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Buch lesen: «Les terres d'or»

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Gustave Aimard
LES TERRES D’OR

CHAPITRE PREMIER. DEUX SOLITAIRES

Bien loin, bien loin de la civilisation, s’étendent à l’infini, dans les vastes Amériques, des plaines immenses entrecoupées de prairies plus immenses encore.

C’est, ou plutôt, ce fut le territoire Indien.

Ces TERRES d’OR, convoitées par d’acharnés aventuriers, sont devenues la proie du premier occupant; elles ont été divisées, morcelées, mises en lambeaux par leurs insatiables hôtes: la solitude a été mise au pillage; chacun a voulu avoir sa part à la curée.

Arpenteurs, spéculateurs, locataires, fermiers, trafiquants, forestiers, chasseurs, et par-dessus tout chercheurs d’aventures, se sont abattus par légions sur le patrimoine Indien et s’en sont emparés violemment, par droit de conquête.

Les enfants perdus de la civilisation se sont installés là comme chez eux, et bientôt les noms de Kansas, de Nebraska, sont devenus aussi familiers que ceux de New-York, Londres, ou Paris: les Pawnies, les Ottawas, les Ottoes, les Kickappos, les Puncas, toutes les peuplades aborigènes ont disparu successivement comme des foyers éteints, refoulées par l’incessante et implacable pression des Faces-Pâles.

Des ogres au désert; des oiseaux de proie; d’insolents usurpateurs; des voleurs sans retenue et sans conscience; les Blancs ont été tout cela et pis encore dans ce malheureux Nouveau-Monde qui aurait bien voulu rester toujours inconnu.

Le grand et vieux fleuve qui descend des régions mystérieuses et inexplorées des montagnes Rocheuses a dû se plier au joug des envahisseurs: ses flots majestueux, jusqu’alors purs et calmes comme l’azur des cieux, ont écumé sous les coups redoublés de la vapeur, se sont souillés des détritus d’usines, ont charrié des fardeaux, ont été réduits en esclavage.

En même temps, des fermes, des parcs, des avenues, des villages, des villes, des palais ont surgi comme par enchantement sur les rives du vénérable cours d’eau. La solitude et son paisible silence, le désert et sa paix profonde, ont disparu. Væ victis! tel a été le premier et dernier mot de la civilisation.

Et pourtant, elle était si grande cette belle nature, sortie des mains du Créateur comme un reflet de son immensité, qu’aux déserts absorbés ont succédé les déserts, et que les plus effrontés chercheurs en ignorent encore les bornes!

Parmi les plus aventureux pionniers de la Nebraska, se trouvait Thomas Newcome. Quoique venu du Connecticut, il était né Anglais, et s’il avait gagné le Far-West, c’était moins pour chercher la fortune, que pour satisfaire les caprices d’une imagination fantasque, désordonnée, ennemie de toute gêne.

Son existence tenait du roman; – comme cela arrive beaucoup trop fréquemment pour l’ordre et le bonheur de la société – il avait été le héros d’une mésalliance qui avait fait grand bruit dans le monde Londonien. A une époque où il était jardinier dans les propriétés d’une noble famille, il avait su se faire adorer par la fille de la maison, l’avait enlevée, et avait fui avec elle en Amérique.

La malheureuse et imprudente victime de cette passion s’était aperçue trop tard de son funeste aveuglement; il lui avait fallu dévorer dans l’humiliation et les larmes le pain amer de la pauvreté, assaisonné de remords et d’affronts, – car son séducteur n’était qu’un cœur faux, un esprit misérable, tout à fait indigne du sacrifice consommé en sa faveur.

Enchaînée à ce misérable époux, Mistress Newcome avait perdu non-seulement amis et famille, mais encore sa fortune et ses espérances, car elle avait été déshéritée. Thomas n’avait convoité en elle que la richesse; quand il la vit pauvre il la prit en horreur. La malheureuse femme traîna pendant quelques années une existence désespérée; puis elle mourut, laissant une fille unique à laquelle elle léguait sa beauté, son esprit fin, distingué, impressionnable, et, par dessus tout, les noirs chagrins qui l’avaient tuée.

La jeune Alice habitait avec son père une clôterie sur les rives du Missouri. Leur habitation, grossièrement construite en troncs d’arbres, était installée sur la bordure des bois, et occupait à peu près le centre du domaine.

Ce Settlement, bien délimité sur trois côtés par des ruisseaux d’une certaine importance, n’avait, sur le quatrième côté, que des confins extrêmement indécis.

Dans ces contrées exubérantes d’espace la terre se mesure et se distribue largement: les grands spéculateurs, – un autre nom moins honorable serait peut-être plus juste, – qui revendent à la toise les territoires achetés à la lieue carrée, s’inquiètent peu d’attribuer à deux ou trois acquéreurs le même lambeau de terre: dans ces marchés troubles, auxquels personne ne comprend rien, qui commencent par une goutte d’encre et finissent par des ruisseaux de sang, il n’y a rien de sûr, rien de déterminé; la seule chose certaine, c’est qu’ils sont traités de coquins à scélérats, et que leur unique sanction repose sur le droit du plus fort.

Il s’y trouve toujours un côté douteux. Or, le quatrième côté du Settlement de Newcome était plus que douteux: à force d’être disputé entre voisins, il était sur le point de n’appartenir à personne.

Les prétendants les plus signalés étaient quatre jeunes gens concessionnaires d’un important territoire au milieu duquel était implantée leur rustique habitation.

Un matin, Newcome avait trouvé toute une rangée de pieux solidement plantés sur ce qu’il regardait comme son bien – du quatrième côté. Il ne fut pas long à les arracher pour les replanter bien loin en arrière, rendant ainsi, avec usure, usurpation pour usurpation. Deux jours après les poteaux étaient réintégrés à leur place première: les jeunes voisins faisaient en même temps sommation d’avoir à respecter leur clôture; Newcome répondait sur le champ par une sommation contraire. Chacun, bien entendu, avait la carabine au dos, le revolver en poche; il devint facile de préciser l’instant où la conversation s’échaufferait et ferait parler la poudre.

La tremblante Alice ne vivait qu’au milieu des transes, mais elle ne pouvait apporter remède à cet état de choses, car elle était absolument sans influence sur l’esprit de son père. Quoique jeune elle était sérieuse, raisonnable, prudente, et dirigeait la maison paternelle en ménagère accomplie. Sans se décourager, elle plaidait sans cesse pour la paix et la modération; mais elle prêchait littéralement dans le désert; rien ne faisait impression sur l’esprit brutal, emporté, indomptable de son père.

Un matin qu’il s’était réveillé dans un état d’exaspération extraordinaire, il s’agitait dans la maison, la parcourant à grands pas et adressant à ses voisins toutes sortes d’imprécations.

Alice, espérant faire diversion à ses pensées hargneuses, se hasarda à lui dire timidement:

– M. Mallet, du Comptoir d’Échange, est venu vous demander.

– Qu’est-ce qu’il me veut aussi? ce damné Français de malheur! fut la gracieuse réponse du père.

– Il ne me l’a pas expliqué: seulement il m’a annoncé qu’il reviendrait dans un jour ou deux.

Newcome regarda sa fille de travers:

– En effet! poursuivit-il aigrement, il doit avoir d’importantes affaires par ici, je le suppose! combien de temps est-il resté? Que vous a-t-il dit, ce maroufle?

La jeune fille pâlit et rougit successivement..mais son émotion était causée plutôt par le ton et les manières choquantes de son père que par le souvenir de son entrevue avec le jeune Français. Les paroles empreintes de soupçon qui venaient de lui être adressées la troublèrent au point de rendre sa réponse hésitante et embarrassée.

– Je ne saurais vous rapporter ce qu’il a dit, répondit-elle en balbutiant; il me semble qu’il a loué l’emplacement de notre maison;.... il a expliqué que tout ce territoire lui était parfaitement familier;… qu’il était en état de me raconter une foule d’histoires fort intéressantes sur les mœurs, les guerres, les légendes des Indiens… etc…

– Vraiment! j’en suis touché! Je parierais qu’il en sait une provision d’histoires;… toutes plus intéressantes les unes que les autres! Il doit être extrêmement instruit en façons indiennes. Et, qu’a-t-il chanté encore, ce bel oiseau?…

– Il m’a demandé si j’avais des frères et des sœurs. Il trouve que je ne dois pas mener une existence agréable dans ce Settlement sauvage et solitaire, toute seule avec vous… surtout si on pense que vous êtes dehors la majeure partie du temps.

– En vérité! Et il suppose que vous avez besoin de société, n’est-ce pas?… Eh bien! là, franchement! je ne suis en aucune façon de son avis. Et, je vous le dis, Alicia Newcome! si ce polisson de Français vient encore rôder par ici, sous prétexte de me demander; s’il a l’effronterie de faire des pauses pour vous distraire par sa conversation… je m’arrangerai de façon à ce que vous vous mordiez les doigts de vous être prêtée à ces familiarités là!

– Mais! comment puis-je m’y prendre pour l’empêcher de venir ici, et de me parler s’il vient?… demanda la jeune fille moitié chagrine, moitié irritée de l’apostrophe paternelle.

– Allons! bien! il faudra que je vous fasse la leçon sur ce point, n’est-ce pas? Comme si toute femme ne connaissait pas d’instinct le moyen de se débarrasser d’un importun?

– Mais, je ne suis qu’une pauvre fille sans expérience, mon père; je ne sais rien, si ce n’est qu’il faut répondre civilement à qui me parle avec civilité.

– Eh! eh! eh! ricana l’irascible et grincheux Settler, tout le sang de sa mère, damnation! Petite effrontée! prenez garde de vous montrer trop fidèle à votre sang! vous comprenez? Je ne vous dis que ça! Et, sachez que je ne veux pas vous voir, comme votre mère, prodiguer vos plus gracieux sourires à quiconque les sollicitera!

Il était dans les habitudes grossières de Newcome de se venger sur sa noble femme de la pauvreté qu’elle lui avait apportée en dot; ces brutales récriminations avaient toujours fait grand fonds dans la couronne d’épines que la pauvre martyre avait dû supporter pendant sa vie.

Quoique accoutumée à voir sa mère rudoyée par son indigne tyran et froissée dans ses sentiments les plus délicats, Alice, depuis la mort de cette unique et précieuse amie, n’avait pu supporter les insultes adressées à sa mémoire chérie. Aux paroles cruelles de son père, des larmes brûlantes jaillirent de ses yeux et sillonnèrent lentement ses joues pâlissantes: mais elle se hâta de les essuyer furtivement, de peur qu’elles ne servissent de prétexte à quelques nouvelles cruautés.

La cabane de Newcome était assurément bien misérable pour servir d’habitation à cette gracieuse et mignonne fille. Mais, heureusement pour elle, la pauvreté ne lui avait jamais semblé un mal sérieux; sa mère avait fortifié sa jeune âme par de salutaires enseignements; tout en lui faisant apprécier par-dessus tout les richesses de l’intelligence, – ce luxe du pauvre aussi bien que du riche, – elle lui avait appris à embellir l’indigence même, par les ressources de l’esprit, de la grâce et d’une résignation inaltérable.

Ainsi, dans cette rustique et prosaïque demeure, Alice avait su faire régner une atmosphère de propreté, d’ordre, de distinction, d’élégance même, où l’œil le moins délicat trouvait aussitôt un reflet des précieuses qualités déployées par la jeune ménagère.

Mais, au fond, le contraste était frappant; il était pénible de songer qu’une si aimable enfant se trouvait condamnée à hanter pareille demeure.

Très-probablement des pensées de ce genre vinrent en esprit à Thomas Newcome. Il se rendit involontairement justice, en regardant d’un œil furtif la pauvre Alice qui meurtrissait ses petites mains en s’efforçant de tirer à elle les lourds volets pour opérer la fermeture quotidienne de la maison.

Probablement, dans l’âme sordide de ce manant, s’éleva un cri de la conscience, lorsqu’il se demanda quelles seraient les appréciations de la Gentry civilisée, si cette jeune fille lui apparaissait malheureuse, déclassée, courbée sous la froide étreinte de la misère et de l’abandon.

Mais tout, chez cet homme, aboutissait à la colère. Il secoua violemment ces idées importunes, se leva en sursaut et jetant sa chaise sur le plancher, avec un bruit infernal, il se mit à marcher de long en large, suivant son habitude, comme un ours dans sa cage.

– Au lit! fille! au lit! s’écria-t-il enfin; je veux déjeuner demain matin, de bonne heure; car il faudra aller tenir tête à ces rogneurs de terre. S’ils ont besoin d’une leçon je leur en donnerai une: au point du jour je serai en observation, et malheur à eux si je trouve un seul poteau déplacé!

Jamais Alice n’avait vu son père déployer une telle violence. Toute tremblante, elle se retira, sans mot dire, dans le sombre réduit qui lui servait de chambre à coucher. Thomas s’étendit sur un banc dans la pièce commune: bientôt le silence – sinon le sommeil – régna sous le triste toit de ces deux misérables créatures.

CHAPITRE II. UNE JOYEUSE VEILLÉE

La soirée s’était écoulée tout autrement chez les Squatters (concessionnaires, défricheurs) du Claim voisin. Pour donner ample satisfaction à leurs instincts de sociabilité, de confort et d’économie, quatre jeunes chasseurs de terres avaient imaginé de vivre ensemble dans la même habitation: ils avaient, par cet ingénieux moyen, économisé la construction et l’ameublement de trois cabanes, sur quatre. Ils avaient, en même temps, satisfait à une des principales lois de leur concession, savoir, la prise de possession par le fait d’un établissement à demeure. Au moyen d’une délimitation artistement combinée, ils avaient fait converger au centre les quatre lignes de démarcation, et, sur ce centre, ils avaient bâti leur rustique palais; ils avaient réuni en commun toutes leurs richesses – plus de bonne humeur que d’argent; – et ils vivaient là, contents, insouciants, oublieux du passé, du présent et de l’avenir.

Au demeurant c’étaient quatre beaux garçons, tout de rouge habillés, barbus, chevelus, costumés, équipés d’une façon phénoménale. Néanmoins, au premier coup d’œil, on reconnaissait, dans leur tournure et leurs manières des gens qui avaient «vu de meilleurs jours:» La rude existence du désert avait bronzé leurs visages, assuré leur démarche, durci leurs mains, tout en répandant sur toute leur personne la mâle beauté, l’élégance robuste, la souplesse infatigable de la force unie à la santé.

Ce quatuor d’amis était issu de quatre professions bien différentes: l’un avait été Docteur es-sciences, mais n’avait jamais pratiqué; l’autre était un Légiste qui s’en était également tenu à la théorie; le troisième était Géomètre; le quatrième, Éditeur-libraire. Ces deux derniers avaient une légère expérience de ce qu’ils prétendaient avoir pratiqué.

Ils vivaient paisiblement, en bonne harmonie, dans leur hutte raboteuse et grossière, qui, pour tout mobilier, avait deux tréteaux en planches servant de lits, un fourneau de cuisine, une table en sapin, et quelques ustensiles de ménage en fer battu.

«Pour abréger,» il avait été convenu entre eux que chacun serait appelé par son titre professionnel ou une abréviation de ce titre. Ainsi donc Doc, Squire, Ed, et Flag; (Docteur), (Bachelier légiste ou Écuyer), (Éditeur) et (Porte-Drapeau ou Arpenteur-Géomètre), telles étaient les appellations servant à désigner la personnalité de chacun de ces gentlemen. Leurs vrais noms apparaîtront plus tard en temps propice.

– Je vous le dis, garçons, il fait joli aujourd’hui, n’est-ce pas?.. dit Squire en se dandinant sur ses jambes comme un enfant de quatre ans. Puis il continua sa gymnastique sur un lit.

– Joli! répéta Doc; je pourrais croire que cette expression est juste à votre égard, jeune homme, en vous voyant gigotter sur ce lit. Mais, pour moi, je ne considère qu’une chose, c’est que voilà mon quatrième jour de cuisine. Vraiment, j’ai le dos rompu!

– Peuh! vous parlez comme une femme, observa Flag d’un ton superlativement dédaigneux pour ce symptôme de faiblesse.

– Ah! miséricorde! reprit Doc piteusement, je ne voudrais qu’une seule chose;… entendre ici la voix d’une vraie femme!

– Sans aucun doute, interrompit philosophiquement Squire, de tous les animaux domestiques la femme est le plus usuel. Tout homme peut s’organiser une maison confortable sans chien, ni chat, ni cheval, ni vache: mais, sans femme, rien ne va bien. La femme est pour moi le résumé du monde domestique.

– Je trouve que vous parlez bien peu respectueusement du beau sexe! observa Doc avec gravité; je saurais m’exprimer sur ce point avec plus de convenance.

– Vous croyez? fit Squire d’un ton insouciant et moqueur.

– Allons! reprit Doc; voilà le souper prêt. Le café sera, j’espère, assez chaud pour vous brûler la langue et la punir de ses méfaits.

Le souper fut bientôt terminé; les plats furent empilés dans un chaudron sans être lavés; l’intéressante tâche du récurage était réservée à Ed, en ce moment hors de la maison.

– Ah! bien, oui! je ne ferai pas, durant une minute de plus, l’ouvrage de Master Ed: – trois jours chacun, c’est la règle; ce paresseux a esquivé un jour de son service suivant sa coutume; et ça m’est tombé dessus, naturellement!

Parlant ainsi, Doc se jeta en gémissant sur le lit que Flag lui abandonna par déférence pour le lumbago dont il se plaignait.

– Oui, Ed est un carotteur, c’est un fait, observa Squire sentencieusement.

Doc gardait un silence précurseur du sommeil.

– Je suis de cet avis, complètement! appuya Flag. Master Ed sait très-bien s’approprier tout ce que nous avons de bon, et ce qui nous a souvent coûté bien de la peine à nous procurer: en revanche, il n’apporte jamais rien.

– C’est parfaitement juste, approuva Doc; Ed est un fainéant et un égoïste.

– Si nous lui faisions une bonne farce? proposa Squire.

– Ah! certes, bien volontiers! mais que pourrions-nous imaginer?

– On peut être sûr, reprit Squire, qu’il se gardera bien de rien apporter pour son souper; or, voici un plan délicieux pour le mystifier: laissons sur la table, d’une façon négligente, le pain et quelques rogatons froids, comme si nous les avions oubliés. Je parie cent contre un, qu’au lieu de se faire cuire la moindre chose, notre paresseux dévorera tout cela à belles dents.

– Mais je ne vois là rien de bien farceur, interrompit Doc; c’est précisément ce qu’il fait toujours, sans se gêner.

– Patience! jeune homme! vous n’avez pas la parole; répondit Squire en voix de fausset: je continue: Alors, nous sortirons tous, et nous resterons dehors, juste assez longtemps pour qu’il ait le loisir de bien goinfrer: puis, l’opération fatale accomplie, nous reparaîtrons, nous constaterons le fait, et nous lui donnerons, d’un air funèbre, l’aimable assurance qu’il vient d’engloutir des boulettes à loups empoisonnées, de la strychnine et tout ce qui s’ensuit! Seigneur quelle charge! de le voir souffler, gigoter, hurler!… il se croira perdu!!

– Charmant! s’écria Doc.

– Superlatif! appuya Flag: mais dépêchons-nous, je crois l’entendre siffler dans le lointain.

– Vite! vite! les victuailles sur la table! et… filons! camarades!

Doc, vif et alerte comme une sauterelle, oublia son lumbago; la petite troupe des conspirateurs s’envola comme un seul passereau.

– Hé! les autres! où allez-vous comme ça? demanda Ed qui arrivait au même instant.

– Nous allons vérifier, lui dit Squire précipitamment, si cette vieille bête de Newcome ne démolit pas nos clôtures au clair de lune, pour les replanter à trente pas en arrière au profit de son claim.

Et, toujours courant, les trois conjurés se retirèrent dans un coin, attendant la moment favorable.

Ed, sans la moindre méfiance, s’attabla avec l’empressement d’un convive affamé, et fit consciencieusement disparaître tous les vivres qui lui tombèrent sous la main. Ensuite, pour faciliter la digestion, il tira de sa poche un journal tout récent, qui datait d’au moins quinze jours.

Pendant cet intervalle, les autres étaient revenus.

– Vous êtes tardif, ce soir, observa Flag pendant que ses complices prenaient place en sourdine; apportez-vous quelques nouvelles?

– Euh! pas grand’chose. J’ai là seulement des détails sur la Crimée; les épisodes de cette guerre sont fabuleux. Mais une vraie calamité, c’est de n’en avoir connaissance que lorsque ce sont des nouvelles vieilles de quinze jours. Quel malheur d’être dans un pareil dénuement! ne trouvez-vous pas?

– Sans doute, mon garçon; mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas. Ce n’est là qu’une affaire d’habitude.

– Mon Dieu, oui! comme en toute chose, du reste; appuya Doc. Avez-vous soupé, Ed? ajouta-t-il avec une indifférence calculée.

– Oui: je me suis accommodé de ces restes; je pense que cela me suffira.

Doc se retourna vers la table avec un tressaillement admirable de naturel.

– Miséricorde du ciel! s’écria-t-il; vous avez mangé ces rogatons?

– Oui. Il y avait quelques croûtons de pain et deux ou trois morceaux de viande froide: ce n’était ni indigeste par la quantité, ni merveilleux par la qualité. Mais pourquoi cette question effarée? Vous avez tous des airs lugubres et stupéfiants!

– Ah! mon pauvre ami! vous êtes un homme mort! s’écria Doc en se laissant tomber sur un banc.

– Des boulettes à loups! farcies de strychnine! s’exclamèrent à la fois Squire et Flag d’une voix horripilante.

– Que me dites-vous? C’était… empoisonné? bégaya Ed terrifié, pendant que son visage passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et que ses jambes flageolaient.

– Doc! quel est le contre-poison pour la strychnine? hurla Squire avec des intonations convulsives; il n’est peut-être pas encore trop tard pour le sauver.

– Mais, c’est que la strychnine agit immédiatement! grommela Flag, comme s’il se fut parlé à lui-même, tout en ayant soin de se faire parfaitement entendre du patient.

– Huile! saindoux! lard! graisse! dit Doc avec volubilité; nous avons ici du lard et de l’huile, je vais en essayer l’usage.

Ed, convaincu de son funeste sort, se roulait sur un banc avec de piteux hoquets, et se tenait l’estomac serré à deux mains, d’un air agonisant.

Sans perdre une seconde, Doc coupa une énorme tranche de lard et la lui présenta.

– Oh! il n’y a pas besoin… murmura Ed; il est trop tard, le poison a commencé son œuvre diabolique. Oh! quelles souffrances! Oh! cher… cher ami! comment pouvez-vous être si imprudent?

– Pardonnez-moi, Ed! avant de mourir,… si toutefois vous succombez; répliqua l’autre qui avait toutes les peines du monde à se contenir. Enfin, peut-être en réchapperez-vous, mon bon, mon vieux camarade: Allons, vivement, avalez-moi ce lard; – il n’y a pas une minute à perdre: – avalez vigoureusement.

Tout mourant qu’il se croyait, Ed eut la force de penser que dévorer à plein gosier une demie livre de lard froid était une opération pénible et ardue. Néanmoins il essaya d’en grignoter un petit morceau, perdit courage, et se laissa tomber sur le lit, désespéré.

– Il ne faut pas vous décourager ainsi, Ed, dit Flag avec autorité; essayons de l’huile, ce sera plus facile à avaler. Allons! de l’énergie!… que diable! vous êtes un homme, je pense!

Ainsi pressé jusque dans ses derniers retranchements, Ed fit un effort désespéré et avala d’une seule gorgée tout le nauséabond contenu de la cruche qui lui était présentée.

– Est-ce qu’il n’y en a pas assez, là, pour me tirer d’affaire, docteur? demanda le patient qui, à ses souffrances imaginaires, sentait se joindre une horrible plénitude d’estomac.

– Je ne sais trop… trouvez-vous ce remède-là plus aisé à prendre que le lard?

– Oh non! je ne trouve pas cela commode du tout. Il me semble que si le lard était fondu ou coupé en petits morceaux je l’avalerais plus facilement. Mais, j’y pense, si l’un de vous me frictionnait la poitrine.

Squire et Flag se mirent à le frotter d’importance, outrepassant même de beaucoup ses désirs. En même temps Doc fit fondre du lard, dans un vaste bol, sur la flamme de la chandelle, car le feu était éteint.

– Je… je… trouve que les frictions me font du bien, bégaya la triste victime en cherchant à reprendre haleine sous les poings furibonds de ses amis.

– C’est aussi mon avis, dit Doc sentencieusement; et maintenant si vous pouvez absorber ce bol de graisse fondue, je crois que nous arriverons à vous sauver.

– Ah! Seigneur! miséricorde! s’écria Ed, lorsque par un effort surhumain, il eût réussi à ingurgiter l’atroce breuvage; c’est au moins aussi mauvais que le poison!

– Jamais! mon bon! jamais! observa Squire: si vous en réchappez, il faudra bénir cette médication bienfaisante.

– Mes amis! je m’en vais! c’est fini, je le sens! voyez plutôt! hurla le patient qui se laissa tomber presque inanimé sur le sol.

Les trois impitoyables farceurs eurent un moment d’anxiété: Ed se tordait dans les angoisses très-réelles d’une indigestion monstrueuse. Heureusement la vigueur de sa constitution prit le dessus, d’abondants vomissements le soulagèrent: il s’endormit tout brisé et tout endolori, d’un profond sommeil.

La farce était jouée; les trois conspirateurs se retirèrent en leurs lits respectifs, dans le ravissement d’avoir aussi bien et aussi complètement réussi.

Puis, ils s’abandonnèrent béatement aux douceurs du repos.

Mais à une heure indue de la nuit, vers le matin, tous les dormeurs furent éveillés en sursaut par un bruit étrange; il leur sembla entendre quelqu’un entrer furtivement dans la chambre.

– Est-ce vous Doc? demanda en baillant Squire qui occupait le même lit avec Flag.

– Non, répondit l’autre: Je parie que c’est Ed: en tout cas il n’est pas dans le lit.

– Hé! l’ami Ed! qu’avez-vous donc pour être si matinal? Vous sentiriez-vous plus mal?

– Mal…! grommela l’infortuné, d’une voix de somnambule; je voudrais bien savoir si vous ne seriez pas dolents et tourmentés, ayant le corps bourré d’huile et de graisse!

Un gros rire à demi étouffé fut la seule réponse. Ed s’en formalisa:

– Il vous est facile de rire, Messieurs, je n’en doute pas: je voudrais seulement que quelqu’un de vous eût été aussi proche d’un empoisonnement mortel, et qu’il eût souffert toutes les épreuves qu’il m’a fallu traverser; nous verrions bien s’il trouverait la chose aussi réjouissante!

– C’est un fait! observa Squire avec un accent sympathique. Mais comprenez, cher, qu’à présent vous voilà hors d’affaire: nous en sommes heureux… mais heureux…! au point d’en avoir le fou rire.

– D’ailleurs, ajouta Flag! nous ne rions pas de votre accident; Dieu nous en garde! nous trouvons seulement, que votre médication, – si complètement efficace, – avait un cachet,… comment dirai-je?… un caractère… fort bizarre. Enfin, je pense, mon brave Ed, que vous restez notre débiteur d’au moins trois belles peaux de loups; car en absorbant ainsi leur ragoût futur, vous nous avez fait tort d’une superbe rafle; la nuit était magnifique pour la sortie du loup.

– Que la peste vous confonde tous! vous et les loups! gronda la victime en continuant à se heurter çà et là dans les ténèbres, au milieu de ses évolutions inquiètes.

– Allons, ami Ed, calmez-vous, ne vous faites pas de bile! Il n’y a eu là-dedans qu’un oubli bien involontaire. Doc va doubler ses jours de corvée, pour vous remplacer; il fera la cuisine pendant trois jours encore, en punition de sa négligence.

Il ne fallait rien moins que cette flatteuse promesse pour calmer le malade: peu à peu son agitation fut calmée, tout le monde se rendormit.

Dès les premières lueurs de l’aube, le quatuor fut debout; on expédia vivement le déjeûner afin de mettre en train, sans retard, les affaires de la journée.

Les jeunes squatters se doutaient bien que Newcome ne manquerait pas de déraciner leurs clôtures pour les reculer à sa ligne idéale de démarcation sur le terrain de Squire et de Doc: ces deux derniers formèrent donc le projet de se tenir sur les lieux afin de s’opposer à l’usurpation.

Flag avait rendez-vous avec une compagnie d’arpenteurs qui devaient l’occuper à une assez grande distance, et le retenir jusqu’à la nuit.

Ed déclara que son intention était d’aller à la chasse, si, après le repas, il se sentait la force de porter son fusil.

– Vous ferez acte de bonne camaraderie à notre égard, observa Flag, en fusillant les loups que vous avez mis hors de danger cette nuit.

– Que la peste vous confonde, Flag! Je ne sais ce qui m’a empêché de faire feu sur vous ou sur Doc, ou sur celui qui a laissé traîner cette strychnine sur la table. Je ne suis pas encore bien sûr que toute cette aventure ne serve pas de base à une bonne plainte de ma part contre vous tous, qui amènerait parfaitement votre arrestation.

– Non, mon chéri, répliqua Doc avec un sourire agaçant, car il n’y avait pas plus de strychnine que sur ma main. Le tour a été bien joué, croyez-moi.

Ed lança successivement un regard sur Squire et sur Flag; il les vit gonflés d’un éclat de rire tout prêt à faire explosion. La vérité se fit aussitôt jour dans son esprit; il avala à la hâte sa tasse de café, et, sans prendre aucune autre nourriture, il se leva de table, prit son fusil et sortit sans dire un seul mot.

– Whew…! il s’en va plus ahuri qu’un chat ébouillanté, dit Flag en riant; je ne serais point étonné qu’il méditât de prendre une éclatante revanche.

– Certainement: une autre bonne farce serait de faire mettre son aventure dans les journaux. Ah! ah! ah! serait-il enragé! Sa dignité Éditoriale recevrait un cruel échec. Dans tous les cas il ne nous pardonnera pas, soyez-en sûrs.

– Bah! une tempête dans une théière! fit Squire en pirouettant.

– C’est cela; et l’orage sera passé d’ici à l’heure du dîner: Ed n’a presque rien mangé ce matin; or, la faim est un puissant réactif pour amener l’ennemi à composition, répondit Doc philosophiquement.

– Eh bien! adieu mes amis, il faut que je parte, dit Flag en se levant et faisant ses préparatifs: Ayez soin de vous, Doc; prenez bien garde que Ed ne nous fasse aucune cuisine d’ici à quinze jours; il nous empoisonnerait pour tout de bon.

A ces mots, le jeune arpenteur tourna les talons et s’éloigna en sifflant.

– Flag est un bon garçon, observa Doc; ce serait dommage qu’il ne réussît pas.