Buch lesen: «Le fils du Soleil»
PREMIERE PARTIE
I.–LE CONSEIL
La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'était lorsque Juan Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y débarquèrent en 1508, seize ans après la découverte du Nouveau-Monde.
Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays d'un voile mystérieux que la science et des relations fréquentes n'ont pas encore entièrement soulevé. Le célèbre Magalës (Magellan) et son historien le chevalier Pigafetta, qui touchèrent ces côtes en 1520, furent les premiers qui inventèrent ces géants patagons si haut que les Européens atteignaient à peine à leur ceinture, ou grands de plus de neuf pieds et ressemblant à des cyclopes. Ces fables, comme toutes les fables, ont été acceptées pour des vérités, et, au siècle dernier, devinrent le thème d'une très-vive polémique, entre les savants. Aussi donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette terre qui s'étend du versant occidental des Andes à l'océan Atlantique.
La Patagonie est arrosée, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au N., et le Rio-Négro à l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les méandres de leurs cours, rompent agréablement l'uniformité du terrain aride, sec, sablonneux, où croissent seulement des buissons épineux, et dispensent la vie à la végétation non interrompue qui court le long de ses rives. Ils s'enroulent autour d'une vallée fertile ombragée de saules et tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie.
Le Rio-Négro coule dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées à pic, que les eaux viennent battre encore. Là où elles se sont retirées, elles ont laissé des terrains d'alluvion revêtus d'une végétation éternelle, et ont formé des îles nombreuses peuplées de saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des coteaux.
Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge parcourent incessamment et dans tous les sens les déserts de la Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Amérique, et les imbaracayas, ces chats sauvages si féroces et si redoutables. Les côtes fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les phoques à trompe. Le quya, caché dans les marais, jette dans les airs son cri mélancolique; le guaçuti, le cerf des Pampas, court léger sur les sables, pendant que le guanaco, ce chameau américain, s'accroupit rêveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane à travers les nues, en compagnie des dégoûtants cathartes, urubus et auras, qui, comme lui, rôdent autour des falaises du littoral pour y disputer des restes de cadavres aux voraces caracaras. Voilà quelles sont les plaines de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et désolée!
Un soir du mois de novembre, que les indiens Aucas nomment kèkil-kiyen, le mois d'émonder, un voyageur monté sur un fort cheval des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles sentiers tracés par les Indiens, inextricable dédale qu'on retrouve sur le bord de tous les fleuves d'Amérique.
Ce voyageur était un homme de trente ans au plus, vêtu du costume, semi-indien semi-européen, particulier au gauchos. Un poncho, de fabrique indienne, tombait de ses épaules sur les flancs de son cheval, et ne laissait voir que les longues Paienas chiliennes qui Lui montaient au-dessus du genou. Un laço et des bolas pendaient de chaque côté de sa selle, et il portait en travers devant lui une carabine rayée.
Son visage, à demi-caché par les larges ailes de son chapeau de paille, avait une expression de courage brutal et de méchanceté; ses traits étaient comme modelés par la haine. Son nez long et recourbé, surmonté de deux yeux assez rapprochés, vifs et menaçants, lui donnait une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pincée se plissait d'une façon ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient l'astuce. On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu communes.
Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et, après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une sente qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de reconnaître avec soin et de compter les pozos, car dans ces pays absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où l'eau s'amasse en temps de pluie.
Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des chevaux entravés à l'amble devant un misérable toldo. Aussitôt un cri retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive.
–-Eh! compadre, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le passage à l'inconnu.
–-Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas?
–-Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe.
–-A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai Sanchez.
–-Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes.
–-Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto.
–-Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu.
–-Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps.
–-Tu nous contera tes prouesses.
–-Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux jours de jeûne.
–-Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés.
Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce moment ils mirent pied à terre devant le toldo, où ils entrèrent, après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du nouveau venu.
Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent et la pluie.
Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent de grand appétit.
Ces hommes étaient des bomberos.
Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement. Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis, c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant. Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un rare talent d'observation.
Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de la Patagonie.
Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais de quartier.
Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté, ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à la leur; si l'un de leurs compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une bête féroce, ils se contentent de dire: il a eu une mala suerte (mauvaise chance.) Véritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont un type particulier dans l'humanité.
Ces éclaireurs étaient frères et se nommaient Quinto, Julian, Simon et Sanchez. Leur habitation, deux fois ruinée par les Indiens Aucas, avait enfin été brûlée de fond en comble dans une dernière invasion; leur père et leur mère avaient succombé dans des tortures atroces; deux de leurs soeurs avaient été violées par les chefs et tuées; la plus jeunes nommée Maria, enfant de sept ans à peine, avait été emmenée en esclavage, et depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle était vivante ou morte.
Les quatre frères dès lors s'étaient faits bomberos en haine des Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une tête et qu'un coeur. Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce seraient trop longs à raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, mêlés à ce récit.
Dès que Sanchez, qui était l'aîné, eut terminé son repas, Quinto éteignit le feu, Simon monta à cheval pour faire sa ronde aux environs; puis les deux frères curieux des nouvelles que Sanchez apportait, s'approchèrent de lui.
–-Quoi de nouveau, frère? demanda Julian.
–-Avant toute chose, répondit l'aîné, qu'avez-vous fait, vous autres, depuis huit jours?
–-Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien!
–-Bah!
–-Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les Pehuenches deviennent d'une timidité ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme à des femmes.
–-Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore là.
–-Qu'en sais-tu? reprit Quinto.
–-Après? fit Sanchez sans répondre.
–-Voilà tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect.
–-Vous en êtes sûrs?
–-Pardieu! nous prends-tu pour des imbéciles?
–-Non, mais vous vous trompez.
–-Hein?
–-Cherchez bien dans votre mémoire.
–-Personne n'a passé, te dis-je, reprit Julian avec assurance.
–-Personne?
–-A moins que tu ne comptes comme étant quelqu'un la vieille femme Pehuenche qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et nous a demandé le chemin de Carmen.
–-Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-là aussi bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse.
–-Notre candeur! s'écria Quinto en fronçant le sourcil; Nous sommes donc des niais, alors?
–-Dam! cela m'en a tout l'air.
–-Explique-toi.
–-Vous allez comprendre.
–-Cela nous fera plaisir.
–-Peut-être. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et vous a demandé le chemin de Carmen, dit Sanchez en répétant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que c'est?
–-Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable épouvanterait le diable.
–-Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y êtes pas le moins du monde.
–-Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris.
–-Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'était…
–-C'était.
–-Neham-Outah.
Neham-Outah (l'ouragan) était le principal Ulmen des Aucas. Sanchez aurait pu parler longtemps sans être interrompu par ses frères, tant cette nouvelle les avait atterrés.
–-Malédiction, s'écria enfin Julian.
–-Mais comment le sais tu? demanda Quinto.
–-Vous imaginez-vous que je me sois amusé à dormir pendant huit jours, mes frères? Les Indiens, à qui vous voulez envoyer des robes, se préparent dans le plus grand silence à vous donner un furieux coup de cornes. Il faut se méfier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la tempête. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et même de l'Araucanie, se sont liguées pour tenter une invasion, massacrer tous les blancs et détruire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et Pincheira, le chef des Araucanes. Ce soir, grande réunion des députés des nations Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches, où l'on doit définitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque, distribuer les postes aux différentes tribus et arrêter les dernières mesures pour le succès de l'expédition.
–-Caraï! exclama Julian; pas un instant à perdre! Que l'un de nous se rende à franc-étrier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger qui menace la colonie.
–-Non, pas encore! Ne soyons pas si pressés et tâchons de connaître les intentions des Indiens. Le quipus a été envoyé partout et les chefs qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira, Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en tout vingt. Vous voyez, je suis bien informé.
–-Où se réuniront-ils?
–-A l'arbre de Gualichu.
–-Diable! ce n'est point chose aisée de les surprendre en pareil lieu.
–-Morbleu! c'est impossible, dit Quinto.
–-Où manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien! rien de nouveau?
–-Tout est tranquille, dit-il en mettant pied à terre.
–-Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. Écoutez-moi, mes frères. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas?
–-Oh! s'écrièrent les trois hommes.
–-Dans ce cas, vous me suivrez?
–-Partout.
–-Vite! à cheval, car moi aussi je veux assister à l'assemblée indienne.
–-Et tu nous conduis?…
–-A l'arbre de Gualichu.
Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop.
Sanchez avait sur ses frères une supériorité que ceux-ci reconnaissaient; de sa part, rien ne les étonnait, tant ils étaient accoutumés à lui voir accomplir ces merveilles.
–-Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian.
–-Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voilà tout, ajouta Sanchez avec un sourire railleur.
Les bomberos piquèrent des deux et disparurent dans les ténèbres.
II.–LE PRESIDIO
Longtemps après la découverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fondèrent en Patagonie, en 1710, un Presidio situé sur la rive gauche du Rio-Négro, à sept lieues de son embouchure, et nommé Nuestra senora del Carmen ou bien encore Patagones.
L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches campés dans le voisinage du Rio-Négro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une distribution faite aux Indiens d'une grande quantité de vêtements et de toutes sortes d'objets à leur usage, il leur vendit le cours de cette rivière depuis son embouchure jusqu'à San Xavier. De plus, par la volonté de l'Ulmen Negro, les indigènes aidèrent les Espagnols à élever la citadelle qui devait leur servir d'abri, et prêtèrent ainsi leurs bras à leur propre servitude.
A l'époque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en un fort, bâti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarpée qui domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa forme est carrée: il est construit de murs épais en pierre et flanquée de trois bastions, deux sur la rivière à l'est et à l'ouest et le troisième sur la plaine. L'intérieur renferme la chapelle, le presbytère et le magasin aux poudres; sur les autres côtés se prolongent des logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers, la garnison et un petit hôpital. Toutes ces constructions hautes d'un rez-de-chaussée seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement possède, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux estancias ou fermes approvisionnées de chevaux et de têtes de bétail.
Aujourd'hui le fort est presque ruiné; les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts; seuls les bâtiments d'habitation sont en bon état.
Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la rivière.
Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit, est placé entre le fort et le Rio-Négro sur le penchant de la falaise et se compose d'une quarantaine de maisons, différentes d'ordres et de hauteur et formant une ligne irrégulière qui suit le cours des eaux. Autour d'elles s'éparpillent de misérables cabanes. Là est le centre du commerce avec les Indiens.
L'autre groupe de la même rive, appelé Poblacion-del-Sur, est à quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est séparé par des dunes mouvantes qui masquent entièrement la volée des canons. La Poblacion forme une vaste place carrée, autour de laquelle s'étend une centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul étage, qui sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure à des agriculteurs, à des fermiers et des pulperos (marchands d'épiceries et de liqueurs).
Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons éparses et semées ça et là le long de la rivière.
Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est composé d'une vingtaine de maisons alignées sur un terrain bas et sujet aux inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge des gauchos et des estancieros. Quelques pulperos, attirés par le voisinage des Indiens, y ont aussi établi leur commerce.
L'aspect général en est triste: à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, témoignant de l'existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d'un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.
Cette description d'un pays complètement inconnu jusqu'à présent était indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre.
Le jour où commence cette histoire, vers deux heures de l'après midi, cinq ou six gauchos, attablés dans la boutique d'un pulpero, discutaient vivement en avalant à longs traits de la chicha dans des couïs (moitié de calebasse qui servent de tasses) qui circulaient à la ronde. La scène se passait à la Poblacion-del-Sur.
–-Canario! s'écria un grand gaillard maigre et efflanqué qui avait la mine et la tournure d'un effronté coquin; ne sommes-nous pas des hommes libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine à nous rançonner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles.
–-Calla la voca (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises.
–-Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les autres.
–-Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter?
–-Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi, Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride.
–-Chillito!
–-Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de mal?
–-Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur, au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le plus possible.
–-Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde!
–-En attendant, buvons, dit le Pavito.
–-Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin?
–-Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit?
Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers:
–-Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à me remuer le sang.
–-Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle. Tais-toi, entends-te, ou va dormir.
–-Sangre de Cristo! hurla Chillito, en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison.
–-Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te donner une navajeda sur ta vilaine frimousse.
–-Vilaine frimousse! as-tu dit?
Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre.
–-La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler, la rue est libre.
–-Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme.
–-Volontiers.
Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue. Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille.
Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche leur poncho en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un sang-froid remarquable.
Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire au visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d'un vrai caballero.
Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur.
–-Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché!
Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, rengainèrent leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une sorte de courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras dessus bras dessous dans la pulperia.
Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont complètement inconnues en Europe.
Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé leurs habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux de l'avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de coeur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amitié, de dévouement et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités. Il sont tour à tour et à la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans les estancias, l'époque de la mantaza del ganado (abattage des bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine. Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs moeurs: la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le prétexte le plus frivole.
Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir.
A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois.
L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur jusqu'à la porte et courut sur leurs talons.
–-Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde.
Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de monte, et penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au départ de leurs camarades.
L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent.
Où était le Pavito? il avait disparu.
Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un coude assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres semblait se perdre dans la plaine.
A l'angle du sentier passa, près des trois hommes, un cavalier, qui, au grand trot, se dirigeait vers le village; mais préoccupés sans doute par de sérieuses pensées, ni l'étranger, ni les gauchos ne le remarquèrent. Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d'oeil rapide et perçant, et ralentit l'allure de son cheval, qu'il arrêta à quelques pas de là.
–-Dieu me pardonne! se dit-il à lui-même, c'est don Juan Perez, ou c'est le diable en chair et en os! Que peut-il avoir à faire par là en compagnie de ces deux bandits qui m'ont l'air de suppôts de Satan? Que je perde mon nom de José Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je ne me mets à leurs trousses!
Et il sauta vivement à terre. Le senor José Diaz était un homme de trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges épaules, et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif et pétillant d'intelligence et d'audace éclairait sa physionomie ouverte et franche. Son costume, sauf un peu plus d'élégance, était celui des gauchos.
Dès qu'il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais personne à qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en même temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulperia, d'où les gauchos venaient de sortir, et le confia à l'hôte.
Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Américain est son cheval, Diaz revint sur ses pas avec les précautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'être point aperçu. Les gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient derrière Une dune mouvante, au moment où il tournait le coude de chemin. Néanmoins, il ne tarda pas à les revoir gravissant un sentier raide qui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces sables arides, par hasard ou par caprice de la nature.
Sûr désormais de les retrouver, Diaz marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout soupçon, il alluma une cigarette. Les gauchos, par bonheur, ne se retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite de l'homme que Diaz avait reconnu pour être don Juan Perez. Lorsque, à son tour, Diaz arriva devant la lisière du bois, au lieu d'y entrer immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant vers le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus grande précaution, afin de n'éveiller par aucun bruit l'attention des gauchos.
Au bout de quelques minutes, des voix arrivèrent jusqu'à lui. Il leva alors doucement la tête, et dans une clairière, à dix pas de lui environ, il vit les trois homme arrêtés et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s'effaça derrière un érable et prêta l'oreille.
Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Chillito.
Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche, belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une sorte de répulsion.