Buch lesen: «Deux. Impair»
Federico Montuschi
Deux. Impair
Titre original : Due. Dispari
Traduction : Caroline Zerouki
Éditeur : Tektime
Copyright © 2019 - Federico Montuschi
Table des matières
Milan, 2013
Costa Rica, printemps 2015
Une fête
Une enquête complexe
Panama. Moi, le Slave
Épilogue
Remerciements
Sommaire
Note
Milan, 2013
And the big wheel keep on turning,
Neon burning, up above.
Dire Straits
Extrait du Corriere della Sera , mercredi 3 avril 2013. Page des faits divers.
Milan s’est réveillée hier matin avec l’annonce d’un double homicide, dans le secteur de la place Loreto.
Une jeune femme, Malika Rubessa, a été touchée à mort peu avant sept heures du matin, alors qu’elle attendait l’autobus pour se rendre à son travail, par un projectile tiré depuis un appartement tout proche, dans lequel la police a découvert le cadavre de Paolo Ficini, un homme trentenaire, qui était vraisemblablement un collègue de la femme assassinée.
Selon les premiers éléments de l’enquête, Ficini aurait tiré sur sa collègue, avant d’être à son tour touché par un coup de feu tiré à bout portant par un inconnu, qui s’est volatilisé après avoir commis cet homicide.
Aucun signe d’effraction n’a été trouvé sur la porte d’entrée, mais dans l’appartement, dans lequel un coffre-fort aurait disparu, les enquêteurs ont relevé les traces d’une violente bagarre. C’est un cas complexe, mais la police étudie toutes les pistes possibles pour retrouver l’assassin [...]
13 décembre 2013.
...trouvant le Dièse entre le Mi et le FA.
L’avion décolla de Milan en début d’après-midi.
Duke, un aller simple en poche, se délectait de ce vol international, installé en première classe et apaisé par le sourire de façade des hôtesses, tout en sirotant un Daïquiri et admirant, caché derrière ses Ray-Ban achetées à l’aéroport, la lumière du soleil perçant au-dessus des nuages.
Il repensa un court instant à ce voyage en Croatie effectué quelques mois plus tôt.
Ce week-end, qui avait eu lieu presque par accident, avait changé sa vie. Un nouveau passeport, une nouvelle identité, un portefeuille bien rempli. De plus, les soins intensifs de la clinique privée de Milan avaient déjà produit l’effet escompté et les zones d’ombre de sa mémoire semblaient à présent dissipées.
Un sourire se dessina sur son visage détendu et, se tournant vers l’hôtesse blonde, il commanda un autre Daïquiri.
Costa Rica, printemps 2015
Head full of dreams unclear
Make the days seem twice as long.
Ben Harper
Le printemps 2015 fut, pour le village de Burgos et pour tout le Costa Rica, particulièrement froid.
Après les pluies diluviennes qui, depuis le mois d’avril, rythmaient les journées des ticos [1] , cette année faisait face à une baisse inhabituelle des températures, qui avait entraîné, pour la majeure partie des habitants du village, son lot d’épidémies typiques des saisons froides.
L’inspecteur Castillo n’avait pas fait exception.
Il venait tout juste d’avoir 50 ans et, pour autant qu’il s’en souvienne, la dernière fois qu’il avait eu une forte fièvre, il était en classe de CM1.
À cette époque, c’était un garçon fluet, avec de prétendus problèmes de croissance (il pesait à peine plus de vingt kilos et ne dépassait pas un mètre vingt-cinq) ; aujourd'hui, c’était un homme massif (bien que personne ne se soit jamais risqué à le traiter de gros !), mesurant environ un mètre quatre-vingt et pesant presque cent kilos.
Deux moustaches noires se détachaient sur son visage olivâtre, donnant du relief à ses pommettes hautes et bien prononcées ; Conchita ne cessait de lui rappeler que lorsqu’il était jeune il ressemblait à Clark Gable et qu’il aurait mieux fait de faire carrière dans le cinéma plutôt que dans les enquêtes, étant donné les résultats obtenus.
Dans ces cas-là, Castillo laissait parler sa femme, en relevant imperceptiblement le sourcil gauche, et fourrait dans sa bouche le cigare coupé qu’il gardait toujours dans sa poche.
Cela faisait dix ans maintenant qu’il ne le fumait plus - ce qui correspondait au temps écoulé depuis son infarctus - mais le mâchonner de temps à autre stimulait sa concentration et dans des situations de stress notamment, ce geste lui apportait du réconfort et le réconciliait momentanément avec le monde.
Depuis dix jours, il était cloué au lit. La fièvre qui ne descendait pas en-dessous de trente-neuf l’empêchait de se tenir sur ses jambes - qui n’étaient déjà pas particulièrement solides, étant donné qu’il ne pratiquait aucun sport depuis des lustres - et la toux encore sèche allait probablement empirer dans les jours à venir.
Tout bien considéré, en homme pragmatique et généralement optimiste, Castillo réussissait à apprécier les aspects positifs de cette situation : durant ces jours de convalescence, Conchita, par exemple, lui servait le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner au lit et venait même l’aider lorsqu’il l’appelait pour changer les chaînes du vieux téléviseur Saba, datant de l’époque où les télécommandes n’existaient pas et ayant survécu miraculeusement aux inévitables petits tracas dus à son grand âge, ainsi qu’aux mauvais traitements de Castillo dans ses rares moments de rage domestique.
De plus, une fois le petit-déjeuner terminé, ses filles Mar et Carmen - vingt-deux et vingt ans - lui apportaient le quotidien national ainsi que le régional, tout juste sortis du kiosque à journaux situé au bout de la rue, et deux heures durant Castillo s’autorisait la lecture intégrale des journaux, un privilège qu’il n'aurait jamais pu se permettre, en temps normal, pas même le dimanche.
Une ou deux fois par jour, il téléphonait au bureau pour vérifier que tout était en ordre.
Immanquablement, le Slave décrochait. Qui d’autre aurait pu répondre ? Il était le seul employé sur place, si l'on peut qualifier d’employé quelqu’un qui, sans avoir de salaire fixe, répond au téléphone, s’occupe des tâches administratives, nettoie les bureaux une fois par semaine et sert également de chauffeur lors des rendez-vous professionnels à l’extérieur.
Par chance, côté santé, ce jeune homme semblait indestructible.
Pendant son congé maladie, en l’absence d’événements ou d'informations importantes (à dire vrai, un détective privé dans un petit village comme celui-là était rarement submergé de travail), ces appels entre Castillo et le Slave se terminaient inexorablement par un échange respectueux de politesses, avec salutations finales de prompt rétablissement de la part du Slave à l’égard de son chef.
Cette matinée ne fit pas exception.
« Allo, salut, c’est moi, Castillo.
— Ah, bonjour, inspecteur, tout va bien ?
— Franchement, non, le Slave, j’ai encore de la fièvre et la toux ne passe pas. Quand j’étais petit et qu'il faisait froid comme ça, j’allais me balader torse nu ! Là, il m’a suffi de marcher dix minutes dans un petit vent frais pour tomber malade...
— Je suis désolé, monsieur Castillo.
— Tout va bien au bureau ? Est-ce que les factures du mois de mars sont arrivées ? Je dois vérifier qu’ils aient bien retiré la redevance du modem.
— Oui, oui, elles sont arrivées, je les ai mises dans le premier tiroir.
— Ouvre-les tout de suite et regarde s’ils m’ont encore fait payer le modem.
— Attendez un instant, je vais les chercher. »
Le Slave posa le combiné sur la table - le bureau de l’inspecteur n’était pas équipé de téléphone sans fil, trop couteux pour l’utilisation qu’il en faisait - et rejoignit d’un pas svelte le bureau de Castillo, ouvrit le premier tiroir, sortit la facture et retourna vers le téléphone. « Me voilà. Alors, attendez un instant que je vérifie.
— Dépêche-toi, je dois faire une petite sieste matinale, sinon comment je fais pour guérir, moi ? »
Il lui sembla qu'il pouvait voir un demi-sourire apparaître sur les lèvres du Slave.
« Mmm... On dirait que oui, ils prélèvent encore la redevance du modem. Six cent quatre-vingt-dix colons, chef.
— Comment ça ? Tu n’avais pas résilié le contrat le mois dernier ? Déjà que c’est une période de vache maigre, si en plus on dépense de l’argent pour des choses qui ne nous servent à rien, où va-t-on ? Au diable la Telefonica !
— Oui, oui, chef, j’avais résilié, j’avais résilié, calmez-vous. Je les appellerai un peu plus tard, je vais régler ça, vous verrez. Et puis, chef, à mon avis, il va falloir prouver qu’on n’a pas utilisé Internet en 2015...
— Facile à dire, c’est pas toi qui paies ! », grogna Castillo, interrompant brusquement le Slave, qui ne sembla pas en tenir compte.
Il connaissait l’inspecteur et son caractère affable depuis presque un an et demi : plus précisément, par une douce matinée de janvier, quelques semaines après être arrivé à Burgos et s’être installé dans l’auberge Hermosa , ayant jeté un coup d'œil furtif à l’intérieur du bureau de Castillo et le trouvant particulièrement en désordre, il proposa à l’inspecteur de l’aider dans ses tâches administratives.
Il ne savait rien faire d’autre, le Slave, mais il avait envie de recommencer sa vie dans cette nouvelle réalité, même si cela impliquait de repartir tout en bas de l’échelle.
Castillo avait accepté, précisant qu’il n’aurait pas un salaire fixe, étant donné les restrictions économiques auxquelles il faisait face ; le Slave avait accepté sans broncher : il faut dire qu’il était arrivé d’Italie avec une somme importante en liquide, gage de sa vie précédente, qui selon une estimation grossière lui aurait suffi pour vivre une cinquantaine d’années au Costa Rica.
Le Slave reprit tranquillement la conversation téléphonique interrompue par l’intervention bourrue de l’inspecteur.
« Inspecteur, je voulais aussi vous dire que ce matin un homme est passé, il vous cherchait. Il disait qu’il aimerait vous rencontrer.
— Et c’était qui ?
— Je ne sais pas. Il est resté à l’extérieur, il portait une écharpe qui lui couvrait la bouche et des lunettes sombres. Il me semble qu’il portait un béret sur la tête, ou quelque chose de ce genre. Ça s’est joué vraiment à quelques secondes, j’ai à peine eu le temps de lui dire que vous aviez de la fièvre qu’il a tourné les talons et a disparu, après m’avoir dévisagé de la tête aux pieds. Il ne m’a pas mis très à l’aise, pour être honnête.
— Bah, si jamais il revient, dis-lui qu’il peut m’appeler à la maison, sans problème. Tu vas voir que finalement quelqu’un aura besoin de nous pour résoudre un cas sérieux, au lieu des sornettes habituelles. Et maintenant raccroche et fonce aux bureaux de la Telefonica , éclaircie-moi cette histoire de modem et fais-toi rembourser la somme facturée, ok ?
— Oui, chef, ok, pas de problème, je m’en occupe. Bonne journée, à demain ! »
Mais le Slave savait que l’appel ne pouvait pas se terminer ainsi.
Effectivement, Castillo ne lui laissa pas le temps de raccrocher.
« Où crois-tu aller comme ça, canaille ? »
Le Slave souffla, non sans avoir éloigné le combiné de sa bouche. La voix de l’inspecteur arriva, précise :
Relax, said the night man,
We are programmed to receive! You can check out any time you like... but you can never leave!
« Facile, chef... Hotel California , Eagles.
— Année ?
— 1976.
— Bravo, mon gars. Tu es toujours bien préparé, ça me fait plaisir.
— Oui. Merci chef. À demain, et surtout, rétablissez-vous vite. »
Clic.
Clic.
Castillo aimait défier le Slave sur le rock.
Pour lui, c’était une marque d’affection (ils partageaient la même passion) ; de plus, cela lui permettait de se sentir encore jeune, bien que cette illusion fût anéantie chaque jour par son reflet dans le miroir, au moment le plus impitoyable de la journée : au petit matin, barbe naissante et yeux pochés.
Le Slave se prenait au jeu, parfois amusé, parfois résigné.
Après tout, l’inspecteur était pour lui le premier point de repère important, sur cette terre étrangère.
Castillo raccrocha et, fatigué comme s’il avait couru le marathon de San José, s’abandonna à un profond sommeil réparateur, pelotonné dans le matelas moelleux et enveloppé dans la couverture jusqu’au menton, comme lorsqu’il était petit.
***
Le Slave avait atterri à l’aéroport Juan Santamarià de San José, au Costa Rica, un soir de décembre 2013.
Il avait à peine plus de trente ans et venait de Milan, où il avait laissé derrière lui un homicide, une maladie mentale guérie au moyen de soins couteux et une identité trop saugrenue pour être honnête, tout cela grâce à un nouveau passeport qui était faux et, surtout, un portefeuille plein à craquer.
Il voyageait avec une valise remplie d’argent provenant d’un trafic d’armes ayant vu le jour en Croatie, quelques mois plus tôt, auquel il avait participé par hasard, mais qui lui avait rapporté un joli magot en cash, le tout bien caché dans le double fond du bagage embarqué sur le vol international Milan - San José.
Il savait qu’il prenait des risques, à la douane, avec cette quantité d’argent cachée, mais il comptait bien - non sans frissonner - passer entre les mailles des contrôles aléatoires effectués par la police costaricienne sur les bagages en arrivée.
Par chance, sa valise n’avait pas été inspectée et, après avoir passé le contrôle d’identité, il avait poussé un soupir de soulagement, réalisant à ce moment précis que la fuite de son passé douteux s’était véritablement concrétisée.
Dehors, il tombait une pluie fine mais constante, qui toucha en premier lieu son âme avant de pénétrer ses os.
En sortant de l’aéroport, il avait sauté dans le premier taxi disponible et, dans un espagnol assez approximatif, mais toutefois convenable, il avait demandé au chauffeur de le conduire dans le quartier italien.
Le chauffeur, un homme petit et suant, un mégot de cigarette suspendu aux lèvres, l’avait regardé d’un air étrange.
Ce jeune homme blond, grand, musclé, portant une chemise à carreaux et des Ray-Ban posées sur le front, malgré l’obscurité qui enveloppait déjà les petites routes mal éclairées de la zone environnant l’aéroport, lui rappelait le personnage d’un jeu vidéo qui l’avait marqué des années plus tôt, à l’époque du lycée.
Duke Nukem, s’il se rappelait bien.
Le jeune homme voyageait avec un seul bagage et n’arrêtait pas de regarder autour de lui avec des yeux de furet, qui se déplaçaient de gauche à droite avec une incroyable rapidité, alors que sa tête restait immobile.
« Il n’y a pas de quartier italien à San José, monsieur », avait déclaré le chauffeur, sans se tourner.
Depuis le siège arrière, aucun commentaire ne lui était parvenu.
Incertain sur la conduite à suivre, le chauffeur observait la réaction du jeune homme dans le miroir du rétroviseur.
Rien.
Aucun mouvement des muscles du visage, aucune réaction émotive.
Aucun tic nerveux.
Le chauffeur avait pris une profonde respiration, le mégot de cigarette toujours suspendu et il avait attendu, tambourinant les doigts sur l'accoudoir de sa Citroën Picasso bleue.
La pluie insistait sur le pare-brise et sur la vitre arrière avec un martellement monotone, mais cela ne semblait pas déranger le passager.
Le chauffeur s’était senti obligé de rompre ce silence qui le mettait étrangement mal à l’aise :
« Je ne veux pas vous presser, mais je dois de vous dire que le compteur tourne.
— Je vous remercie. Vous pouvez démarrer.
— Et où allons-nous ? Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas de communauté italienne à San José, je suis désolé.
— Démarrez, s’il vous plaît. Nous ferons un tour dans la zone environnant la ville. Je vous dirai quand vous arrêter, ne vous inquiétez pas. »
Le jeune homme semblait gentil.
Le chauffeur n’avait pas l’habitude d’avoir des passagers qui utilisaient fréquemment des formules telles que « je vous remercie », « s’il vous plait » ou « ne vous inquiétez pas ».
Il avait enclenché la première et était parti, accélérant doucement, cherchant à détacher le moins possible son regard du miroir du rétroviseur.
D’un côté, cet homme l'intriguait, mais d’un autre, il l’effrayait, ou quelque chose de similaire.
Il avait un regard furtif et anormalement rapide et il ne cessait de caresser imperceptiblement sa valise, qu’il n’avait pas voulu mettre dans le coffre, presque en transe.
« Vous avez fait un long voyage ? » avait demandé le taxi, plus par politesse que par réel intérêt.
C’était la demande la plus banale que l’on pouvait faire à un passager débarquant d’un vol international.
« Oui. C’est la première fois que je prends l’avion. À dire vrai, c’est aussi la première fois que je sors de l’Europe.
— Vous êtes italien ?
— Oui... », avait répondu le jeune homme distrait, pour ensuite se corriger immédiatement « ...en fait non. Je suis slave, mais j’ai toujours vécu en Italie. Je ne parle pas la langue, le slave, j’ai vécu en Yougoslavie jusqu’à l’âge de quatre ans, puis la guerre civile a éclaté et mes parents se sont enfuis en Italie. J’ai appris l’italien et j’ai oublié le slave.
— Il y a eu une guerre civile en Yougoslavie ? »
Le taxi s’était senti gêné par son ignorance à peine avait-il terminé de formuler sa question, mais il était trop tard et la réponse du jeune homme ne s’était pas fait attendre.
« Bien sûr, qu'il y a eu une guerre, il y en a même eu plusieurs...et quelles guerres ! La fédération a été littéralement anéantie, dans les années quatre-vingt-dix. D’abord la Slovénie, puis la Serbie, la Croatie, le Monténégro...et toutes les autres régions suivirent de près l’une après l’autre, des guerres terribles ! Et la communauté internationale était là à regarder le spectacle. Mieux vaut ne pas en parler, vraiment. »
Le chauffeur, regrettant d’avoir posé cette question si gênante dans une conversation avec un inconnu, avait décidé de laisser passer quelques instants de silence, lourd de pensées pour chacun d’eux.
Ce fut le jeune homme qui reprit la conversation.
« Chez vous en revanche c’est plus tranquille, non ?
— Eh bien nous, nous sommes les Suisses de l’Amérique centrale, vous ne le saviez pas ?
— Franchement, non.
— Nous, depuis la guerre civile de 1948, nous avons supprimé l’armée. À quoi sert une armée dans un pays comme le nôtre ? Le gouvernement a utilisé les ressources militaires pour l’éducation et la culture. Nous en sommes très fiers. Nos enfants étudient, au lieu de combattre. Pura vida , monsieur, pura vida ».
Les yeux du chauffeur de taxi s’étaient illuminés.
Il était extrêmement fier de sa nationalité et il ne perdait pas une occasion, pendant un trajet entre l’aéroport et la ville, de chanter à ses passagers les louanges du Costa Rica, terre unique, constellée de richesses naturelles et d’un patrimoine culturel, ainsi que d'un peuple, hors du commun.
« Et savez-vous, monsieur, que le Costa Rica a l’indice moyen de bonheur le plus élevé du monde ? », avait-il poursuivi, enthousiaste.
Le jeune homme avait répondu sans trop d’emphase.
« Et c’est quoi cet indice moyen de bonheur ?
— C’est simple. », avait repris le chauffeur, « Il s’agit de statistiques élaborées au niveau mondial dans cent-quarante-neuf pays, basées sur un questionnaire qui comprend une seule question : sur une échelle de zéro à dix, à quel point êtes-vous globalement satisfait de votre vie ?
— Intéressant ; et quels sont les résultats ?
— Eh bien, le Costa Rica arrive en tête du classement. Indice moyen de bonheur supérieur à neuf points. Pura vida , hein ?
— C’est ça... », avait brièvement conclu le passager, en contraste avec l’enthousiasme du chauffeur, tout en continuant à caresser sa valise.
Il n’avait pas poursuivi la discussion, distrait par l’arrivée d’un orage et d’un éclair qui avait subitement fendu le ciel obscur.
Le chauffeur aurait aimé continuer à citer les merveilles de sa terre bien aimée, dont il ne s’était jamais éloigné en trente ans de vie, mais, malgré ses efforts, il n’avait trouvé aucune occasion intéressante pour combler le silence qui s’était installé, perturbé uniquement par le tapotement des grosses gouttes de pluie sur les vitres du véhicule.
La voiture s’était arrêtée à un feu.
Le chauffeur s’était tourné un instant vers le jeune homme, il l’avait observé à la dérobée et son sourire indéchiffrable avait provoqué en lui un malaise dont il se serait bien passé.
Il était reparti en appuyant à fond sur l’accélérateur, comme s'il voulait fuir la situation qui s’était créée et, en suivant une route presque déserte immergée dans l’obscurité, il avait atteint en peu de temps les campagnes environnant l’aéroport.
Le jeune homme n’avait cessé de regarder autour de lui et il semblait apprécier ce vagabondage sans but.
« Où sommes-nous ? », avait-il demandé après quelques minutes de silence.
« Nous sommes près de Burgos, monsieur. »
Le passager avait scruté l’horizon par la fenêtre du taxi, apercevant au loin un petit village accroché aux basses montagnes du Costa Rica central.
L’obscurité feutrait les quelques bruits provenant de l’extérieur.
L’orage avait laissé place à un magnifique ciel étoilé et à une forte odeur de soufre, qui avait rappelé au jeune homme son enfance à la montagne.
La mémoire olfactive est profondément ancrée dans les sens de l’homme.
« Burgos, vous avez dit ? Parfait. Laissez-moi ici s’il vous plait. Ça me plaît. »
Le taxi avait atteint en un rien de temps le centre du village, dans lequel l’auberge Hermosa rivalisait depuis des années par sa beauté architecturale avec l’église de San Isidro sur la place Allende .
Il s’était garé près de l’entrée et, sans éteindre le moteur, il était sorti pour ouvrir la porte au jeune homme.
« Ça fera trente-cinq mille colons, monsieur. », avait-il dit sans le regarder dans les yeux, presque honteux de demander une somme aussi indécente.
Le jeune n’avait pas cillé, plongeant sa main dans la poche latérale de son pantalon et sortant un portefeuille si gonflé qu’il semblait sur le point d’exploser.
Il l’avait ouvert et glissé quatre billets de dix mille colons dans les mains du taxi.
Avant qu’il ne le referme, le chauffeur avait eu le temps de poser les yeux sur le portefeuille.
Il n’avait jamais vu autant de liquide entre les mains de quelqu’un.
Mais il n’eut pas le temps de s’interroger d’avantage, car le jeune homme l’avait congédié de la meilleure façon qui soit, selon lui.
« Gardez le reste. Je vous remercie. Bon retour, bonne nuit. »
***
Dans une petite communauté comme Burgos, il n’était pas facile d’occuper le poste de détective privé, surtout pour quelqu’un comme Castillo qui avait décidé de refuser catégoriquement toute sorte d’enquête liée à d’éventuelles infidélités conjugales.
Pour cette raison, au nom de sa conscience déontologique, ou, pourrait-on dire, de son amour propre qui l’avait toujours guidé dans les moments décisifs, il n’avait trouvé ces derniers mois aucune mission, exception faite d’une enquête pour escroquerie aux dépens d’une vieille dame qui avait vu disparaître de son compte courant, en une nuit, les économies de toute une vie.
Une bagatelle, pour lui.
Il avait résolu l’affaire en moins de trois jours, grâce notamment à ses amis de San José, d’anciens collègues de la police nationale, qui, grâce à des analyses croisées sur les mouvements bancaires de la famille de la dame, avaient facilement identifié la brebis galeuse, un petit-fils au casier apparemment vierge mais connu des forces de l’ordre locales pour consommation intensive de drogues de synthèse.
Ce n’était pas la première fois que la police lui refilait des enquêtes ; comme dans le cas de la vieille dame, cela arrivait surtout lorsque le poste de San José était occupé à des opérations bien plus importantes - cette fois, il s’agissait de trafic de drogue international - ne sachant que faire de banalités de ce genre.
Dans ces circonstances, la police s’adressait à lui, comme à un sous-traitant, sachant qu’il accepterait à coup sûr.
Un mandat de consultant, avec clause de paiement ex post , une fois l’affaire résolue ; le tout sans aucune formalité, ça se passait comme ça entre personnes de confiance. Après tout, il s’agissait d’un ancien collègue : après des années de bons et loyaux services, il s’était mis à son compte, mais avait gardé des contacts importants qu’il avait créés principalement pendant les trois années au cours desquelles il avait occupé le poste de chef de la police nationale.
Avec un poste aussi important, cette période fut difficile et d'une intensité inédite : trois années de défi professionnel en tant que responsable de la police de la capitale.
Un rêve d’enfant.
Et puis, Conchita avait été renversée sur un passage piéton de San José, par un pauvre ivrogne qui cherchait dans le fond d'une bouteille une improbable consolation à son chagrin d’amour. Les docteurs avaient expliqué à Castillo que sa femme, opérée d’urgence, devrait rester au repos pendant au moins six mois.
À la lumière de cette nouvelle urgence, Castillo avait alors eu l’occasion de repenser à sa situation à froid.
Pura vida était le credo qui l’avait toujours inspiré dans les moments clé de son existence.
C’était une expression dont la simplicité n’avait d’égal que l’importance du message qu’elle transmettait.
Il s’était rendu compte, à ce moment particulier, que pura vida signifiait pouvoir travailler à cinq minutes de la maison, pouvoir être tous les jours si nécessaire, aux côtés de Conchita pendant sa difficile rééducation, pouvoir suivre de près la croissance de ses filles, qui étaient à l’époque en pleine adolescence.
Pura vida.
La décision fut prise rapidement : le policier Castillo, chef du poste de police nationale de San José, rendit son étoile argentée au responsable du bureau du personnel, accompagnée d’une lettre de démission irrévocable pour raisons familiales. Il loua un deux pièces au centre de Burgos, à côté de l’auberge Hermosa , et il accrocha à l’entrée une vieille plaque dorée récupérée dans le grenier de la maison, cadeau de Noël offert par des collègues du poste des années auparavant pour la résolution d’un cas complexe d’exploitation de mineurs pour prostitution, sur laquelle avec un poinçon d’acier, par un travail de précision, il effaça le mot « merci » et le remplaça « Insp ».
Il aurait voulu compléter son œuvre, en écrivant « Inspecteur », mais étant donné la fatigue excessive provoquée par l’incision des premières lettres, il changea d’avis.
« Insp. Castillo », disait la nouvelle plaque.
Artisanale, mais efficace.
Il se sentit renaître.
Le village de Burgos avait enfin un détective privé et lui, encore une fois, avait suivi son cœur pour une décision importante.
Pura vida.