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La vie errante

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D'ALGER À TUNIS

I

Sur les quais d'Alger, dans les rues des villages indigènes, dans les plaines du Tell, sur les montagnes du Sahel ou dans les sables du Sahara, tous ces corps drapés comme en des robes de moines, la tête encapuchonnée sous le turban flottant par derrière, ces traits sévères, ces regards fixes, ont l'air d'appartenir à des religieux d'un même ordre austère, répandus sur la moitié du globe.

Leur démarche même est celle de prêtres; leurs gestes, ceux d'apôtres prêcheurs; leur attitude, celle de mystiques pleins de mépris du monde.

Nous sommes, en effet, chez des hommes où l'idée religieuse domine tout, efface tout, règle les actions, étreint les consciences, moule les coeurs, gouverne la pensée, prime tous les intérêts, toutes les préoccupations, toutes les agitations.

La religion est la grande inspiratrice de leurs actes, de leur âme, de leurs qualités et de leurs défauts. C'est par elle, pour elle qu'ils sont bons, braves, attendris, fidèles, car ils semblent n'être rien par eux-mêmes, n'avoir aucune qualité qui ne leur soit inspirée ou commandée par leur foi. Nous ne découvrons guère la nature spontanée ou primitive de l'Arabe sans qu'elle ait été, pour ainsi dire, recréée par sa croyance, par le Coran, par l'enseignement de Mohammed. Jamais aucune autre religion ne s'est incarnée ainsi en des êtres.

Allons donc les voir prier dans leur mosquée, dans la mosquée blanche qu'on aperçoit là-bas, au bout du quai d'Alger.

Dans la première cour, sous une arcade de colonnettes vertes, bleues et rouges, des hommes, assis ou accroupis, causent à voix basse, avec la tranquillité grave des Orientaux. En face de l'entrée, au fond d'une petite pièce carrée, qui ressemble à une chapelle, le cadi rend la justice. Des plaignants attendent sur des bancs; un Arabe agenouillé parle, tandis que le magistrat, enveloppé, presque disparu sous tous les plis de ses vêtements et sous la masse de son lourd turban, ne montre qu'un peu de visage et regarde le plaideur d'un oeil dur et calme, en l'écoutant. Un mur, où s'ouvre une fenêtre grillée, sépare cette pièce de celles où les femmes, créatures moins nobles que l'homme, et qui ne peuvent se tenir en face du cadi, attendent leur tour pour exposer leur plainte par ce guichet de confessionnal.

Le soleil qui tombe en flots de feu sur les murs de neige de ces petits bâtiments pareils à des tombeaux de marabouts, et sur la cour, où une vieille Arabe jette des poissons morts à une armée de chats tigrés, rejaillit à l'intérieur sur les burnous, les jambes sèches et brunes, et les figures impassibles. Plus loin, voici l'école, à côté de la fontaine où l'eau coule sous un arbre. Tout est là, dans cette douce et paisible enceinte: la religion, la justice, l'instruction.

J'entre dans la mosquée après m'être déchaussé, et je m'avance sur les tapis au milieu des colonnes claires dont les lignes régulières emplissent ce temple silencieux, vaste et bas, d'une foule de larges piliers. Car ils sont très larges, ayant une face orientée vers la Mecque, afin que chaque croyant puisse, en se plaçant devant, ne rien voir, n'être distrait par rien, et, tourné vers la ville sainte, s'absorber dans la prière.

En voici qui se prosternent; d'autres, debout, murmurent les formules du Coran dans les postures prescrites; d'autres, encore, libres de ces devoirs accomplis, causent assis par terre, le long des murs, car la mosquée n'est pas seulement un lieu de prière, c'est aussi un lieu de repos, où l'on séjourne, où l'on vit des jours entiers.

Tout est simple, tout est nu, tout est blanc, tout est doux, tout est paisible en ces asiles de foi, si différents de nos églises décoratives, agitées, quand elles sont pleines, par le bruit des offices, le mouvement des assistants, la pompe des cérémonies, les chants sacrés, et, quand elles sont vides, devenues si tristes, si douloureuses, qu'elles serrent le coeur, qu'elles ont l'air d'une chambre de mourant, de la froide chambre de pierre où le Crucifié agonise encore.

Sans cesse, des Arabes entrent, des humbles, des riches, le portefaix du port et l'ancien chef, le noble sous la blancheur soyeuse de son burnous éclatant. Tous, pieds nus, font les mêmes gestes, prient le même Dieu avec la même foi exaltée et simple, sans pose et sans distraction. Ils se tiennent d'abord debout, la face levée, les mains ouvertes à la hauteur des épaules, dans l'attitude de la supplication. Puis les bras tombent le long du corps, la tête s'incline; ils sont devant le souverain du monde dans l'attitude de la résignation. Les mains ensuite s'unissent sur le ventre, comme si elles étaient liées. Ce sont des captifs sous la volonté du maître. Enfin ils se prosternent plusieurs fois de suite, très vite, sans aucun bruit. Après s'être assis d'abord sur leurs talons, les mains ouvertes sur les cuisses, ils se penchent en avant jusqu'à toucher le sol avec le front.

Cette prière, toujours la même, et qui commence par la récitation des premiers versets du Coran, doit être répétée cinq fois par jour par les fidèles, qui, avant d'entrer, se sont lavé les pieds, les mains et la face.

On n'entend, par le temple muet, que le clapotement de l'eau coulant dans une autre cour intérieure, qui donne du jour à la mosquée. L'ombre du figuier, poussé au-dessus de la fontaine aux ablutions, jette un reflet vert sur les premières nattes.

Les femmes musulmanes peuvent entrer comme les hommes, mais elles ne viennent presque jamais. Dieu est trop loin, trop haut, trop imposant pour elles. On n'oserait pas lui raconter tous les soucis, lui confier toutes les peines, lui demander tous les menus services, les menues consolations, les menus secours contre la famille, contre le mari, contre les enfants, dont ont besoin les coeurs de femme. Il faut un intermédiaire plus humble entre lui si grand et elles si petites.

Cet intermédiaire, c'est le marabout. Dans la religion catholique, n'avons-nous pas les saints et la Vierge Marie, avocats naturels des timides auprès de Dieu?

C'est donc au tombeau du saint, dans la petite chapelle où il est enseveli, que nous trouverons la femme arabe en prière.

Allons l'y voir.

La zaouia Abd-er-Rahman-el-Tcalbi est la plus originale et la plus intéressante d'Alger. On nomme «zaouia» une petite mosquée unie à une koubba (tombeau d'un marabout), et comprenant aussi parfois une école et un cours de haut enseignement pour les musulmans lettrés.

Pour atteindre la zaouia d'Abd-er-Rahman, il faut traverser la ville arabe. C'est une montée inimaginable à travers un labyrinthe de ruelles, emmêlées, tortueuses, entre les murs sans fenêtres des maisons mauresques. Elles se touchent presque à leur sommet, et le ciel, aperçu entre les terrasses, semble une arabesque bleue d'une irrégulière et bizarre fantaisie. Quelquefois, un long couloir sinueux et voûté, escarpé comme un sentier de montagne, paraît conduire directement dans l'azur dont on aperçoit soudain, au détour d'un mur, au bout des marches, là-haut, la tache éclatante, pleine de lumière.

Tout le long de ces étroits corridors sont accroupis, au pied des maisons, des Arabes qui sommeillent en leurs loques; d'autres, entassés dans les cafés maures, sur des banquettes circulaires ou par terre, toujours immobiles, boivent en de petites tasses de faïence qu'ils tiennent gravement entre leurs doigts. En ces rues étroites qu'il faut escalader, le soleil, tombant par surprises, par filets ou par grandes plaques à chaque cassure des voies entre-croisées, jette sur les murs des dessins inattendus, d'une clarté aveuglante et vernie. On aperçoit, par les portes entr'ouvertes, les cours intérieures qui soufflent de l'air frais. C'est toujours le même puits carré qu'enferme une colonnade supportant des galeries. Un bruit de musique douce et sauvage s'échappe parfois de ces demeures, dont on voit sortir aussi souvent, deux par deux, des femmes. Elles vous jettent, entre les voiles qui leur couvrent la face, un regard noir et triste, un regard de prisonnières, et passent.

Coiffées toutes comme on nous représente la Vierge Marie, d'une étoffe serrée sur le crâne, le torse enveloppé du haïk, les jambes cachées sous l'ample pantalon de toile ou de calicot, qui vient étreindre la cheville, elles marchent lentement, un peu gauches, hésitantes; et on cherche à deviner leur figure sous le voile qui la dessine un peu en se collant sur les saillies. Les deux arcs bleuâtres des sourcils, joints par un trait d'antimoine, se prolongent, au loin, sur les tempes.

Soudain des voix m'appellent. Je me retourne, et par une porte ouverte j'aperçois, sur les murs, de grandes peintures inconvenantes comme on en retrouve à Pompéi. La liberté des moeurs, l'épanouissement, en pleine rue, d'une prostitution innombrable, joyeuse, naïvement hardie, révèlent tout de suite la différence profonde qui existe entre la pudeur européenne et l'inconscience orientale.

N'oublions pas qu'on a interdit dans ces mêmes rues, depuis peu d'années seulement, les représentations de Caragousse, sorte de Guignol obscène et monstrueux, dont les enfants regardaient de leurs grands yeux noirs, ignorants et corrompus, en riant et en applaudissant, les invraisemblables, ignobles et inénarrables exploits.

Par tout le haut de la ville arabe, entre les merceries, les épiceries et les fruiteries des incorruptibles Mozabites, puritains mahométans que souille le seul contact des autres hommes, et qui subiront, en rentrant dans leur patrie, une longue purification, s'ouvrent tout grands des débits de chair humaine, où l'on est appelé dans toutes les langues. Le Mozabite, accroupi dans sa petite boutique, au milieu de ses marchandises bien rangées autour de lui, semble ne pas voir, ne pas savoir, ne pas comprendre.

À sa droite, les femmes espagnoles roucoulent comme des tourterelles; à sa gauche les femmes arabes miaulent comme des chattes. Il a l'air, au milieu d'elles, entre les nudités impudiques peintes pour achalander les deux bouges, d'un fakir, vendeur de fruits, hypnotisé dans un rêve.

 

Je tourne à droite par un tout petit passage qui semble tomber dans la mer, étalée au loin, derrière la pointe de Saint-Eugène, et j'aperçois, au bout de ce tunnel, à quelques mètres sous moi, un bijou de mosquée, ou plutôt une toute mignonne zaouia qui s'égrène par petits bâtiments et par petits tombeaux carrés, ronds et pointus, le long d'un escalier allant en zigzags de terrasse en terrasse.

L'entrée en est masquée par un mur qu'on dirait bâti en neige argentée, encadré de carrelages en faïence verte, et percé d'ouvertures régulières par où l'on voit la rade d'Alger.

J'entre. Des mendiants, des vieillards, des enfants, des femmes, sont accroupis, sur chaque marche, la main tendue, et demandent l'aumône en arabe. À droite, dans une petite construction couronnée aussi de faïences, est une première sépulture, et l'on aperçoit, par la porte ouverte, des fidèles, assis devant le tombeau. Plus bas s'arrondit le dôme éclatant de la koubba du marabout Abd-er-Rahman, à côté du minaret mince et carré d'où l'on appelle à la prière.

Voici, tout le long de la descente, d'autres tombes plus humbles, puis celle du célèbre Ahmed, bey de Constantine, qui fit dévorer par des chiens le ventre des prisonniers français.

De la dernière terrasse à l'entrée du marabout, la vue est délicieuse. Notre-Dame d'Afrique, au loin, domine Saint-Eugène et toute la mer, qui s'en va jusqu'à l'horizon, où elle se mêle au ciel. Puis, plus près, à droite, c'est la ville arabe, montant, de toit en toit, jusqu'à la zaouia et étageant encore, au-dessus, ses petites maisons de craie. Autour de moi, des tombes, un cyprès, un figuier, et des ornements mauresques encadrant et crénelant tous les murs sacrés.

Après m'être déchaussé, je pénètre dans la koubba. D'abord, dans une pièce étroite, un savant musulman, assis sur ses talons, lit un manuscrit qu'il tient de ses deux mains, à la hauteur des yeux. Des livres, des parchemins sont étalées autour de lui sur les nattes. Il ne tourne pas la tête.

Plus loin, j'entends un frémissement, un chuchotement. À mon approche, toutes les femmes accroupies autour du tombeau se couvrent la figure avec vivacité. Elles ont l'air de gros flocons de linge blanc où brillent des yeux. Au milieu d'elles, dans cette écume de flanelle, de soie, de laine et de toile, des enfants dorment ou s'agitent, vêtus de rouge, de bleu, de vert: c'est charmant et naïf. Elles sont chez elles, chez leur saint, dont elles ont paré la demeure, – car Dieu est trop loin pour leur esprit borné, trop grand pour leur humilité.

Elles ne se tournent pas vers la Mecque, elles, mais vers le corps du marabout, et elles se mettent sous sa protection directe, qui est encore, qui est toujours la protection de l'homme. Leurs yeux de femmes, leurs yeux doux et tristes, soulignés par deux bandeaux blancs, ne savent pas voir l'immatériel, ne connaissent que la créature. C'est le mâle qui, vivant, les nourrit, les défend, les soutient; c'est encore le mâle qui parlera d'elles à Dieu, après sa mort. Elles sont là tout près de la tombe parée et peinturlurée, un peu semblable à un lit breton mis en couleur et couvert d'étoffes, de soieries, de drapeaux, de cadeaux apportés.

Elles chuchotent, elles causent entre elles, et racontent au marabout leurs affaires, leurs soucis, leurs disputes, les griefs contre le mari. C'est une réunion intime et familière de bavardages autour d'une relique.

Toute la chapelle est pleine de leurs dons bizarres: de pendules de toutes grandeurs qui marchent, battent les secondes et sonnent les heures, de bannières votives, de lustres de toute sorte, en cuivre et en cristal. Ces lustres sont si nombreux qu'on ne voit plus le plafond. Ils pendent côte à côte, de tailles différentes comme dans la boutique d'un lampiste. Les murs sont décorés de faïences élégantes d'un dessin charmant, dont les couleurs dominantes sont toujours le vert et le rouge. Le sol est couvert de tapis, et le jour tombe de la coupole par des groupes de trois fenêtres cintrées, dont une domine les deux autres.

Ce n'est plus la mosquée sévère, nue, où Dieu est seul; c'est un boudoir, orné pour la prière par le goût enfantin de femmes sauvages. Souvent des galants viennent les voir en ce lieu, leur donner un rendez-vous, leur dire quelques mots en secret. Des Européens, qui parlent l'arabe, nouent ici, parfois, des relations avec ces créatures enveloppées et lentes, dont on ne voit que le regard.

Lorsque la confrérie masculine du marabout vient à son tour faire ses dévotions, elle n'a point pour le saint habitant du lieu les mêmes attentions exclusives. Après avoir témoigné leur respect au sépulcre, les hommes se tournent vers la Mecque et adorent Dieu, – car il n'y a de divinité que Dieu, – comme ils répètent en toutes leurs prières.

II
TUNIS

Le chemin de fer avant d'arriver à Tunis traverse un superbe pays de montagnes boisées. Après s'être élevé, en dessinant les lacets démesurés, jusqu'à une altitude de sept cent quatre-vingts mètres, d'où on domine un immense et magnifique paysage, il pénètre dans la Tunisie par la Kroumirie.

C'est alors une suite de monts et de vallées désertes, où jadis s'élevaient des villes romaines. Voici d'abord les restes de Thagaste où naquit saint Augustin, dont le père était décurion.

Plus loin c'est Thubursicum Numidarum, dont les ruines couvrent une suite de collines rondes et verdoyantes. Plus loin encore, c'est Madaure, où naquit Apulée à la fin du règne de Trajan. On ne pourrait guère énumérer les cités mortes, près desquelles on va passer jusqu'à Tunis.

Tout à coup, après de longues heures de route, on aperçoit dans la plaine basse les hautes arches d'un aqueduc à moitié détruit, coupé par places, et qui allait, jadis, d'une montagne à l'autre. C'est l'aqueduc de Carthage dont parle Flaubert dans Salammbô. Puis, on côtoie un beau village, on suit un lac éblouissant, et on découvre les murs de Tunis.

Nous voici dans la ville.

Pour en bien découvrir l'ensemble, il faut monter sur une colline voisine. Les Arabes comparent Tunis à un burnous étendu; et cette comparaison est juste. La ville s'étale dans la plaine, soulevée légèrement par les ondulations de la terre, qui font saillir par places les bords de cette grande tache de maisons pâles d'où surgissent les dômes des mosquées et les clochers des minarets. À peine distingue-t-on, à peine imagine-t-on que ce sont là des maisons, tant cette plaque blanche est compacte, continue et rampante. Autour d'elle, trois lacs qui, sous le dur soleil d'Orient, brillent comme des plaines d'acier. Au nord, au loin, la Sebkra-er-Bouan; à l'ouest, la Sebkra-Seldjoum, aperçue par-dessus la ville; au sud, le grand lac Bahira ou lac de Tunis; puis, en remontant vers le nord, la mer, le golfe profond, pareil lui-même à un lac dans son cadre éloigné de montagnes.

Et puis partout autour de cette ville plate, des marécages fangeux où fermentent des ordures, une inimaginable ceinture de cloaques en putréfaction, des champs nus et bas où l'on voit briller, comme des couleuvres, de minces cours d'eau tortueux. Ce sont les égouts de Tunis qui s'écoulent sous le ciel bleu. Ils vont sans arrêt, empoisonnant l'air, traînant leur flot lent et nauséabond, à travers des terres imprégnées de pourritures, vers le lac qu'ils ont fini par emplir, par combler sur toute son étendue, car la sonde y descend dans la fange jusqu'à dix-huit mètres de profondeur: on doit entretenir un chenal à travers cette boue afin que les petits bateaux y puissent passer.

Mais, par un jour de plein soleil, la vue de cette ville couchée entre ces lacs, dans ce grand pays que ferment au loin des montagnes dont la plus haute, le Zagh'ouan, apparaît presque toujours coiffée d'une nuée en hiver, est la plus saisissante et la plus attachante, peut-être, qu'on puisse trouver sur le bord du continent africain.

Descendons de notre colline et pénétrons dans la cité. Elle a trois parties bien distinctes: la partie française, la partie arabe, et la partie juive.

En vérité, Tunis n'est ni une ville française, ni une ville arabe, c'est une ville juive. C'est un des rares points du monde où le juif semble chez lui comme dans une patrie, où il est le maître presque ostensiblement, où il montre une assurance tranquille, bien qu'un peu tremblante encore.

C'est lui surtout qui est intéressant à voir, à observer dans ce labyrinthe de ruelles étroites où circule, s'agite, pullule la population la plus colorée, bigarrée, drapée, pavoisée, miroitante, soyeuse et décorative, de tout ce rivage oriental.

Où sommes-nous? sur une terre arabe ou dans la capitale éblouissante d'Arlequin, d'un Arlequin très artiste, ami des peintres, coloriste inimitable qui s'est amusé à costumer son peuple avec une fantaisie étourdissante. Il a dû passer par Londres, par Paris, par Saint-Pétersbourg, ce costumier divin qui, revenu plein de dédain des pays du Nord, bariola ses sujets avec un goût sans défaillances et une imagination sans limites. Non seulement il voulut donner à leurs vêtements des formes gracieuses, originales et gaies, mais il employa, pour les nuancer, toutes les teintes créées, composées, rêvées par les plus délicats aquarellistes.

Aux juifs seuls il toléra les tons violents, mais en leur interdisant les rencontres trop brutales et en réglant l'éclat de leurs costumes avec une hardiesse prudente. Quant aux Maures, ses préférés, tranquilles marchands accroupis dans les souks, jeunes gens alertes ou gros bourgeois allant à pas lents par les petites rues, il s'amusa à les vêtir avec une telle variété de coloris, que l'oeil, à les voir, se grise comme une grive avec des raisins. Oh! pour ceux-là, pour ses bons Orientaux, ses Levantins métis de Turcs et d'Arabes, il a fait une collection de nuances si fines, si douces, si calmées, si tendres, si pâlies, si agonisantes et si harmonieuses, qu'une promenade au milieu d'elles est une longue caresse pour le regard.

Voici des burnous de cachemire ondoyants comme des flots de clarté, puis des haillons superbes de misère, à côté des gebbas de soie, longues tuniques tombant aux genoux, et de tendres gilets appliqués au corps sous les vestes à petits boutons égrenés le long des bords.

Et ces gebbas, ces vestes, ces gilets, ces haïks, croisent, mêlent et superposent les plus fines colorations. Tout cela est rose, azuré, mauve, vert d'eau, bleu-pervenche, feuille-morte, chair-de-saumon, orangé, lilas-fané, lie-de-vin, gris-ardoise.

C'est un défilé de féerie, depuis les teintes les plus évanouies jusqu'aux accents les plus ardents, ceux-ci noyés dans un tel courant de notes discrètes que rien n'est dur, rien n'est criard, rien n'est violent le long des rues, ces couloirs de lumière, qui tournent sans fin, serrés entre les maisons basses, peintes à la chaux.

À tout instant, ces étroits passages sont obstrués presque entièrement par des créatures obèses, dont les flancs et les épaules semblent toucher les deux murs à chaque balancement de leur marche. Sur leur tête se dresse une coiffe pointue, souvent argentée ou dorée, sorte de bonnet de magicienne d'où tombe par derrière, une écharpe. Sur leur corps monstrueux, masse de chair houleuse et ballonnée, flottent des blouses de couleurs vives. Leurs cuisses informes sont emprisonnées en des caleçons blancs collés à la peau. Leurs mollets et leurs chevilles empâtées par la graisse gonflent des bas, ou bien, quand elles sont en toilette, des espèces de gaines en drap d'or et d'argent. Elles vont, à petits pas pesants, sur des escarpins qui traînent; car elles ne sont chaussées qu'à la moitié du pied; et les talons frôlent et battent le pavé. Ces créatures étranges et bouffies, ce sont les juives, les belles juives!

Dès qu'approche l'âge du mariage, l'âge où les hommes riches les recherchent, les fillettes d'Israël rêvent d'engraisser; car plus une femme est lourde, plus elle fait honneur à un mari et plus elle a de chances de le choisir à son gré. À quatorze ans, à quinze ans, elles sont, ces gamines sveltes et légères, des merveilles de beauté, de finesse et de grâce.

Leur teint pâle, un peu maladif, d'une délicatesse lumineuse, leurs traits fins, ces traits si doux d'une race ancienne et fatiguée, dont le sang jamais ne fut rajeuni, leurs yeux sombres sous les fronts clairs, qu'écrase la masse noire, épaisse, pesante, des cheveux ébouriffés, et leur allure souple quand elles courent d'une porte à l'autre, emplissent le quartier juif de Tunis d'une longue vision de petites Salomés troublantes.

Puis elles songent à l'époux. Alors commence l'inconcevable gavage qui fera d'elles des monstres. Immobiles maintenant, après avoir pris chaque matin la boulette d'herbes apéritives qui surexcitent l'estomac, elles passent les journées entières à manger des pâtes épaisses qui les enflent incroyablement. Les seins se gonflent, les ventres ballonnent, les croupes s'arrondissent, les cuisses s'écartent, séparées par la bouffissure; les poignets et les chevilles disparaissent sous une lourde coulée de chair. Et les amateurs accourent, les jugent, les comparent, les admirent comme dans un concours d'animaux gras. Voilà comme elles sont belles, désirables, charmantes, les énormes filles à marier!

 

Alors on voit passer ces êtres prodigieux, coiffés d'un cône aigu nommé koufia, qui laisse pendre sur le dos le bechkir, vêtus de la camiza flottante, en toile simple ou en soie éclatante, culottés de maillots tantôt blancs, tantôt richement ouvragés, et chaussés de savates traînantes, dites «saba»; êtres inexprimablement surprenants, dont la figure demeure encore souvent jolie sur ces corps d'hippopotames.

Dans leurs maisons, facilement ouvertes, on les trouve, le samedi, jour sacré, jour de visites et d'apparat, recevant leurs amies dans les chambres blanches, où elles sont assises, les unes près des autres, comme des idoles symboliques, couvertes de soieries et d'oripeaux luisants, déesses de chair et de métal, qui ont des guêtres d'or aux jambes et, sur la tête, une corne d'or!

La fortune de Tunis est dans leurs mains, ou plutôt dans les mains de leurs époux toujours souriants, accueillants et prêts à offrir leurs services. Dans bien peu d'années, sans doute, devenues des dames européennes, elles s'habilleront à la française et, pour obéir à la mode, jeûneront, afin de maigrir. Ce sera tant mieux pour elles et tant pis pour nous, les spectateurs.

Dans la ville arabe, la partie la plus intéressante est le quartier des Souks, longues rues voûtées ou toiturées de planches, à travers lesquelles le soleil glisse des lames de feu, qui semblent couper au passage les promeneurs et les marchands. Ce sont les bazars, galeries tortueuses et entre-croisées où les vendeurs, par corporations, assis ou accroupis au milieu de leurs marchandises en de petites boutiques couvertes, appellent avec énergie le client ou demeurent immobiles dans ces niches de tapis, d'étoffes de toutes couleurs, de cuirs, de brides, de selles, de harnais brodés d'or, ou dans les chapelets jaunes et rouges des babouches.

Chaque corporation a sa rue, et l'on voit, tout le long de la galerie, séparés par une simple cloison, tous les ouvriers du même métier travailler avec les mêmes gestes. L'animation, la couleur, la gaieté de ces marchés orientaux ne sont point possibles à décrire, car il faudrait en exprimer en même temps l'éblouissement, le bruit et le mouvement.

Un de ces souks a un caractère si bizarre, que le souvenir en reste extravagant et persistant comme celui d'un songe. C'est le souk des parfums.

En d'étroites cases pareilles, si étroites qu'elles font penser aux cellules d'une ruche, alignées d'un bout à l'autre et sur les deux côtés d'une galerie un peu sombre, des hommes au teint transparent, presque tous jeunes, couverts de vêtements clairs, et assis comme des bouddhas, gardent une rigidité saisissante dans un cadre de longs cierges suspendus, formant autour de leur tête et de leurs épaules un dessin mystique et régulier.

Les cierges d'en haut, plus courts, s'arrondissent sur le turban; d'autres, plus longs, viennent aux épaules; les grands tombent le long des bras. Et, cependant, la forme symétrique de cette étrange décoration varie un peu de boutique en boutique. Les vendeurs, pâles, sans gestes, sans paroles, semblent eux-mêmes des hommes de cire en une chapelle de cire. Autour de leurs genoux, de leurs pieds, à la portée des mains si un acheteur se présente, tous les parfums imaginables sont enfermés en de toutes petites boîtes, en de toutes petites fioles, en de tous petits sacs.

Une odeur d'encens et d'aromates flotte, un peu étourdissante, d'un bout à l'autre du souk.

Quelques-uns de ces extraits sont vendus très cher, par gouttes. Pour les compter, l'homme se sert d'un petit coton qu'il tire de son oreille et y replace ensuite.

Quand le soir vient, tout le quartier des souks est clos par de lourdes portes à l'entrée des galeries, comme une ville précieuse enfermée dans l'autre.

Lorsqu'on se promène au contraire par les rues neuves qui vont aboutir, dans le marais, à quelque courant d'égout, on entend soudain une sorte de chant bizarre rythmé par des bruits sourds comme des coups de canon lointains, qui s'interrompent quelques instants pour recommencer aussitôt. On regarde autour de soi et on découvre, au ras de terre, une dizaine de têtes de nègres, enveloppées de foulards, de mouchoirs, de turbans, de loques. Ces têtes chantent un refrain arabe, tandis que les mains, armées de dames pour tasser le sol, tapent en cadence, au fond d'une tranchée, sur les cailloux et le mortier qui feront des fondations solides à quelque nouvelle maison bâtie dans ce sol huileux de fanges.

Sur le bord du trou, un vieux nègre, chef d'escouade de ces pileurs de pierres, bat la mesure, avec un rire de singe; et tous les autres aussi rient en continuant leur bizarre chanson que scandent des coups énergiques. Ils tapent avec ardeur et rient avec malice devant les passants qui s'arrêtent; et les passants aussi s'égayent, les Arabes parce qu'ils comprennent, les autres parce que le spectacle est drôle; mais personne assurément ne s'amuse autant que les nègres, car le vieux crie:

– Allons! frappons!

Et tous reprennent en montrant leurs dents, et en donnant trois coups de pilon:

– Sur la tête du chien de roumi!

Le nègre clame en mimant le geste d'écraser:

– Allons! frappons!

Et tous:

– Sur la tête du chien de youte!

Et c'est ainsi que s'élève la ville européenne dans le quartier neuf de

Tunis!

Ce quartier neuf! Quand on songe qu'il est entièrement construit sur des vases peu à peu solidifiées, construit sur une matière innommable, faite de toutes les matières immondes que rejette une ville, on se demande comment la population n'est pas décimée par toutes les maladies imaginables, toutes les fièvres, toutes les épidémies. Et, en regardant le lac, que les mêmes écoulements urbains envahissent et comblent peu à peu, le lac, dépotoir nauséabond, dont les émanations sont telles que, par les nuits chaudes, on a le coeur soulevé de dégoût, on ne comprend même pas que la ville ancienne, accroupie près de ce cloaque, subsiste encore.

On songe aux fiévreux aperçus dans certains villages de Sicile, de Corse ou d'Italie, à la population difforme, monstrueuse, ventrue et tremblante, empoisonnée par des ruisseaux clairs et de beaux étangs limpides, et on demeure convaincu que Tunis doit être un foyer d'infections pestilentielles.

Eh bien, non! Tunis est une ville saine, très saine! L'air infect qu'on y respire est vivifiant et calmant, le plus apaisant, le plus doux aux nerfs surexcités que j'aie jamais respiré. Après le département des Landes, le plus sain de France, Tunis est l'endroit où sévissent le moins toutes les maladies ordinaires de nos pays.

Cela paraît invraisemblable, mais cela est. O médecins modernes, oracles grotesques, professeurs d'hygiène, qui envoyez vos malades respirer l'air pur des sommets ou l'air vivifié par la verdure des grands bois, venez voir ces fumiers qui baignent Tunis; regardez ensuite cette terre que pas un arbre n'abrite et ne rafraîchit de son ombre; demeurez un an dans ce pays, plaine basse et torride sous le soleil d'été, marécage immense sous les pluies d'hiver, puis entrez dans les hôpitaux. Ils sont vides!