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Buch lesen: «Corneille expliqué aux enfants»

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AVANT-PROPOS

En publiant cette nouvelle Collection des Classiques populaires, nous avons eu la pensée de donner aux enfants et aux jeunes gens une première idée des grands écrivains français, et, du même coup, les premiers traits d'une grande morale, générale, large, profonde, vraiment humaine.

La première éducation morale de l'enfant se fait par les entretiens du foyer. Mais qui de nous ne sait que ces premiers entretiens, quand nous les tirons de notre fonds, manquent bien vite de matière?

Pour suppléer à notre insuffisance propre, nous devons inventer des livres pleins d'histoires ou de contes édifiants, que nous mettons entre les mains des enfants. Faible ressource! Ces contes sont souvent bien puérils et d'une cruelle insignifiance. Pourquoi ne s'est-on pas avisé qu'il faut du génie, et du plus grand, pour parler à l'enfance et à la jeunesse? Mais les hommes de génie ont écrit pour des hommes; soit, aussi pour les confier à l'enfant, faut-il les expliquer. Le fond de la pensée de ces grands écrivains, c'est la vérité morale, qu'il suffit de démêler des ornements, ou des vérités particulières, dont ils l'ont entourée, pour donner aux jeunes gens la nourriture la plus forte, la plus simple, la plus accommodée et la seule qui soit digne d'eux.

C'est ce que nous avons essayé de faire. Ce qu'ont pensé, au fond, La Fontaine, Corneille, Bossuet, Molière, Fénelon, Racine, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, sur l'homme, sur la vie, sur le travail, sur la douleur, sur la joie, sur le progrès, sur la nation, sur la patrie, tel est l'enseignement que nous avons voulu dégager des œuvres de ces écrivains pour le donner à l'enfant et au jeune homme. Cet enseignement, on le trouvera ici, sous une forme simple et pure, tantôt en lisant l'auteur lui-même, tantôt en suivant les résumés exacts et clairs que nous ferons de cet auteur.

L'enfant, à ce régime, aura à la fois formé son bon sens et son cœur, et il se trouvera, par surcroît, et sans y penser, être entré déjà dans la familiarité de grands génies dont il pourra plus tard étudier plus profondément les œuvres.

Quelle sera la méthode? Donnerons-nous d'abord une notice sur un grand écrivain, puis des extraits de ses œuvres reliés par des analyses? Il y aurait à craindre que la notice ne fût pas lue et que par suite les extraits ne fussent pas compris dans leur ensemble.

Ramenons toujours les choses pédagogiques à la pratique naturelle, c'est-à-dire à l'usage familial. Un père de famille cause avec ses enfants. Il leur parle de respect filial et songe au Cid. Que fera-t-il? Il dira qu'il y a eu un grand homme qui s'appelait Corneille, qu'il vivait à une certaine époque, qu'il a fait des pièces de théâtre nommées tragédies; qu'il y en a une, entre autres, très belle, qui s'appelle le Cid, et il racontera le sujet. Puis il prendra le livre, et, tout en indiquant la suite et la conduite de la pièce, il lira les passages les plus à la portée de l'enfance.

Voilà précisément ce que nous nous proposons de faire. Un entretien continu, où s'introduisent, chemin faisant, naturellement, et à leur place, analyses, extraits et explications, tel est le plan que nous suivrons pour chaque volume de notre collection.

Tous les grands Ecrivains sont-ils susceptibles de cette adaptation? La plupart, assurément. Cependant nous avons pensé que nous devions restreindre notre cadre, et le limiter aux XVIIe et XIXe siècles, sauf à l'élargir plus tard. Les œuvres des écrivains appartenant à ces deux siècles conviennent particulièrement à l'enfance parce qu'elles sont empreintes, pour la plupart, d'un caractère de majestueuse sérénité.

Nous avons fait appel au concours très précieux et à la collaboration de plusieurs de nos collègues et camarades de l'Université, qui ont bien voulu nous prêter l'appui de leur talent et nous aider à atteindre le but que nous nous proposons:

Confier l'éducation de nos enfants aux grands écrivains populaires dont la france est fière, et, sur nos fils et nos filles, dès leur age tendre, faire tomber, selon l'expression de Victor Hugo:

 
«De tous ces livres pleins de hautes harmonies,
La bénédiction sereine des génies.»
 
Emile Faguet

CHAPITRE I.
LA FRANCE AU TEMPS DE LOUIS XIII

Vous savez qu'il y a eu en France, à deux cents ans de nous environ, un beau temps, très glorieux, qui a eu ses misères, comme tous les temps, où les rois et les princes ont commis de grandes fautes, mais où la nation a rendu très grand le nom de notre pays, un temps où nous avons pris sur l'étranger, au midi le Roussillon, au nord l'Artois et une partie de la Flandre, à l'est la Lorraine et l'Alsace. Cette époque doit être chère à tous les cœurs français. C'est le XVIIme siècle; c'est le temps où, après le grand et bon roi Henri IV, la France a été gouvernée par Louis XIII, ou plutôt par le premier ministre de Louis XIII, Richelieu, et puis par Louis XIV, avec ses ministres, très intelligents aussi, très laborieux et très dévoués à leur patrie, Colbert, de Lionne, Louvois.

Mais c'est surtout le temps où les Français, qu'on accuse, vous le savez, d'être légers, frivoles, inconstants, ont été peut-être le plus sérieux, appliqués à leurs devoirs, énergiques et l'esprit tourné vers les grandes choses. Ils aimaient leur pays, quoique leur pays, alors, fût très pauvre, les temps très durs, les impôts lourds, la disette bien souvent à la porte, et quelquefois dans la maison. Eh bien, tout comme plus tard, mal vêtus et mal nourris, quand on leur mettait un fusil dans la main, quand le tambour battait à l'approche de l'ennemi, ils jetaient le pain qu'on venait de leur distribuer, pour courir plus vite au combat.

Pourquoi étaient-ils ainsi? D'abord parce que les Français ont toujours été braves, et de bon cœur à leur devoir, et qu'il est plus difficile de les corrompre que de les mener au bien. Ensuite parce qu'ils avaient de bons maîtres pour leur enseigner l'amour de la vertu, du courage, de la patience, et, ce qui contient tout, l'amour de la patrie.

Ces maîtres, c'étaient les auteurs, les écrivains qui composaient de beaux livres pour les enfants et pour les hommes, les historiens, les orateurs et les poètes. Ils lisaient beaucoup Plutarque, un ancien Grec traduit en très bon français par un auteur du siècle précédent, le bon Amyot. Ce livre renfermait toutes les plus belles histoires des plus honnêtes et des plus courageux personnages de l'antiquité, et il était si bon, si entraînant à bien faire que le roi Henri IV, qui se connaissait en courage, disait, à ce qu'on assure, que c'était pour lui comme une autre conscience.

Ils lisaient encore Tite Live, un Romain, celui-là, qui a raconté comment les citoyens de Rome ont mille fois mis en danger leurs biens et leur vie pour que leur patrie fût libre, grande et respectée du monde entier. Tout cela leur donnait une idée forte et élevée de ce que doit être un homme, pour mériter d'être appelé de ce nom, et un patriote, comme nous disons. Ce mot n'existait pas encore, mais la chose était commune, si bien que c'est précisément vers la fin de l'époque dont je vous parle que le mot a été inventé.

Que lisaient-ils encore?

Faut-il vous le dire? Ils lisaient des romans. Mais c'étaient de beaux romans que ceux de ce temps-là. C'étaient des livres où l'on racontait des histoires d'hommes héroïques, extraordinaires, grands guerriers, grands batailleurs, toujours prêts à faire de grandes entreprises et à donner, pour l'honneur et pour la gloire, de grands coups d'épée. Vous comprenez combien toutes ces lectures enflammaient les courages et donnaient des idées de glorieuses entreprises ou de vaillantes défenses.

Et voilà que, juste à cette époque-là, il est né un homme de beaucoup d'esprit et de beaucoup de cœur, ce qu'on appelle un homme de génie, qui a rendu tous ces beaux sentiments, mais plus beaux encore et plus purs, en très beaux vers, et qui a fait dire ces vers dans les théâtres, par la bouche de très bons acteurs. Jamais on n'avait encore entendu de si excellentes paroles, et qui fissent battre le cœur comme celles-là. C'étaient l'idée et le sentiment de tout le monde, que cet homme mettait en vers sublimes, c'est-à-dire en phrases sonores, harmonieuses, et si faciles à retenir que chacun s'en allait les répétant toute sa vie, rien que pour les avoir entendues une fois.

Cet homme, c'était un poète; ce qu'il faisait ainsi, c'était ce qu'on nomme des pièces de théâtre, des tragédies ou des comédies, et il s'appelait Pierre Corneille. Je vais vous expliquer ce qu'il a été et ce qu'il a fait, et vous comprendrez comment il a été cause, pour sa part, d'une partie des bonnes et belles actions qui ont été accomplies en son temps.

CHAPITRE II.
JEUNESSE DE CORNEILLE

Corneille était né à Rouen, en Normandie, l'année 1606, dans une famille qui n'était pas riche, mais très honorable, et qui avait donné à sa province bon nombre de magistrats éclairés et justes. Il était très appliqué dans son enfance, et fit de très bonnes études dans le collège de sa ville. Quand il fut grand, on en voulut faire un avocat, pour qu'il devînt magistrat plus tard, comme beaucoup de ses parents. Mais il parlait mal et était timide de son naturel. Beaucoup de grands hommes sont ainsi dans leur jeunesse, et quelquefois toute leur vie. C'est pour cela qu'il ne faut pas tourner en ridicule la timidité d'un enfant ou quelque défaut dans sa manière de se faire entendre. Bien souvent ce ne sont pas les plus hardis et les plus assurés en paroles qui sont les meilleurs.

Pierre Corneille reconnut très vite qu'il ne réussirait pas au palais, et il se tourna d'un autre côté. Il fit d'abord, comme distraction et passe-temps, des comédies. Les comédies sont des pièces de théâtre pour faire rire. On y montre des hommes et des femmes qui ont des défauts, qui sont avares, ou perfides, ou menteurs, ou joueurs, ou gourmands, ou glorieux, et à qui il arrive des désagréments et des mésaventures risibles à cause de ces défauts. Quand un poète a de la bonne humeur et de la gaîté, ces pièces peuvent amuser honnêtement les honnêtes gens, et même les faire réfléchir sur les mauvaises inclinations qu'ils peuvent avoir, quand elles ne sont pas trop fortes et trop enracinées déjà dans le cœur.

Pierre Corneille, qui était jeune et gai, parce qu'il avait un cœur pur et une bonne conscience, fit donc quelques comédies. Elles n'étaient pas très bonnes, mais elles étaient assez amusantes; et elles réussirent, parce qu'on n'avait pas alors, comme on eut plus tard, quand Molière arriva, beaucoup de bonnes pièces comiques. Corneille sentit qu'il pouvait continuer sans crainte dans la carrière où il s'était hasardé, et il vint à Paris, où on le connaissait déjà comme un jeune écrivain, destiné à devenir un célèbre poète.

CORNEILLE ET RICHELIEU

Il y avait alors un grand ministre, que j'ai nommé plus haut, et qui, tout en s'occupant de toutes ses forces à rendre la France plus riche, plus forte et plus grande, s'inquiétait du sort des écrivains, et voulait qu'il y en eût beaucoup de bons en France, et qu'ils y fussent honorés et respectés. Il faisait précisément des pièces de théâtre lui-même, et, comme il n'avait pas le temps de les faire tout seul, il se faisait aider par un certain nombre de poètes qui s'y entendaient. C'était le cardinal Richelieu. Richelieu connaissait Pierre Corneille et l'estimait fort. Il l'appela auprès de lui, et le fit entrer dans cette compagnie d'écrivains qui travaillaient avec lui. Pierre Corneille y fit la connaissance d'un bon poète, qui était un homme de grand cœur, Jean Rotrou, qu'il aima tout de suite et dont il resta l'ami jusqu'à ce qu'il lui fût enlevé par la mort.

Corneille aimait fort aussi et honorait comme il devait le cardinal Richelieu. Mais celui-ci était peu accommodant, et habitué à se faire obéir ponctuellement, il n'aimait pas qu'on eût d'autres idées que les siennes. Il donnait à ses écrivains familiers des plans de travail, et il fallait écrire sur ces plans, sans y rien changer. Pierre Corneille qui, tout en respectant le grand génie de Richelieu dans les choses de la politique, se sentait plus de génie que lui pour les pièces de théâtre, changeait quelquefois. Richelieu s'en plaignit, puis se piqua, et enfin Corneille crut devoir se retirer d'auprès de lui.

Il eut raison; car il n'est pas bon à un homme de génie d'écrire sous la direction d'un autre. On est doué pour les choses de l'esprit, et alors il faut se livrer à ses inspirations et ne demander conseil qu'après avoir écrit, à des amis éclairés et sincères; ou bien l'on n'est pas capable de faire de belles œuvres, et alors il ne faut pas écrire du tout, une œuvre médiocre ne valant pas la peine d'être mise sur le papier.

Corneille se retira donc. Richelieu lui en voulut, et quand Corneille, un peu plus tard, fit paraître une très belle tragédie, dont je vais vous parler, et qui s'appelait Le Cid, il se joignit aux jaloux qui déclaraient la pièce mauvaise, et la fit critiquer aussi sévèrement qu'il put par l'Académie française, qu'il venait de fonder. Cela n'est pas très honorable pour Richelieu.

Cependant il faut dire qu'il n'en rendit pas moins de grands services à Pierre Corneille dans diverses circonstances, notamment dans l'affaire de son mariage. Le père de la jeune fille que Corneille désirait épouser hésitait à consentir, ne trouvant pas Corneille d'assez bonne famille. Richelieu fit conférer des titres de noblesse aux parents de Corneille, et conseilla au père de la jeune fille de ne pas s'opposer à l'union. Un conseil de Richelieu était plus qu'un conseil, et le père, si difficile au choix d'un gendre, dut céder, comme vous pensez bien. C'est une petite comédie en action que fit là Richelieu, et vous pouvez croire que c'est la meilleure qu'il ait faite.

Jaloux d'un côté, bienfaisant de l'autre, voilà ce qu'a été Richelieu pour Corneille, et il faut bien que ce soit la vérité, pour que Corneille, homme incapable de dire rien qui ne fût vrai, écrivît, à la mort du cardinal, une petite pièce de vers qui se terminait ainsi:

 
«Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal;
Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.»
 

CHAPITRE III.
CORNEILLE GRAND HOMME

Quoi qu'il en soit, le plus grand bienfaiteur de Corneille, sans jalousie et sans rancune celui-là, ce fut le public. Il avait accueilli avec faveur ses premières pièces, comédies ou fantaisies sans prétention, très gaies du reste, et où l'on sentait tout l'entrain de la jeunesse; il accueillit avec des transports ses grandes tragédies, que Corneille donna de l'âge de trente ans à celui de quarante, en pleine force de santé, d'énergie morale et de génie.

Il y en eut huit surtout qui plurent infiniment et qu'on a encore beaucoup de plaisir à voir reparaître sur le théâtre ou à relire. C'est le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, Nicomède, Don Sanche d'Aragon, Pompée et Sertorius. Savez-vous pourquoi?

C'est que, dans chacun de ces beaux ouvrages, Corneille mettait en lumière un des meilleurs sentiments de notre cœur, une forme particulière de ce qui est le plus cher aux Français, le courage. Dans le Cid, par exemple, il montrait le courage d'un jeune homme qui défend l'honneur de son père; dans Horace, le courage d'un père qui sacrifie ses enfants pour le salut de sa patrie; dans Polyeucte, le courage d'un homme qui sacrifie ses biens, son avenir et enfin sa vie pour ses convictions religieuses; dans Cinna, le courage d'un homme, cruel et vindicatif de son naturel, qui sait triompher de ses mauvais penchants, et pardonner à ses ennemis quand il pourrait les accabler; dans Nicomède, quelque chose que vos parents et vos maîtres auront à vous recommander bien souvent, le courage du plus faible contre le plus fort, la fierté du vaincu devant le vainqueur insolent, l'espoir invincible des revanches de la justice sur la force.

Voyez quelles grandes leçons ce poète donnait à ses contemporains, et comme on comprend bien que les illustres guerriers de cette époque, entre autres le prince de Condé, pleuraient à entendre ces belles choses au théâtre, et comme Voltaire a eu raison de dire: «Le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille, c'est une époque bien importante dans l'histoire de l'esprit humain!»

CHAPITRE IV.
LE CID

C'est une belle histoire que celle du Cid. Elle se passe en Espagne, du temps que les Espagnols faisaient la guerre contre les Maures. Il y avait dans ce temps, à la cour d'un roi espagnol, un vieux général, qui s'appelait Don Diègue; il avait un fils nommé Rodrigue. A la suite d'une discussion, Don Diègue fut insulté et frappé d'un soufflet par un officier plus jeune que lui, nommé Don Gormas. Il voulut venger cet affront, et mit l'épée à la main; mais Don Gormas le désarma. Le vieillard allait rester déshonoré, si son fils n'eût pas été là. Vous pensez bien que ce jeune homme, Rodrigue, ne voulait pas laisser son vieux père sous le coup d'une pareille honte. Mais Don Gormas était bien redoutable; c'était le plus vaillant guerrier de toute l'Espagne. Eh bien, ce n'était rien encore: ce Gormas avec qui il fallait se battre, c'était le père d'une jeune fille nommée Chimène, à qui Rodrigue était fiancé. Se battre avec Gormas, ce n'était donc pas seulement risquer sa vie, c'était tout perdre à coup sûr; car Rodrigue vainqueur ne pouvait pas épouser Chimène.

Aussi, dans sa douleur, nous le voyons s'écrier:

 
Percé jusques au fond du cœur
D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d'une juste querelle,
Et malheureux objet d'une injuste rigueur,
Je demeure immobile, et mon âme abattue
Cède au coup qui me tue.
Si près de voir mon feu récompensé,
O Dieu, l'étrange peine!
En cet affront mon père est l'offensé,
Et l'offenseur le père de Chimène!
 
 
Que je sens de rudes combats!
Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse:
Il faut venger un père, et perdre une maîtresse.
L'un m'anime le cœur, l'autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,
Ou de vivre en infâme,
Des deux côtés mon mal est infini.
O Dieu, l'étrange peine!
Faut-il laisser un affront impuni?
Faut-il punir le père de Chimène?
 
 
Père, maîtresse, honneur, amour,
Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,
Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.
L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.
Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,
Mais ensemble amoureuse,
Digne ennemi de mon plus grand bonheur,
Fer qui causes ma peine,
M'es-tu donné pour venger mon honneur?
M'es-tu donné pour perdre ma Chimène?
 
 
Il vaut mieux courir au trépas.
Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père;
J'attire en me vengeant sa haine et sa colère;
J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.
A mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,
Et l'autre indigne d'elle.
Mon mal augmente à le vouloir guérir;
Tout redouble ma peine.
Allons, mon âme; et puisqu'il faut mourir,
Mourons du moins sans offenser Chimène.
 
 
Mourir sans tirer ma raison1!
Rechercher un trépas si mortel à ma gloire!
Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire
D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison!
Respecter un amour dont mon âme égarée
Voit la perte assurée!
N'écoutons plus ce penser suborneur,
Qui ne sert qu'à ma peine.
Allons, mon bras, sauvons du moins l'honneur,
Puisqu'après tout il faut perdre Chimène.
 
 
Oui, mon esprit s'était déçu.
Je dois tout à mon père avant qu'à ma maîtresse;
Que je meure au combat, ou meure de tristesse,
Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.
Je m'accuse déjà de trop de négligence;
Courons à la vengeance;
Et, tout honteux d'avoir tant balancé,
Ne soyons plus en peine,
Puisque aujourd'hui mon père est l'offensé,
Si l'offenseur est père de Chimène.
 

Et voilà Rodrigue qui vient provoquer Gormas. Celui-ci regrettait bien sa mauvaise action, surtout en voyant le courage de ce jeune homme à qui il avait projeté d'unir sa fille. Mais il était trop tard. Il ne peut qu'admirer la vertu de Rodrigue et lui dire cette belle parole, qu'il faut retenir:

 
Viens, tu fais ton devoir; et le fils dégénère
Qui survit un moment à l'honneur de son père.
 

Et là-dessus, ils vont se battre. Rodrigue tue Gormas. Il est vengé, mais combien malheureux! Comment revoir Chimène maintenant, et que lui dire? Il la revoit pourtant, et lui adresse des paroles bien vraies et bien nobles. Il ne s'excuse pas, puisqu'il a fait ce qu'il devait. Il lui dit avec une profonde douleur:

 
J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
Je le ferais encor si j'avais à le faire.
 

«Mais, ajoute-t-il, je voudrais bien mourir, à présent que je suis quitte de mon devoir:

 
Car enfin n'attends pas de mon affection
Un lâche repentir d'une bonne action.
L'irréparable effet d'une chaleur trop prompte
Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur;
J'avais part à l'affront, j'en ai cherché l'auteur;
Je l'ai vu, j'ai vengé mon honneur et mon père;
Je le ferais encor, si j'avais à le faire.
Ce n'est pas qu'en effet contre mon père et moi
Ma flamme assez longtemps n'ait combattu pour toi;
Juge de son pouvoir: dans une telle offense
J'ai pu délibérer si j'en prendrais vengeance.
Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,
J'ai pensé qu'à son tour mon bras était trop prompt,
Je me suis accusé de trop de violence;
Et ta beauté, sans doute, emportait la balance,
A moins que d'opposer à tes plus forts appas
Qu'un homme sans honneur ne te méritait pas;
Que malgré cette part que j'avais en ton âme,
Qui m'aima généreux me haïrait infâme;
Qu'écouter ton amour, obéir à sa voix,
C'était m'en rendre indigne et diffamer ton choix.
Je te le dis encore, et, quoique j'en soupire,
Jusqu'au dernier soupir je veux bien le redire;
Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter
Pour effacer ma honte, et pour te mériter;
Mais, quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père,
C'est maintenant à toi que je viens satisfaire:
C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois.
J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime;
Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime:
Immole avec courage au sang qu'il a perdu
Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu.
 

Chimène, de son côté, est bien malheureuse. Elle aussi a le cœur noble; elle comprend que Rodrigue a agi en homme de bien, et elle ne l'en estime que davantage. Mais pourtant elle a perdu son père, et il faut bien qu'elle demande qu'on punisse le meurtrier; car elle serait une fille dénaturée si elle ne le faisait pas. Elle va donc, la mort dans l'âme, comme vous pensez, demander au roi qu'il punisse Rodrigue, tout en craignant de l'obtenir, et en se disant que si l'on met Rodrigue à mort, sa vie, à elle aussi, est brisée.

 
Sire, mon père est mort; mes yeux ont vu son sang
Couler à gros bouillons de son généreux flanc;
Ce sang qui tant de fois garantit vos murailles,
Ce sang qui tant de fois vous gagna des batailles,
Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous,
Qu'au milieu des hasards n'osait verser la guerre,
Rodrigue en votre cour vient d'en couvrir la terre.
J'ai couru sur le lieu, sans force et sans couleur;
Je l'ai trouvé sans vie. Excusez ma douleur,
Sire, la voix me manque à ce récit funeste;
Mes pleurs et mes soupirs vous diront mieux le reste.
 
LE ROI
 
Prends courage, ma fille, et sache qu'aujourd'hui
Ton roi te veut servir de père au lieu de lui.
 
CHIMÈNE
 
Sire, de trop d'honneur ma misère est suivie.
Je vous l'ai déjà dit, je l'ai trouvé sans vie;
Son flanc était ouvert; et, pour mieux m'émouvoir,
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir;
Ou plutôt sa valeur, en cet état réduite,
Me parlait par sa plaie, et hâtait ma poursuite;
Et pour se faire entendre au plus juste des rois,
Par cette triste bouche elle empruntait ma voix.
Sire, ne souffrez pas que, sous votre puissance,
Règne devant vos yeux une telle licence;
Que les plus valeureux, avec impunité,
Soient exposés aux coups de la témérité;
Qu'un jeune audacieux triomphe de leur gloire,
Se baigne dans leur sang, et brave leur mémoire.
Un si vaillant guerrier qu'on vient de vous ravir
Éteint, s'il n'est vengé, l'ardeur de vous servir.
Enfin mon père est mort, j'en demande vengeance,
Plus pour votre intérêt que pour mon allégeance2.
Vous perdez en la mort d'un homme de son rang;
Vengez-la par une autre, et le sang par le sang.
 

Quelle affreuse aventure, et comme, de tout côté, on ne voit pour ces braves jeunes gens que des sujets de désespoir!

Mais en ce même temps les Espagnols sont en guerre avec les Maures. Pendant que le roi examine l'affaire de Rodrigue, les Maures attaquent la frontière, au milieu de la nuit. Rodrigue l'apprend, réunit ses compagnons, ses amis, des inconnus même qu'il trouve sur sa route, marche à l'ennemi, se bat toute la nuit, est vainqueur, et sauve l'Espagne.

Voici comment lui-même, au retour, raconte l'affaire à son roi:

 
Sire, vous avez su qu'en ce danger pressant,
Qui jeta dans la ville un effroi si puissant,
Une troupe d'amis chez mon père assemblée
Sollicita mon âme encor toute troublée…
Mais, Sire, pardonnez à ma témérité,
Si j'osai l'employer sans votre autorité;
Le péril approchait; leur brigade était prête;
Me montrant à la cour, je hasardais ma tête:
Et s'il fallait la perdre, il m'était bien plus doux
De sortir de la vie en combattant pour vous.
 
LE ROI
 
J'excuse ta chaleur à venger ton offense;
Et l'État défendu me parle en ta défense:
Crois que dorénavant Chimène a beau parler,
Je ne l'écoute plus que pour la consoler.
Mais poursuis.
 
DON RODRIGUE
 
Sous moi donc cette troupe s'avance,
Et porte sur le front une mâle assurance.
Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renfort,
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage!
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés:
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d'impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d'une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème;
Et je feins hardiment d'avoir reçu de vous
L'ordre qu'on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer; tout leur paraît tranquille;
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants:
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent;
Ils paraissent armés, les Maures se confondent,
L'épouvante les prend à demi descendus;
Avant que de combattre ils s'estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre;
Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,
Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient:
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges3,
De notre sang au leur font d'horribles mélanges;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage où triomphe la mort.
O combien d'actions, combien d'exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait!
J'allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l'ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage;
Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage:
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte;
Le flux les apporta, le reflux les remporte;
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tout percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
A se rendre moi-même en vain je les convie;
Le cimeterre au poing, ils ne m'écoutent pas:
Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef; je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps;
Et le combat cessa faute de combattants.
 

Rodrigue n'est plus le jeune homme obscur de la veille, il est le sauveur du pays; il n'est plus même Rodrigue, il est le Chef, le Cid. Il ne peut donc plus être question de le punir. Le roi l'embrasse, et Chimène, qui n'a jamais cessé de l'estimer, et qui maintenant l'admire, Chimène attendra en silence que sa douleur se soit adoucie, et épousera plus tard le héros qui est si digne d'elle.

Voilà l'histoire du Cid. Elle nous apprend que les fils qui savent défendre leurs pères sont les plus hardis ensuite et les plus heureux à protéger, contre ceux qui la méprisent ou qui l'insultent, la mère commune, qui est la patrie.

1.Sans tirer ma raison, c'est-à-dire sans demander raison de l'outrage reçu.
2.Allégeance, soulagement.
3.Alfange.– Mot espagnol et portugais signifiant cimeterre ou sabre très recourbé. Au temps de Corneille, la langue espagnole était très en usage en France, et ce mot, sans doute, assez usité, ou, tout au moins, compris de tout le monde. Aucun autre auteur que Corneille ne l'a employé.
Altersbeschränkung:
12+
Veröffentlichungsdatum auf Litres:
11 August 2017
Umfang:
130 S. 1 Illustration
Rechteinhaber:
Public Domain
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