Buch lesen: «L'inutile beauté»
Guy de Maupassant
L’INUTILE BEAUTÉ
À Henry Cazalis
L’INUTILE BEAUTÉ
I. La victoria fort élégante, attelée de deux superbes chevaux noirs…
La victoria fort élégante, attelée de deux superbes chevaux noirs, attendait devant le perron de l’hôtel. C’était à la fin de juin, vers cinq heures et demie, et, entre les toits qui enfermaient la cour d’honneur, le ciel apparaissait plein de clarté, de chaleur, de gaieté.
La comtesse de Mascaret se montra sur le perron juste au moment où son mari, qui rentrait, arriva sous la porte cochère. Il s’arrêta quelques secondes pour regarder sa femme, et il pâlit un peu. Elle était fort belle, svelte, distinguée avec sa longue figure ovale, son teint d’ivoire doré, ses grands yeux gris et ses cheveux noirs; et elle monta dans sa voiture sans le regarder, sans paraître même l’avoir aperçu, avec une allure si particulièrement racée, que l’infâme jalousie dont il était depuis si longtemps dévoré, le mordit au coeur de nouveau. Il s’approcha, et la saluant:
– Vous allez vous promener? dit-il.
Elle laissa passer quatre mots entre ses lèvres dédaigneuses.
– Vous le voyez bien!
– Au bois?
– C’est probable.
– Me serait-il permis de vous accompagner?
– La voiture est à vous.
Sans s’étonner du ton dont elle lui répondait, il monta et s’assit à côté de sa femme, puis il ordonna:
– Au bois.
Le valet de pied sauta sur le siège auprès du cocher; et les chevaux, selon leur habitude, piaffèrent en saluant de la tête jusqu’à ce qu’ils eussent tourné dans la rue.
Les deux époux demeuraient côte à côte sans se parler. Il cherchait comment entamer l’entretien, mais elle gardait un visage si obstinément dur qu’il n’osait pas.
À la fin, il glissa sournoisement sa main vers la main gantée de la comtesse et la toucha comme par hasard, mais le geste qu’elle fit en retirant son bras fut si vif et si plein de dégoût qu’il demeura anxieux, malgré ses habitudes d’autorité et de despotisme.
Alors il murmura:
– Gabrielle!
Elle demanda, sans tourner la tête:
– Que voulez-vous?
– Je vous trouve adorable.
Elle ne répondit rien, et demeurait étendue dans sa voiture avec un air de reine irritée.
Ils montaient maintenant les Champs-Élysées, vers l’Arc de Triomphe de l’Étoile. L’immense monument, au bout de la longue avenue, ouvrait dans un ciel rouge son arche colossale. Le soleil semblait descendre sur lui en semant par l’horizon une poussière de feu.
Et le fleuve des voitures, éclaboussées de reflets sur les cuivres, sur les argentures et les cristaux des harnais et des lanternes, laissait couler un double courant vers le bois et vers la ville.
Le comte de Mascaret reprit:
– Ma chère Gabrielle.
Alors, n’y tenant plus, elle répliqua d’une voix exaspérée:
– Oh! laissez-moi tranquille, je vous prie. Je n’ai même plus la liberté d’être seule dans ma voiture, à présent.
Il simula n’avoir point écouté, et continua:
– Vous n’avez jamais été aussi jolie qu’aujourd’hui.
Elle était certainement à bout de patience et elle répliqua avec une colère qui ne se contenait point:
– Vous avez tort de vous en apercevoir, car je vous jure bien que je ne serai plus jamais à vous.
Certes, il fut stupéfait et bouleversé, et, ses habitudes de violence reprenant le dessus, il jeta un – «Qu’est-ce à dire?» qui révélait plus le maître brutal que l’homme amoureux.
Elle répéta, à voix basse, bien que leurs gens ne pussent rien entendre dans l’assourdissant ronflement des roues:
– Ah! qu’est-ce à dire? qu’est-ce à dire? Je vous retrouve donc! Vous voulez que je vous le dise?
– Oui.
– Que je vous dise tout?
– Oui.
– Tout ce que j’ai sur le coeur depuis que je suis la victime de votre féroce égoïsme.
Il était devenu rouge d’étonnement et d’irritation. Il grogna, les dents serrées:
– Oui, dites?
C’était un homme de haute taille, à larges épaules, à grande barbe rousse, un bel homme, un gentilhomme, un homme du monde qui passait pour un mari parfait et pour un père excellent.
Pour la première fois depuis leur sortie de l’hôtel elle se retourna vers lui et le regarda bien en face:
– Ah! vous allez entendre des choses désagréables, mais sachez que je suis prête à tout, que je braverai tout, que je ne crains rien, et vous aujourd’hui moins que personne.
Il la regardait aussi dans les yeux, et une rage déjà le secouait. Il murmura:
– Vous êtes folle!
– Non, mais je ne veux plus être la victime de l’odieux supplice de maternité que vous m’imposez depuis onze ans! je veux vivre enfin en femme du monde, comme j’en ai le droit, comme toutes les femmes en ont le droit.
Redevenant pâle tout à coup, il balbutia:
– Je ne comprends pas.
– Si, vous comprenez. Il y a maintenant trois mois que j’ai accouché de mon dernier enfant, et comme je suis encore très belle, et, malgré vos efforts, presque indéformable, ainsi que vous venez de le reconnaître en m’apercevant sur votre perron, vous trouvez qu’il est temps que je redevienne enceinte.
– Mais vous déraisonnez!
– Non. J’ai trente ans et sept enfants, et nous sommes mariés depuis onze ans, et vous espérez que cela continuera encore dix ans, après quoi vous cesserez d’être jaloux.
Il lui saisit le bras et l’étreignant:
– Je ne vous permettrai pas de me parler plus longtemps ainsi.
– Et moi, je vous parlerai jusqu’au bout, jusqu’à ce que j’aie fini tout ce que j’ai à vous dire, et si vous essayez de m’en empêcher, j’élèverai la voix de façon à être entendue par les deux domestiques qui sont sur le siège. Je ne vous ai laissé monter ici que pour cela, car j’ai ces témoins qui vous forceront à m’écouter et à vous contenir. Écoutez-moi. Vous m’avez toujours été antipathique et je vous l’ai toujours laissé voir, car je n’ai jamais menti, monsieur. Vous m’avez épousée malgré moi, vous avez forcé mes parents qui étaient gênés à me donner à vous, parce que vous êtes très riche. Ils m’y ont contrainte, en me faisant pleurer.
Vous m’avez donc achetée, et dès que j’ai été en votre pouvoir, dès que j’ai commencé à devenir pour vous une compagne prête à s’attacher, à oublier vos procédés d’intimidation et de coercition pour me souvenir seulement que je devais être une femme dévouée et vous aimer autant qu’il m’était possible de le faire, vous êtes devenu jaloux, vous, comme aucun homme ne l’a jamais été, d’une jalousie d’espion, basse, ignoble, dégradante pour vous, insultante pour moi. Je n’étais pas mariée depuis huit mois que vous m’avez soupçonnée de toutes les perfidies. Vous me l’avez même laissé entendre. Quelle honte! Et comme vous ne pouviez pas m’empêcher d’être belle et de plaire, d’être appelée dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies femmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginer pour écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idée abominable de me faire passer ma vie dans une perpétuelle grossesse, jusqu’au moment où je dégoûterais tous les hommes. Oh! ne niez pas! Je n’ai point compris pendant longtemps, puis j’ai deviné. Vous vous en êtes vanté même à votre soeur, qui me l’a dit, car elle m’aime et elle a été révoltée de votre grossièreté de rustre.
Ah! rappelez-vous nos luttes, les portes brisées, les serrures forcées! À quelle existence vous m’avez condamnée depuis onze ans, une existence de jument poulinière enfermée dans un haras. Puis, dès que j’étais grosse, vous vous dégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous voyais plus durant des mois. On m’envoyait à la campagne, dans le château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et toujours entourée d’hommages, espérant enfin que j’allais vivre un peu comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l’infâme et haineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n’est pas le désir de me posséder – je ne me serais jamais refusée à vous – c’est le désir de me déformer.
Il s’est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que j’ai été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous voir agir et penser): vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la sécurité qu’ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait de l’affection pour eux avec toute l’aversion que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles momentanément calmées et avec la joie de me voir grossir.
Ah! cette joie, combien de fois je l’ai sentie en vous, je l’ai rencontrée dans vos yeux, je l’ai devinée. Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur moi, sur ma jeunesse, sur ma beauté, sur mon charme, sur les compliments qu’on m’adressait, et sur ceux qu’on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vous en êtes fier; vous paradez avec eux, vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des ânes à Montmorency. Vous les conduisez aux matinées théâtrales pour qu’on vous voit au milieu d’eux, qu’on dise «quel bon père» et qu’on le répète…
Il lui avait pris le poignet avec une brutalité sauvage, et il le serrait si violemment qu’elle se tut, une plainte lui déchirant la gorge.
Et il lui dit tout bas:
– J’aime mes enfants, entendez-vous! Ce que vous venez de m’avouer est honteux de la part d’une mère. Mais vous êtes à moi. Je suis le maître… votre maître… je puis exiger de vous ce que je voudrai, quand je voudrai… et j’ai la loi… pour moi:
Il cherchait à lui écraser les doigts dans la pression de tenaille de son gros poignet musculeux. Elle, livide de douleur, s’efforçait en vain d’ôter sa main de cet étau qui la broyait; et la souffrance la faisant haleter, des larmes lui vinrent aux yeux.
– Vous voyez bien que je suis le maître, dit-il, et le plus fort.
Il avait un peu desserré son étreinte. Elle reprit:
– Me croyez-vous pieuse?
Il balbutia, surpris.
– Mais oui.
– Pensez-vous que je croie à Dieu?
– Mais oui.
– Que je pourrais mentir en vous faisant un serment devant un autel où est enfermé le corps du Christ.
– Non.
– Voulez-vous m’accompagner dans une église.
– Pourquoi faire?
– Vous le verrez bien. Voulez-vous?
– Si vous y tenez, oui.
Elle éleva la voix, en appelant:
– Philippe.
Le cocher, inclinant un peu le cou, sans quitter ses chevaux des yeux, sembla tourner son oreille seule vers sa maîtresse, qui reprit:
– Allez à l’église Saint-Philippe-du-Roule.
Et la victoria qui arrivait à la porte du Bois de Boulogne, retourna vers Paris.
La femme et le mari n’échangèrent plus une parole pendant ce nouveau trajet. Puis, lorsque la voiture fut arrêtée devant l’entrée du temple, Mme de Mascaret, sautant à terre, y pénétra, suivie à quelques pas, par le comte.
Elle alla, sans s’arrêter, jusqu’à la grille du choeur, et tombant à genoux contre une chaise, cacha sa figure dans ses mains et pria. Elle pria longtemps, et lui, debout derrière elle, s’aperçut enfin qu’elle pleurait. Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrins poignants. C’était, dans tout son corps, une sorte d’ondulation qui finissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous ses doigts.
Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop, et il la toucha sur l’épaule.
Ce contact la réveilla comme une brûlure. Se dressant, elle le regarda les yeux dans les yeux.
– Ce que j’ai à vous dire, le voici. Je n’ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plaît. Un de vos enfants n’est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui m’entend ici. C’était l’unique vengeance que j’eusse contre vous, contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés de l’engendrement auxquels vous m’avez condamnée. Qui fut mon amant? Vous ne le saurez jamais! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne le découvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sans plaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m’a rendue mère aussi, lui. Qui est son enfant? Vous ne le saurez jamais. J’en ai sept, cherchez! Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne s’est vengé d’un homme, en le trompant, que lorsqu’il le sait. Vous m’avez forcée à vous le confesser aujourd’hui, j’ai fini.
Et elle s’enfuit à travers l’église, vers la porte ouverte sur la rue, s’attendant à entendre derrière elle le pas rapide de l’époux bravé, et à s’affaisser sur le pavé sous le coup d’assommoir de son poing.
Mais elle n’entendit rien, et gagna sa voiture. Elle y monta d’un saut, crispée d’angoisse, haletante de peur, et cria au cocher: «à l’hôtel».
Les chevaux partirent au grand trot.
II. La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre…
La comtesse de Mascaret, enfermée en sa chambre, attendait l’heure du dîner comme un condamné à mort attend l’heure du supplice. Qu’allait-il faire? Était-il rentré? Despote, emporté, prêt à toutes les violences, qu’avait-il médité, qu’avait-il préparé, qu’avait-il résolu? Aucun bruit dans l’hôtel, et elle regardait à tout instant les aiguilles de sa pendule. La femme de chambre était venue pour la toilette crépusculaire; puis elle était partie.
Huit heures sonnèrent, et, presque tout de suite deux coups furent frappés à la porte.
– Entrez.
Le maître d’hôtel parut, et dit:
– Madame la comtesse est servie.
– Le comte est rentré?
– Oui, madame la comtesse. M. le comte est dans la salle à manger.
Elle eut, pendant quelques secondes, la pensée de s’armer d’un petit revolver qu’elle avait acheté quelque temps auparavant, en prévision du drame qui se préparait dans son coeur. Mais elle songea que tous les enfants seraient là; et elle ne prit rien, qu’un flacon de sels.
Lorsqu’elle entra dans la salle, son mari, debout près de son siège, attendait. Ils échangèrent un léger salut, et s’assirent. Alors, les enfants, à leur tour, prirent place. Les trois fils, avec leur précepteur, l’abbé Marin, étaient à la droite de la mère; les trois filles, avec la gouvernante anglaise, Mlle Smith, étaient à gauche. Le dernier enfant, âgé de trois mois, restait seul à la chambre avec sa nourrice.
Les trois filles, toutes blondes, dont l’aînée avait dix ans, vêtues de toilettes bleues, ornées de petites dentelles blanches, ressemblaient à d’exquises poupées. La plus jeune n’avait pas trois ans. Toutes, jolies déjà, promettaient de devenir belles comme leur mère.
Les trois fils, deux châtains, et l’aîné, âgé de neuf ans, déjà brun, semblaient annoncer des hommes vigoureux, de grande taille, aux larges épaules. La famille entière semblait bien du même sang, fort et vivace.
L’abbé prononça le bénédicité selon l’usage, lorsque personne n’était invité, car, en présence des étrangers, les enfants ne venaient point à la table. Puis on se mit à dîner.
La comtesse, étreinte d’une émotion qu’elle n’avait point prévue, demeurait les yeux baissés, tandis que le comte examinait tantôt les trois garçons et tantôt les trois filles, avec des yeux incertains qui allaient d’une tête à l’autre, troublés d’angoisses. Tout à coup, en reposant devant lui son verre à pied, il le cassa, et l’eau rougie se répandit sur la nappe. Au léger bruit que fit ce léger accident la comtesse eut un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la première fois ils se regardèrent. Alors, de moment en moment, malgré eux, malgré la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient plus de les croiser comme des canons de pistolet.
L’abbé, sentant qu’une gêne existait dont il ne devinait pas la cause, essaya de semer une conversation. Il égrenait des sujets sans que ses inutiles tentatives fissent éclore une idée, fissent naître une parole.
La comtesse, par tact féminin, obéissant à ses instincts de femme du monde, essaya deux ou trois fois de lui répondre: mais en vain. Elle ne trouvait point ses mots dans la déroute de son esprit; et sa voix lui faisait presque peur dans le silence de la grande pièce où sonnaient seulement les petits heurts de l’argenterie et des assiettes.
Soudain son mari, se penchant en avant, lui dit:
– En ce lieu, au milieu de vos enfants, me jurez-vous la sincérité de ce que vous m’avez affirmé tantôt.
La haine fermentée dans ses veines la souleva soudain, et répondant à cette demande avec la même énergie qu’elle répondait à son regard, elle leva ses deux mains, la droite vers les fronts de ses fils, la gauche vers les fronts de ses filles, et d’un accent ferme, résolu, sans défaillance:
– Sur la tête de mes enfants, je jure que je vous ai dit la vérité.
Il se leva, et, avec un geste exaspéré ayant lancé sa serviette sur la table, il se retourna en jetant sa chaise contre le mur, puis sortit sans ajouter un mot.
Mais elle, alors, poussant un grand soupir, comme après une première victoire, reprit d’une voix calmée:
– Ne faites pas attention, mes chéris, votre papa a éprouvé un gros chagrin tantôt. Et il a encore beaucoup de peine. Dans quelques jours il n’y paraîtra plus.
Alors elle causa avec l’abbé; elle causa avec Mlle Smith; elle eut pour tous ses enfants des paroles tendres, des gentillesses, de ces douces gâteries de mère qui dilatent les petits coeurs.
Quand le dîner fut fini, elle passa au salon avec toute sa maisonnée. Elle fit bavarder les aînés, conta des histoires aux derniers, et, lorsque fut venue l’heure du coucher général, elle les baisa très longuement puis, les ayant envoyés dormir, elle rentra seule dans sa chambre.
Elle attendit, car elle ne doutait pas qu’il viendrait. Alors, ses enfants étant loin d’elle, elle se décida à défendre sa peau d’être humain comme elle avait défendu sa vie de femme du monde; et elle cacha, dans la poche de sa robe, le petit revolver chargé qu’elle avait acheté quelques jours plus tôt.
Les heures passaient, les heures sonnaient. Tous les bruits de l’hôtel s’éteignirent. Seuls les fiacres continuèrent dans les rues leur roulement vague, doux et lointain à travers les tentures des murs.
Elle attendait, énergique et nerveuse, sans peur de lui maintenant, prête à tout et presque triomphante, car elle avait trouvé pour lui un supplice de tous les instants et de toute la vie.
Mais les premières lueurs du jour glissèrent entre les franges du bas de ses rideaux, sans qu’il fût entré chez elle. Alors elle comprit, stupéfaite, qu’il ne viendrait pas. Ayant fermé sa porte à clef et poussé le verrou de sûreté qu’elle y avait fait appliquer, elle se mit au lit enfin et y demeura, les yeux ouverts, méditant, ne comprenant plus, ne devinant pas ce qu’il allait faire.
Sa femme de chambre, en lui apportant le thé, lui remit une lettre de son mari. Il lui annonçait qu’il entreprendrait un voyage assez long, et la prévenait, en post-scriptum, que son notaire lui fournirait les sommes nécessaires à toutes ses dépenses.
III. C’était à l’Opéra, pendant un entracte de Robert le Diable…
C’était à l’Opéra, pendant un entracte de Robert le Diable. Dans l’orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tête, le gilet largement ouvert sur la chemise blanche où brillaient l’or et les pierres des boutons, regardaient les loges pleines de femmes décolletées, diamantées, emperlées, épanouies dans cette serre illuminée où la beauté des visages et l’éclat des épaules semblent fleurir pour les regards au milieu de la musique et des voix humaines.
Deux amis, le dos tourné à l’orchestre, lorgnaient, en causant, toute cette galerie d’élégance, toute cette exposition de grâce vraie ou fausse, de bijoux, de luxe et de prétention qui s’étalait en cercle autour du grand-théâtre.
Un d’eux, Roger de Salins, dit à son compagnon Bernard Grandin:
– Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle.
L’autre, à son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme qui paraissait encore très jeune, et dont l’éclatante beauté semblait appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pâle, aux reflets d’ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu’en ses cheveux noirs comme une nuit, un mince diadème en arc-en-ciel, poudré de diamants, brillait ainsi qu’une voie lactée.
Quand il l’eut regardée quelque temps, Bernard Grandin répondit avec un accent badin de conviction sincère:
– Je te crois qu’elle est belle!
– Quel âge peut-elle avoir maintenant?
– Attends. Je vais te dire ça exactement. Je la connais depuis son enfance. Je l’ai vue débuter dans le monde comme jeune fille. Elle a… elle a… trente… trente… trente-six ans.
– Ce n’est pas possible?
– J’en suis sûr.
– Elle en porte vingt-cinq.
– Et elle a eu sept enfants.
– C’est incroyable.
– Ils vivent même tous les sept, et c’est une fort bonne mère. Je vais un peu dans la maison qui est agréable, très calme, très saine. Elle réalise le phénomène de la famille dans le monde.
– Est-ce bizarre? Et on n’a jamais rien dit d’elle?
– Jamais.
– Mais, son mari? Il est singulier, n’est-ce pas?
– Oui et non. Il y a peut-être eu entre eux un petit drame, un de ces petits drames de ménage qu’on soupçonne, qu’on ne connaît jamais bien, mais qu’on devine à peu près.
– Quoi?
– Je n’en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd’hui, après avoir été un parfait époux. Tant qu’il est resté bon mari, il a eu un affreux caractère, ombrageux et grincheux. Depuis qu’il fait la fête, il est devenu très indifférent, mais on dirait qu’il a un souci, un chagrin, un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.
Alors, les deux amis philosophèrent quelques minutes sur les peines secrètes, inconnaissables, que des dissemblances de caractères, ou peut-être des antipathies physiques, inaperçues d’abord, peuvent faire naître dans une famille.
Roger de Salins, qui continuait à lorgner Mme de Mascaret, reprit.
– Il est incompréhensible que cette femme-là ait eu sept enfants?
– Oui, en onze ans. Après quoi elle a clôturé, à trente ans, sa période de production pour entrer dans la brillante période de représentation, qui ne semble pas près de finir.
– Les pauvres femmes!
– Pourquoi les plains-tu?
– Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour une femme comme ça! quel enfer! C’est toute la jeunesse, toute la beauté, toute l’espérance de succès, tout l’idéal poétique de vie brillante, qu’un sacrifice à cette abominable loi de la reproduction qui fait de la femme normale une simple machine à pondre des êtres.
– Que veux-tu? c’est la nature!
– Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu’il faut toujours lutter contre la nature, car elle nous ramène sans cesse à l’animal. Ce qu’il y a de propre, de joli, d’élégant, d’idéal sur la terre, ce n’est pas Dieu qui l’y a mis, c’est l’homme, c’est le cerveau humain. C’est nous qui avons introduit dans la création, en la chantant, en l’interprétant, en l’admirant en poètes, en l’idéalisant en artistes, en l’expliquant en savants qui se trompent mais qui trouvent aux phénomènes des raisons ingénieuses, un peu de grâce, de beauté, de charme inconnu et de mystère. Dieu n’a créé que des êtres grossiers, pleins de germes des maladies, qui, après quelques années d’épanouissement bestial, vieillissent dans les infirmités, avec toutes les laideurs et toutes les impuissances de la décrépitude humaine. Il ne les a faits, semble-t-il, que pour se reproduire salement et pour mourir ensuite, ainsi que les insectes éphémères des soirs d’été. J’ai dit «pour se reproduire salement»; j’insiste. Qu’y a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus répugnant que cet acte ordurier et ridicule de la reproduction des êtres, contre lequel toutes les âmes délicates sont et seront éternellement révoltées. Puisque tous les organes inventés par ce créateur économe et malveillant servent à deux fins, pourquoi n’en a-t-il pas choisi d’autres qui ne fussent point malpropres et souillés, pour leur confier cette mission sacrée, la plus noble et la plus exaltante des fonctions humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments matériels, répand aussi la parole et la pensée. La chair se restaure par elle, et c’est par elle, en même temps, que se communique l’idée. L’odorat, qui donne aux poumons l’air vital, donne au cerveau tous les parfums du monde: l’odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la mer. L’oreille, qui nous fait communiquer avec nos semblables, nous a permis encore d’inventer la musique, de créer du rêve, du bonheur, de l’infini et même du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que le Créateur, sournois et cynique, a voulu interdire à l’homme de jamais anoblir, embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme. L’homme, cependant, a trouvé l’amour, ce qui n’est pas mal comme réplique au Dieu narquois, et il l’a si bien paré de poésie littéraire que la femme souvent oublie à quels contacts elle est forcée. Ceux, parmi nous, qui sont impuissants à se tromper en s’exaltant, ont inventé le vice et raffiné les débauches, ce qui est encore une manière de berner Dieu, et de rendre hommage, un hommage impudique, à la beauté.
Mais l’être normal fait des enfants ainsi qu’une bête accouplée par la loi.
Regarde cette femme! n’est-ce pas abominable de penser que ce bijou, que cette perle née pour être belle, admirée, fêtée et adorée, a passé onze ans de sa vie à donner des héritiers au comte de Mascaret.
Bernard Grandin dit en riant:
– Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te comprendraient.
Salins s’animait.
– Sais-tu comment je conçois Dieu, dit-il: comme un monstrueux organe créateur inconnu de nous, qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre, et à recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil ou différent, avec les nouvelles combinaisons des éternels recommencements. Nous lui devons, à ce petit accident de l’intelligence, d’être très mal en ce monde qui n’est pas fait pour nous, qui n’avait pas été préparé pour recevoir, loger, nourrir et contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi d’avoir à lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et des civilisés, contre ce qu’on appelle encore les desseins de la Providence.
Grandin, qui l’écoutait avec attention, connaissant de longue date les surprises éclatantes de sa fantaisie, lui demanda:
– Alors, tu crois que la pensée humaine est un produit spontané de l’aveugle parturition divine?
– Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau, pareille aux actions chimiques imprévues dues à des mélanges nouveaux, pareille aussi à une production d’électricité, créée par des frottements ou des voisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin engendrés par les fermentations infinies et fécondes de la matière qui vit.
Mais, mon cher, la preuve en éclate pour quiconque regarde autour de soi. Si la pensée humaine, voulue par un créateur conscient, avait dû être ce qu’elle est devenue, si différente de la pensée et de la résignation animales, exigeante, chercheuse, agitée, tourmentée, est-ce que le monde créé pour recevoir l’être que nous sommes aujourd’hui aurait été cet inconfortable petit parc à bestioles, ce champ à salades, ce potager sylvestre, rocheux et sphérique où votre Providence imprévoyante nous avait destinés à vivre nus, dans les grottes ou sous les arbres, nourris de la chair massacrée des animaux, nos frères, ou des légumes crus poussés sous le soleil et les pluies.
Mais il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que ce monde n’est pas fait pour des créatures comme nous. La pensée éclose et développée par un miracle nerveux des cellules de notre tête, toute impuissante, ignorante et confuse qu’elle est et qu’elle demeurera toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d’éternels et misérables exilés sur cette terre.
Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l’a donnée à ceux qui l’habitent. N’est-elle pas visiblement et uniquement disposée, plantée et boisée pour des animaux. Qu’y a-t-il pour nous? Rien. Et pour eux, tout: les cavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gîte, la nourriture et la boisson. Aussi les gens difficiles comme moi n’arrivent-ils jamais à s’y trouver bien. Ceux-là seuls qui se rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les autres, les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, les inquiets. Ah! les pauvres gens!
Je mange des choux et des carottes, sacrebleu, des oignons, des navets et des radis, parce que nous avons été contraints de nous y accoutumer, même d’y prendre goût, et parce qu’il ne pousse pas autre chose, mais c’est là une nourriture de lapins et de chèvres, comme l’herbe et le trèfle sont des nourritures de cheval et de vache. Quand je regarde les épis d’un champ de blé mur, je ne doute pas que cela n’ait germé dans le sol pour des becs de moineaux ou d’alouettes, mais non point pour ma bouche. En mastiquant du pain, je vole donc les oiseaux, comme je vole la belette et le renard en mangeant des poules. La caille, le pigeon et la perdrix ne sont-ils pas les proies naturelles de l’épervier; le mouton, le chevreuil et le boeuf, celles des grands carnassiers, plutôt que des viandes engraissées pour nous être servies rôties avec des truffes qui auraient été déterrées spécialement pour nous, par les cochons.
Mais, mon cher, les animaux n’ont rien à faire pour vivre ici-bas. Ils sont chez eux, logés et nourris, ils n’ont qu’à brouter ou à chasser et à s’entre-manger selon leurs instincts, car Dieu n’a jamais prévu la douceur et les moeurs pacifiques; il n’a prévu que la mort des êtres acharnés à se détruire et à se dévorer.
Quant à nous! Ah! ah! il nous en a fallu du travail, de l’effort, de la patience, de l’invention, de l’imagination, de l’industrie, du talent et du génie pour rendre à peu près logeable ce sol de racines et de pierres. Mais songe à ce que nous avons fait, malgré la nature, contre la nature, pour nous installer d’une façon médiocre, à peine propre, à peine confortable, à peine élégante, pas digne de nous.