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Le Rosier de Mme Husson

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Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes nerfs étaient ébranlés et vibrants. Lui, non plus, ne dormait pas. Il m’embrassait, me caressait, devenu doux et tendre comme s’il eût deviné enfin combien je souffrais. Je subissais ses caresses sans même les comprendre, sans y songer.

Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire, foudroyante, me saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant mon mari qui s’attachait à moi, je m’élançai dans la chambre et j’allai m’abattre sur la face, contre la porte. C’était la rage, l’horrible rage. J’étais perdue.

Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus. J’étais résignée maintenant. J’attendais la mort. Je savais qu’après quelques heures de répit, une autre crise me saisirait, puis une autre, puis une autre, jusqu’à la dernière qui serait mortelle.

Je me laissai reporter dans le lit. Au point du jour, les irritantes obsessions de mon mari déterminèrent un nouvel accès, qui fut plus long que le premier. J’avais envie de déchirer, de mordre, de hurler; c’était terrible, et cependant moins douloureux que je n’aurais cru.

Vers huit heures du matin, je m’endormis pour la première fois depuis quatre nuits.

À onze heures, une voix aimée me réveilla. C’était maman que mes lettres avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elle tenait à la main un grand panier d’où sortirent soudain des aboiements. Je le saisis, éperdue, folle d’espoir. Je l’ouvris, et Bijou sauta sur le lit, m’embrassant, gambadant, se roulant sur mon oreiller, pris d’une frénésie de joie.

Eh bien, ma chérie, tu me croiras si tu veux… Je n’ai encore compris que le lendemain!

Oh! l’imagination! comme ça travaille! Et penser que j’ai cru?… Dis, n’est-ce pas trop bête?…

Je n’ai jamais avoué à personne, tu le comprendras, n’est-ce pas, les tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari l’avait su?… Il se moque déjà assez de moi avec mon aventure de Pourville. Du reste, je ne me fâche pas trop de ses plaisanteries. J’y suis faite. On s’accoutume à tout dans la vie…

Le modèle

Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Étretat, avec ses falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposait sous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de ce croissant, les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche, avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autre sa jambe de colosse; et l’aiguille, presque aussi haute que la falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le ciel sa tête aiguë.

Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait les baigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise ou marchant, étalait sous le ciel plein de lumière un jardin de toilettes où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec de grandes fleurs brodées en soie dessus.

Sur la promenade, au bout de la terrasse, d’autres gens, les calmes, les tranquilles, allaient d’un pas lent, loin de la cohue élégante.

Un jeune homme, connu, célèbre, un peintre, Jean Summer, marchait d’un air morne, à côté d’une petite voiture de malade où reposait une jeune femme, sa femme. Un domestique poussait doucement cette sorte de fauteuil roulant, et l’estropiée contemplait d’un oeil triste la joie du ciel, la joie du jour, et la joie des autres.

Ils ne parlaient point. Ils ne se regardaient pas.

– Arrêtons-nous un peu, dit la femme.

Ils s’arrêtèrent, et le peintre s’assit sur un pliant, que lui présenta le valet.

Ceux qui passaient derrière le couple immobile et muet le regardaient d’un air attristé. Toute une légende de dévouement courait. Il l’avait épousée malgré son infirmité, touché par son amour, disait-on.

Non loin de là, deux jeunes hommes causaient, assis sur un cabestan, et le regard perdu vers l’horizon.

– Non, ce n’est pas vrai; je te dis que je connais beaucoup Jean Summer.

– Mais alors, pourquoi l’a-t-il épousée? Car elle était déjà infirme, lors de son mariage, n’est-ce pas?

– Parfaitement. Il l’a épousée… il l’a épousée… comme on épouse, parbleu, par sottise!

– Mais encore?…

– Mais encore… mais encore, mon ami. Il n’y a pas d’encore. On est bête, parce qu’on est bête. Et puis, tu sais bien que les peintres ont la spécialité des mariages ridicules; ils épousent presque tous des modèles, des vieilles maîtresses, enfin des femmes avariées sous tous les rapports. Pourquoi cela? Le sait-on? Il semblerait, au contraire, que la fréquentation constante de cette race de dindes qu’on nomme les modèles aurait dû les dégoûter à tout jamais de ce genre de femelles. Pas du tout. Après les avoir fait poser, ils les épousent. Lis donc ce petit livre, si vrai, si cruel et si beau, d’Alphonse Daudet: les Femmes d’artistes.

Pour le couple que tu vois là, l’accident s’est produit d’une façon spéciale et terrible. La petite femme a joué une comédie ou plutôt un drame effrayant. Elle a risqué le tout pour le tout, enfin. Était-elle sincère? Aimait-elle Jean? Sait-on jamais cela? Qui donc pourra déterminer d’une façon précise ce qu’il y a d’âpreté et ce qu’il y a de réel dans les actes des femmes? Elles sont toujours sincères dans une éternelle mobilité d’impressions. Elles sont emportées, criminelles, dévouées, admirables, et ignobles, pour obéir à d’insaisissables émotions. Elles mentent sans cesse, sans le vouloir, sans le savoir, sans comprendre, et elles ont, avec cela, malgré cela, une franchise absolue de sensations et de sentiments qu’elles témoignent par des résolutions violentes, inattendues, incompréhensibles, folles, qui déroutent nos raisonnements, nos habitudes de pondération et toutes nos combinaisons égoïstes. L’imprévu et la brusquerie de leurs déterminations font qu’elles demeurent pour nous d’indéchiffrables énigmes. Nous nous demandons toujours: «Sont-elles sincères? Sont-elles fausses?»

Mais, mon ami, elles sont en même temps sincères et fausses, parce qu’il est dans leur nature d’être les deux à l’extrême et de n’être ni l’un ni l’autre.

Regarde les moyens qu’emploient les plus honnêtes pour obtenir de nous ce qu’elles veulent. Ils sont compliqués et simples, ces moyens. Si compliqués que nous ne les devinons jamais à l’avance, si simples qu’après en avoir été les victimes, nous ne pouvons nous empêcher de nous en étonner et de nous dire: «Comment! elle m’a joué si bêtement que ça?»

Et elles réussissent toujours, mon bon, surtout quand il s’agit de se faire épouser.

Mais voici l’histoire de Summer.

La petite femme est un modèle, bien entendu. Elle posait chez lui. Elle était jolie, élégante surtout, et possédait, paraît-il, une taille divine. Il devint amoureux d’elle, comme on devient amoureux de toute femme un peu séduisante qu’on voit souvent. Il s’imagina qu’il l’aimait de toute son âme. C’est là un singulier phénomène. Aussitôt qu’on désire une femme, on croit sincèrement qu’on ne pourra plus se passer d’elle pendant tout le reste de sa vie. On sait fort bien que la chose vous est déjà arrivée; que le dégoût a toujours suivi la possession; qu’il faut, pour pouvoir user son existence à côté d’un autre être, non pas un brutal appétit physique, bien vite éteint, mais une accordance d’âme, de tempérament et d’humeur. Il faut savoir démêler, dans la séduction qu’on subit, si elle vient de la forme corporelle, d’une certaine ivresse sensuelle ou d’un charme profond de l’esprit.

Enfin, il crut qu’il l’aimait; il lui fit un tas de promesses de fidélité et il vécut complètement avec elle.

Elle était vraiment gentille, douée de cette niaiserie élégante qu’ont facilement les petites Parisiennes. Elle jacassait, elle babillait, elle disait des bêtises qui semblaient spirituelles par la manière drôle dont elles étaient débitées. Elle avait à tout moment des gestes gracieux bien faits pour séduire un oeil de peintre. Quand elle levait les bras, quand elle se penchait, quand elle montait en voiture, quand elle vous tendait la main, ses mouvements étaient parfaits de justesse et d’à-propos.

Pendant trois mois, Jean ne s’aperçut point qu’au fond elle ressemblait à tous les modèles.

Ils louèrent pour l’été une petite maison à Andressy.

J’étais là, un soir, quand germèrent les premières inquiétudes dans l’esprit de mon ami.

Comme il faisait une nuit radieuse, nous voulûmes faire un tour au bord de la rivière. La lune versait dans l’eau frissonnante une pluie de lumière, émiettait ses reflets jaunes dans les remous, dans le courant, dans tout le large fleuve lent et fuyant.

Nous allions le long de la rive, un peu grisés par cette vague exaltation que jettent en nous ces soirs de rêve. Nous aurions voulu accomplir des choses surhumaines, aimer des êtres inconnus, délicieusement poétiques. Nous sentions frémir en nous des extases, des désirs, des aspirations étranges. Et nous nous taisions, pénétrés par la sereine et vivante fraîcheur de la nuit charmante, par cette fraîcheur de la lune qui semble traverser le corps, le pénétrer, baigner l’esprit, le parfumer et le tremper de bonheur.

Tout à coup Joséphine (elle s’appelle Joséphine) poussa un cri:

– Oh! as-tu vu le gros poisson qui a sauté là-bas?

Il répondit sans regarder, sans savoir:

– Oui, ma chérie.

Elle se fâcha.

– Non, tu ne l’as pas vu, puisque tu avais le dos tourné. Il sourit:

– Oui, c’est vrai. Il fait si bon que je ne pense à rien.

Elle se tut; mais, au bout d’une minute, un besoin de parler la saisit, et elle demanda:

– Iras-tu demain à Paris?

Il prononça:

– Je n’en sais rien.

Elle s’irritait de nouveau:

– Si tu crois que c’est amusant, ta promenade sans rien dire! On parle, quand on n’est pas bête.

Il ne répondit pas. Alors, sentant bien, grâce à son instinct pervers de femme, qu’elle allait l’exaspérer, elle se mit à chanter cet air irritant dont on nous a tant fatigué les oreilles et l’esprit depuis deux ans:

 

Je regardais en l’air.

Il murmura:

– Je t’en prie, tais-toi.

Elle prononça, furieuse:

– Pourquoi veux-tu que je me taise?

Il répondit:

– Tu nous gâtes le paysage.

Alors la scène arriva, la scène odieuse, imbécile, avec les reproches inattendus, les récriminations intempestives, puis les larmes. Tout y passa. Ils rentrèrent. Il l’avait laissée aller, sans répliquer, engourdi par cette soirée divine, et atterré par cet orage de sottises.

Trois mois plus tard, il se débattait éperdument dans ces liens invincibles et invisibles, dont une habitude pareille enlace notre vie. Elle le tenait, l’opprimait, le martyrisait. Ils se querellaient du matin au soir, s’injuriaient et se battaient.

À la fin, il voulut en finir, rompre à tout prix. Il vendit toutes ses toiles, emprunta de l’argent aux amis, réalisa vingt mille francs (il était encore peu connu) et il les laissa un matin sur la cheminée avec une lettre d’adieu.

Il vint se réfugier chez moi.

Vers trois heures de l’après-midi, on sonna. J’allai ouvrir. Une femme me sauta au visage, me bouscula, entra et pénétra dans mon atelier: c’était elle.

Il s’était levé en la voyant paraître.

Elle lui jeta aux pieds l’enveloppe contenant les billets de banque, avec un geste vraiment noble, et, d’une voix brève:

– Voici votre argent. Je n’en veux pas.

Elle était fort pâle, tremblante, prête assurément à toutes les folies. Quant à lui, je le voyais pâlir aussi, pâlir de colère et d’exaspération, prêt, peut-être, à toutes les violences. Il demanda:

– Qu’est-ce que vous voulez?

Elle répondit:

– Je ne veux pas être traitée comme une fille. Vous m’avez implorée, vous m’avez prise. Je ne vous demandais rien. Gardez-moi!

Il frappa du pied:

– Non, c’est trop fort! Si tu crois que tu vas…Je lui avais saisi le bras:

– Tais-toi, Jean. Laisse-moi faire. J’allai vers elle, et doucement, peu à peu, je lui parlai raison, je vidai le sac des arguments qu’on emploie en pareille circonstance. Elle m’écoutait, immobile, l’oeil fixe, obstinée et muette. À la fin, ne sachant plus que dire, et voyant que la scène allait mal finir, je m’avisai d’un dernier moyen. Je prononçai:

– Il t’aime toujours, ma petite; mais sa famille veut le marier, et tu comprends!… Elle eut un sursaut:

– Ah!… ah!… je comprends alors…

Et, se tournant vers lui:

– Tu vas… tu vas… te marier?

Il répondit carrément:

– Oui.

Elle fit un pas:

– Si tu te maries, je me tue… tu entends.

Il prononça en haussant les épaules:

– Eh bien… tue-toi!

Elle articula deux ou trois fois, la gorge serrée par une angoisse effroyable:

– Tu dis?… tu dis?… tu dis?… répète!

Il répéta:

– Eh bien, tue-toi, si cela te fait plaisir!

Elle reprit, toujours effrayante de pâleur:

– Il ne faudrait pas m’en défier. Je me jetterais par la fenêtre.

Il se mit à rire, s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, et, saluant comme une personne qui fait des cérémonies pour ne point passer la première:

– Voici la route. Après vous!

Elle le regarda une seconde d’un oeil fixe, terrible, affolé; puis, prenant son élan comme pour sauter une haie dans les champs, elle passa devant moi, devant lui, franchit la balustrade et disparut…

Je n’oublierai jamais l’effet que me fit cette fenêtre ouverte, après l’avoir vu traverser par ce corps qui tombait; elle me parut en une seconde grande comme le ciel et vide comme l’espace. Et je reculai instinctivement, n’osant pas regarder, comme si j’allais tomber moi-même.

Jean, éperdu, ne faisait pas un geste.

On rapporta la pauvre fille avec les deux jambes brisées. Elle ne marchera plus jamais.

Son amant, fou de remords et peut-être aussi touché de reconnaissance, l’a reprise et épousée.

Voilà, mon cher.

Le soir venait. La jeune femme, ayant froid, voulut partir; et le domestique se remit à rouler vers le village la petite voiture d’invalide. Le peintre marchait à côté de sa femme, sans qu’ils eussent échangé un mot, depuis une heure.

La baronne

– Tu pourras voir là des bibelots intéressants, me dit mon ami Boisrené, viens avec moi.

Il m’emmena donc au premier étage d’une belle maison, dans une grande rue de Paris. Nous fûmes reçus par un homme fort bien, de manières parfaites, qui nous promena de pièce en pièce en nous montrant des objets rares dont il disait le prix avec négligence. Les grosses sommes, dix, vingt, trente, cinquante mille francs, sortaient de ses lèvres avec tant de grâce et de facilité qu’on ne pouvait douter que des millions ne fussent enfermés dans le coffre-fort de ce marchand homme du monde.

Je le connaissais de renom depuis longtemps. Fort adroit, fort souple, fort intelligent, il servait d’intermédiaire pour toutes sortes de transactions. En relations avec tous les amateurs les plus riches de Paris, et même de l’Europe et de l’Amérique, sachant leurs goûts, leurs préférences du moment, il les prévenait par un mot ou par une dépêche, s’ils habitaient une ville lointaine, dès qu’il connaissait un objet à vendre pouvant leur convenir.

Des hommes de la meilleure société avaient eu recours à lui aux heures d’embarras, soit pour trouver de l’argent de jeu, soit pour payer une dette, soit pour vendre un tableau, un bijou de famille, une tapisserie, voire même un cheval ou une propriété dans les jours de crise aiguë.

On prétendait qu’il ne refusait jamais ses services quand il prévoyait un espoir de gain.

Boisrené semblait intime avec ce curieux marchand. Ils avaient dû traiter ensemble plus d’une affaire. Moi je regardais l’homme avec beaucoup d’intérêt.

Il était grand, mince, chauve, fort élégant. Sa voix douce, insinuante, avait un charme particulier, un charme tentateur qui donnait aux choses une valeur spéciale. Quand il tenait un bibelot en ses doigts, il le tournait, le retournait, le regardait avec tant d’adresse, de souplesse, d’élégance et de sympathie que l’objet paraissait aussitôt embelli, transformé par son toucher et par son regard. Et on l’estimait immédiatement beaucoup plus cher qu’avant d’avoir passé de la vitrine entre ses mains.

– Et votre Christ, dit Boisrené, ce beau Christ de la Renaissance que vous m’avez montré l’an dernier? L’homme sourit et répondit:

– Il est vendu, et d’une façon fort bizarre. En voici une histoire parisienne, par exemple. Voulez-vous que je vous la dise?

– Mais oui.

– Vous connaissez la baronne Samoris?

– Oui et non. Je l’ai vue une fois, mais je sais ce que c’est!

– Vous le savez… tout à fait?

– Oui.

– Voulez-vous me le dire, afin que je voie si vous ne vous trompez point?

– Très volontiers. Mme Samoris est une femme du monde qui a une fille sans qu’on ait jamais connu son mari. En tout cas, si elle n’a pas eu de mari, elle a des amants d’une façon discrète, car on la reçoit dans une certaine société tolérante ou aveugle.

Elle fréquente l’église, reçoit les sacrements avec recueillement, de façon à ce qu’on le sache, et ne se compromet jamais. Elle espère que sa fille fera un beau mariage. Est-ce cela?

– Oui, mais je complète vos renseignements: c’est une femme entretenue qui se fait respecter de ses amants plus que si elle ne couchait pas avec eux. C’est là un rare mérite; car, de cette façon, on obtient ce qu’on veut d’un homme. Celui qu’elle a choisi, sans qu’il s’en doute, lui fait la cour longtemps, la désire avec crainte, la sollicite avec pudeur, l’obtient avec étonnement et la possède avec considération. Il ne s’aperçoit point qu’il la paye, tant elle s’y prend avec tact; et elle maintient leurs relations sur un tel ton de réserve, de dignité, de comme il faut, qu’en sortant de son lit il souffletterait l’homme capable de suspecter la vertu de sa maîtresse. Et cela de la meilleure foi du monde.

J’ai rendu à cette femme, à plusieurs reprises, quelques services. Et elle n’a point de secrets pour moi.

Or, dans les premiers jours de janvier, elle est venue me trouver pour m’emprunter trente mille francs. Je ne les lui ai point prêtés, bien entendu; mais comme je désirais l’obliger, je l’ai priée de m’exposer très complètement sa situation afin de voir ce que je pourrais faire pour elle.

Elle me dit les choses avec de telles précautions de langage qu’elle ne m’aurait pas conté plus délicatement la première communion de sa fillette. Je compris enfin que les temps étaient durs et qu’elle se trouvait sans un sou.

La crise commerciale, les inquiétudes politiques que le gouvernement actuel semble entretenir à plaisir, les bruits de guerre, la gêne générale avaient rendu l’argent hésitant, même entre les mains des amoureux. Et puis elle ne pouvait, cette honnête femme, se donner au premier venu.

Il lui fallait un homme du monde, du meilleur monde, qui consolidât sa réputation tout en fournissant aux besoins quotidiens. Un viveur, même très riche, l’eût compromise à tout jamais et rendu problématique le mariage de sa fille. Elle ne pouvait non plus songer aux agences galantes, aux intermédiaires déshonorants qui auraient pu, pour quelque temps, la tirer d’embarras.

Or elle devait soutenir son train de maison, continuer à recevoir à portes ouvertes pour ne point perdre l’espérance de trouver, dans le nombre des visiteurs, l’ami discret et distingué qu’elle attendait, qu’elle choisirait.

Moi je lui fis observer que mes trente mille francs avaient peu de chance de me revenir; car, lorsqu’elle les aurait mangés, il faudrait qu’elle en obtînt, d’un seul coup, au moins soixante mille pour m’en rendre la moitié.

Elle semblait désolée en m’écoutant. Et je ne savais qu’inventer quand une idée, une idée vraiment géniale, me traversa l’esprit.

Je venais d’acheter ce Christ de la Renaissance que je vous ai montré, une admirable pièce, la plus belle, dans ce style, que j’aie jamais vue.

– Ma chère amie, lui dis-je, je vais faire porter chez vous cet ivoire-là. Vous inventerez une histoire ingénieuse, touchante, poétique, ce que vous voudrez, pour expliquer votre désir de vous en défaire. C’est, bien entendu, un souvenir de famille hérité de votre père.

Moi, je vous enverrai des amateurs, et je vous en amènerai moi-même. Le reste vous regarde. Je vous ferai connaître leur situation par un mot, la veille. Ce Christ-là vaut cinquante mille francs; mais je le laisserais à trente mille. La différence sera pour vous.

Elle réfléchit quelques instants d’un air profond et répondit: «Oui, c’est peut-être une bonne idée. Je vous remercie beaucoup».

Le lendemain, j’avais fait porter mon Christ chez elle, et le soir même je lui envoyais le baron de Saint-Hospital.

Pendant trois mois je lui adressai des clients, tout ce que j’ai de mieux, de plus posé dans mes relations d’affaires. Mais je n’entendais plus parler d’elle.

Or, ayant reçu la visite d’un étranger qui parlait fort mal le français, je me décidai à le présenter moi-même chez la Samoris, pour voir.

Un valet de pied tout en noir nous reçut et nous fit entrer dans un joli salon, sombre, meublé avec goût, où nous attendîmes quelques minutes. Elle apparut, charmante, me tendit la main, nous fit asseoir; et quand je lui eus expliqué le motif de ma visite, elle sonna.

Le valet de pied reparut.

– Voyez, dit-elle, si Mlle Isabelle peut laisser entrer dans sa chapelle.

La jeune fille apporta elle-même la réponse. Elle avait quinze ans, un air modeste et bon, toute la fraîcheur de sa jeunesse.

Elle voulait nous guider elle-même dans sa chapelle.

C’était une sorte de boudoir pieux où brûlait une lampe d’argent devant le Christ, mon Christ, couché sur un lit de velours noir. La mise en scène était charmante et fort habile.

L’enfant fit le signe de la croix, puis nous dit: «Regardez, messieurs, est-il beau?»

Je pris l’objet, je l’examinai et je le déclarai remarquable. L’étranger aussi le considéra, mais il semblait beaucoup plus occupé par les deux femmes que par le Christ.

On sentait bon dans leur logis, on sentait l’encens, les fleurs et les parfums. On s’y trouvait bien. C’était là vraiment une demeure confortable qui invitait à rester.

Quand nous fûmes rentrés dans le salon, j’abordai, avec réserve et délicatesse, la question de prix. Mme Samoris demanda, en baissant les yeux, cinquante mille francs.

Puis elle ajouta: «Si vous désiriez le revoir, monsieur, je ne sors guère avant trois heures; et on me trouve tous les jours».

Dans la rue, l’étranger me demanda des détails sur la baronne qu’il avait trouvée exquise. Mais je n’entendis plus parler de lui ni d’elle.

 

Trois mois encore se passèrent.

Un matin, voici quinze jours à peine, elle arriva chez moi à l’heure du déjeuner, et posant un portefeuille entre mes mains: «Mon cher, vous êtes un ange. Voici cinquante mille francs; c’est moi qui achète votre Christ, et je le paye vingt mille francs de plus que le prix convenu, à la condition que vous m’enverrez toujours… toujours des clients… car il est encore à vendre… mon Christ…