin d'être tranquille là-dessus.

Je trouvai sa proposition si bizarre que j'eus de la peine à m'empêcher de rire.

«Très-volontiers, lui dis-je, mon maître; j'ai besoin d'argent comptant; et personne, je vous assure, ne fera votre affaire à aussi bon marché que moi. Je ne vous demanderai en tout qu'un quart de maravédis par pied cube. Seulement nous doublerons la somme à mesure que la pioche descendra en terre.

– Doubler à mesure que la pioche descendra en terre?

Il réfléchit un moment et reprit:

– Très-volontiers; mais je ne veux pas donner à boire ni à manger aux travailleurs. Pas un sou de nourriture, entends-tu, Garcias? tiendras-tu ton marché? J'y tope, moi.

– Eh bien! j'accepte, répondis-je.

Si tu avais vu, José, avec quelle joie l'avare fit tomber sa main desséchée dans la mienne, et comme il me força de quitter nos occupations pour aller chez l'escribano13. Le contrat fut fait double et signé de nous deux, ainsi que de l'homme de loi. Ferrero tira sa bourse, et attendit que le notaire eût fini son calcul et stipulé le montant total de la somme convenue. L'escribano n'en finissait pas.

«Diable! s'écria Ferrero, vous êtes bien long, notaire, mon ami; que de chiffres pour une si petite somme! C'est trois ou quatre dollars; rien de plus facile à compter.

– Mais, interrompit le notaire, c'est quelque chose de plus; voyez plutôt. Cela fait juste 200 dollars.»

Ferrero saisit d'une main tremblante le compte qui lui était offert, et le parcourut d'un air d'épouvante. L'agonie était sur son visage; vous l'eussiez pris pour le symbole de la mort. Son menton desséché retomba sur sa poitrine; il essaya de parler, mais en vain. Ses dents claquèrent, ses genoux frémissans s'entre-choquèrent; il pleura, pria, maugréa, et refusa de payer. J'ai encore entre les mains le traité que nous avons conclu, et que je ferai solder assurément. Quant à lui, il s'enferma dans sa maison, cessa de manger, et se laissa dépérir. Le désespoir d'avoir accédé à ma proposition le dévorait. Ces 200 dollars le tuaient; cette fosse qui n'était pas encore faite, et qu'il fallait payer si cher, absorbait sa vie.

 

JOSÉ, riant.

Ah! ah! maître, la voilà cette fosse! nous remettons-nous à l'oeuvre! Allons, terminons. Finissons-en avec ce vieux ladre!

GARCIAS.

Tout à l'heure; mon histoire n'est pas finie. Bref, il passa trois ou quatre jours à soupirer, à languir, à déplorer sa faute, et expira.

JOSÉ.

Maître, vous l'avez assassiné, le pauvre homme. Je connais la loi, moi, je sais ce qui vous pend à l'oreille; vous serez pendu, et c'est moi qui aurai l'honneur de vous enterrer; car je serai maître fossoyeur.

GARCIAS.

Silence! Il y avait plus de vingt ans que Ferrero avait commandé au menuisier de la grande rue des Carmes un beau cercueil pour son usage. C'était une vaste boîte bien plus profonde que ne sont les cercueils ordinaires. Il avait placé ce cercueil au pied de son lit. Un double cadenas le protégeait et le fermait; il ne cessait de contempler cette lourde boîte. Quelquefois, pendant l'hiver, lorsque le vent soufflait à travers les fissures de ses fenêtres disjointes, lorsque la vieille porte criait, que la bise hurlait dans la cheminée antique, que le sifflet aigu de l'ouragan épouvantait les vieilles femmes, il s'enveloppait d'un grand drap blanc, s'asseyait auprès de l'âtre sans feu, et regardait fixement le cercueil, sur lequel il finissait par aller s'asseoir. Là, il restait en contemplation pendant des journées. Les vieilles femmes disaient que c'était un homme pieux, et elles se trompaient. On croyait qu'assis sur ce cercueil il finirait par se repentir de ses péchés, et qu'il laisserait aux pauvres tant de richesses dont il n'avait fait aucun usage.

Hier sur le midi deux hommes prirent le cercueil dans lequel était le cadavre, et se mirent en devoir de l'emporter. Ils le remuèrent avec peine, et à force de le secouer dans tous les sens le fond se détacha. Devine, José, ce qui se trouvait dans le double fond du cercueil. De l'or, des dollars sans nombre, des écus de toutes les espèces, de quoi faire la dot de la fille d'un vice-roi d'Amérique. Il avait tout emporté avec lui.

JOSÉ.

Ah! ah! ah! s'il revenait maintenant, qu'il serait attrapé.

GARCIAS.

Il voulait que ses dollars couchassent avec lui dans l'éternité. C'était son paradis. Il avait une pauvre vieille tante et une nièce fort jolie, ma foi, qui ne se trouve pas mal de l'aventure, et qui est devenue riche tout à coup. Honnête José, je t'ai dit que c'était une leçon, profite-s-en. Tu vois bien ce cadavre-là, dans cette boîte à côté de nous: il a vécu plus riche qu'un banquier de Madrid et plus pauvre qu'un nègre d'Afrique. Car il s'est privé de tout et n'a joui de rien. Quel homme! gourmand et dépensier aux dépens des autres, avare de tout ce qui était à lui! Le plus misérable de tous les cadavres que j'ai ensevelis; lâche, et qui aurait mérité le gibet s'il n'avait pas été si lâche.

JOSÉ.

Maître, dites donc, ne parlez pas si haut; si cette mauvaise ame allait revenir?

GARCIAS.

Est-ce que tu aurais peur aussi, toi?

JOSÉ.

Non, maître: ce que je méprise le plus c'est un poltron.

GARCIAS.

Eh bien! descends vite dans cette fosse, tu m'aideras.

JOSÉ.

Maître, la fosse est déjà bien profonde, et si elle allait s'écrouler sur nous et nous ensevelir?

GARCIAS.

Mais tu n'es pas poltron?

JOSÉ.

Non, maître, je descends.

UNE VOIX sortant du cercueil.

Ah! j'étouffe; ouvrez-moi! Mon or…

GARCIAS.

José! as-tu entendu?

JOSÉ, se sauvant.

Maître, sauvez-vous, c'est l'ame.

(Les deux fossoyeurs tombent dans la fosse en se culbutant.)

FERRERO, brisant le cercueil et se soulevant avec peine.

Où étais-je? Ah! mon Dieu! et d'où viens-je? ils m'ont enterré. Voici le cercueil. Ah! mon Dieu! ce n'est plus mon beau cercueil de bois de chêne que j'avais payé quinze écus au menuisier Tolèdo. Et mes beaux dollars qui remplissaient le fond! Ah! mon Dieu, je suis perdu! mon cercueil, mes dollars, le double fond où ils étaient, je suis volé, volé!

(Il fuit vers le village enveloppé de son linceul.)

LES TROIS SOEURS

Je ne sais s'il me sera possible de faire passer dans le récit suivant l'intérêt que m'ont inspiré trois jeunes filles que j'ai vues mourir dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd'hui des émotions terribles, variées, et la simple narration des derniers momens de trois infortunées condamnées à succomber jeunes à un mal héréditaire offre peu d'incidens et de contrastes. Nous prétendons aussi maintenant nous rapprocher du vrai en littérature; et quand le vrai se présente sans parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n'offrirai donc ces souvenirs que comme une réalité triste que j'ai vue et qui m'a touché: qu'on prenne ce récit, non pour mien, mais pour vrai, comme dit Montaigne.

Leur père, resté veuf de bonne heure, était un de ces gentilshommes de campagne (country gentlemen) qui réunissent dans leurs manoirs demi champêtres, demi seigneuriaux, à peu près tout ce qui peut contribuer au bonheur réel de l'homme, et faire passer doucement la vie: considération publique, bien-être, richesse, le moyen et la fréquente occasion de faire le bien. C'est une existence dont ne peuvent donner l'idée, ni les villes d'Italie, ni nos anciens châteaux, ni l'opulente élégance de nos habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle réunit l'ordre, l'aisance, un luxe qui n'est pas de la magnificence, une certaine élégance chaste, qui ne semble destinée qu'à augmenter le bien-être du possesseur, et n'est cependant privée ni d'agrément ni même de poésie. Des plantations vastes et bien dirigées, une chasse abondante, de bonnes meutes, d'excellens chevaux; enfin, s'il faut tout dire, cette position à la fois aristocratique et rurale, que le philosophe spéculatif peut blâmer, mais qui donne à chaque petit seigneur une importance idéale en même temps qu'une influence réelle; tout cela compose une douce vie qui contraste singulièrement avec l'existence agitée des riches du continent; une vie dont on peut jouir avec délices, pour peu que l'on ait de ressources en soi-même et que la solitude n'effraie pas.

Malheureusement ce dont l'homme est le moins capable de jouir, c'est ce qu'il possède. Le seigneur châtelain dont je parle ne se doutait pas qu'il y eût dans tout cela une seule source de bonheur; c'était un des humains les plus rapprochés de l'espèce animale qu'il soit possible de rencontrer. On regrettera sans doute que je n'introduise pas à sa place un père sentimental, qui eût attendri mes pages, et augmenté l'effet pathétique de ce qui va suivre; mais la vie, mais la réalité, mais le monde comme il est, ne se prêtent pas à des combinaisons aussi savantes. Le père des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confrères, était un intrépide chasseur; grâce à un long exercice, presque toujours ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf à six heures du soir de ses excursions périlleuses. Le lendemain matin à cinq heures il recommençait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles étaient pour lui comme si elles n'eussent pas existé; une de ses soeurs en prenait soin, ou plutôt, depuis qu'elles avaient perdu leur mère, enlevée à vingt-trois ans par la phthisie, elles étaient absolument livrées à elles-mêmes et au pressentiment du sort qui les attendait.

Caroline devait mourir la première.

Elle ne ressemblait en rien à ses deux soeurs, toutes deux plus âgées qu'elle; elle avait près de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus étincelaient d'un feu vif, dont l'éclat attristait: c'était la lampe prête à finir. La légèreté de sa course, la promptitude de ses réparties, l'abandon de ses jeux naïfs; une gaieté vive qui se mêlait à la précision de sa fin prochaine, contrastaient étrangement avec la douceur résignée d'Emma et l'expression ardente et passionnée de Marie.

Quand les trois soeurs étaient ensemble, c'était la plus jeune qui dominait les autres. Une nuance de son caractère se communiquait à ses deux soeurs, et ces caractères si différens s'harmonisaient, si je peux employer ce mot, avec un charme qu'il est également difficile d'exprimer et d'oublier.

A mesure que le mal faisait des progrès chez Caroline, sa vivacité, sa gaieté, augmentaient. La destruction intérieure, qui s'opérait peu à peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l'hiver de 1816, il était facile de prévoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires que l'automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commencé. Je voyais avec terreur s'accomplir ce phénomène moral et physique, et les lentes approches de la mort, semblables à celles d'une mer calme et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie réservée. Alors il semble que toute l'ame, effrayée de voir de près le sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-même, et double sa force et son énergie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d'une teinte plus rosée chaque jour, comme le ciel s'anime et s'enflamme avant la nuit. A observer l'ardeur de ses yeux, l'agilité de ses mouvemens, vous eussiez dit que la santé tout à coup renaissante animait d'une sève nouvelle cette existence délicate, et que la vie, avec ses plaisirs et ses espérances, commençait à déployer pour elle des trésors dont la révélation l'enivrait. L'effet produit par ce mélange et cette lutte de la vie et de la joie avec la mort inévitable me rappelait un tableau assez peu connu de je ne sais quel maître de l'école hollandaise; ce peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a représenté un tout petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets: étendu sur un blanc linceul, il est entouré de tous les emblèmes de la destruction: un crâne desséché soutient sa petite tête blonde; un osselet de mort roule entre ses jolis doigts. Le même contraste se trouvait entre cette jeune et naïve innocence et le tombeau qui la réclamait. Rien n'était plus triste ni plus touchant.

Jusqu'aux derniers instans de sa vie, la gaieté de la jeune fille se soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai, elle se leva de très-bonne heure et descendit doucement dans le parloir où sa harpe était placée; ses deux soeurs n'étaient point levées. Sur les dix heures, elles trouvèrent Caroline, souriant encore; appuyée sur une ottomane, la tête penchée pour ne se relever jamais; ses doigts étaient glacés, et s'étendaient, comme pour ressaisir l'instrument qu'ils avaient quitté.

Je l'ai dit plus haut, ce récit est bien simple; il n'a ni incidens ni péripétie, et, pour toute catastrophe, une seule, la dernière. Je voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes filles, qui ont traversé le monde sans y laisser de trace, comme le chant d'un oiseau traverse la feuillée. Je voudrais redire qu'elles ont vécu, redire comment elles ont péri. Je voudrais que leur nom inconnu ne fût pas perdu tout-à-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de leur vie si passagère et si pure intéressaient quelques ames.

Emma Beatoun, plus âgée d'un an que Caroline, la suivit de près; c'était une personne supérieure et dont la raison avait mûri avant l'âge. Il y avait quelque chose de singulièrement profond dans sa pensée, de réfléchi et de noble dans sa conduite; sa figure était pâle; ses cheveux étaient blonds, et ses traits d'une régularité frappante. Dénuée de tout pédantisme, mais douée de talens d'un ordre peu commun, d'une facilité de compréhension et d'une justesse d'esprit dont j'ai vu peu d'exemples, elle voulait, comme sa soeur, et comme la plupart des personnes que cette cruelle maladie a marquées du sceau funèbre, vivre beaucoup en peu de temps. L'étude et les arts occupaient toutes ses journées: elle vivait de cette flamme intellectuelle dont l'intensité et l'éclat augmentaient chaque jour. Ces progrès, auxquels la vie allait bientôt manquer, causaient plus d'effroi encore que d'admiration. Elle n'avait pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct d'observation, d'ailleurs si commun aux femmes, s'était développé chez elle dans la solitude où elle avait vécu; et, comme il arrive souvent aux solitaires, ses idées sur toutes choses étaient d'autant plus singulières et plus profondes qu'elle ignorait leur nouveauté: c'était de naïfs paradoxes.

Il nous arrivait assez souvent de parler d'ouvrages récemment publiés, et même du théâtre, qu'elle ne connaissait que par ses lectures.

«Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille choses que je ne puis souffrir; je sens que ce n'est pas vrai. Le faux me déplaît comme mensonge; dans les actions, dans les écrits, dans les arts, il me semble que le faux c'est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicité; tel autre la grandeur. Votre Diderot, dont vous m'avez prié de lire une tragi-comédie, avec son amour prétendu pour la vérité, est le plus faux des hommes; chacun de ses personnages a un sermon dans la bouche; il est imposteur comme un chef de secte. D'autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis que Walter Scott a écrit des romans gothiques, tout le monde l'imite, c'est insupportable. L'affectation est si déplaisante! c'est encore un mensonge. Dans tous ces efforts de littérateurs, la conscience manque; ils écrivent, non comme ils sentent, mais selon la manière qui doit, suivant eux, flatter le public: ce sont des courtisans et des acteurs; ils jouent un rôle, ils n'ont pas de personnage qui leur appartienne. Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme monté sur des échasses; d'autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres, et, dans leur simplicité prétendue, se revêtent de haillons pour qu'on les remarque. N'est-ce pas un Français qui a dit le premier que le langage humain fut donné à l'homme pour déguiser sa pensée? La plupart des écrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d'ordre. Je conçois que vous, messieurs, qui avez été élevés dans des colléges latins et grecs, et qui vous préparez à pérorer dans les parlemens et dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau; mais, nous autres femmes, nous ne comprenons guère ce travestissement universel que vous appelez littérature; ce que nous aimons, ce qui me plaît, du moins, c'est un trait de vérité, non affectée, comme il y en a tant chez Sterne, mais franche comme chez votre Molière, de ces mots qui abondent dans Shakespeare; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite, et dont on dit: C'est cela; de ces échappés de vue qui vous éclairent tout à coup, sans que l'auteur soit devant vous, la plume à la main, un masque sur le visage, tantôt comme un professeur prêt à vous endoctriner, tantôt comme un bouffon ou un comédien, pour vous redire ce que d'autres ont pensé, et détruire par là votre plaisir.»

 

Ainsi une jeune fille qui n'avait vu que les beaux gazons de son parc et les murs de briques du manor-house avait deviné la grande et seule division qui existe réellement dans les arts et dans les ouvrages de l'esprit; ainsi, dans la simplicité de ses vues profondes, elle avait dépassé de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s'étonnera de cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports entre la vraie critique et l'observation de la nature humaine, c'est oublier combien ce qui est vraiment simple est nécessairement profond. Par leur instinctive connaissance du coeur, par leurs réflexions de tous les jours, ou plutôt par leurs émotions, qui se transforment en pensées, les femmes sont constamment plus rapprochées de la vérité que nous; et ces idées justes et sagaces, ces aperçus d'une finesse extrême, dont la source pure ne se mêle ni des préjugés de collége, ni de passions d'école, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession, meurent presque toujours avec celles qui en ont été dotées. L'homme a mille carrières où il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son passage et prouver qu'il a vécu. Pour les femmes, il n'en est pas ainsi; la réserve imposée à leur vie s'étend à leurs pensées. Rarement des circonstances spéciales viennent donner de la publicité et de l'avenir à ces sentimens, à ces opinions, à ces observations; soit que leurs jours s'écoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la vie domestique, soit que leur tombeau s'ouvre avant la vieillesse, et que tout s'évanouisse à la fois, beauté, grâces, intelligence, faculté d'aimer, de sentir et de penser.

Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-être entre tous les hommes qui ait pu entrevoir les éclairs de génie, les trésors de naïve et de modeste sagesse que cet esprit supérieur renfermait, j'ose à peine inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs à cet égard, de peur qu'une légèreté trop commune n'élève un doute sur la véracité de ces souvenirs même. Tous les jugemens qu'elle portait émanant d'une pensée vierge et forte, et n'ayant rien d'emprunté ni de factice, étaient cependant précieux à recueillir. Je ne citerai qu'une de ses opinions, qui me paraît faite pour frapper les esprits, dans un temps où l'on s'occupe beaucoup de littérature étrangère. On sait qu'aux yeux de la plupart des critiques, le Roméo et Juliette de Shakspeare a semblé une brillante apothéose de l'amour, un chant élégiaque, une sorte de Bérénice anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatigués pour expliquer le style étrange, les concettis bizarres, les métaphores fantasques de Roméo; et Johnson, incapable d'expliquer l'énigme, s'est contenté d'accuser l'auteur, mais ce qu'un philologue et un lexicographe ne découvrent pas dans un poète, une jeune fille peut l'apercevoir.

«Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu'il y a quelque chose d'ironique dans Roméo, et que Shakspeare s'est un peu moqué de l'amour. Le jeune homme est un aimable garçon, plein de légèreté, d'étourderie, de tendresse et d'inconstance; son amour est de fantaisie et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se présente et reçoit ses voeux inconstans; tout entier à l'impulsion nouvelle qui le domine, Roméo ignore combien sa conduite est plaisante et insensée. C'est Mercutio, placé à côté de lui, qui se charge d'exprimer les intentions de Shakspeare, et qui passe son temps à railler l'amour et l'amoureux. Aussi quand ce rêve bizarre, cette fantaisie, ce songe vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le désespoir, Mercutio, dont la gaieté devient inutile ou déplacée, disparaît; le poète le tue et s'en débarrasse. Vous voyez bien qu'au lieu de chanter un hymne à l'amour, comme vous le prétendez, Shakspeare le montre, selon moi, comme un caprice né du moment, facile à détruire, fertile en douleurs, aussi périlleux dans ses suites que léger dans ses causes, comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et qui tue.» C'est, je l'avoue, la meilleure critique que j'aie jamais entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare.

Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie furent singulièrement pénibles: elle passait d'une langueur accablante à des angoisses insupportables; ce n'était plus qu'un fantôme. Sa soeur Marie la soignait, et rien ne paraissait l'attrister comme la présence de cette soeur, aussi condamnée, qui oubliait son propre destin pour adoucir les derniers momens de sa soeur. J'avais remarqué chez Emma un penchant assez vif pour l'exaltation religieuse; ses souffrances et l'aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de sa vie un caractère d'enthousiasme très-prononcé. Sa soeur Marie, assise auprès de son chevet, écrivait sous sa dictée des hymnes ou chants religieux qu'elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que la versification anglaise offre peu d'obstacles, se charge de peu d'entraves, et que le sentiment poétique se meut librement dans le rhythme qu'il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques; mais pour les reproduire dans leur énergie, le talent de Lamartine serait nécessaire. Un soir la vieille tante s'aperçut que les doigts blancs et amaigris d'Emma ne remuaient plus et restaient croisés sur sa poitrine; tout était fini!

Marie restait seule; c'était la plus âgée et la plus délicate des trois soeurs. Dans l'isolement où elle se trouvait, et douée d'un caractère passionné, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle? Du moins elle la contempla sous cet aspect. Des symptômes assez légers, mais heureux, nous donnaient une lueur d'espérance. Son pouls était faible; mais le médecin s'applaudissait de ne pas y trouver le mouvement irrégulier de la fièvre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur pourprée qui apparaît ordinairement et fait tache au milieu de la livide pâleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos espérances, et son père lui-même, que la mort de ses deux filles avait frappé d'une sorte de terreur, était plus assidu auprès de Marie; mais si on cherchait à lui persuader qu'elle devait vivre, elle secouait la tête et gardait le silence. Elle semblait nous dire: «Il y a des secrets que les mourans savent seuls.»

13notaire.