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Nos femmes de lettres

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Il faut aimer ces ouvrages, qui par la sagesse de leur ordonnance, par l'harmonie de leurs proportions, se rattachent à ce qu'il y a de plus pur dans la tradition de notre génie. Il faut les aimer, non seulement parce qu'ils vivifient en nous la notion de Beauté, mais d'une certaine Beauté, qui n'est qu'à nous, et par laquelle nous avons exercé sur les esprits ce long prestige que seul put affaiblir le flot des importations de l'étranger et ce cosmopolitisme malsain venant composer de toutes les esthétiques un étrange amalgame. On se défend comme l'on peut, et la meilleure façon de se défendre, c'est encore d'obéir aux suggestions de son tempérament. D'avoir retrouvé dans ce bref récit: Esclave, si ramassé dans sa forme, toutes les vertus de notre génie français, ce fut pour nous la plus vive satisfaction. Pareillement, à distance, avant même de mettre un nom sur un visage, on distingue la silhouette et l'accent national qu'il révèle. J'en sais qui viendront le taxer de sécheresse. Laissons dire: il n'est rien comme les esprits brouillons pour mettre sur le compte de l'impuissance ce qui n'est qu'ordre et méthode dans l'art de composer. Comment sauraient-ils discerner ce qu'il entre d'art dans une telle sobriété de détails, quand chez eux tout est prétexte à sortir du sujet, à faire craquer le cadre du tableau5.

Mme Henri de Régnier se rattache, par des liens que nul ne pourrait lui contester, à la pure tradition classique. C'est, avant tout, ce que nous goûtons dans ce roman: Esclave. Un minimum de personnages: Grâce Mirbel, qui subit une première fois le despotisme amoureux, puis, s'étant reprise, lutte à nouveau contre le maître de son cœur et de ses sens… Antoine Ferlier qui marche, avec la certitude d'une nouvelle victoire, vers la conquête de celle qui une fois déjà fut à lui… Charlie, le doux et tendre Charlie, qui livre toute son âme, et se trouve broyé entre les deux! Les figures d'arrière-plan ne valent que comme touches complémentaires, qui viennent préciser et vivifier le décor d'un drame tout intérieur.

Grâce Mirbel est la trouvaille de Mme Henri de Régnier, et si c'est une trouvaille littéraire par l'art dont furent assemblés les traits qui composent sa physionomie, déjà nous avons admis que leurs éléments essentiels en doivent être recherchés plus haut, dans une inconsciente hérédité. Par un mécanisme assez identique à celui qui confrontait notre rencontre vénitienne aux traits de la figure venant s'ordonner sous la plume de notre auteur, les images cubaines emmagasinées dans le cerveau du scrupuleux artisan José Maria de Hérédia, que celui-ci n'utilisa que pour renforcer la puissance de ses rimes, ressuscitèrent chez sa fille en valeur d'émotion, d'où Grâce Mirbel tire sa vivante poésie. Vous sentez le mécanisme et avec quelle rigueur il précise les lois de la composition. A parler franc, si nous poussons l'analyse jusqu'à ses conséquences extrêmes, nous ne produisons à la lumière du jour que ce qui est en nous, à tel point que les mêmes séries d'images, enregistrées en des cerveaux si proches par le sang que ceux d'un père et d'une fille, puis renforcées encore par l'hérédité, peuvent donner naissance à deux formes d'art aussi différentes que celles de ce père et de cette fille: d'une part, la poésie la plus voulue, la plus purement extérieure, la plus froide qui fut jamais; de l'autre, une prose, colorée sans doute, riche d'images empruntées à la vie objective, mais qui sans trêve évoque les mouvements passionnés de l'âme, et nous les rend présents par l'ardeur dont elle les décrit. Un seul point leur est commun: le souci de la Forme, qui donne la durée aux œuvres de l'esprit, par où tous deux relèvent d'une même école et sont disciples des mêmes maîtres. Et si ce n'était froisser les justes sentiments d'une fille pour un père auquel elle doit tant, je n'hésiterais pas à indiquer une préférence sur laquelle je me reprocherais d'insister davantage. Il est de justes louanges qui peuvent blesser, fussent-elles marquées au coin de la plus évidente sincérité.

Pourquoi d'ailleurs instituer des comparaisons et des rangs? J'ai dit que Grâce Mirbel m'apparaissait la trouvaille de Mme Henri de Régnier. Trouvaille… c'est-à-dire chose unique, qui vous appartient en propre, dont on cherche en vain l'équivalent dans le passé. Et pourtant elle a de fermes assises dans la réalité observée. On connaît cette fin d'un petit Poème en prose: «Il y a des femmes qui inspirent l'envie de les vaincre et de jouir d'elles. Mais celle-ci donne le désir de mourir lentement sous son regard.» Beauté pliante et soumise, Grâce Mirbel est de la race des premières. Des pieds à la tête, elle n'est que sensibilité amoureuse, subordonnée à la sensualité. Voilà ce que Mme Henri de Régnier nous illumine d'un vif éclat, ce qui donne sa pleine signification à cette figure féminine: la prédominance, l'absorption de la sensation, ne laissant subsister aucune place dans cette âme d'instinct, pour quoi que ce soit d'autre qu'une existence d'amante! Petit animal câlin, qui ne saura se soustraire au despotisme des caresses, elle a connu celles d'Antoine Ferlier, et c'est pour elle un joug dont rien ne la saurait libérer: «Écoutez, avoue-t-elle à Charlie, pendant des années, j'ai été sa pauvre, sa misérable esclave, le jouet de tous ses caprices, la complice de toutes ses fantaisies, la victime de ses cruautés presque inconscientes… Il avait cent maîtresses, me les montrait, me parlait des beautés de leur corps, les comparait aux miennes qu'il exaltait ou rabaissait selon son humeur. Il jouissait de mon pauvre visage convulsé, quand je le voyais ébaucher quelque aventure, poursuivre quelque caprice, ou s'acharner à une tentative amoureuse qui ne lui eût peut-être pas paru si délectable, si je n'en avais été le témoin averti, impuissant et déchiré. Et je l'aimais! comme je l'aimais!»

Ce n'est là qu'un trait, entre tant d'autres qu'il nous faut négliger, le plus expressif parce qu'il s'agit de choisir, et que toujours on fait son choix dans le sens de la thèse que l'on veut démontrer. Mais on en trouverait cent autres, et pas un seul parmi eux qui ne contribuât à l'unité d'accent du personnage! L'affabulation du roman nous marque un conflit, une lutte dans l'âme de Grâce Mirbel, lutte où nous savons trop que la malheureuse est vaincue d'avance. Je ne pense pas qu'on ait jamais mieux rendu, par la seule magie des mots, l'abandon morbide, alangui, toujours prêt, de celle qui s'étant laissé marquer, à cette profondeur de chair, par la griffe aiguë de la volupté, ne pourra plus que s'abandonner encore, renonçant à tout espoir de jamais se reprendre6.

Libre au moraliste de faire telle réserve qu'il jugera bonne sur cet affaissement, sur ce perpétuel abandon de soi-même qui rend possible une création comme celle-ci. Il est clair que, si la société comptait un grand nombre de Grâce Mirbel, les rapports sexuels, réglés en vue du mariage, et qui sont déjà difficiles, deviendraient tout à fait impossibles. Encore une fois, c'est affaire au moraliste et nous la retenons pour nos conclusions. Qu'elle constitue une réalité dans la vie qui nous entoure en nous proposant ses spectacles, c'est assez pour justifier chez l'artiste le désir de peindre. Qui de nous ne pourrait retrouver, dans ce magnifique répertoire de souvenirs que crée une expérience personnelle subordonnée à l'observation, quelque figure s'apparentant à l'héroïne de Mme Henri de Régnier? Il sera d'ailleurs d'autant plus vaste, ce point de vue du moraliste, qu'il embrassera plus d'objets: comme s'étend la perspective du voyageur à mesure qu'il s'élève davantage, la portée d'une observation croît à proportion des documents qu'elle assembla…

La nature même de cette amoureuse appelait par contraste, et si j'ose dire, par nécessité de logique intérieure, un amant déterminé. Il y a ainsi des voix littéraires qui s'appellent et se répondent l'une à l'autre, comme un écho dans la forêt. En face de Grâce Mirbel, Mme Henri de Régnier ne pouvait que nous restituer la figure illustre du Dominateur, de l'Homme à femmes, du maître de l'esclave amoureuse, esclave lui-même de ses instincts, et rivé à ses appétits. Thème éternel et tant de fois repris, depuis Don Juan jusqu'à Priola, le plus original des créateurs ne saurait qu'ajouter quelques variations à la donnée première, et d'ailleurs sa ligne conductrice s'impose avec une telle rigueur que celles-ci ne pourraient s'en écarter. Antoine Ferlier ne pouvait se soustraire aux exigences de son type littéraire, quand ses yeux, traduisant son désir, disent à Grâce, après trois années d'abandon: «Eh bien oui, je vous ai trompée, je vous ai trahie, je vous ai humiliée, je vous ai détestée, je vous ai quittée, je vous ai oubliée, autant qu'un être humain peut oublier un autre être… A présent je ne désire plus que vous… Je veux vous faire souffrir encore: en ce moment moi-même je souffre d'une profonde jalousie… Je suis votre maître, car vous ne chérirez plus personne comme vous m'avez chéri. Et je veux que vous m'aimiez toujours, moi qui depuis de longues années n'ai pas eu pour votre détresse lointaine le plus petit regret pitoyable ou attendri!»

 

A cet accent vous pourrez reconnaître la série des générateurs immédiats, ceux à l'influence de qui la faculté inventive de l'auteur n'avait pas licence d'échapper, puisque ces voix d'âge en d'âge se répondent avec une vibration qui prolonge en nous leur écho: Juan de Marana, Valmont, Richelieu, Effrena, Priola, et nous entendons encore les intonations du dernier en date, le marquis, distribuant des conseils à son fils… quels conseils, et à qui donnés! C'est la morale du Cruélisme dans l'amour, à laquelle il faut tout ramener, car si les instincts nobles, ou conservateurs de l'ordre social, spontanément s'érigent en lois pour constituer un corps de doctrines, il en ira pareillement des destructeurs, qui s'opposent aux premiers de toute l'énergie des révoltés. Pas plus que Valmont, pas plus que Priola, Antoine Ferlier n'oublie ce trait de leur commun ancêtre Juan, qui est de théoriser, de formuler des vues d'ensemble sur la vie… et comme pour eux la vie se réduit toute à l'amour, sur la conquête de la Femme.

Pourtant, avons-nous dit, on y peut rattacher quelque variation nouvelle. Et je crois que notre auteur en a découvert une qui pourrait faire envie à M. d'Annunzio lui-même. C'est quand, durant une soirée masquée, Antoine déclare sa passion à celle qu'il croit être une amie de Grâce, vêtue des mêmes dominos et des mêmes capuchons rabattus sur des loups à longues dentelles: «Antoine m'avait reconnue, s'écrie la jeune femme, il me parlait malgré moi, sa bouche sur ma bouche. Il murmurait: «Eh bien, oui, je t'ai prise pour une autre. C'est bien à elle que s'adressait mon désir, qu'allaient mes paroles et mes baisers. Mais elles n'auraient pu être si brûlantes, ils n'auraient pas été si profonds, si je ne t'avais pressentie sous ce velours obscur, comme on devine la lune argentée sous le nuage qui passe.»

Voilà l'élément intellectuel qui vient s'ajouter au sensible, en manière de raffinement, et pour pousser jusqu'au dernier degré de l'aigu les pointes extrêmes de la volupté. Par delà cet épisode, on ne saurait rien imaginer qui demeurât du domaine littéraire. C'est peu que posséder l'objet convoité, et d'un regard scrutateur observer les frémissements de ses nerfs, car répétition engendre monotonie, et, suivant une loi trop souvent vérifiée, la possession éteint la passion. A ce risque d'affaissement qui menace son amour, Antoine Ferlier viendra donc opposer le rehaut des complications sensuelles, et la plus active de toutes, celle des larmes qui emplissent de beaux yeux, larmes versées pour son amour! Ici, par une interversion des lois naturelles, l'amant ne poursuit plus le bonheur, mais la torture de son objet, et si les sanglots viennent aviver le frémissement de la machine nerveuse, c'est encore un témoignage nouveau, ajouté à tant d'autres, de sa main-mise sur elle. Il serait logique qu'un tel enchaînement d'états morbides trouvât sa conclusion dans la plus farouche des haines, et nul doute qu'avant peu Grâce Mirbel n'arrive à détester celui qu'elle enveloppe de son mépris. Mais l'auteur n'a pas voulu pousser jusqu'à cette suprême étape le développement de ses personnages, et leur histoire s'achève sur une étreinte plus passionnée encore que les précédentes…

Domination… Servitude amoureuse… Esclavage des sens… c'est donc ce que décrit, d'un bout à l'autre de ces pages, le roman de Mme Henri de Régnier. Affaissement de l'être moral, prédominance de l'instinct, pourrait-on ajouter, car la servitude amoureuse à ce degré ne se différencie guère du pur instinct animal que par les nuances d'expression qu'y surajoute le conteur. Somme toute, c'est la même idée, mais traduite par des moyens différents, que chez Mme de Noailles. Antoine Ferlier est tout aussi esclave de la sensation qu'Antoine Arnault, également ligoté par l'impulsion, non moins victime de l'instinctivité. Les circonstances sont différentes, le décor est autre… surtout l'accent; mais la psychologie foncière est identique. Grâce Mirbel, qui pourtant lutte, mais d'avance est vaincue, nous apparaît à la merci de ses instincts, tout autant que Donna Marie ou l'institutrice Émilie. Aux prises avec l'amour, les uns comme les autres n'ont guère que des réflexes, de soudaines détentes, et certes nous n'ignorons pas que la plupart des hommes sont ainsi. Mais le piquant, c'est de voir une jeune plume féminine noter avec ce cruélisme désabusé l'impulsivité virile. De tout autre, sans doute, n'en aurions-nous aucune surprise, et j'en sais qui soupçonneront quelque attitude à cet obstiné parti pris. Il est si tentant de donner une image de soi-même différente de celle qu'on attendait. La seule excuse de Mme Henri de Régnier est d'avoir étendu à son héroïne l'empreinte dont elle n'hésite pas à marquer son héros.

Seul échappe à l'étreinte de la sensation exclusive le soupirant Charlie, de qui le désir s'ennoblit de courage et de dévouement – dévouement, parce que, si jeune, on s'oublie volontiers soi-même… courage, parce qu'il s'agit de prouver à l'adorée qu'au prix de son amour nul risque ne saurait compter; Charlie, qui serait une figure unique, s'il ne descendait en ligne directe de trop illustres modèles: Charlie-Chérubin, filleul d'une belle marraine, et plus encore, Charlie-Fortunio, cousin d'une si tendre cousine; Charlie, «le cavalier servant, cet enfant inoccupé qui, entre l'éducation finie et une carrière à choisir, passait son temps à ramasser l'éventail de sa belle cousine ou à lui plier son châle à franges…» Charlie, toujours présent et qui irrite les nerfs d'Antoine-Clavaroche. Familières images ressuscitant dans nos songes avec les traits précis de ceux qui, au temps de notre adolescence, déposèrent en nous le charme de leur première empreinte! Ce sont illustres répondants, sous l'invocation desquels l'auteur d'Esclave place son jeune héros – car il est impossible que Mme Henri de Régnier, qui d'autre part se rattache si évidemment à la tradition de notre génie français, n'ait point voulu par là rendre hommage à deux noms qui en sont les représentants immortels.

En présence de tels héros, si délicats et si sensibles, tout soupçon de violence ou de froissement brutal se trouve écarté de la notion d'amour, par où justement, dans les habituelles rencontres, elle nous paraît avilie, et pour tout dire empreinte d'une grossièreté tant soit peu répulsive. Chez eux la part d'instinct se trouve réduite au minimum. Transposé dans le domaine exclusif du sentiment, il aura tôt fait d'y perdre cette brusque violence, cette impériosité, ce despotisme, qui d'ordinaire régissent les impulsions passionnelles. Pourtant la différence de méridien fait couler dans ses veines un sang plus impétueux et, quand il traduit son désir, c'est en des termes qui de deux tons au moins montent Fortunio: «J'ai dix-neuf ans et je voudrais vous protéger, me dévouer pour vous»: voilà bien Fortunio. Puis, «Je voudrais que vous m'aimiez… que vous m'aimiez, pardonnez-moi… de tout votre corps.» – Ah, cela, c'est du Charlie tout pur, car jamais tel aveu ne fût sorti de la bouche qui murmurait ses déclarations à Jacqueline. De quoi lui serviront d'ailleurs et le dévouement, et la sincérité de cet amour? A l'issue du duel qui met face à face les deux adversaires, c'est pour Antoine seul que tremble Grâce Mirbel, et c'est dans ses bras qu'elle s'effondre, décidément vaincue!

Gardons-nous des apparences et défions-nous des catégories où, d'après leur forme, on enferme les œuvres de l'art. Au-dessous d'un titre comme cette Esclave, l'éditeur qui fait appel au public et se préoccupe des meilleurs moyens en vue d'atteindre son objet, inscrit délibérément ce sous-titre: Roman. Sait-il pas en effet que, parmi les quelques centaines ou quelques milliers de lecteurs qui forment la clientèle d'un auteur d'imagination, la grande majorité vient chercher dans ses livres l'histoire qui la pourra divertir un instant? Donc il importe de souligner le genre où se classe le livre qu'on lui vient proposer. Mais la critique, qui ne saurait tenir compte d'un tel point de vue, qui justement fut inventée pour donner aux œuvres de l'esprit leur véritable cote, non d'après leur succès, mais d'après leur valeur, se tient un autre raisonnement, en analysant le genre de plaisir que lui procure Esclave:

Qu'y a-t-il de commun, songe-t-elle, entre cette Esclave et la multitude des ouvrages qu'on nous présente revêtus de la même estampille? Sans doute y voyons-nous comme ailleurs des personnages en rapport de conflit passionnel, car il faut bien, de toute rigueur, donner son affabulation à un développement littéraire. Mais, tandis que chez la plupart les faits extérieurs dominent, et oppriment les faits psychologiques qu'ils sont destinés à traduire, ici c'est une esthétique en tous points conforme à celle que formulait Renan dans une page de ses Cahiers de Jeunesse: «Je ne sais pas pourquoi les faits et incidents extérieurs, les péripéties survenant sans être un pur développement psychologique, me choquent dans le Roman et le Drame. Je voudrais que ce fût le simple développement de la passion se peignant par des faits extérieurs.» – Déjà cette sobriété qui déblaie tout accessoire, et subordonne le dehors au dedans, c'est un des premiers mérites de notre génie latin, auquel plus haut nous rendions hommage. C'est la conception classique de l'œuvre imaginative, telle qu'elle sortit de notre dix-septième siècle français, et – rapprochement qui prend toute sa valeur quand il s'agit d'une femme – de la plume de Mme de La Fayette.

Condensation des effets, sobriété de l'accent: vertus rares que nous admirons d'autant plus qu'elles portent ici la signature d'un sexe ayant tendance à se distinguer par les défauts contraires. C'est peu encore, au prix de l'élégance du style, de la beauté formelle, qui donne à cet ouvrage un rang à part parmi les productions féminines de ce temps. Je détache, en le soulignant avec intention pour qu'on s'y arrête, ce portrait de Grâce Mirbel, à l'époque où Antoine la revoit, découvre en elle une beauté nouvelle, donc une femme nouvelle: «Le nez fin, très peu busqué, respirait la rose épanouie, et les cils noirs et courbes voilaient les longs yeux baissés. Il savait, sans les voir, combien ces yeux étaient beaux. Vert sombre ou clair, ou grisâtre, selon l'humeur de Grâce ou le temps, ils contrastaient si bien avec sa chevelure foncée, toujours abondante et ondée, qu'elle portait ce soir tordue sur le cou en un lourd chignon! Il voyait inclinée la nuque fière, dont la peau était plus ambrée que celle des joues. Jadis il avait aimé mordre ce cou frémissant, par une sorte de férocité amoureuse. Les formes du buste lui parurent plus pleines, mais encore d'une minceur élancée. Et le bras qui sortait, nu et arrondi des dentelles courtes de la manche, était ce même bras si blanc, si lisse et si délicatement charnu, qu'on désirait le respirer comme une fleur encore en bouton.»

Vous suivez les scrupules de l'exécution chez l'artiste. Dans un temps où la plupart des œuvres d'imagination dénotent la hâte avec laquelle elles furent écrites, où de plus en plus on méconnaît le principe fondamental de toute esthétique: que la Forme seule peut imprimer la durée aux œuvres de l'esprit, c'est déjà un mérite singulier que d'en connaître la vertu. Mais lui rendre témoignage en un livre où précisément l'exécution correspond au double principe de notre génie français, résumé dans ces deux mots: sobriété du détail, pureté de la forme, c'est assez pour qu'à ce premier sous-titre: Roman, nous puissions substituer celui de Poème en Prose, qui plus exactement fait justice à son mérite.

5Souvent il advient que, dans nos analyses, nous utilisons des comparaisons empruntées aux arts plastiques. On voudra bien ne pas s'en étonner, puisqu'à vrai dire les méthodes de composition sont identiques et qu'il serait aisé de classer, par catégories d'esprits, tous ceux qui, munis d'un outil distinct, appartiennent pourtant au même type psychologique.
6J'ai parlé plus haut de trouvaille, en commentant Grâce Mirbel. Ce n'est pas qu'on ne rencontre, dans notre littérature contemporaine, des figures féminines issues d'une même veine poétique. Chez la fille de Hérédia, l'originalité d'auteur est plus encore dans l'assemblage des traits qui contribuent à l'unité du personnage que dans la conception même de ce personnage. L'artiste littéraire y apparaît supérieure à l'observatrice.