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Buch lesen: «Considérations inactuelles, deuxième série»

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I
SCHOPENHAUER ÉDUCATEUR

(1874)

1

Ce voyageur, qui avait vu beaucoup de pays et de peuples, et visité plusieurs parties du monde, et à qui l'on demandait quel était le caractère général qu'il avait retrouvé chez tous les hommes, répondait que c'était leur penchant à la paresse. Certaines gens penseront qu'il eût pu répondre avec plus de justesse: ils sont tous craintifs. Au fond, tout homme sait fort bien qu'il n'est sur la terre qu'une seule fois, en un exemplaire unique, et qu'aucun hasard, si singulier qu'il soit, ne réunira, pour la seconde fois, en une seule unité, quelque chose d'aussi multiple et d'aussi curieusement mêlé que lui. Il le sait, mais il s'en cache, comme s'il avait mauvaise conscience. Pourquoi? Par crainte du voisin, qui exige la convention et s'en enveloppe lui-même. Mais qu'est-ce qui force l'individu à craindre le voisin, à penser, à agir selon le mode du troupeau, et à ne pas être content de lui-même? La pudeur peut-être chez certains, mais ils sont rares. Chez le plus grand nombre, c'est le goût des aises, la nonchalance, bref ce penchant à la paresse dont parle le voyageur. Il a raison: les hommes sont encore plus paresseux que craintifs, et ce qu'ils craignent le plus ce sont les embarras que leur occasionneraient la sincérité et la loyauté absolues. Les artistes seuls détestent cette attitude relâchée, faite de convention et d'opinions empruntées, et ils dévoilent le mystère, ils montrent la mauvaise conscience de chacun, affirmant que tout homme est un mystère unique. Ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et lui seul, jusque dans tous ses mouvements musculaires; et mieux encore, que, dans la stricte conséquence de son individualité, il est beau et digne d'être contemplé, qu'il est nouveau et incroyable comme toute œuvre de la nature, et nullement ennuyeux. Quand le grand penseur méprise les hommes, il méprise leur paresse, car c'est à cause d'elle qu'ils ressemblent à une marchandise fabriquée, qu'ils paraissent sans intérêt, indignes qu'on s'occupe d'eux et qu'on les éduque. L'homme qui ne veut pas faire partie de la masse n'a qu'à cesser de s'accommoder de celle-ci; qu'il obéisse à sa conscience qui lui dit: «Sois toi-même! Tout ce que tu fais maintenant, tout ce que tu penses et tout ce que tu désires, ce n'est pas toi qui le fais, le penses et le désires.»

Toute jeune âme entend cet appel de jour et de nuit, et il la fait frémir, car elle devine la mesure de bonheur qui lui est départie de toute éternité quand elle songe à sa véritable délivrance. Mais ce bonheur elle ne saurait l'atteindre d'aucune façon, tant qu'elle demeure prisonnière dans les chaînes des opinions et de la crainte. Et combien, sans cette délivrance, la vie peut être désespérante et dépourvue de signification! Il n'y a pas, dans la nature, de créature plus morne et plus répugnante que l'homme qui a échappé à son génie, et qui maintenant louche à droite et à gauche, derrière lui et partout. En fin de compte, on ne peut plus même attaquer un pareil homme, car il est tout de surface, sans noyau véritable; il est comme un vêtement défraîchi, mis à neuf et que l'on fait bouffer, comme un fantôme galonné qui ne peut plus inspirer la crainte et certainement pas la pitié. Si l'on dit à juste titre du paresseux qu'il tue le temps, il faut veiller sérieusement à ce qu'une époque qui place son salut dans l'opinion publique, c'est-à-dire dans la paresse privée, soit véritablement une fois mise à mort; je veux dire par là qu'elle doit être rayée de l'histoire de la délivrance véritable de la vie. Combien grande devra être la répugnance des générations futures, lorsqu'elles auront à s'occuper de l'héritage de cette période au cours de laquelle ce ne furent pas des hommes vivants qui gouvernèrent, mais des apparences d'hommes pensant publiquement. A cause de cela notre époque passera peut-être, aux yeux de quelque lointaine postérité, pour la tranche la plus obscure et la plus immense de l'histoire, parce que la plus inhumaine.

Je parcours les nouvelles rues de nos villes et j'imagine que de toutes ces affreuses maisons construites par la génération de ceux qui pensent publiquement il ne restera plus rien dans un siècle et qu'alors les opinions de ces constructeurs de maisons se seront probablement écroulées elles aussi. Combien, au contraire, ceux qui n'ont pas le sentiment qu'ils sont les citoyens de ce temps ont le droit d'être pleins d'espérance. S'ils étaient de ce temps ils contribueraient à sa destruction et périraient avec lui, tandis qu'au contraire ils veulent éveiller le temps à une vie nouvelle, pour se perpétuer dans cette vie même.

Mais, lors même que l'avenir ne nous laisserait rien espérer, la singulière existence que nous menons, précisément dans cet «aujourd'hui», nous encourage le plus fortement à vivre selon notre propre mesure, conformément à nos propres lois. N'est-il pas inexplicable que nous vivions en ce moment, alors qu'un temps infini nous a formés, que nous ne disposions que de notre brève existence actuelle, au cours de laquelle nous devons montrer pourquoi et dans quel dessein nous sommes nés précisément aujourd'hui? Nous avons à répondre de notre existence devant nous-mêmes; c'est pourquoi nous voulons être aussi les véritables pilotes de cette existence et ne pas permettre que notre vie ressemble à un hasard sans idées directrices. Il faut la traiter avec quelque peu d'audace et l'envisager dangereusement, d'autant plus qu'au meilleur comme au pire des cas, il ne peut nous arriver que de la perdre. Pourquoi s'attacher à cette glèbe, pourquoi tenir à tel métier, pourquoi tendre l'oreille pour écouter ce que dit le voisin? C'est bien «petite ville» que de s'engager à des opinions qui ne comptent plus à des centaines de lieux de distance. L'orient et l'occident n'ont d'autre valeur que celle de quelques traits à la craie que quelqu'un dessine devant nos yeux pour se moquer de notre poltronnerie.

«Je veux faire l'essai de parvenir à la liberté», se dit la jeune âme; et elle devrait en être empêchée parce que le hasard veut que deux nations se haïssent et se combattent, ou qu'il y ait une mer entre deux parties du monde, ou qu'autour d'elle on enseigne une religion qui pourtant, il y a quelques milliers d'années, n'existait pas encore. «Tout cela, ce n'est pas toi, se dit-elle. Personne ne peut te construire le pont sur lequel toi tu devras franchir le pont de la vie, personne hormis toi seul.» Il est vrai qu'il existe d'innombrables sentiers et d'innombrables ponts et d'innombrables demi-dieux qui veulent te conduire à travers le fleuve; mais le prix qu'ils te demanderont ce sera le sacrifice de toi-même; il faut que tu te donnes en gage et que tu te perdes. Il y a dans le monde un seul chemin que personne ne peut suivre en dehors de toi. Où conduit-il? Ne le demande pas. Suis-le. Qui donc a prononcé ces paroles: «un homme ne s'élève jamais plus haut que lorsqu'il ne sait pas où son chemin peut le conduire?» Mais comment pouvons-nous nous retrouver nous-mêmes? Comment l'homme peut-il se connaître? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. Si le lièvre a sept peaux, l'homme peut s'en enlever sept fois septante sans qu'il puisse dire ensuite: «Cela est maintenant véritablement toi, ce n'est plus seulement une enveloppe.» De plus, c'est là un geste cruel et dangereux que de fouiller ainsi soi-même sa chair pour descendre brutalement, par le plus court chemin, dans le fond de son être. Comme il arrive facilement qu'on se blesse, sans qu'aucun médecin puisse nous guérir! A quoi cela servirait-il, en outre, si tout témoigne de notre être, nos amitiés et nos inimitiés, notre regard et nos serrements de mains, notre mémoire et ce que nous oublions, nos livres et les traits de notre plume? Mais il y a un moyen pour faire cette enquête importante.

Que la jeune âme jette un coup d'œil sur sa vie passée et qu'elle se pose cette question: Qui as-tu véritablement aimé jusqu'à présent? Qu'est-ce qui t'a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés. Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu'ils se complètent, s'élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu'ils forment une échelle dont tu t'es servi jusqu'à présent pour grimper jusqu'à toi. Car ton essence véritable n'est pas profondément cachée au fond de toi-même; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s'obtenir ni par éducation, ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d'un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs.

C'est le secret de toute culture, elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes; par ces adjonctions on n'obtient qu'une caricature de l'éducation. Mais la culture est une délivrance; elle arrache l'ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante; elle projette des rayons de lumière et de chaleur; elle est pareille à la chute bienfaisante d'une pluie nocturne. Imitant et adorant la nature, lorsque celle ci est maternelle et compatissante, elle accomplit l'œuvre de la nature lorsqu'elle prévient ses coups impitoyables et cruels, pour les faire tourner au bien, lorsqu'elle jette un voile sur ses impulsions de marâtre et ses tristes déraisons.

Certes, il existe d'autres moyens de se retrouver, de revenir à soi-même de l'engourdissement où l'on vit généralement comme enveloppé d'un sombre nuage, mais je n'en connais point de meilleur que de revenir à son éducateur, à celui qui nous a formés. Et c'est pourquoi je veux me souvenir aujourd'hui de ce maître et de ce censeur dont je puis me glorifier, d'Arthur Schopenhauer, quitte à rendre plus tard hommage à d'autres encore.

2

Si je veux décrire quel événement ce fut pour moi lorsque je jetai un premier coup d'œil sur les écrits de Schopenhauer, il faut que je m'arrête un peu à cette image qui, dans ma jeunesse, se présentait à mon esprit, fréquente et impérieuse, comme nulle autre. Lorsque je me laissais aller jadis à vagabonder à plaisir pour formuler des souhaits, je me disais que le terrible effort et l'impérieux devoir de m'éduquer moi-même pourraient m'être enlevés par le destin s'il m'arrivait de trouver à temps un philosophe qui serait mon éducateur, un vrai philosophe à qui l'on pourrait obéir sans hésitation parce qu'on aurait plus confiance en lui qu'en soi-même. Il m'arrivait alors de me demander quels seraient les principes en vertu desquels il m'éduquerait, et je réfléchissais à ce qu'il penserait des deux principes d'éducation en usage aujourd'hui. L'un exige de l'éducateur qu'il reconnaisse immédiatement les dons particuliers de ses élèves et qu'il dirige ensuite toutes les forces et toutes les facultés vers cette unique vertu pour l'amener à la maturité véritable et à la fécondité. L'autre maxime veut, par contre, que l'éducateur discerne et cultive toutes les forces pour établir entre elles un rapport harmonieux. Mais faudrait-il contraindre celui qui a un penchant décidé vers l'orfèvrerie à cultiver, à cause de cela, la musique? Devrait-on donner raison au père de Benvenuto Cellini, qui obligea son fils à retourner toujours au «doux cornet», alors que celui-ci ne parlait de son instrument qu'en l'appelant «ce maudit sifflet»? On n'approuvera pas un pareil procédé en face de dons qui s'affirment avec tant de précision. Cette maxime du développement harmonieux ne devrait donc être appliquée que sur des natures plus faibles, qui sont peut-être un repaire de besoins et de penchants, mais si on les prend isolément, ou en bloc, ne signifient pas grand'chose.

Or, où donc trouvons-nous l'ensemble harmonieux et la consonance de plusieurs voix en une seule nature, où donc admirons-nous davantage l'harmonie, si ce n'est précisément chez des hommes tels que Cellini en était un, des hommes chez qui tout, la connaissance, le désir, l'amour, la haine tendaient vers un noyau, vers une force originelle et où naît précisément, par la prépondérance impérieuse et souveraine de ce centre vivant, un système harmonieux de mouvements? Il se peut donc que les deux maximes ne soient pas du tout en contradiction. Peut-être l'une affirme-t-elle seulement que l'homme doit avoir un centre et l'autre qu'il doit avoir aussi une périphérie. Ce philosophe éducateur, dont je rêvais à part moi, ne se contenterait probablement pas de découvrir la force centrale, mais il saurait éviter aussi qu'elle exerce une action destructive sur les autres forces: la tâche de son œuvre éducatrice devrait être, à mon sens, de transformer l'homme tout entier en un système solaire et planétaire, vivant et mouvant, et de reconnaître la loi de sa mécanique supérieure.

Toujours est-il que ce philosophe me manquait et je continuai à tâtonner çà et là. Je me rendis compte à quel point nous sommes d'aspect misérable, nous autres hommes modernes, si on nous compare aux Grecs et aux Romains, ne fût-ce que par rapport à la compréhension sévère et sérieuse des tâches éducatrices. On peut parcourir toute l'Allemagne avec le cœur animé d'un pareil besoin, on peut aller d'une Université à l'autre sans trouver ce que l'on cherche; des désirs infiniment moindres et beaucoup plus simples n'y trouvent pas leur réalisation. Celui qui, parmi les Allemands, voudrait par exemple faire sérieusement son éducation d'orateur, celui qui aurait l'intention de se mettre à l'école de l'écrivain, ne trouverait nulle part ni maître, ni école. On ne paraît pas encore avoir songé ici que parler et écrire sont des arts qui ne peuvent être acquis sans la direction la plus attentive et l'apprentissage le plus laborieux.

Mais rien ne démontre, d'une façon plus marquée et plus humiliante, le sentiment de satisfaction prétentieuse que les contemporains éprouvent à l'égard d'eux-mêmes, si ce n'est la médiocrité, moitié parcimonieuse, moitié étourdie, des prétentions qu'ils imposent aux éducateurs et aux maîtres. De quoi se contente-t-on, même parmi les gens les plus distingués et les mieux éduqués, sous le nom de «précepteur»! Quel ramassis de cerveaux confus et d'organisations démodées est souvent désigné sous le nom de «gymnase» et trouvé bon? Qu'est-ce qui nous suffit à tous comme établissement supérieur d'instruction publique, comme Université, quels conducteurs, quelles institutions, quand on songe à la difficulté de la tâche qui consiste à éduquer un homme pour qu'il devienne un homme? Même la façon tant admirée dont les savants allemands se jettent sur leur tâche montre avant tout que ceux-ci pensent plus à la science qu'à l'humanité, qu'on leur inculque le désir de se sacrifier à la science comme une troupe perdue, pour dresser ensuite de nouvelles générations à ce sacrifice. La fréquentation de la science, si elle n'est dirigée et endiguée par les maximes les plus élevées de l'éducation, mais si on la déchaîne toujours davantage, d'après le principe que «plus il y en a, mieux cela vaudra», cette fréquentation est certainement aussi dangereuse pour les savants que le principe économique du «laisser faire» pour la moralité des peuples tout entiers. Qui donc se souvient encore que l'éducation des savants, chez qui l'humanité ne doit être ni abandonnée ni desséchée, est un des problèmes les plus difficiles! Et pourtant on peut en apercevoir la difficulté si l'on fait attention aux nombreux exemplaires qui ont été déformés par un abandon trop précoce à la science et qui ont conservé de cette occupation même une gibbosité. Mais il existe encore une preuve plus importante, qui témoigne de l'absence de toute éducation supérieure, une preuve plus imposante, plus dangereuse et, avant tout, plus générale, s'il apparaît, dès l'abord, clairement pourquoi un orateur, un écrivain, ne peuvent être éduqués aujourd'hui, – parce qu'il n'y a pour eux point d'éducateurs – ; s'il apparaît presque tout aussi clairement pourquoi un savant s'altère et se tortille maintenant forcément l'esprit – parce que c'est la science, c'est-à-dire une abstraction inhumaine qui doit l'éduquer, – on peut se demander un jour où se trouvent au fond, pour nous tous, savants et ignorants, nobles et vilains, les modèles moraux, les célébrités parmi nos contemporains qui seraient l'incarnation visible de toute morale créatrice de ce temps? Où donc a passé toute réflexion au sujet des questions morales dont se sont préoccupées de tous temps les sociétés les plus évoluées? Il n'existe plus d'hommes illustres qui cultivent ces questions; personne ne se livre plus à des méditations qui s'y rattachent; de fait, on se nourrit sur le capital de moralité que nos ancêtres ont amassé et que nous ne nous entendons pas à augmenter au lieu de le gaspiller; dans notre société, ou bien on ne parle pas de pareilles choses, ou bien on en parle avec une maladresse et une inexpérience naturalistes qui provoquent forcément la répugnance. C'est au point que nos écoles et nos maîtres font maintenant abstraction de toute éducation morale ou qu'ils se tirent d'affaire avec des formules: et le mot vertu est un mot qui ne dit plus rien ni au maître ni à l'élève, un mot de l'ancien temps dont on sourit; et c'est pis encore lorsqu'on ne sourit pas, car alors on fait l'hypocrite.

L'explication de cette mollesse et de l'étiage inférieur de toutes les forces morales est difficile et compliquée. Mais nul ne peut considérer l'influence du christianisme victorieux sur la moralité du monde ancien, sans tenir compte aussi de la répercussion qu'exerce la défaite du christianisme, c'est-à-dire le sort qui l'attend à notre époque avec une certitude de plus en plus grande. Le christianisme, par l'élévation de son idéal, a tellement renchéri sur les anciens systèmes de morale et sur le naturel qui régnait également dans tous ces systèmes, qu'en face de ce naturel les sens se sont émoussés jusqu'à l'écœurement; ensuite, tout en admettant encore cette qualité supérieure sans être capable de la réaliser, on n'était capable, quoi qu'on en eût, de revenir au bien et à la grandeur, c'est-à-dire à cette vertu antique. Dans ce va-et-vient entre le christianisme et l'antiquité, entre un timide et mensonger christianisme de mœurs et un goût de l'antiquité tout aussi découragé et tout aussi embarrassé, vit l'homme moderne et il s'en trouve fort mal; la crainte héréditaire du naturel et encore le charme renouvelé de ce naturel, le désir de trouver un appui quel qu'il soit, la faiblesse de la connaissance qui vacille entre le bien et le meilleur, tout cela engendre dans l'âme moderne une inquiétude et un désordre qui la condamnent à être stérile et sans joie. Jamais on n'avait davantage besoin d'éducateurs moraux et jamais il ne fut plus improbable qu'on les trouverait. A des époques où les médecins sont le plus nécessaires, dans les cas de grandes épidémies, ils sont aussi le plus exposés au danger. Car où sont les médecins de l'humanité moderne, assez bien portants et assez solides sur leurs jambes pour pouvoir soutenir quelqu'un d'autre et le conduire par la main? Il y a un certain assombrissement, une sorte d'apathie qui pèse sur les meilleures personnalités de notre temps, un éternel mécontentement provoqué par la lutte entre la simulation et la loyauté qui se livre au fond de leur être, une inquiétude qui leur enlève la confiance en eux-mêmes, et c'est celle qui les rend tout à fait incapables d'être à la fois les conducteurs et les censeurs des autres.

C'est donc vraiment s'écarter du but de ses désirs que de s'imaginer trouver comme éducateur un vrai philosophe qui pourrait nous sortir de l'insuffisance conditionnée par la misère de notre époque, pour nous enseigner à être de nouveau simples et honnêtes aussi bien dans notre pensée que dans notre vie, c'est-à-dire inactuels, le mot pris dans son sens le plus profond; car les hommes sont maintenant devenus si multiples et si compliqués, qu'il leur faut devenir déloyaux dès qu'ils veulent parler, poser des affirmations et agir d'après celles-ci.

Etant ainsi agité par des aspirations, des besoins et des désirs, j'appris à connaître Schopenhauer.

J'appartiens à ces lecteurs de Schopenhauer qui, après qu'ils ont lu de lui la première page, savent avec certitude qu'ils liront l'œuvre entière et qu'ils écouteront chacune des paroles qu'il a écrites. Ma confiance en lui fut soudaine et aujourd'hui elle est encore la même que celle qu'elle était il y a neuf ans. Je le compris comme s'il avait écrit à mon intention; ceci pour m'exprimer d'une façon intelligible bien qu'immodeste et sotte. De là vint que je n'ai jamais trouvé chez lui un paradoxe, bien que j'aie relevé ça et là de petites erreurs, car que sont les paradoxes sinon des affirmations qui n'inspirent pas confiance, parce que l'auteur les lança sans y croire vraiment, voulant seulement briller et séduire par leur moyen, simplement se donner une attitude? Schopenhauer ne prend jamais d'attitude, car il écrit pour lui-même et personne n'aime à être dupé, le philosophe moins que quiconque, lui qui a même érigé en règle: ne trompe personne, pas même toi-même! Ne trompe même pas avec la complaisante duperie sociale que comporte presque chaque entretien et que les écrivains imitent presque inconsciemment; moins encore au moyen de la duperie plus consciente qui part de la tribune de l'orateur et qui se sert des moyens artificiels de la rhétorique. Schopenhauer, tout au contraire, se parle à lui-même, et si l'on veut, à tout prix, s'imaginer un auditeur, qu'on songe au fils que son père instruit. C'est un épanchement loyal, rude et cordial, devant un auditeur qui écoute avec amour. Des écrivains de ce genre nous font défaut. Un sentiment de bien-être vigoureux s'empare de nous dès que nous entendons le son de sa voix; il en est de nous comme si nous pénétrions dans une haute futaie: nous respirons soudain plus librement et nous nous sentons renaître. «Il y a ici un air fortifiant, toujours pareil», nous disons-nous; il y a ici un calme et un naturel inimitables, tels que l'éprouvent des hommes qui se sentent maîtres dans leur propre maison, dans une très riche maison, et cela en opposition avec les écrivains qui, quand ils ont une fois été spirituels, s'en étonnent le plus eux-mêmes, leur débit prenant de ce fait quelque chose d'inquiet et d'antinaturel. De même, quand Schopenhauer parle, nous ne nous rappelons pas le savant que la nature a doué de membres engourdis et inhabiles, le savant à la poitrine étroite, au geste anguleux et embarrassé ou à la démarche arrogante. Tout au contraire, l'âme rude et un peu sauvage de Schopenhauer apprend, non tant à regretter qu'à mépriser la souplesse et la grâce de courtisans des bons écrivains français, et personne ne découvrirait chez lui cette imitation apparente, en quelque sorte plaquée des Français, dont certains écrivains allemands tirent vanité.

L'expression de Schopenhauer me fait souvenir çà et là quelque peu de Gœthe, mais autrement elle ne me rappelle aucun modèle allemand. Car Schopenhauer s'entend à dire simplement ce qui est profond et ce qui est émouvant sans rhétorique, ce qui est sévèrement scientifique sans pédanterie. De quel maître allemand aurait-il pu apprendre cela? Aussi se tient-il éloigné de la manière pointilleuse et mobile à l'excès de Lessing, cette manière très peu allemande, s'il m'est permis de la qualifier ainsi; et ceci constitue un mérite, vu que Lessing, pour ce qui est de l'expression en prose, est l'auteur allemand le plus séduisant. Et pour dire dès maintenant le suprême de ce que je puis dire de son procédé d'exposition, je veux rapporter à lui-même cette phrase qu'il a écrite: «Il faut qu'un philosophe soit très loyal pour ne se servir d'aucun accessoire poétique ou rhétorique.» Que la probité soit quelque chose, que ce soit même une vertu, c'est là, à vrai dire, à notre époque d'opinion publique, une de ces opinions privées dont l'affirmation est interdite. Et c'est pourquoi je n'aurai pas loué Schopenhauer, mais je l'aurai seulement caractérisé lorsque j'aurai répété: il est loyal, même en tant qu'écrivain; si peu d'écrivains le sont que l'on devrait en somme se méfier de tous les hommes qui écrivent. Il n'y a qu'un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c'est Montaigne. Qu'un pareil homme ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s'en trouve augmentée. Pour ma part, du moins, depuis que j'ai connu cette âme, la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque: «A peine ai-je jeté un coup d'œil sur lui qu'une cuisse ou une aile m'ont poussé1.» C'est avec lui que je tiendrais, si la tâche m'était imposée de m'acclimater sur la terre.

En dehors de la probité, il y a encore une autre qualité que Schopenhauer a en commun avec Montaigne, c'est une véritable sérénité rassérénante, aliis lætus, sibi sapiens. Car il existe deux façons très différentes de sérénité. Le penseur véritable rassérène et réconforte toujours quoi qu'il exprime, sa gravité ou sa plaisanterie, son entendement humain ou son indulgence divine; il le fait sans gestes moroses, mains tremblantes ou yeux mouillés, mais avec assurance et simplicité, avec force et courage, peut-être d'une façon chevaleresque et dure, en tous les cas comme quelqu'un qui est victorieux. Or, c'est cela précisément qui rassérène le plus profondément et le plus cordialement de voir le dieu victorieux à côté de tous les monstres qu'il a combattus. Songez, par contre, à la sérénité telle qu'on la rencontre de-ci de-là chez les écrivains médiocres et chez les penseurs a courte vue; la lecture seule suffit pour nous autres à nous plonger dans la misère: c'est le sentiment que j'ai éprouvé, par exemple, devant la sérénité de Strauss. On a véritablement honte d'avoir des contemporains aussi sereins, parce qu'ils compromettent votre époque et nous autres hommes auprès de la postérité. Ces joyeux compagnons ne voient pas les souffrances et les calamités qu'ils prétendent apercevoir et combattre en leur qualité de penseurs; leur sérénité chagrine, car elle est une duperie, parce qu'elle veut faire croire qu'il y a là une victoire. La sérénité cependant n'existe en somme que lorsqu'elle est le résultat d'une victoire; il en est ainsi dans les œuvres des vrais penseurs, aussi bien que dans toute œuvre d'art.

Que la matinée soit terrible et sérieuse, autant que peut l'être le problème de l'existence, l'œuvre ne paraîtra accablante et obsédante que lorsque le demi-penseur ou le demi-artiste l'aura étouffée sous les exhalaisons de sa médiocrité; tandis que l'homme ne peut rien recevoir en partage de plus joyeux et de meilleur que de s'approcher d'un de ces victorieux qui, parce qu'ils ont imaginé ce qu'il y a de plus profond, devront précisément aimer ce qu'il y a de plus vivant et qui, en sages, devront finir par s'incliner vers le beau. Ils parlent véritablement, ils ne se contentent pas de répéter en bégayant; ils se meuvent et vivent véritablement, non pas en se dissimulant d'une façon inquiétante sous un masque, comme font généralement les hommes, c'est pourquoi nous éprouvons dans leur voisinage quelque chose de vraiment humain et de naturel et que nous aimerions nous écrier comme Gœthe: «Combien une chose vivante est magnifique et délicieuse; avec quelle mesure elle remplit ses conditions; elle est vraie, elle existe!»

Je ne fais que décrire la première impression, en quelque sorte physiologique, que Schopenhauer a produite en moi: ce rayonnement mystérieux de la puissance intime, qu'un produit de la nature exerce sur un autre dès la première et la plus légère approche; et quand je décompose après coup cette impression, j'y trouve trois éléments, car j'ai trouvé chez Schopenhauer de la loyauté, de la sérénité et de la constance. Il est honnête parce qu'il se parle et s'écrit à lui-même et pour lui-même, rasséréné parce qu'il a vaincu par la réflexion ce qu'il y a de plus difficile, et constant parce qu'il convient qu'il soit ainsi. Sa force s'élève comme une flamme par un temps calme, droite et légère, indifférente, sans tremblement et sans inquiétude. Il trouve son chemin dans tous les cas, sans que nous remarquions même qu'il l'a cherché; comme s'il y était contraint par la loi de la pesanteur, il marche devant lui, sûr et agile, poussé par une nécessité. Celui qui a jamais senti ce que cela veut dire, à notre époque d'humanité niaise, de trouver une fois un être naturel, d'un seul jet, suspendu dans ses propres gonds, un être sans entraves et sans préjugés, celui-ci comprendra le bonheur et l'étonnement qui s'emparèrent de moi lorsque j'eus trouvé Schopenhauer. Je me doutais que j'avais découvert en lui cet éducateur et ce philosophe que j'avais si longtemps cherchés. Hélas! je n'en possédais que l'expression à travers les livres et c'était là une véritable pénurie. Je m'efforçais d'autant plus à voir à travers le livre et à me figurer l'homme vivant dont je pouvais lire le grand testament et qui promettait de n'instituer ses héritiers que ceux qui voulaient et pouvaient être plus que simplement ses lecteurs: ses fils et ses élèves.

1.Nietzsche cite d'après une traduction. Voici le passage exact de Montaigne: «Il me fait défaut d'être si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent [Plutarque]; je ne le puis si peu raccointer, que je ne tire cuisse ou aile.» Voir les Essais, livre III, chapitre V (Sur des vers de Virgile). Edition Charpentier, tome III, page 446.
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
28 Oktober 2017
Umfang:
290 S. 1 Illustration
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